Colloques en ligne

Benoît Tane

Autour de Poe. Intermédialité et immédiateté des lettres dans les livres

« The Purloined Letter » parut en 1845 dans un volume de circonstance, The Gift, que l’on pourrait traduire par Les Étrennes, et qui faisait alterner des nouvelles et des poèmes de différents auteurs1

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Documents 1 et 2

Page de titre et première page de Edgar Allan Poe, « The Purloined Letter » in The Gift : a Christmas, New Year and birthday present, 1845 [septembre ou octobre 1844 ?], Philadelphia, Carey and Hart, pp. 41-61; exemplaire du volume original à consulter en ligne (The Bancroft Library, University of California, Berkeley).

https://archive.org/details/giftchristmasnew00carerich


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2Cette nouvelle de Poe peut paraître particulièrement familière au lecteur francophone depuis la traduction de Baudelaire sous le titre de « La lettre volée », qui lui est resté2, et le commentaire de Lacan cent ans plus tard dans son séminaire de 1954-1955. Cette « Lettre » n’était pourtant pas directement l’objet du séminaire ; tout se passe comme si Lacan l’avait d’abord placée là, sous les yeux des participants, sans qu’ils y prennent garde :

Un petit texte vient à notre secours, d’Edgar Poe, dont je me suis aperçu que les cybernéticiens faisaient quelque cas. Ce texte est dans la Lettre volée, nouvelle absolument sensationnelle, qu’on pourrait même considérer comme fondamentale pour un psychanalyste3.

3Avec ce « texte » « dans » la nouvelle, Lacan entend faire spécifiquement référence à la séquence qui traite du « jeu de pair ou de impair » ; ce n’est que lorsque le séminaire reprend, le 26 avril 1955, qu’il envisage la nouvelle tout entière : « l’histoire de la Lettre volée », le « hasard nous l’a offerte », dit-il et, feignant de s’étonner : « J’aimerais que ceux qui ont lu la Lettre volée depuis que j’en parle, lèvent le doigt  même pas la moitié de la salle ! »4.

4De fait, si l’on peut lire « La lettre volée », on ne peut pas lire la lettre volée, la lettre qui, dans la nouvelle, est « volée », ou « dérobée », ou encore « soustraite », « détournée » ou « celle dont le trajet a été prolongé » comme le dit Lacan qui revient, dans ses Ecrits seulement, sur cette étymologie5, voire puisque le mot existait en ancien français, « pourloignée », éloignée de son circuit et de la circulation pour laquelle elle semblait faite6.

5Cette lettre ne nous est en effet jamais donnée à lire, à nous qui sommes les lecteurs de la nouvelle. Comment se présente-t-elle à nous ? Elle est mentionnée dans le texte et peut d’abord de ce simple fait convoquer un dispositif intermédial, celui d’un medium dans un autre medium, qui nous rappelle l’impureté fondamentale de tout medium, voire que tout medium est intermédial7. Pourtant, il faut prendre conscience du fait que dans cette fiction du XIXe siècle, la « lettre » est nécessairement une lettre manuscrite, mentionnée ici dans un texte imprimé8 : l’intermédialité en ce sens rappelle, voire révèle le medium. Enfin, et surtout, cette lettre manuscrite constitue une trace quasi archéologique de l’écriture, qui travaille notre imaginaire littéraire ; cette idée ouvre la voie à un décalage entre les usages du medium et la conscience que nous en avons : on pourrait dire que le rapport au medium recouvre un désir d’immédiat9.

6Nous tenterons cette (re)lecture de « La lettre volée », confrontée à d’autres textes, autour de ces trois pôles : lecture, écriture, impression.

Lecture. Ou comment ne pas lire une lettre

Lettre volée/lecture volée

7La lettre devrait permettre à son auteur, son scripteur, son destinateur de communiquer avec son destinataire. Intermédiaire, elle devrait établir un lien entre les deux. On y recourt de fait, fort de l’illusion que le medium s’efface, qu’il n’est qu’un medium précisément, aussi efficace que temporaire ; c’est-à-dire qu’il est pleinement efficace dans le temps de son utilisation et totalement transparent dès cet usage accompli.

8Par nature pourtant aussi, elle échappe à ce schéma de communication et le fait déraper : sa matérialité de medium, son inscription dans l’espace mais aussi sa soumission au temps rétablissent le medium dans sa qualité d’intermédiaire et donc d’interférence : la lettre arrive trop tard, se perd, est détruite ou n’arrive pas au bon endroit…

9Dans « La lettre volée », l’efficacité du medium épistolaire est réelle mais elle est aussi inaugurale que fugace :

The document in question – a letter to be frank – has been received by the personage robbed while alone in the royal boudoir. During its perusal she was suddenly interrupted by the entrance of the other exalted personage from whom especially it was her wish to conceal it » (« Le document en question – une lettre pour être franc, – a été reçu par la personne volée pendant qu’elle était seule dans le boudoir royal. Pendant qu’elle le lisait [pendant sa lecture/la lecture de celui-ci], elle [la personne volée], fut soudainement interrompue par l’entrée de l’autre illustre personnage à qui elle désirait particulièrement le cacher [auquel précisément son souhait était de le cacher], pp. 138-139).

10La destinatrice (c’est une femme) est d’emblée désignée comme « la personne volée » et le « document »10 n’est désigné comme « lettre » qu’avec réticence ; la lecture enfin est aussi attentive (« perusal » écrit Poe, plutôt que « reading », peut avoir cette connotation) qu’écourtée. C’est au narrateur, ami de Dupin, de rapporter les propos du Préfet de police de Paris, qui est chargé de la délicate affaire et qui, ni les uns ni les autres n’étant présents lors du vol, rapporte lui-même sans doute le témoignage de la « personne volée ». Sa lecture est interrompue deux fois, la deuxième étant explicitement dénotée :

After a hurried and vain endeavour to thrust it in a drawer, she was forced to place it, open as it was, upon a table. The address, however, was uppermost, and, the contents thus unexposed, the letter escaped notice. At this juncture enters the Minister D— His lynx eye immediately perceives the paper, recognizes the handwriting of the address, observes the confusion of the personage addressed, and fathoms her secret (Après avoir essayé en vain de la jeter rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle n’attira pas l’attention. Sur ces entrefaites arriva le ministre D... Son oeil de lynx perçoit immédiatement le papier, reconnaît l’écriture de la suscription, remarque l’embarras de la personne à qui elle était destinée, et pénètre son secret (suite du précédent, pp. 138-139).

11« At this juncture », c’est « sur ces entrefaites » dit élégamment Baudelaire ; « à ce moment-là » pourrait-on dire mais aussi « à ce point-là », à « cette jonction-là », c’est-à-dire à ce point où le medium pouvait disparaître dans son usage d’intermédiaire, ce « point-là » où les épistoliers pouvaient se retrouver comme sans intermédiaire, comme immédiatement. Dans cette rencontre intime interrompue se donnent à voir les aléas et la précarité du medium. C’est presque donc d’abord la lecture, dont rien ne dit qu’elle a été complète, qui est « volée » ; peut-être parce que l’on ne peut jamais lire tranquillement une lettre d’amour, que travaille l’absence…

12Mais comment empêcher au moins que d’autres ne la lisent ? La lectrice, dès la première interruption, a été, devrait-on dire littéralement, « contrainte à la poser sur une table, ouverte comme l’était » ; « l’adresse/le nom était sur le dessus et, le contenu étant ainsi invisible/inaccessible, la lettre n’attira pas l’attention » (nous traduisons). On aura compris que l’on a affaire à une lettre sans enveloppe, forme encore prise par les lettres avant 184511. La « lettre » « retournée » de Baudelaire figure le mouvement implicite du « document » « posé » « ouvert », dont seule la suite de la phrase explicite ce qu’il laisse visible et ce qu’il dissimule. Pourtant, s’il s’agit d’une simple manipulation, elle permet déjà le détournement du medium. La lettre retournée était devenue invisible tout entière pour le premier visiteur ; et s’il avait été attentif, l’adresse n’identifiant que la destinatrice, qui a la lettre devant elle, la signification de ces mots se serait annulée par une sorte de tautologie. C’est cependant compter sans « l’œil de lynx » du ministre D., qui n’a pas besoin de lire le contenu pour accéder au secret : c’est un « papier » qu’il repère, une graphie qu’il reconnaît — il s’avère que l’auteur de la lettre est aussi l’un de ses correspondants —, une réaction qu’il interprète.

13On connaît la suite : le ministre prend une lettre « à peu près semblable » dans sa poche, feint de la lire (le medium ici ne joue déjà plus son rôle de véhicule), la place à côté de l’autre puis au moment de repartir, prend celle qui ne lui était pas destinée. « Its rightfull owner », sa « propriétaire de plein droit » (et non ici comme le dit Baudelaire, qui semble se plaire au jeu des périphrases effectivement redondantes par ailleurs dans le texte, « La personne volée », pp. 138-139) est réduite au silence par la crainte d’attirer l’attention du premier visiteur auquel, et « particulièrement » lui (« especially »), elle souhaitait cacher le document. Mis dans la confidence, le préfet de police fait tout pour retrouver cette lettre sans avoir à mettre en accusation le ministre… et ne trouve rien, au point qu’il vient, c’est le début de la nouvelle, solliciter Dupin.

14Lors de sa seconde visite, à la stupéfaction du Préfet, du narrateur et du lecteur, Dupin produit la lettre qui avait été volée. Il explique au narrateur, qui n’a pas participé à son enquête mais qui rapporte rétrospectivement ces explications, que D. n’avait pas caché la lettre mais qu’elle était dans un « porte-cartes », sous les yeux de tout visiteur, méconnaissable. Les descriptions successives qui ponctuent le récit par Dupin de sa quête – son enquête – victorieuse convergent vers l’idée que la lettre « retournée », mais aussi « salie », pourvue d’un nouveau sceau et d’une nouvelle adresse, s’oppose en tous points à la première, sauf par sa « dimension » (« The size alone formed a point of correspondence », pp. 182-183). Ce second retournement, explicite et surtout plus complexe que le premier, pose particulièrement problème.

Lettre volée/lettre repliée

15L’énigme de la lettre volée est en effet au moins autant celui de la lettre pliée : les bords de la feuille présentent l’aspect d’un papier qui, écrit Baudelaire, « ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié dans le sens inverse mais dans les mêmes plis qui constituaient sa forme première » (« having been once folded and pressed with a folder, is refolded in a reversed direction, in the same creases or edges which had formed the original fold », pp. 182-183). Les variations autour de fold, qui devraient même conduire à préférer « plioir » à « coupe papier », engagent le lecteur dans le jeu de la démonstration, logique et quasi manuelle, de Dupin :

It was clear to me that that the letter had been turned, as a glove, inside out, re-directed, and resealed (Il était clair pour moi que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée » traduit Baudelaire, pp. 182-183 ; littéralement « la lettre avait été tournée dedans dehors, comme un gant, réadressée et recachetée » ou encore « pourvue d’une nouvelle adresse et d’un nouveau sceau »).

16La feuille unique que constitue la lettre restant pliée dans les mêmes plis, on ne peut écrire une nouvelle adresse sur la face extérieure puisque, la lettre ayant été retournée, cette face est porteuse de ce qui était à l’intérieur, autant dire le texte de la lettre... sauf à suivre l’hypothèse capitale de l’éditeur des Collected Works de Poe : cette lettre est une feuille pliée dès le départ en deux, une lettre à quatre pages donc, ou ce que l’on appelle en français une « lettre double »12. Cette hypothèse est cruciale pour la vraisemblance de la nouvelle mais aussi pour la cohérence de certaines analyses.

17Jean-Claude Milner, sans citer l’édition américaine, présente cet élément comme la « réalité », alors que « un retournement simple mettrait au verso la suscription, devenue invisible, et au recto le texte de la lettre, ce qui est absurde »13. Ce n’est pourtant absurde que lorsque l’on se pose, comme lui et comme nous, la question. Et si la forme des lettres est sans doute connue des contemporains, de même que la comparaison avec le gant est très ancienne14, il n’est pas certain que la réponse ait toujours été aussi claire.

18Dans l’estampe d’illustration de Coburn pour l’édition américaine des oeuvres complètes de 190215, alors même que D. semble accomplir le geste de substitution en portant la main à ce qui est censé représenter le « porte-cartes », au-dessus de la cheminée, et qui ressemble lui-même singulièrement à une enveloppe moderne, une lettre est curieusement placée au premier plan, sur le sol : si le texte ne propose jamais une telle localisation, cette lettre est très visible et on pourrait même en reconstituer la forme et le pliage ; il s’agit d’une feuille pliée au moins en trois mais qui ne semble pas une lettre « double ». La lettre, annoncée par le titre et sur laquelle se focalise toute la nouvelle, est bien placée sous nos yeux mais sans que l’énigme de sa dissimulation et de son retournement soit résolu pour le lecteur-spectateur.


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DOCUMENT 3

Frederick Simpson Coburn, illustration pour « The Purloined Letter », in The Complete Works of Edgar Allan Poe, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1902 ; http://www.poemuseum.org/collection-details.php?id=165

19Une autre estampe, plus ancienne, qui accompagne l’article de Jules Verne sur Edgard Poe dans le Musée des familles d’avril 1864, donne à voir un rectangle clair, comme une enveloppe fermée... La représentation d’un objet, fût-il au centre de l’histoire, dans une scène d’illustration était encore rarement l’occasion de préciser le détail de sa forme, mais la présence de la lettre dans l’estampe, d’une feuille dans ou sur le papier, est peut-être encore plus problématique : l’apparente homogénéité des media en jeu joue en défaveur de la précision des formes ; nous avons sous les yeux et sous la main du papier, et cela doit suffire16.


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DOCUMENT 4

Frédéric Lix, gravure pour l’article de Jules Verne, « Edgard Poe et ses oeuvres », Musée des familles, t. 31 n° 7, avril 1864 ;

 http://www.univ-montp3.fr/pictura/GenerateurNotice.php?numnotice=B1177

Lettre volée/lettre volante

20Lacan est loin de négliger la matérialité de cette lettre. Mais il botte curieusement en touche lorsqu’il veut faire la démonstration du « truc » du ministre17 :

 Je voulais vous sortir de ma poche une lettre de l’époque pour vous montrer comme ça se pliait, et naturellement je l’ai oubliée à la maison. C’était une époque où les lettres étaient bien jolies. On les pliait à peu près comme ça –, et on mettait le sceau ou le pain à cacheter (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, éd. cit., p. 233).

21La lettre oubliée, l’approximation d’une manipulation qui semble se faire en direct, mais dont on ne sait sur quoi elle s’exerce et qui ne concerne encore que le pliage de la lettre et non son retournement, ne permettent pas de suivre entièrement la démonstration, aux plis de laquelle se substitue un tiret dans le texte. Lacan semble surtout négliger ensuite le format de la lettre, qui ne doit pas changer :

Le ministre qui, dans son astuce, veut que la lettre passe inaperçue, la replie de l’autre côté, et la fripe. Il est possible en la repliant de faire apparaître une petite surface nue et plane sur laquelle on peut mettre une autre suscription et un autre sceau (Ibid., p. 233).

22En passant de « plier » à « replier », Lacan pourrait bien désigner ici le retournement intérieur/extérieur de la lettre double mais comme il n’évoque qu’une opération, il peut aussi plus simplement renvoyer au retournement dedans/dehors de la lettre. Le texte des Ecrits propose quant à lui une nouvelle comparaison :

Le ministre a retourné la lettre, non certes dans le geste hâtif de la Reine, mais d’une façon plus appliquée, à la façon dont on retourne un vêtement. C’est en effet ainsi qu’il faut procéder, d’après le mode dont à l’époque on plie une lettre et la cachette, pour dégager la place vierge où inscrire une nouvelle adresse (Jacques Lacan, Ecrits 1, éd. cit., p. 34).

23Et en note, Lacan rappelle une démonstration sur une « lettre d’époque »18 dont il a dit lors de son séminaire qu’il l’avait oubliée. La comparaison avec le vêtement pourrait se substituer facilement à celle du gant retourné et désigner le même type de retournement. Mais comment comprendre ce changement d’image ? Beaucoup plus tard, dans son séminaire de 1976, l’analyste fera d’ailleurs un usage développé de l’image du gant mais à propos de Joyce et parce que « la chose traîne chez Kant », sans mentionner Poe19. S’il revient à René Major d’avoir fait la démonstration de l’« invagination » de la lettre de la façon la plus claire qui soit20, à l’inverse, Françoise Lévy se trompe sur les modalités pratiques de ce retournement21 ; Henri Justin lui en fait le reproche très précis dans un article au titre éloquent, à la lumière de l’hypothèse de T. O. Mabbott : « The Fold is the Thing »22.

Et c’est ainsi qu’on ne peut dire de la lettre volée qu’il faille qu’à l’instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu’à leur différence, elle sera et ne sera pas là où elle est, où qu’elle aille (Jacques Lacan, Ecrits 1, pp. 24-25).

24Cette matérialité propre d’une lettre qui serait « matière mais non substance » pour Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy25, tient aussi à son lien avec le langage, par lequel Dupin s’avère moins détective que psychanalyste26. C’en en vertu de ces déplacements que l’on peut tenter de comprendre le propos de Lacan :

On peut être sûr, quand on prend un de ces proverbes attribués à la sagesse des nations – laquelle sagesse est dénommée par antiphrase – de tomber sur une stupidité. Verba volant, scripta manent. Avez-vous réfléchi qu’une lettre, c’est justement une parole qui vole ? S’il peut y avoir une lettre volée, c’est qu’une lettre est une feuille volante. Ce sont les scripta qui volant, alors que les paroles, hélas, restent (p. 232).

25Un renversement complet du proverbe semble s’opérer à la faveur de la dérivation (volant/volée/volante), qui associe des media pourtant a priori hétérogènes (« Verba », « lettre », « feuille », « scripta »), et d’enchaînements, qui articulent des discours procédant de logiques et de légitimités différentes :


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26« Verbavolant, scripta manent »[= « proverbe », « stupidité »]

27[Les paroles (s’en)volent, les écrits restent = traduction littérale]

28« La lettre est une parole qui vole » [= réflexion ; évidence seconde, question rhétorique]

29« S’il peut y avoir une lettre volée, c’est que la lettre est une feuille volante » [= enchaînement logique ; analogie par dérivation et proximité phonétique volée/volante]

30FEUILLE VOLANTE [= expression courante, métaphore]

31FEUILLE VOLANTE [= métaphore prise « au pied de la lettre » ?]

32« Ce sont les scripta qui volant »[identification médiatique, « feuille »/support d’écriture ; homophonie volant/volante ; renversement par enchaînement logique]

33« Les paroles, hélas, restent » [fin du renversement, parallélisme]


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34Pourtant le renversement du proverbe ne saurait en constituer un nouveau, dont la vérité s’imposerait. « Ce sont les scripta qui volant, alors que les paroles, hélas, restent » : le latin conservé au début de la phrase et abandonné ensuite, l’évaluation introduite par le « hélas » indiquent le déséquilibre de cette nouvelle formule. Cela ne l’invalide pas pour autant : elle est comme un paradoxe formulé avec les mots de la doxa. Ce n’est pas Lacan qui déplore que les paroles « restent » : le « hélas » est comme cette voix de la doxa qui voudrait que « les paroles s’envolent » et que l’on puisse parler sans conséquences, sans un engagement réservé à l’écrit, dans une logique contractuelle. Ce que la doxa appelle scripta, les écrits, les contrats, voilà ce qui volant, au sens encore de la doxa, qui s’envolent, qui disparaissent ; ce qu’elle appelle « paroles », conçues comme vaines, c’est ce qui pourtant « reste », dans sons sens à elle encore, comme un monument. Provocatrice et radicale dans son opposition symétrique avec la doxa de départ, cette phrase ne suffit pourtant pas.

35Dans cet enchaînement, le remplacement de Verba par « parole » et le passage par une expression courante (« feuille volante ») font pièce au proverbe et atténuent le coup de force essentiel de la question de rhétorique : « Avez-vous réfléchi qu’une lettre, c’est justement une parole qui vole ? ». Car c’est à la distinction même entre verba et scripta que s’opposerait la lecture de Lacan : la lettre de « La lettre volée » est une parole qui vole, une feuille volante, des scripta qui volant... et des paroles qui restent. Mais voler et rester ici ne sont plus incompatibles et n’ont plus tout à fait le même sens : voler, c’est passer, circuler, et donc parvenir à son but ; rester, c’est produire du reste, du résiduel, et donc être presque manquant et invisible.

36Les critiques que Derrida adresse à Lacan peuvent se rattacher à la façon dont cette lettre fait l’économie d’une distinction entre écriture et parole, sur laquelle lui-même revient de façon insistante, et de la dimension scripturale qui est propre à son medium27.

37C’est qu’il s’en faut de peu que, faute de savoir comment la plier, on fasse de la lettre volée aussi une lettre vidée, vide de tout contenu comme si le medium risquait toujours de s’imposer au détriment d’un contenu indifférent, voire absent. Oublier comment la lettre se plie, c’est ainsi toucher à ce qu’écrire veut dire.

Ecriture. Ou comment on écrit une lettre

Des lettres, littérature insignifiante ?

38Encore faut-il pour le concevoir que l’on écrive des lettres. Dans cette deuxième partie, prenons un deuxième exemple qui, cette fois-ci, témoignerait presque de l’insignifiance, c’est-à-dire qui ne fait ni signe ni sens, des lettres au regard de la littérature : il suffit ici qu’il s’agisse d’une histoire de lettres et d’une époque où l’épistolarité est encore une pratique courante28. Ce texte français du début du XXe siècle est cependant l’œuvre d’un Immortel, Henry Bordeaux (1870-1963, élu dans le fauteuil de Jules Lemaître en 1919) ; son titre ne manquera pas de trouver un écho dans de nombreux travaux de notre équipe de recherche sur la notion d’écran29: « L’Ecran brisé ».

39On peut le lire dans La Revue des deux mondes qui le publia à l’origine.


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DOCUMENT 5

Henri Bordeaux, L’Ecran brisé, in La Revue des deux mondes, vol. 19, livraison du 1er janvier 1904, pp. 40-82 ; accessible en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k431792t/f39.image.r.

40Ce court roman fut ensuite publié en 1907, avec trois autres titres dans un recueil auquel il donna son nom (L’Ecran brisé [avec La Maison maudite, La Jeune fille aux oiseaux, La Visionnaire], Paris, Plon-Nourrit, 1907) et a été réédité ensuite par les éditions Nelson, après 191130.

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DOCUMENT 6

Illustration en couleurs non signée, placée en position de frontispice, pour L’Ecran brisé, Nelson Editeurs, Paris, « Collection Nelson », [après 1911 ; 1916 ?], 12 x 7,8 cm (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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41On le trouve enfin dans l’un de ces nombreux périodiques populaires et bon marché de l’entre-deux guerres dans lesquels ce texte a été réédité, comme la « Select-Collection » de Flammarion, dont le nom ne dit que par antiphrase une modestie que révèle son aspect, une mauvaise impression sur mauvais papier, emballée par la « couverture en héliogravure » annoncée comme un argument publicitaire et présente de fait sur le recto et le verso du fascicule.

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DOCUMENT 7

Recto de la couverture de L’Ecran brisé, Flammarion, « Select-Collection », 1932, 17 x 24 cm; photo pleine page des deux acteurs devant la cheminée (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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42Comme dans le frontispice de la collection Nelson, et reprise sur la jaquette, cette couverture centre l’œuvre sur le couple rassemblé autour des lettres qui sont l’enjeu crucial31 ; plus exactement d’ailleurs, les images sont ici tendues par un dispositif, interne dans l’illustration chez Nelson et dédoublé dans le périodique, entre le secrétaire et la cheminée, les deux lieux du secret, entre lesquels les lettres font écran, voire font un « écran » devant la cheminée. Ce terme était encore utilisé pour désigner un pare-feu, dont l’absence dans l’image ne peut manquer de frapper un spectateur habitué des représentations antérieures : l’écran de cheminée protégeant des flammes et diffusant la chaleur était très présent dans les intérieurs depuis au moins le XVIIIe siècle : s’il n’y a pas d’écran de cheminée ici, c’est que la cheminée ne va pas servir seulement à se chauffer mais que l’on a besoin d’un accès direct aux flammes. Comme cet écran absent, l’écran brisé des lettres renvoie à la perte d’un intermédiaire qui est à la fois une protection et un risque : les lettres, chéries et craintes, serrées et détruites, sont le medium de la dissimulation et de la révélation, de l’effusion intime et de la honte publique…

Les voies de la fiction

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DOCUMENT 8

4e de couverture, L’Écran brisé, Flammarion, « Select-Collection », 1932. Photo pleine page des deux acteurs dans la scène du secrétaire (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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DOCUMENT 9

Page de titre de L’Ecran brisé, Flammarion, « Select-Collection », 1932, avec le début du texte (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)

43L’Ecran brisé avait d’ailleurs donné lieu à une pièce de théâtre en un acte dès 1908, créée à la Comédie-Française le 22 juin et publiée avec des photos dans L’Illustration théâtrale, dès le 4 juillet32.


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DOCUMENT 10

L’Ecran brisé in L’Illustration théâtrale, n° 93, 4 juillet 1908, couverture (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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DOCUMENT 11

L’Ecran brisé in L’Illustration théâtrale, éd. cit., page de titre de la pièce, portrait de Henry Bordeaux et dédicace (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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44Cette création témoigne d’une quasi multi-médialité de la fiction, le roman étant encore dans l’actualité éditoriale et le théâtre offre une « voie » de plus à l’auteur (les rééditions de la nouvelle sont dédiées à « Madame Julia Bartet », l’actrice qui, à la lecture, aurait décidé que le rôle était pour elle)33, et entraîna de nombreux compte-rendus qui assimilent « l’histoire » à ce qu’en montre la scène34 :

 L’histoire tient en peu de mots. Une jeune femme, pour sauver la mémoire de sa sœur, tuée dans un accident d’automobile, se charge d’une faute qu’elle n’a point commise. Dans le tiroir d’un meuble que seul le mari peut maintenant ouvrir, se trouvent des lettres compromettantes. Elle affirme qu’elles lui sont adressées, et obtient qu’on les brule sans les lire. Ainsi le souvenir de la morte demeure intact pour le mari et pour l’enfant. Tel est le pivot essentiel où s’enroule une action rapide, haletante, qui oppresse le spectateur. C’est le genre broyant et M. Henry Bordeaux a prouvé qu’il a le sens du théâtre, ce qui est l’essentiel… L’écran brisé, c’est la porte qui s’ouvre (Edouard Trogan, Le Correspondant, 25 juin 1908, cité in Romans-revue. Guide de lectures. Mensuel, littéraire, pratique, 1908, Oscar Masson, Cambray, pp. 343-344).

45Dans le medium théâtral, puisqu’il y a là aussi medium, la lettre devient un accessoire qui pourrait même démontrer que cette œuvre, qui est un roman au départ, est essentiellement dramatique : « On les brûle sans les lire ». Surtout, le théâtre souligne la dimension sexuelle et morale, présente dans le roman, mais à laquelle se trouve ici réduite l’histoire, surtout dans ce guide de lectures explicitement catholique35.

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DOCUMENT 12

L’Écran brisé in L’Illustration théâtrale, éd. cit., début du texte p. 2 (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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46La photo liminaire de L’Illustration théâtrale, qui est sans doute un cliché des acteurs eux-mêmes posant dans le décor de la pièce, vient d’ailleurs actualiser cette dimension sexuelle sous la forme d’un dispositif totalement absent du roman : le mari trompé en deuil, M. Monrevel, recevant les condoléances de l’amant de Mathilde, Pierre Emagny, sous les yeux d’une femme ; qu’il s’agisse de la sœur de Mathilde, Marthe Chênevray (une Marthe qui s’active et se sacrifie très discrètement mais nulle Marie possible dans cette histoire d’adultère), ou d’un buste de femme anonyme, l’un et l’autre permettent la matérialisation du trio vaudevillesque.

47Un autre dispositif s’avère d’ailleurs tellement attendu que le commentateur dramatique peut le convoquer même s’il n’est pas mis en scène : la « porte que l’on ouvre » vient expliquer le sibyllin « écran brisé » ; elle vient redoubler dans l’imaginaire dramatique le meuble dont l’ouverture fait tout l’enjeu du roman, comme si l’usage de la clef, par le seul mari, devait ainsi être associé à une brutalité à l’encontre de ce tiroir d’un meuble dont on explicite ici le fait que le mari seul en a la clef, hymen brisé autant qu’un mariage que tous croyaient heureux, fait irrésistiblement penser aux « jambages de la cheminée » entre lesquelles, chez Poe, pendait le porte-carte suspendu à un petit bouton de cuivre, que Marie Bonaparte avait relevé.

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DOCUMENT 13

L’Écran brisé in L’Illustration théâtrale, éd. cit., scène X, p. 7 (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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48Pourtant, tout ce roman met surtout en évidence une circulation problématique, qui en fait un roman de l’intermédialité. Là n’est pas son génie mais en ce qu’il participe des déplacements fondamentaux du monde moderne. C’est la « rue nouvelle » de Passy dans l’incipit, qui développe comme un exemple de rhétorique, la métaphore filée des rues menant au Bois de Boulogne comme des cours d’eau se jetant dans la mer (Select-Collection p. 5 ; Nelson p. 9).

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DOCUMENT 14

L’Écran brisé, Flammarion, « Select-Collection », 1932, p. 5 (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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49Ce sera aussi l’accident de la route, fatal à Mathilde, « projetée par son automobile contre un tramway en marche » (Nelson p. 11). La modernité populeuse met en danger la vie et l’honneur d’une femme du monde. L’accident vaut à la fois à Mathilde de perdre la vie et d’être totalement défigurée au point que le mari même ne puisse pas reconnaître le corps, ce par quoi Henry Bordeaux accomplit la dimension morale de son ouvrage : il faut que la beauté de la femme coupable laisse place à un spectacle horrifiant.

50L’accident jette la vie de l’héroïne en pâture à l’opinion publique, une Vie de Mathilde qui en serait comme le journal. Ce sont en effet les lettres, et plus largement sa correspondance avec son amant, qui témoignent de la circulation problématique36. Dans le roman, non seulement les lettres cachées dans le secrétaire de Mathilde sont brûlées par Marthe, qui a fait croire à son beau-frère qu’elles lui étaient destinées, mais ce dernier, se posant en recours moral, la somme de récupérer les lettres qu’elle aurait écrites à son amant et de les brûler en sa présence…

Écriture et graphie

51Marthe réussit à obtenir d’Emagny les lettres qu’il avait reçues et une photographie de Mathilde, qu’elle n’avait jamais vue. Pour ne pas laisser voir ces lettres au mari de sa sœur, elle en copie des parties, les complète avec des citations d’ouvrages… avant de brûler elle-même les lettres originales : le lendemain, elle brûle en présence de son beau-frère les lettres forgées… Dans ce jeu extrêmement compliqué de substitution, la lettre s’affirme comme un medium spécifiquement graphique : c’est pour tromper son beau-frère que Marthe écrit les lettres de sa propre main ; d’ailleurs, au dernier moment, à M. Monrevel qui a soudain l’intuition de la vérité, Marthe peut exhiber un morceau à moitié calciné qui porte sa propre écriture :

Il reconnut en effet son écriture, et put lire, en devinant certains mots :… Je ne sais par quelle fatalité j’ai été susceptible d’une affection nouvelle ; en me cherchant, je ne saurais trouver ni expliquer la cause… Mlle de Lespinasse s’excusait de renaître à l’amour (Nelson p. 74).

52Plus tôt dans le roman, le procédé d’écriture de Marthe avait été mis en scène :

Elle chercha du papier à lettres sans bordure noire, disposa sur la table la correspondance livrée par Pierre Emagny, et se mit en devoir de substituer sa propre écriture à celle de sa sœur.

Machinalement, ne sachant qu’inventer, elle copia des fragments des lettres de Mathilde […]. Elle prit un livre dans la petite bibliothèque de sa chambre, afin de suppléer à son manque d’imagination. Peu importaient les phrases, pourvu qu’elles fussent écrites de sa main. ‘ J’aime pour vivre, et je vis pour aimer ’ écrivit-elle. Pour la seconde fois elle s’arrêta. Quel était ce langage inusité ? Elle copiait les lettres de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert. D’instinct, elle avait choisi pour la circonstance, l’ouvrage le plus amoureux de sa bibliothèque presque rose (Nelson pp. 64-65).

53Si la lettre contient deux citations extraites de la plus célèbre des lettres de Mlle de Lespinasse, s’adressant à son amant, persuadée qu’elle va mourir37, elles sont de la main de Marthe et donc désormais, pour un mari qui ne connaît pas assez ses classiques, les mots de Marthe Chênevray elle-même. Ces mots des autres, qui sauvent la réputation de la soeur coupable et détruisent celle de la soeur fidèle, s’imposent aussi à celle-ci comme une vérité qu’il lui était impossible à formuler elle-même sur le désir féminin.

54Dans « La lettre volée », il y a également une substitution de lettres : pour récupérer la lettre, Dupin aurait laissé à sa place une autre lettre, un « fac-simile » (l’expression latine est lexicalisée de longue date en anglais ; elle est traduite par « fac-similé » puis par « contrefaçon », Poe, Op. cit., pp. 184-185). Il y inscrit cependant comme seul message une citation, déjà, évoquant la vengeance d’Atrée contre son frère Thyeste. Nous ne la donnons volontairement pas pour le moment mais seulement pour finir et d’une façon dont nous nous expliquerons.

55On peut exploiter cette référence, comme le fait Jean-Claude Milner chez qui les précisions pratiques sur le pliage étaient associées à une démonstration beaucoup plus frappante encore. Elle tendait à prouver que Dupin et le ministre D... ne sont pas seulement des doubles mais des frères, « dans la réalité » pour reprendre les mots étranges du commentateur, qui se seraient disputé la même femme38.

56Pourtant, une substitution impliquerait un simple échange. Or il se joue ici quelque chose de fondamental pour le medium. Savoir qui écrit à qui n’est pas seulement une question triviale que toute bonne lettre réduirait à néant une fois l’adresse et la signature connue, ou une question de masques divers à travers les cas particuliers de lettres anonymes, de lettres détournées, etc… mais la question même de ce qui devrait être le medium du medium épistolaire, à savoir l’écriture.

57Car là aussi, comme chez Henry Bordeaux, l’inconscient n’est pas seulement le « discours de l’Autre », il est lié à la mise en forme, sur le papier, des mots de l’autre. La citation est en effet présentée comme un indice pour le ministre, qui y reconnaîtrait l’« écriture » de Dupin : « my MS », dit l’original, c’est-à-dire « my manuscript », qu’il faudrait traduire ici par « ma graphie » ; le mot aurait en effet pu désigner le document manuscrit lui-même39 ou laisser place à « handwriting » comme lorsque D. « reconnai[ssai]t » déjà « l’écriture de la suscription » seule visible sur la lettre du boudoir (« recognizes the handwriting of the adresse » p. 138, voir notre I.). En réalité, il y a deux niveaux de fonctionnement de l’indice : pour le ministre, reconnaître la graphie de son frère suffit, tandis que pour le lecteur, autre déchiffreur, le discours vient compléter, voire confirmer l’hypothèse de la relation fraternelle des deux personnages. Ces deux niveaux correspondent aux deux aspects de l’écriture, comme graphie et comme discours40.

58Ce n’est évidemment pas une simple opposition entre moyen et contenu. La graphie permet peut-être de rendre sa dimension scripturale à l’écriture et à la lettre. On peut penser au mot ancien de « grammatologie » comme « science de l’écriture » que Derrida met en avant pour sortir l’écriture de sa soumission à la parole, seule perçue comme « pleine » et dont l’écriture ne serait au mieux que le « supplément »41. Cette insistance de l’écriture à laquelle introduit la lettre se marque encore dans la nouvelle de Poe par l’« escritoire », en français dans le texte, traduit par « pupitre » par Baudelaire (Poe, Op. cit., pp. 156-157), où Dupin « prend », littéralement la lettre qu’il a récupérée. C’est le seul moment d’ailleurs où l’on met de nouveau en scène un lecteur de cette lettre, le préfet « jeta[nt] un regard rapide sur son contenu » (« This functionary [...] cast a rapid glance at its contents »). Le préfet ne pose pas de question : la lettre est comme retrouvée dans l’escritoire et par là re-écrite, retournée une dernière fois, rendue à l’écrit qui la caractérise comme medium.

59« Ecriture » pose d’ailleurs un dernier problème, que Derrida souligne en parlant du « support »42. Or s’il y a une chose que l’on oublie à propos de la lettre dans la « La lettre volée », et de toutes les lettres publiées de cette époque, c’est qu’il s’agit d’une lettre dans un imprimé typographique ; appeler « livre » cette production est évidemment très réducteur par rapport à toutes les formes de ses versions typographiques, des revues aux livres proprement dits mais cela a le mérite de ne pas faire de « texte » le mot à tout faire des manifestations d’écriture.

Impression. Ou comment faire croire que les livres n’existent pas

Une invention de l’impression ?

60Dans cette troisième partie, prenons un troisième exemple, beaucoup plus brièvement : nous avions avancé de cinquante ans après Poe pour envisager Henry Bordeaux; nous allons remonter à présent d’autant, à cette époque charnière pour la question médiatique dont nous a parlé Philippe Ortel, dans un roman de 1798 : Pauliska, ou la Perversité moderne.

61Si l’héroïne commence par sacrifier à un topos en traçant un mot d’amour sur le sable, elle s’avère surtout liée à l’imprimé de façon retorse. Lors de l’un des épisodes les plus frappants du roman, dans lequel Pauliska, une noble polonaise qui a fui les exactions des Russes, tombe aux mains d’un agent anglais, qui a une cachette en partie immergée sous le Danube. Elle avait été attirée par une « affiche », une véritable petite annonce par laquelle on disait rechercher une femme pour « tenir des livres » ; on la teste d’abord :

Là, un homme en perruque noire, en habit brun, d’une figure honnête, me fait asseoir, me donne du papier, me prie de montrer mon écriture. J’essaie de tracer quelques lignes : ‘Belle ! Très belle !’ s’écrie cet homme en me fixant, et me laissant voir, par son air, que cette exclamation s’adresse plutôt à mes traits qu’à ma plume ; ‘vous resterez avec nous’. A ces mots, il donne un coupe de talon assez fort sur le plancher ; je sens ma chaise descendre très vite par une trappe qui se referme aussitôt sur ma tête, et je me trouve au milieu de huit ou dix hommes, au regard avide, étonné, effrayant, entourée de plusieurs presses d’imprimerie, dans une salle voûtée, éclairée par plusieurs soupiraux vitrés et placés au niveau des eaux du Danube, dont les flots se brisaient contre les murs (Révéroni Saint-Cyr, Pauliska, ou la Perversité moderne, éd. Desjonquères, 1991, p. 88).

62Dans cet atelier clandestin, Talbot mène une entreprise de faussaire aux objectifs politiques : il fait rédiger des « lettres supposées, pour établir de prétendues relations et rendre suspects les hommes les plus estimables » (p. 91). C’est bien encore l’écriture ici qui est mise en avant, « l’écritoire », déjà, s’harmonisant lui-même aux desseins funestes du personnage : Pauliska doit s’installer à un « secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui jouaient le sang à faire horreur » (p. 92). Le support même de l’écriture imite les taches de sang : mais Talbot est surtout un faux monnayeur qui, afin de ruiner la France, fabrique des assignats d’une façon quasi industrielle.

63Pauliska cherche à faire parvenir à la surface un message avec l’aide de Durand, un acolyte de Talbot ému par sa situation. Ils sont surpris par leurs geoliers et Durand est emmené. Talbot vient peu après chercher Pauliska et l’emmène dans l’imprimerie « faire gémir la presse » en lui demandant de tirer le « balancier » (p. 97)43 :

Je m’y plaçai machinalement, et j’essayai de le tirer à moi. ‘Plus fort !’ dit vivement Talobt, en m’appuyant des coups de corde sur les épaules. Je poussai un cri de douleur, il redoubla. ‘Plus fort, malheureuse !’ ajouta-t-il, en réitérant ses coups. Je tirai en arrière de tout le poids de mon corps et à plusieurs reprises. Alors un soupir plaintif sortit de dessous la planche. Ce mot terrible, gémir la presse, me saisit comme un trait de feu, je lâche le balancier et tombe sur mes genoux ; c’est assez, dit Tablot ; donnez l’impression à madame. Deux ouvriers levèrent bientôt la pièce de laine, je vois... grand Dieu ! les cheveux me dressent encore d’épouvante... je vois l’infortuné Durand, étendu sous la presse, que je viens d’étrangler par une corde attachée au levier. Sur sa poitrine est un papier, où j’ai gravé moi-même ces mots : mort, damnation pour les traîtres ! (p. 98).

64Les termes et les procédés techniques de la presse à bois dont Pauliska est contrainte de tirer le barreau s’accompagnent d’un usage que l’on dirait ironique autant que criminel : la presse « gémit » et Durand expire, le lange dévoile un corps placé sur le marbre, les mots que l’amour peut graver dans le coeur sont une malédiction creusée à même la poitrine. Cet exemple, par sa noirceur, montre assez le point limite atteint ici par l’emboîtement médiologique. Cette « impression » dans un livre imprimé est la dénonciation de la traîtrise de Durand mais elle est aussi le symptôme d’une tension monstrueuse de la modernité, celle-là même d’une typographie que l’on voudrait ignorer. Dans Pauliska, au moins, on donne à lire au lecteur dans le texte imprimé... un texte imprimé ; on nous donne à nous comme à « madame », « l’impression ».

A printed Letter ?

65Dans « La lettre volée », on donne aussi, in fine, à lire au lecteur dans la nouvelle, quelques mots d’une lettre, voire une lettre de quelques mots : ceux que Dupin dit avoir laissés dans le fac simile, à l’intention de D., de sa propre main ; non seulement le lecteur n’a pas la compétence pour reconnaître la graphie de Dupin mais il n’a « sous les yeux » dirait Poe, que de la typographie.

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DOCUMENT 15

Page finale de « The Purloined Letter », in The Gift, éd. cit., p. 61 (The Bancroft Library, University of California, Berkeley).

LIEN

66https://archive.org/stream/giftchristmasnew00carerich#page/60


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67Toutes les éditions donnent évidemment ce texte, qui semble d’autant plus conclusif et imposer son autorité qu’il fournit immédiatement les références d’une citation qui s’inscrit dans une énigme et qui serait elle-même énigmatique sans ces précisions : « Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon ». Le soulagement du lecteur empêche de voir plus loin.

68Que la référence soit lacunaire n’est pas un problème herméneutique mais attire l’attention sur la place qu’y tient le medium. La citation est extraite d’une pièce de théâtre ; non seulement la référence fait disparaître le nom de l’un des deux frères puisque le titre de Crébillon – il s’agit en outre de Prosper Jolyot de Crébillon Père – les place à égalité : Atrée et Thyeste (1707), mais surtout, la citation n’est pas explicitement désignée comme une parole et son énonciateur n’est pas identifié : c’est, en l’occurrence, Atrée, seul sur scène au moment de décider du meurtre du fils de son frère, auquel il pourra servir une coupe de sang : « Quel qu’en soit le forfait, un dessein si funeste,/ S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste » (V scène 5 ; voir par exemple l’édition du Théâtre de Crébillon, Touquet, Paris, 1821, p. 50, accessible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6492865c/f60.image)44.

69En outre, malgré la référence au théâtre, malgré les marques exhibées de l’oralité et de l’interlocution (désinvolture de la référence, « vous », déictique « cela »...), on peut hésiter sur l’identité de l’énonciateur, voire faire disparaître l’énonciateur. Derrida rappelle ainsi à quel point le « cadre » narratif est ici capital45. Il se livre d’ailleurs à une analyse fascinante sur les guillemets de la fin pour savoir qui parle ; et si l’on sait que l’usage des guillemets est variable d’une édition à une autre, voire qu’il est incohérent, la chose vaut la peine d’être remarquée. Mais si la « dernière phrase est de Dupin », comme le précise Derrida46, et non du narrateur, elle n’existe, au sens énonciatif, c’est-à-dire qu’elle n’existe dans la fiction, qu’en tant qu’elle est relayée par le narrateur, comme tout le discours de Dupin. Elle est de Dupin mais elle ne semble pas destinée au ministre et ne pas faire partie du texte de la lettre. C’est Dupin qui met en scène, pour son ami auditeur qui sera narrateur, l’ouverture de la lettre par D.

70D’ailleurs, pour finir, le texte renvoie à un livre, et même « dans » un livre : « Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon » ne renvoie pas à une représentation théâtrale mais bien à un livre que l’on pourrait compulser. Mais ce livre doit faire oublier que nous sommes nous, déjà, devant un livre. En effet, même si la dernière page du texte dans The Gift, en centrant le distique de Crébillon et en arrêtant le texte au milieu de la page, donne une idée de la feuille de la lettre, on est loin de la page blanche dont Dupin avait dit que l’original était comme coupé en deux par le milieu (« torn in two accross the middle », p. 180) et qu’il « copie tout au beau milieu » de son fac simile ses vers vengeurs (« into the middle », pp. 186-187)48.

71Car pour le lecteur, sans la graphie de Dupin c’est aussi le support de la lettre, son papier, son pliage spécifique et la disposition du texte qui disparaît : autant dire que c’est ce « middle », ce milieu, ce medium, qui s’absente. Et pourtant nous refermons le livre, sur son pli, en faisant comme si nous avions lu la lettre, les mots de Dupin autant que de sa main.

Conclusion

72L’intermédialité, comme présence d’un medium dans un autre, n’est anodine ni pour l’un ni pour l’autre ; elle les modifie l’un et l’autre et davantage encore elle tend à modifier notre rapport au medium. En ce sens, l’intermédialité met à distance le fonctionnement simpliste que l’on attribue souvent a la mise en abyme.

73Dans le texte de L’écran brisé dans L’Illustration théâtrale un élément indiquait combien, lisant ce texte dans cette publication, accompagné d’illustrations, nous n’étions déjà plus au théâtre. Le « grand portrait représentant une jeune femme blonde, gracieuse et rieuse, en robe décolletée », élément du décor dans le texte (didascalie p. 2) était absent de l’image d’ensemble qui ouvrait le texte, dans laquelle manque le mur de droite. En revanche, dans la dernière scène, non seulement il joue son rôle, celui de figurer Mathilde absente (« Ce n’est pas vous, c’est elle. Il montre le portrait », p. 7), mais il donne lieu à une image.

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DOCUMENT 16

L’Écran brisé in L’Illustration théâtrale, n°93, 4 juillet 1908, scène X, p. 8 (Collection particulière ; cliché Benoît Tane)


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74Celle-ci est donnée de façon isolée en dernière page du texte, en cul-de-lampe après la didascalie finale (« Demeuré seul, Jacques va jusqu’au portrait, et là, il s’effondre sur un fauteuil en pleurant », p. 8) et la mention du « Rideau » : il s’agit de donner à voir ce portrait au lecteur comme au personnage, comme un objet du monde qui serait vu directement ; l’effacement du décor pourrait avoir cette fonction de défictionnaliser l’objet ou du moins de réduire l’emboîtement des media ; sans son environnement, le tableau devrait nous faire accepter une nouvelle illusion : celle d’une proximité plus grande avec le monde de la fiction. Pourtant, encore une fois, cet emboîtement fonctionne sur un déplacement : cette petite image en noir et blanc d’une femme vue en buste et qui tourne la tête vers le spectateur en tenant ce qui pourrait être une pomme est davantage l’image d’une Eve fatale que le grand tableau annoncé au départ. Il peut faire penser le lecteur du roman à la photo dont la plaque, « le cliché », nous dit le texte, « sans doute avait été brisé après le tirage de cette unique épreuve réservée à l’amant » (L’Ecran brisé, éd. Nelson, p. 56). Du tableau à la photographie se joue quelque chose du déplacement médiatique de l’écrit à l’imprimé et de leurs frontières : l’épreuve unique renoue, in extremis, avec l’imaginaire du portrait peint offert à l’amant comme fétiche, comme corps de substitution. A défaut de voix49, à défaut même de lettre, resterait le portrait, comme si celui que nous avions sous les yeux n’était pas imprimé et démultiplié.

75Il y a avec le retournement de la lettre chez Poe un phénomène qui met en évidence l’intermédialité et qui met peut-être à distance le dispositif. Ce serait au mieux un dispositif en mouvement, dynamique, mais qui affecterait le medium lui-même, saisi dans une sorte d’auto-dispositif. Mais l’on pourrait peut-être y voir une véritable rupture : si la circulation épistolaire convoque un medium et un dispositif, le retournement de la lettre est un tour : un tour spatial, inside out, mais aussi un tour de prestidigitateur, comme celui de D. auquel Dupin entend répondre :

It did not seem altogether right ti leave the interior blank – that would have been insulting. D..., at Vienna once, did me an evil turn, which I told him, quite goodhumouredly, that I did remember » (« Il ne m’a pas semblé tout à fait convenable de laisser l’intérieur en blanc, – cela aurait eu l’air d’une insulte. Une fois, à Vienne, D... m’a joué un vilain tour, et je lui dis d’un ton tout à fait gai que je m’en souviendrais, Poe, éd. cit., pp. 186-188).

76Ce tour, dans « La lettre volée », de la lettre volée, retournée, exposée, revolée, remplacée... c’est celui-là même que nous joue toute fiction imprimée quand elle nous donne à lire de l’écriture. Celle-ci, depuis la presse par laquelle elle est passée, a toujours été retournée, inversée une première fois pour que le « lecteur », c’est-à-dire le lecteur d’un livre, puisse la lire ; mais nous voulons croire que nous lisons des textes, comme les écrivains veulent croire qu’ils les écrivent, alors que nous ne lisons jamais et qu’ils n’écrivent jamais que des livres.