Colloques en ligne

Matthieu Péchenet

Voyages dans le temps autour de 1900 : le Cinématographe, témoin (tardif) de l’histoire

Introduction

1Il y a deux voies principales qui conduisent à rapprocher cinéma et histoire au prisme du voyage temporel. La première considère les fictions cinématographiques qui présentent des personnages explorant différents temps historiques grâce à des machines plus ou moins élaborées, voire, du côté du fantastique, sans machine. La deuxième entrevoit la possibilité de mettre ces deux domaines en vis-à-vis par la capacité qu’ils ont, ici par l’écriture historienne, là par le dispositif cinématographique lui-même, à témoigner, à rendre compte des temps anciens. C’est cette seconde possibilité qui sera au centre de cette contribution.

2En premier lieu, il faut rappeler que la comparaison entre la situation du sujet écrivant l’histoire et celle du voyageur temporel est une ritournelle des discours d’historiens, ou tenus sur l’histoire par des « outsiders », pour reprendre le terme proposé par François Hartog pour nommer les commentateurs extérieurs à la discipline1. Par exemple, dans son ouvrage théorique sur l’histoire, Siegfried Kracauer réfléchit aux conséquences d’un tel voyage pour celui qui en fait l’expérience :

Ayant établi et organisé ses faits, l’historien passe à leur interprétation. Il est sur le point d’achever son voyage. Mais l’historien qui revient du passé est-il la même personne que celle qui quittait le présent pour se tourner vers lui2 ? 

3Quelques lignes plus loin, l’intellectuel allemand répond par la négative, arguant que « le changement d’identité qu’il subit est dû au séjour qu’il a fait dans le passé3 ».La réflexion kracauerienne insiste sur la dimension subjective du travail de l’historien, dont l’esprit « déambule sans domicile fixe4 ».

4Parmi les exemples d’historiens dont on peut comparer l’itinéraire à celui d’un voyageur temporel, je retiendrai celui, particulièrement fameux, de Fernand Braudel, qui a noué une relation singulière avec Philippe II : « C’est dans un monde bizarre, auquel manquerait une dimension, que se trouve transporté l’historien lecteur des papiers de Philippe II, comme assis en ses lieu et place5. » Au moment d’écrire le bilan de quatre décennies de recherches, l’auteur de La Méditerranée poursuivra :

Voilà plus de quarante ans que [...] je m’intéresse au taciturne personnage et, de document en document, mille fois j’ai eu l’illusion de me trouver à ses côtés, à cette table de travail où il a passé le plus clair des jours de sa puissance6.

5Cette proximité singulière, Braudel l’expérimenta également avec un autre « personnage7 », à savoir la mer, qui l’occupa et le fascina tout au long de son existence :

Je me rappelle mon ravissement en découvrant à Dubrovnik, en 1934, les merveilleux registres de Raguse : enfin des bateaux, des nolis, des marchandises, des assurances, des trafics… Pour la première fois, je voyais la Méditerranée du XVIe siècle8.

6Ici, l’historien est tout proche de se confondre avec un personnage dont sa discipline a appris à se méfier : le témoin oculaire. L’histoire de l’histoire, en particulier de son devenir scientifique au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, est celle d’une relation contrariée entre l’historien et le témoin. Peu à peu écarté en vue de la constitution d’une science positive, il retrouve, depuis une quarantaine d’années, une place privilégiée, qui réinterroge la position du sujet écrivant l’histoire. Pensons à Paul Ricœur, qui, dans le troisième volume de Temps et Récit, évoque l’ « effet de fiction » que l’histoire a en partage avec la littérature, l’attitude de l’historien consistant à voir « comme si », à « se figurer que... ». Le philosophe précise : « Le passé, c’est ce que j’aurais vu, dont j’aurais été le témoin oculaire, si j’avais été là, de même que l’autre côté des choses est celui que je verrais si je les apercevais de là où vous les considérez9. »

7Il convient pourtant de souligner que cette mise en correspondance du témoignage et de l’écriture historienne n’est pas neuve. Trois ans après la parution de l’ouvrage du philosophe, Jacques Le Goff insiste, en historien, sur la façon dont une certaine idée du témoignage a toujours accompagné l’écriture de l’histoire :

L’histoire a [...] commencé par être un récit, le récit de celui qui peut dire : “j’ai vu, j’ai entendu dire”. Cet aspect de l’histoire-récit, de l’histoire-témoignage n’a jamais cessé d’exister dans le développement de la science historique10.

8Et c’est à un moment charnière de ce développement que je souhaite m’intéresser ici. En effet, ce topos de la littérature historienne caractérise en grande partie les discours accompagnant la réception du Cinématographe, autour de 1900. Que révèlent ces discours ? Que nous disent-ils de l’idée de l’histoire qui domine à la fin du XIXe siècle ? Dans un contexte marqué par le positivisme, l’arrivée de la « photographie animée », pour reprendre une formulation largement partagée autour de 1900, semble répondre à un besoin de vérité absolue, résolument objective, en histoire. Pourtant, et c’est tout le sens de la parenthèse insérée dans le titre du présent texte, d’aucuns considèrent cette arrivée avec regret, car trop tardive. On ne peut alors que déplorer l’absence de ce témoin idéal au sein d’autres époques, parfois très éloignées, jusqu’aux confins de l’Antiquité. Dans cette perspective, je propose de déplier mon raisonnement en trois étapes : après avoir souligné, à partir de la figure centrale de Boleslas Matuszewski, l’insistance avec laquelle les commentateurs de la fin du XIXe siècle apparentent le nouvel appareil à un témoin parfait, j’orienterai mon propos sur cette mélancolie qui anime les discours de l’époque (et sur les projections fantasmées qui l’accompagnent), avant de montrer que c’est en élargissant les perspectives, en considérant ce qui semble a priori déborder l’histoire du cinéma (il s’agira ici de littérature) que l’on trouve des dispositifs de vision proches du Cinématographe, dispositifs qui permettent d’assister fictivement à tous les événements de l’histoire.

Autour de Matuszewski : un témoin infaillible

9Dans une brochure qu’il envoie à plusieurs dizaines de journaux en mars 1898, le photographe et opérateur russo-polonais Boleslas Matuszewski, qui se présente comme opérateur officiel du tsar Nicolas II, dévoile les raisons pour lesquelles la « photographie animée » doit être utilisée comme « nouvelle source de l’histoire », promouvant ainsi la création d’un dépôt de cinématographie historique :

On peut dire que la photographie animée a un caractère d’authenticité, d’exactitude, de précision qui n’appartient qu’à elle. Elle est par excellence le témoin oculaire véridique et infaillible. Elle peut contrôler la tradition orale et, si les témoins humains se contredisent sur un fait, les mettre d’accord en fermant la bouche à celui qu’elle dément11.

10Nous sommes au soir du XIXesiècle, l’histoire achève de se constituer comme science, et cherche, par ses méthodes, à approcher au plus près la vérité des faits, afin de les connaître « tels qu’ils se sont effectivement produits », comme pouvait l’envisager Leopold von Ranke quelques décennies auparavant. L’arrivée du Cinématographe semble ici répondre à ce besoin d’exactitude. En tant que témoin parfaitement intègre, le nouvel appareil pourra ainsi être convoqué, en vue d’une rencontre entre présent et passé. Dans cette configuration, Matuszewski va jusqu’à nier l’importance de l’historien lui-même, dont la « science » est irrémédiablement surclassée par celle de la photographie animée :

Ce simple ruban de celluloïd impressionné constitue non seulement un document historique, mais une parcelle d’histoire, et de l’histoire qui n’est pas évanouie, qui n’a pas besoin d’un génie pour la ressusciter. Elle est là endormie à peine, et [...] il ne lui faut, pour se réveiller et vivre à nouveau les heures du passé, qu’un peu de lumière traversant une lentille au sein de l’obscurité12.

11Sans jamais le nommer, l’opérateur prend ici pour cible privilégiée Jules Michelet, soit la figure de l’historien « subjectif » par excellence13. On sait le triomphe de l’objectivité sur la subjectivité en cette deuxième moitié du XIXe siècle, et la figure du témoin constitue un indicateur précieux pour mesurer les conséquences de ce changement, notamment au sein des sciences dites morales. Le cas d’Hyppolite Taine apparaîtra ici comme exemplaire. Définissant l’histoire comme science, comparant, dans une célèbre formule, l’historien au naturaliste, l’auteur des Origines de la France contemporaine fait pourtant régulièrement appel à cette figure controversée (car partielle, partiale, faillible), toujours en l’associant à une épithète positive (« compétent », « digne », « sincère ») permettant d’échapper au doute qui semble intrinsèquement peser sur elle. Traduisant les lettres d’une Anglaise contemporaine de la Révolution, il écrit dans sa préface :

Il est utile de voir les choses sous un autre aspect, par le détail, et comme elles se passent, au jour le jour, d’après les impressions successives d’un témoin sincère. C’est ainsi que nous les aurions vues, si nous avions vécu alors ; et c’est en lisant de pareils témoignages que véritablement nous nous transportons dans le passé14.

12Un voyage dans le temps est donc possible grâce au témoin, à la condition, jamais vraiment précisée, qu’il soit digne de confiance. Si Taine, penseur que l’on associe au positivisme, accorde encore du crédit au témoin humain, ce dernier va se trouver peu à peu effacé par l’historiographie de son siècle. En 1898, année de la parution de la brochure de Matuszewski, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, dans leur fameuse Introduction aux études historiques, dénient tout intérêt scientifique au témoignage, précisant dans une simple note de bas de page que le témoin n’est en aucun cas un observateur rigoureux15. Quatre ans plus tôt, Paul Lacombe se montre lui aussi sévère à l’endroit du témoin, dans un ouvrage où il ne manque pas de manifester son enthousiasme pour certaines machines caractéristiques de la modernité, une en particulier : « La photographie a créé, pour la grande masse de l’humanité, le souvenir exact, fidèle, qu’on peut maintenir contre les efforts du temps16. »

13C’est donc dans un contexte fortement marqué17, où le témoin humain est peu à peu mis à l’écart, que la réception du Cinématographe s’opère, et que Matuszewski dévoile son ambitieux projet. La presse lui offre alors une vitrine exceptionnelle, reprenant et développant ses idées : « La Cinématographie était devenue un témoin », peut-on lire dans Le Figaro ; « elle pouvait dire : – j’ai vu ! Elle avait la puissance de ressusciter la vision, de la rendre matérielle pour tous18. » Et c’est bien face à la faiblesse humaine que s’impose la nouvelle machine : les « témoignages se contredisaient », déclare Jean Frollo dans Le Petit Parisien. La « tradition orale n’était le plus souvent que de la légende », poursuit-il, avant d’assurer : « et c’est pourquoi de bons esprits niaient qu’il pût y avoir une certitude historique19. »

14Il convient de mesurer l’importance de l’ « imaginaire photographique » au XIXe siècle (la portée en est évidente chez Paul Lacombe), et d’inscrire la réception du Cinématographe au sein d’une culture objectiviste fortement marquée par l’apparition du daguerréotype quelques décennies auparavant. Cependant, malgré ces liens, les discours tenus autour de 1900 mettent en avant un saut qualitatif permis par l’appareil Lumière : l’incorruptibilité absolue du nouveau médium et la vérité à laquelle on l’associe tiennent dans son mécanisme permettant l’animation de la photographie, sa mise en mouvement. Écoutons sur ce point Francisque Sarcey, reprenant presque mot pour mot un passage de la brochure de Matuszewski, dans un article paru dans Le Figaro en février 1899 : « on retouche une photographie, mais allez donc retoucher, de façon authentique, pour chaque figure, mille ou douze cents clichés presque microscopiques20. » Néanmoins, Sarcey, comme nombre de commentateurs, déplie une autre idée importante du texte de l’opérateur polonais : pour profiter pleinement de ce témoin exemplaire, il va falloir attendre. Il va falloir conserver les précieux documents pour les faire ressurgir, parfois beaucoup plus tard : « J’ai là, se dit [Matuszewski], des témoins avérés, authentiques, irrécusables d’un grand fait. Ces témoins, on peut dans dix ans, dans vingt ans, dans deux siècles les évoquer21. »

15Ainsi, c’est en se projetant dans le futur que les auteurs qui font écho aux propositions du photographe et opérateur polonais envisagent l’apport de la photographie animée. Thomas Grimm, du Petit Journal, n’hésite pas à songer aux « descendants du centième siècle » qui verront les événements du passé dans « des conditions absolument identiques22 ».Dans cette perspective, c’est une fois de plus l’historien qui se trouve effacé : « encore quelques années, et les chaires d’histoire seront toutes occupées par de simples montreurs de lanternes magiques », peut-on lire dans le Journal des débats politiques et littéraires. « Combien d’obscurités et d’erreurs seront épargnées à nos petits-neveux! »23 

16Cette récurrence de la projection dans le futur me paraît indissociable d’un sentiment de regret qui accompagne ces discours sur la « cinématographie historique ». D’aucuns considèrent en effet que, si la photographie animée est bien un témoin absolu et infaillible, si l’on imagine avec délectation ses enfants comme « les Guizots de l’avenir24 », elle est un témoin qui arrive bien tardivement, et qui a manqué les grands événements de l’histoire.

Regrets cinématographiques

17C’est d’abord Matuszewski lui-même qui, dans sa brochure, regrette cette arrivée tardive, en insistant sur les faiblesses de l’histoire classique, c’est-à-dire écrite :

Si, pour le Premier Empire et pour la Révolution par exemple, nous avions seulement la reproduction des scènes que la photographie animée peut aisément rendre à la vie, quels flots d’encre inutiles eussent été épargnés25 […].

18Ici encore, la presse redéploie cette idée, se contentant le plus souvent de paraphraser l’opérateur, reprenant parfois les mêmes exemples fameux.

19Cependant, des auteurs plus originaux se plaisent à imaginer l’appareil entre les mains d’hommes et de femmes de l’Antiquité, ou même de personnages issus des mythes bibliques. Saint-Germain, dans l’article du Figaro déjà cité, écrit : « supposez que le Cinématographe eût été d’un emploi courant chez les Égyptiens et que Joseph eût pu invoquer son témoignage pour prouver que Madame Putiphar... » – avant de conclure : « On ne s’arrêterait pas dans cette voie des suppositions et des regrets26. » Certes les exemples pourraient proliférer. Dans La Liberté, Fabrice Carré propose d’ailleurs une énumération proprement vertigineuse :

Bien souvent on a regretté l’absence de documents indiscutables sur les époques passées et sur les événements importants. Que de services nous auraient rendus les photographies instantanées représentant Périclès chez Aspasie, l’entrevue de César et de Pompée, l’assassinat d’Henri IV, le grand lever de Louis XIV, l’exécution de Louis XVI, la bataille d’Austerlitz, etc.27.

20Notons ici que Carré confond, ou tout du moins rapproche, photographie instantanée et cinématographie, confirmant l’impact de l’imaginaire photographique évoqué plus haut. Le paradigme photographique se fait insistant, et ne disparaît pas dans les commentaires sur la cinématographie historique. En effet, autour de 1900, on ne compte pas le nombre d’occurrences du mot « photographe » pour désigner l’opérateur, du mot « photographie » en lieu et place de cinématographie, etc. Les discours tenus autour de 1900 sont le lieu d’un entremêlement des deux paradigmes, et l’étude du moment se doit de considérer une histoire de plus longue durée, engageant plusieurs décennies de réflexions sur l’image mécaniquement reproduite.

21Reprenons le fil des regrets qui animent le moment. C’est parfois à l’échelle d’une vie que cette absence du Cinématographe comme témoin idéal a pu être déplorée. Le dessinateur Henriot, qui s’inspire alors régulièrement de la photographie animée, publie en mars 1899 une planche symptomatique de cette mélancolie ambiante28. Il s’agit du témoignage d’un homme important de son siècle (très probablement le sénateur Jules Simon29), lequel raconte à ses petits-enfants les différentes étapes de son existence, de sa naissance au soir du règne de Napoléon à sa position de sénateur côtoyant Adolphe Thiers, en passant par sa jeunesse révolutionnaire sur les barricades lors de la Révolution de Juillet. À la fin de son histoire, il indique, songeur : « Oui, maintenant que j’approche la centième année, voilà ce que je pourrais revoir, minute par minute, un siècle de vie, si j’avais eu le Cinématographe à ma disposition ». Puis il conseille à ses petits-enfants : « N’hésitez pas, vous qui êtes des jeunes, à vous faire cinématographier à tous les moments intéressants de votre vie... ». Attardons-nous sur les trois dernières images de la planche. On remarquera ici trois éléments particulièrement révélateurs de cet attrait pour l’objectivité permise par le caractère mécanique du nouvel appareil. Premièrement, le visage du témoin humain nous est caché, signe, peut-être, de la mise en retrait de la subjectivité dès lors qu’il s’agit de penser une histoire, quand bien même celle-ci serait d’ordre autobiographique. Ensuite, il semble bien que le dessinateur confronte visuellement les deux témoins (l’homme et la machine) au sein des deux dernières images. Voici les symétries et les oppositions que l’on peut relever : drapé de la robe de chambre et du tissu entourant la caméra ; symétrie des « corps » des deux témoins, le vieil homme se tenant légèrement orienté vers la droite, quand la caméra est exposée selon une diagonale partant de la droite vers la gauche ; confrontation de deux types de projections, l’une floue (la projection mentale du vieil homme, dans l’avant-dernière image, où l’on peine à percevoir les figures), l’autre nette, ou qui anticipe la netteté de la projection cinématographique, dans l’image qui conclut le récit. Enfin, le Cinématographe est présenté sans opérateur : parfaitement autonome, il semble apte à restituer fidèlement, entièrement, objectivement, les images d’une vie.

Rattraper l’histoire via des dispositifs fictifs : le cas de l’historioscope d’Eugène Mouton

22Je propose, pour finir, de glisser vers le domaine de la littérature, car on y trouve, en cette fin de XIXe siècle, des dispositifs optiques qui anticipent la photographie animée et qui permettent de capturer fictivement les images du passé. Cet intérêt pour un domaine a priori extérieur au « cinéma » peut paraître inattendu. Pourtant, ces dernières années, tout un pan des études cinématographiques a accordé une attention particulièrement vive à ce qui semble déborder l’histoire du cinéma. Je renvoie ici tout particulièrement aux travaux menés à Lausanne par Maria Tortajada et François Albera autour de ce qu’ils nomment « l’épistémè 190030 ». À partir des réflexions de Michel Foucault et de Gaston Bachelard, l’enjeu est de considérer « le cinéma » dans un complexe de discours et de pratiques, et ainsi d’envisager les liens qu’il entretient avec une multitude de dispositifs qui émergent à la fin du XIXe siècle (et qui parfois lui préexistent), « dispositif » étant entendu ici comme relation entre un spectateur, une machinerie et une représentation31.

23La littérature invente de tels dispositifs. Et parmi les textes qui mettent en avant des machines dont les caractéristiques sont proches de ce que propose ou proposera le Cinématographe, il en est un qui mérite toute notre attention. En effet, ce texte, paru au début des années 1880, présente un appareil à travers lequel un voyage dans le temps est possible, et qui « comporte certains traits de l’imaginaire représentationnel du XIXe siècle ayant présidé à l’apparition du cinéma32 ». Dans « L’historioscope33 », Eugène Mouton narre la rencontre entre un historien, narrateur de la nouvelle, et un savant fou, lequel affirme avoir trouvé le moyen de capturer toutes les images « depuis l’origine du monde34 ». D’abord incrédule, l’historien fait l’expérience de l’historioscope, sorte de gigantesque télescope permettant d’assister, en témoin, à tous les événements de l’histoire. Pour justifier scientifiquement son récit, Mouton prend appui sur certaines théories en vogue à son époque autour de la propagation de tout objet dans l’espace par le biais des ondulations lumineuses, et de l’utilisation de l’éther comme écran. Le télescope, lui, est d’une puissance inégalée :

L’appareil le plus perfectionné que j’aie encore construit grossit vingt-cinq millions de fois les images de l’éther : mais cela ne suffit pas et j’espère arriver à obtenir une lunette capable de me faire lire, par exemple, l’inscription que Léonidas fit tracer par un de ses soldats sur les rochers des Thermopyles. Et pourtant c’est fort loin, et il y a bien longtemps de cela, comme vous le savez35.

24Quel type d’expérience l’historien fait-il alors ? Il s’agit d’une vision individuelle, le spectateur pouvant observer les images à travers l’œilleton de la machine : le texte anticipe ici, plutôt que le Cinématographe Lumière, le Kinétoscope, dispositif de vision individuelle conçu par Edison et Dickson à la charnière des années 189036.

25Pour mieux justifier ses longues années de recherche, le savant se dit déçu par l’histoire telle qu’elle se pratique en son temps. Pour lui, l’historien a ce défaut d’interpréter les faits ; et « de les interpréter à les dénaturer, il n’y a qu’un pas37 ». Désolé par l’inexactitude inhérente à tout projet historien, le savant déclare :

Après être resté assez longtemps sur cette désolante conviction, je fus amené à me dire que les hommes ne pourraient se flatter de connaître l’histoire que le jour où il leur serait donné de la voir rétrospectivement, non pas dans des récits ou dans des contes, mais dans sa réalité38.

26Son interlocuteur ne manque pas de confirmer que « [c]e serait là l’idéal de l’histoire ». Chose curieuse, en anticipant les commentaires émis à la charnière des deux derniers siècles à propos de la disparition de l’historien, incapable de rivaliser avec la photographie animée pour ce qui est du rendu exact des faits passés, le narrateur semble déjà, dans une certaine mesure, accepter l’idée de l’échec de sa propre discipline. En somme, l’historioscope est le nom d’une machine qui très tôt définit cet idéal historien sous les espèces d’une comparaison avec l’efficacité des images en mouvement permettant d’observer, dans des conditions parfaitement objectives, la bataille du chef hussite Jean Ziska au début du XVe siècle ou la réussite de la fonte du Persée de Cellini à Florence au milieu du XVIe siècle.

27C’est donc à partir d’un complexe de discours qu’une certaine idée de l’histoire se fait jour, dans ses relations au Cinématographe et aux multiples dispositifs qui émergent en cette fin de XIXe siècle. Ce qui importe alors est de considérer la dimension critique inhérente à certains discours, et le cas de l’historioscope me permettra de conclure sur ce point.

Conclusion : repérer les énoncés qui brusquent le moment

28Lorsqu’Eugène Mouton disparaît, en 1902, quelques journaux font mention de la mort de cet auteur assez méconnu. Comparant son appareil à voir l’histoire à La Machine à explorer le temps de Wells, apparue entretemps (1895, année de la célèbre première projection publique payante au Salon indien du Grand Café, Boulevard des Capucines), André Beaunier, du Figaro, écrit un texte qui vante les mérites de cette invention fictive : « “L’historioscope”, à vrai dire, n’explore que le passé, mais il l’explore bien39. » Or, l’auteur de Fantaisies est loin, dans sa nouvelle, d’être aussi positif quand il évoque cette possibilité de rencontre avec le passé. Il met notamment en avant le poids écrasant de l’histoire dès lors qu’un accès illimité est possible. Dans des perspectives qui ne sont pas sans rappeler celles de Nietzsche, qui dix ans plus tôt fustigeait la pratique historienne de son temps, Mouton présente son inventeur comme un personnage éreinté, rachitique, fou, et qui meurt, peut-être d’épuisement (il se considère comme un Atlas portant « le fardeau des sottises et des malheurs de toute la race humaine40 ! »), le soir qui suit le passage de l’historien41.

29Cette critique, qui semble fêler les discours dominants de l’époque, on la retrouve dans certains articles évoquant la cinématographie historique, parfois même à l’intérieur des textes qui vantent les mérites de ce nouveau témoin. Francisque Sarcey, qui mettait en valeur les « témoins avérés, authentiques, irrécusables » de la photographie animée, n’en concluait pas moins :

Je ne demande pas mieux [que de créer un dépôt de cinématographie historique] ; mais je prends en pitié les générations qui viennent après nous. Elles seront accablées sous le poids des documents que nous leur préparons. Elles seront réduites à souhaiter un jour l’avènement d’un Omar qui brûlera toutes les bibliothèques, tous les musées et tous les dépôts42.

30Il importe d’écouter la voix de ces auteurs qui brusquent le moment et offrent un point de vue plus critique sur ce voyage dans le temps d’un nouveau genre.