Colloques en ligne

Frédéric Montégu

Les peintres, stratèges du temps

1La peinture s’élabore et fonctionne en tant qu’image figurative ou abstraite ; mais elle est avant tout un objet fixe, statique, relevant d’une matérialité spécifique. En effet, l’œuvre picturale, dans son expérience immanente, dans sa matérialité, évoque un objet plat comme une peinture à l’huile sur toile ou sur bois, pouvant construire un creusement perspectif par l’intermédiaire de telle ou telle technique.

2Paradoxalement, nul besoin de temps pour appréhender une peinture. L’image se saisit dans l’instant de sa perception. Seul l’instant présent semble exister devant la fixité de cet objet plat. Contrairement à la musique ou au cinéma, l’œuvre picturale est déjà là, présente, entièrement présente, dans l’instant de sa réception. Dès lors, comment la peinture peut-elle suggérer l’idée du temps ? Quelles sont les stratégies des différents peintres, au fil des siècles, pour prendre en compte la durée, l’action, le mouvement, l’éphémère, avec un matériau qui paradoxalement se trouve être strictement statique et permanent ?

La réception de l’œuvre picturale

3Sans doute avons-nous trop vite affirmé que l’œuvre picturale était visible/lisible dans l’instant, dans l’ici et maintenant de notre présence devant l’image, qu’elle soit figurative ou abstraite. Or Georges Didi-Huberman note qu’être devant une image, c’est être confronté au temps :

Toujours, devant l’image, nous sommes devant le temps. Comme le pauvre illettré du récit de Kafka, nous sommes devant l’image comme devant la loi : comme devant le cadre d’une porte ouverte. Elle ne nous cache rien, il suffirait d’entrer, sa lumière nous aveugle presque, nous tient en respect. Son ouverture même – et je ne parle pas du gardien – nous arrête : la regarder, c’est désirer, c’est attendre, c’est être devant le temps. Mais quel genre de temps ? De quelles plasticités et de quelles fractures, de quels rythmes et de quels heurts du temps peut-il être question dans cette ouverture de l’image1?

4Nous détournons ici les propos de Georges Didi-Huberman pour les appliquer plus particulièrement à l’image picturale. En effet, lors de la réception de la peinture par le spectateur, ce dernier regarde, scrute, désire en savoir plus sur la technique, ou la diégèse, ou au contraire désire se laisser porter par la ou les couleur(s) de l’œuvre. Dès lors, un certain temps – dans la réception –, une certaine durée de l’expérience esthétique apparaît. C’est ce que nous pourrions appeler une phase d’attention – devant telle ou telle œuvre. Cette phase est très justement appelée par Jean-Marie Schaeffer, dans L’Expérience esthétique, un regard de désir, d’attente, et donc de curiosité :

La curiosité est en général définie comme un état ou une disposition affective en faveur de l’acquisition cognitive (perceptive ou autre) sans but autre que le processus même de cette acquisition. La curiosité est le seul état de manque d’information doté d’une valence hédonique positive. Celle-ci se manifeste principalement comme un biais en faveur de la continuation ou de l’approfondissement de l’activité attentionnelle en cours2.

5Or de nombreux tableaux font appel à cette expérience esthétique : par l’intermédiaire de l’image proposée, le spectateur essaiera par exemple de résoudre une énigme, ou un paradoxe. La curiosité de la scène proposée l’amènera à prendre son temps, dans l’attente peut-être d’en savoir plus ; il pourra aussi prendre plaisir à revoir un tableau bien connu de lui.

Simultanéité de temps hétéroclites/hétérochroniques

6Prenons un exemple très connu des historiens de l’art : l’œuvre de Piero della Francesca, La Flagellation du Christ (tempera sur bois, 58,4 x 81,5 cm, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino, Italie), est peinte entre 1444 et 1478. Bien que cette œuvre de la Renaissance italienne soit très fameuse, elle n’en reste pas moins assez énigmatique. En effet, nous avons deux « parties » de la peinture qui se situent en des temps différents : d’une part, à gauche, le temps de Jésus et donc l’époque antique, cette scène se retrouvant au second plan alors même que le titre de l’œuvre la désigne comme étant le sujet principal ; d’autre part, à droite, des personnages et une architecture extérieure relevant beaucoup plus de la contemporanéité du peintre, donc du XVe siècle. Pourtant, ces deux « parties » se trouvent dans un même espace, en même temps. Les historiens de l’art ont proposé plusieurs interprétations de cette image, les personnages étant identifiés parfois comme étant le seigneur d’Urbino entouré de ses mauvais conseillers – ou comme étant un émissaire byzantin implorant un dignitaire, en présence d’un ange ; et nous avons encore bien d’autres versions d’un point de vue historiographique. Dans tous les cas, le voyage dans le temps est ici effectif.

L’expérience du temps

7L’expérience du temps que propose ce tableau permet d’évoquer la notion d’ordre temporel par l’intermédiaire de trois concepts évidents et fondamentaux : passé, présent et avenir. À ce propos, Hervé Barreau déclare :

[On peut] ranger dans ce qu’on appelle l’ordre temporel n’importe quel événement dont on connaît l’une ou l’autre des trois relations temporelles qu’il possède vis-à-vis des autres événements3.

8L’ordre temporel évoque bien entendu la notion d’histoire. Ce terme désigne la succession temporelle des événements qui déterminent la situation, les changements, l’évolution régionale, nationale, universelle du monde réel, mais il désigne aussi la connaissance, la science et surtout la mémoire de ces événements.

9Cependant, la notion de temps ne se réduit pas à un ordre temporel, à une mémoire collective ; il s’agit aussi d’une expérience – certes universelle, mais spécifiquement humaine et intime. C’est probablement ainsi que le temps se manifeste d’abord en nous, sous la forme d’une expérience dépossédante. Alban Gonord déclare à propos du temps :

L’expérience de son propre vieillissement, qui apparaît souvent avec soudaineté et effroi, manifeste authentiquement et originairement l’œuvre destructrice du temps. Le temps semble d’abord donné comme un vécu de conscience. Le temps psychique précède le temps objectif, et la conscience de celui-là. Cette expérience du temps dans sa chair, avec laquelle il faut vivre, personne ne peut s’y soustraire4.

10Et c’est bien tout l’enjeu des vanités, en peinture, que de nous rappeler notre funeste destin. Le thème de la vanité des biens de ce monde, de la vanité des plaisirs des sens, a souvent été utilisé dans le domaine artistique, en particulier en peinture, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Une vanité est généralement une nature morte représentant des objets faisant référence aux cinq sens, avec éventuellement d’autres objets symboliques (crâne, miroir, sablier...).

Les objets du temps dans les natures mortes et les vanités

11Nous étudierons ici succinctement une œuvre exemplaire de Philippe de Champaigne, Vanité (1644, peinture à l’huile sur bois, 28 x 37 cm, Le Mans, Musée de Tessé). Dans cette peinture, les objets sont les symboles du temps qui passe inexorablement. Ce qui marque d’abord le spectateur, c’est la sobriété de la composition, le caractère dépouillé de la mise en scène des objets représentés. Rien ne vient faire concurrence à l’objet central : le crâne. Aucun détail ornemental ne vient distraire notre regard, le tableau nous rappelant dès lors qu’aucun luxe, aucune richesse, ne nous sauvera de la mort. Un fond noir met en évidence les trois objets sur une simple pierre calcaire. Ce fond noir évite le creusement perspectif, évacue tout divertissement, et ramène notre regard au regard vide qui nous fait face – et semble nous attendre – inéluctablement. Ce fond noir évoque sans nul doute la symbolique de la mort. La couleur noire, contre-couleur de toute couleur, est associée aux ténèbres primordiales, à l’indifférence originelle, à la chute sans retour dans le Néant.

12La tulipe, qui déjà se fane, annonce la mort prochaine. Un pétale s’incline, amorçant le passage vers le déclin : la fleur, ici, symbolise la fragilité humaine, et le caractère fugitif de toute beauté. Nous remarquons aussi les deux contenants : un vase et un sablier de cristal – tous deux symbolisant encore une fois la fragilité humaine.

13Au centre, le crâne, d’un aspect luisant et cireux, fait face au spectateur, symbolisant notre finitude. Le sable ocre-jaune du sablier matérialise, lui, l’écoulement du temps : un certain temps nous est donné à vivre, qui s’écoule. Le sablier est le symbole d’un temps révolu, et de l’amoindrissement des possibilités de vie. Notons encore deux autres éléments : d’une part, la pierre calcaire, sobre et sans qualités, peut évoquer la pierre tombale ; d’autre part, les trois reflets, un sur le vase, un autre sur le haut du crâne, et le troisième sur le sablier, nous indiquent la source de la lumière – qui viendrait du haut, à gauche du tableau (les ombres portées des objets confirment cette hypothèse). Le reflet est lui aussi un symbole de fragilité, un aspect transitoire et fugace dont la source – la lumière – ne fait qu’éclairer notre propre mort. Ce discours pictural n’est pas sans rappeler l’Ancien Testament, notamment le Livre de l’Ecclésiaste, chapitre 1, verset 2 : « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité ». Cela nous rappelle aussi le fameux memento mori, dans la Trinité (1425‑1428, fresque murale, 667 x 317 cm, Florence, Santa Maria Novella) de Masaccio. En effet, dans le bas de la fresque est représenté un sarcophage sur lequel un squelette figure Adam, avec une inscription gravée qui nous dit (si on la traduit) : « J’étais ce que vous êtes, vous serez ce que je suis ». Pour un chrétien, la perspective de la mort souligne la vanité, la fugacité des plaisirs, du luxe et des réalisations terrestres.

14Mais les peintres, stratèges du temps, n’évoquent pas seulement notre propre mort par l’intermédiaire du genre des natures mortes et vanités : ils suggèrent aussi le temps présent qu’il leur est donné de vivre – l’histoire, les événements, le contexte artistique de leur époque.

Le tableau dans le tableau : voyage à travers le temps d’une peinture

15Le Portrait d’Émile Zola (1868, peinture à l’huile sur toile, 146 x 114 cm, Paris, Musée d’Orsay) d’Édouard Manet nous plonge dans l’actualité contemporaine du peintre : dans les années 1860, Émile Zola prend le parti des artistes rejetés par la critique officielle. En 1866, il parle de l’œuvre de Manet dans une revue, et l’année suivante, l’article est publié sous la forme d’une mince brochure à couverture bleue (que l’on retrouve dans le tableau, placée en évidence sur la table). En guise de remerciement, Manet propose à l’écrivain de faire son portrait.

16Dans cette peinture, nous notons une sorte d’autoréflexivité à la fois scripturale et picturale. Zola pose assis à sa table de travail ; il tient à la main ce qui pourrait être L’Histoire des peintres de Charles Blanc, très souvent consultée par Manet. Sur le bureau, un encrier et une plume sont comme les attributs de l’écrivain – hommage, donc, à l’écriture de Zola et à sa personne par l’intermédiaire du portrait peint. On peut en outre parler de mise en abyme, ou d’images autoréférentielles, puisqu’Édouard Manet cite son œuvre, dans la peinture, donnant comme une sorte de « tableau dans le tableau5 ». En effet, au mur, nous reconnaissons une reproduction de l’Olympia de Manet, un tableau qui suscita un vif scandale au Salon de 1865, mais que Zola considérait comme le chef-d’œuvre du peintre.

17Au-delà de l’aspect autoréflexif, Manet fait aussi référence à ses propres goûts, et notamment à Velázquez (on voit une gravure d’après le Bacchus de Velázquez). D’ailleurs, la référence à Velázquez ne s’arrête pas à l’aspect iconographique ; la facture même de la peinture peut évoquer ce peintre : par exemple la frontalité de certains éclairages, ainsi que l’aspect brossé, et la représentation du tissu du fauteuil. Manet fait en outre référence aux goûts de l’époque, et en particulier au japonisme – que nous retrouvons chez Whistler et Monet, puis Van Gogh, et bien d’autres peintres encore. Ici, l’influence du japonisme est visible par l’intermédiaire, d’une part d’une estampe japonaise d’Utagawa Kuniaki II représentant un lutteur, et d’autre part d’un paravent japonais placé à gauche de la composition.

18Tout ceci suggère le temps contemporain de l’artiste, le contexte culturel, artistique ; et donc un temps révolu pour nous, spectateurs de la mise en scène picturale.

La sérialité et le temps météorologique dans l’œuvre de Claude Monet

19À la même époque, une autre peinture se développe, celle de Claude Monet, lui aussi issu du mouvement impressionniste. Chez Monet, le temps qu’il fait joue un rôle prépondérant. Paradoxalement, Hervé Barreau écarte d’une manière assez condescendante l’approche météorologique du temps :

Il faut d’abord écarter, comme une équivoque particulière de la langue française, la signification météorologique qui est un sens dérivé aisément explicable : la température et le climat d’un lieu varient, en effet, en fonction du temps au sens propre6.

20Quoiqu’en dise Hervé Barreau, le temps météorologique a son importance dans l’histoire de l’art. Car, justement, les peintres impressionnistes feront des perceptions liées à l’éphémère leur thème de prédilection. Ils veulent notamment rendre compte des changements de lumière dus au temps qu’il fait. Comme le dit Charles Baudelaire à la même époque, « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel, et l’immuable7 ». Avec ses Cathédrale(s) de Rouen, réalisées de 1892 à 1894, Claude Monet systématise une méthode qui fera son chemin dans l’art moderne : la série. L’art de Monet évoque l’aspect éphémère, fugace, du temps météorologique rythmant notre quotidien. Ses peintures, par l’intermédiaire d’un système sériel assumé, suggèrent une lumière constamment changeante. À partir d’un invariant, la Cathédrale de Rouen, Monet attire notre attention sur ce temps toujours transitoire, matin, midi, soir, brume, pluie, soleil ou temps gris ; sans compter les saisons elles-mêmes. L’objectif affirmé est de saisir chaque nuance de lumière sur le monument. Selon Gaston Bachelard, la cathédrale devient « une éponge de lumière8 ».

21Le sujet, ici, au-delà de la cathédrale, se trouve être la lumière ; mais la représentation de cette lumière n’est qu’un prétexte pour travailler la couleur : harmonies et contrastes sont en fait le vrai sujet de la série. La cathédrale est de fait banalisée, désacralisée, alors même qu’elle est répétée : la fonction sémantique est usée par la répétition du signifiant. Le temps météorologique devient prétexte à une répétition ouverte comprenant de la différence, susceptible d’engendrer non pas du même, mais de l’autre : la sérialité – due à la lumière changeante – débouche sur la notion d’œuvre ouverte.

Peinture statique et suggestion du mouvement

22D’autres mouvements artistiques évoquent le temps, cette fois en tant que durée, par l’intermédiaire de la suggestion du mouvement. Il s’agit ici de l’expérience que nous pouvons faire du mouvement, qui dure un certain temps. C’est bien tout l’enjeu de certaines œuvres futuristes, que de mettre en évidence le paradoxe suivant : la peinture, art apparemment statique, peut suggérer le mouvement.

23Giacomo Balla, qui est passé par l’expérience divisionniste, réalise en 1912‑1913 une série de toiles qui prétendent représenter le mouvement. Il s’agit, en s’inspirant de la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey, de décomposer le mouvement par la répétition et la transparence des figures : on pensera à des œuvres comme Le Rythme de l’archet (1912, peinture à l’huile sur toile, 78 x 56 cm, Londres, Tate Gallery), Dynamisme d’un chien en laisse (1912, peinture à l’huile sur toile, 90,8 x 110 cm, Buffalo, Albright-Knox Art Gallery) ou Petite fille courant sur le balcon (1912, peinture à l’huile sur toile, 125 x 125 cm, Milan, Galleria National d’Arte Moderna). Voici ce que dit Jean Clay des tableaux de Balla :

Avec le portrait de sa fille Luce – Lumière – courant sur un balcon, Balla frontalise et latéralise l’effet stroboscopique qu’il avait inauguré pour son Chien en laisse. Le mouvement ne s’indique que par des traînées crème au niveau des genoux. La balustrade – en retrait dans l’espace réel – vient en avant du tableau pour marquer la persistance rétinienne [...]. La dématérialisation de l’image s’obtient paradoxalement par l’épaisseur et l’ampleur de la touche. Deux bandes verticales figurant la porte-fenêtre stabilisent la construction et donnent par contraste à la course de la petite fille un caractère d’apparition spontanée. D’autres touches, quatre ou cinq fois plus grosses, signalent le sol et la limite gauche de l’ouverture. Tableau sans « fond » où la surface n’est plus qu’un assortiment de taches juxtaposées9.

24Le mouvement démultiplié évoque sans aucun doute la chronophotographie, et l’effet de déterritorialisation des formes est accentué par la technique divisionniste. Quant à la frontalisation du mouvement, elle renvoie aux enjeux de la modernité, et au fait notamment de mettre en évidence l’aspect bidimensionnel de la toile. Ce même effet est renforcé par le caractère apparent de la facture de l’œuvre, les touches de peinture restant extrêmement visibles sur la surface du tableau. Comme le dit si bien Jean Clay, « [l]’art moderne entreprend de figurer le temps et le mouvement. C’est sa réponse aux mots-fétiches de l’époque : énergie, vitesse, machinisme10 ». Il s’agit d’un temps fugace, transitoire, la durée du mouvement étant au centre de la représentation. L’œuvre des futuristes renvoie toujours à un référent, et le mouvement dont on nous parle est toujours autre que l’œuvre elle-même. Car la peinture reste fixe, statique, le tableau étant dès lors un « cimetière des gestes11 ».

25Mais nuançons ici notre propos : le temps de l’œuvre ne se réduit pas à celui de sa réception. Car, du point de vue de la création artistique, le temps peut aussi évoquer le temps de l’effectuation, c’est-à-dire le processus de création.

La poïétique en tant que processus de création

26Voici comment Dominique Chateau définit la poïétique :

La poïétique (terme dérivé du grec, poiésis, « action productive ») évoque la théorie de l’action humaine envisagée sous l’angle de la production, en particulier artistique, par contraste avec la réception de ses produits12.

27Il s’agit donc de focaliser son attention, non sur la réception de l’œuvre, mais sur l’acte de faire, sur l’activité elle-même, en analysant la peinture comme phénomène d’atelier. De ce point de vue, l’exemple de Jackson Pollock, au milieu du XXe siècle, est incontournable. Le travail de Pollock va être tout particulièrement révélé par un film et des photographies de Hans Namuth. Nous pouvons voir Pollock peignant, comme dansant autour d’une toile posée au sol. Il laisse s’écouler sur cette toile la peinture – soit d’un bâton plongé au préalable dans des récipients, soit de boîtes percées (dripping) –, allant même jusqu’à la projeter selon l’énergie du moment.

28Le photographe Hans Namuth focalise son attention, non sur la peinture elle-même, mais sur le processus de création, sur le temps de l’effectuation. L’important n’est plus le tableau, mais le corps même de l’artiste se mettant en scène. À ce propos, Harold Rosenberg déclare :

Pour chaque peintre américain il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action – plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou « exprimer » un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une image, mais un fait, une action13.

29Rosenberg met l’accent sur la rupture avec la peinture de chevalet, et sur l’importance donnée au processus créatif. L’action painting se transformera dès lors en action, c’est le corps de l’artiste qui deviendra l’enjeu premier : ses gestes, sa posture, son expression, ses mouvements. Sans le vouloir, les photographies de Hans Namuth suggèrent que le corps de l’artiste se mettant en scène devient plus important que l’objet-peinture – ce qui ouvrira la voie aux performances et aux happenings, dans la seconde moitié du XXe siècle.

Roman Opalka ou la matérialisation du temps vécu

30D’autres peintres ultérieurs, comme Roman Opalka, ont pour objectif de créer le temps à même la toile, de le rendre perceptible, lisible, à la fois dans le processus de création et dans la réception de l’œuvre. Ici, la toile du peintre suggère un temps vécu et assumé comme tel.

31Roman Opalka choisit de matérialiser le temps. En effet, en 1965, Opalka prend la décision de matérialiser la durée, de produire une image du temps dans son irréversibilité, par l’intermédiaire de chiffres. C’est, dit-il, « le programme de toute une vie14 ». Son œuvre est donc l’objectivation d’une idée : il prend la décision, à partir de 1965, de mettre en place un programme pictural, « OPALKA 1965/1- ∞15 ».

32Il décide d’écrire les nombres, d’un à l’infini, et va donc se mettre à remplir des toiles (toutes de dimensions identiques, 196 x 135 cm) de nombres, les uns à côté des autres. Un seul titre pour un seul programme, et une seule date, 1965, l’année de la naissance du concept : cette œuvre est programmatique, conceptuelle. Toutes ses peintures, à partir de 1965, sont liées à une seule idée : écrire les chiffres du temps qui passe ; chaque tableau est en fait un détail de l’ensemble du programme. Son œuvre est chiffrée, le temps lui est compté. La limite temporelle de l’œuvre sera sa propre mort (en 2011). Numération du temps qui passe, et qui lui rappelle – inéluctablement – sa progression vers la mort : Roman Opalka est un être-pour-la-mort ; son œuvre, une sorte de compte-à-rebours inversé.

33En s’engageant dans son premier détail (Détail 1-35327, 1965, tempera sur toile, 196 x 135 cm, Lodz, musée Sztuki), l’artiste a réduit les moyens plastiques à l’essentiel : réduction de sa palette au noir et blanc ; réduction de sa vie à un seul et unique programme. Opalka est programmé pour la mort – comme tout un chacun, mais lui l’écrit et le peint chaque jour. Ce rituel est pour lui une façon de rendre encore plus visible la dimension humaine du temps qui passe.