Colloques en ligne

Marc Courtieu

Voyager dans le temps, ou dans l’espace ? Incursions dans les littératures d’Extrême-Orient

1Voyager dans le temps ? Voyons le PetitRobert : « voyage : déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné », ou le Littré : « chemin qu’on fait pour aller d’un lieu à un autre lieu qui est éloigné ». Voyager se fait donc d’abord dans l’espace géographique, et ce n’est qu’en un sens figuré qu’on parlera de voyage dans le temps, même si la métaphore s’est largement figée – Bergson, on le sait, avait montré combien il nous était presque impossible d’éviter les images spatiales (écart, distance, etc.) pour évoquer, et même penser, le temps.

2Je propose ici un petit voyage au sens propre, à la rencontre de conceptions du temps très différentes des nôtres, celles d’Extrême-Orient, vues à travers des romans chinois et japonais. Voici ce que Philippe Forest dit de son expérience de la littérature japonaise :

Lisant quelques-uns des beaux livres dont la littérature japonaise est faite, j’ai eu le sentiment qu’ils étaient écrits dans la plus étrangère des langues mais que leur étrangeté même, en un tour paradoxal, devenait la condition d’une troublante proximité1.

3Sur ce sentiment mêlé je voudrais proposer un éclairage. Aurait-il pour une part son origine dans la rencontre avec d’autres pensées du temps, déroutantes pour nous ? Telle est en tout cas la piste que je vais suivre dans mon petit voyage à travers l’Asie – un peu, en somme, comme Marco Polo, m’étonnant souvent, m’émerveillant presque toujours…

Japon

4Commençons avec Oreillerd’herbes, petit livre écrit en 1906 par Natsumé Sôseki, rapidement devenu un classique de la littérature japonaise, qui a pour personnage principal un peintre qui se retire dans une auberge de montagne pour trouver la tranquillité nécessaire à son travail. Dans ce paysage de brumes où « les nuages et les eaux se rejoignent », où les voyageurs « disparaissent dans le printemps, leurs composantes transformées en éther invisible, sans laisser la moindre trace entre le vaste ciel et la vaste terre », le temps lui aussi semble éthéré et évanescent, immesurable et vague (« j’entends par vague tout ce qui est insaisissable, mais non pas faible »). Le narrateur lui-même se demande « s’il y en a qui sachent transmettre de façon immatérielle cette impression éthérée2 ». Et il oppose alors directement les conceptions du temps occidentale et orientale. La première est basée sur la discontinuité, la rupture introduites par ce qu’on appelle alors des événements, qui jalonnent et structurent le tissu temporel comme autant de balises, de repères servant à le mesurer, à l’étalonner, à le hiérarchiser. À cette conception qui nous est familière3, Sôseki oppose celle de sa propre civilisation :

Dans la situation mentale dans laquelle j’éprouve un contentement, il y a peut-être du temps, mais il n’y a pas de contenu d’événement qui se développe linéairement en suivant le cours du temps.

5Et il précise :

Si je suis content, ce n’est pas parce que A s’en va et que B vient, et que B disparaît et que C se produit. Je suis content de quelque chose qui, dès le début, demeure au même endroit insaisissable et profond.

6D’où cette conclusion :

Si la poésie convient pour exprimer une certaine sorte d’humeur, cette humeur ne doit pas faire appel à un événement contraint par le temps et avançant sur une voie linéaire4.

7Sôseki donne là un éclairage central sur ce qui peut constituer l’expérience du dépaysement éprouvé à la lecture de tant de romans extrême-orientaux : la notion d’événement, qui constitue le cœur de la conception occidentale du temps ainsi que des analyses, connexes, sur la narration et la narrativité5, est tout à fait étrangère à la pensée orientale.

8Mais voici qu’on lit, au détour d’une très belle méditation de Roland Barthes sur la place de l’incident dans la pensée japonaise, que le haïku, ce court poème japonais de trois vers, est « saisie de la chose comme événement et non comme substance6 »… La chose comme événement ? Ne sommes-nous pas en contradiction avec les réflexions de Sôseki, et Barthes ne serait-il pas lui aussi prisonnier des catégories de la pensée « occidentale » ? C’est bien sûr plus subtil que cela. Dans notre conception de l’histoire (et des histoires racontées par le roman), les événements sont appréhendés et saisis comme substances, avec tout leur poids : la Révolution française, la Première Guerre mondiale, etc., et la périodisation historique s’organise et se structure autour de ces événements, fussent-ils culturels, comme la Renaissance. Au contraire, les événements évoqués par les haïkus, infinitésimaux (le saut d’une grenouille dans un étang…) font du temps une « poussière d’événements que rien, par une sorte de déshérence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire, diriger, terminer », ils ne sont qu’« une sorte de balafre légère tracée dans le temps7 ». Ne serait-ce pas cette forme poussiéreuse du temps à la japonaise, cette absence de rupture violente qui donne ce ton si singulier au roman, à l’esthétique si proche de celle du haïku, de Sôseki ?

9Autre écrivain japonais, et autre univers, dans lequel la confrontation des deux mondes est plus violente : Yukio Mishima, tiraillé, on le sait, entre la tradition, immémoriale, intemporelle, de son pays, et la modernité imprégnée d’occidentalité. C’est ainsi que LePavillond’or, récit inspiré d’un fait divers, c’est-à-dire la quintessence même d’un événement (en 1950, un jeune bonze a provoqué volontairement l’incendie du fameux temple de Kyôto), contient en même temps de très nombreuses considérations et réflexions sur l’intemporalité du sanctuaire. Le personnage se vit comme à cheval sur deux mondes, déchiré entre eux : l’éternité d’un côté (« Jamais le Pavillon d’or n’avait déployé plus forte beauté, […] au-dessus du monde des réalités, sans nul lien avec ce qui se passe […]. Rien, ici, ne passait ; rien, ici, ne changeait8 »), le temps violent du présent de l’autre. En annihilant la première à travers l’incendie du temple, il entend faire triompher le second, exprimant ainsi l’irréconciliable « distance » entre deux conceptions du temps.

10D’où provient cet incommensurable « écart » ? Observant que les Japonais, dans les gestes les plus quotidiens, procèdent « tout à l’envers9 » de nous (ils poussent le fil dans le chas de l’aiguille maintenue immobile, c’est le tissu qui va vers l’aiguille lorsqu’ils cousent, ils scient en tirant l’outil à eux et non en le poussant, etc.), Claude Lévi-Strauss fait cette réflexion :

La pensée occidentale est centrifuge ; celle du Japon centripète […]. Au lieu, à notre façon, de faire du sujet une cause, la pensée japonaise y voit plutôt un résultat […]. Comme les gestes que l’artisan exécute toujours vers soi, la société japonaise fait de la conscience de soi un terme.

11C’est ainsi que « la vie japonaise est dominée par le sens du relatif et de l’impermanence10 ». À l’origine du sentiment d’étrangeté qui nous occupe, n’y aurait-il pas la rencontre de ce caractère centripète de la pensée japonaise ? Au Japon, le temps n’est pas cette entité abstraite, liée à l’individu qui la pense, et à l’intérieur de laquelle se passent les événements, qui fait très largement notre cadre de pensée. Il est vu comme un flux continu et évanescent de micro-événements, comme le flot d’une « poussière d’événements11 ». Significatif est à cet égard LePavillond’or : au cœur de l’âme du protagoniste se noue le conflit entre la fameuse « flèche du temps » à l’occidentale, cet axe temporel orienté, récusant tout flou, sur lequel se placent les événements, toujours plus ou moins violents, comme l’incendie du temple – et le temps infini de ce même temple, juxtaposant des présents infinitésimaux sans solution de continuité, éternisés, mythifiés – détemporalisés, pourrait-on presque dire12. Voyage dans le temps, ou plutôt voyage vers une pensée du temps dépaysante, on le disait…

Chine

12Dépaysante, la lecture de romans chinois ne l’est pas moins. Prenons, presque au hasard, LaMontagnedel’âme, de Gao Xin Gjiang, qui décrit le voyage plus ou moins initiatique de deux personnages : l’un, « je », sorte de double de l’auteur peut-être, marche au hasard, de parcs naturels en temples bouddhistes, de centres culturels en ermitages taoïstes, de rencontres en rencontres ; l’autre, « tu », part en quête de « la montagne de l’âme », lieu mystérieux et à l’existence problématique dont, dès l’entame, il est dit que « tout est à l’état originel là-bas13 ». Là aussi on peut lire un certain nombre de réflexions sur le romanesque, et ce qui à cet égard différencie l’Orient et l’Occident. C’est ainsi que « je » rencontre un critique, qui lui reproche tour à tour de ne pas écrire une histoire avec « une introduction, puis un développement, enfin un point culminant et une fin », puis de ne savoir « camper des personnages », enfin d’être « un moderniste qui tente en vain d’imiter l’Occident14 ». Le chapitre s’achève par toute une série de questions sans réponse sur ce que peut bien être l’essence du roman, sur la nécessité d’une linéarité pour la narration. Et, tout comme le « récit » qu’on lit manque, aux yeux du critique, de tout repère, des événements destinés à le baliser, le voyage, dans ses deux dimensions spatiale et temporelle, omet tout ce qui pourrait être pensé comme frontière ou cadre, repère ou limite. On passe d’une époque à l’autre, on glisse d’un lieu à l’autre de manière de moins en moins sensible :

Un village mort, couvert de neige ; à l’arrière, de hautes montagnes silencieuses, enneigées aussi […]. Pas de couleur, on ne sait si c’est la nuit ou le jour, l’obscurité émet une certaine lumière, la neige semble continuer à tomber, effaçant les traces de pas […]. Qu’y a-t-il ? Rien, j’ai dû rêver, dans mon rêve il neigeait dans un village, le ciel dans la nuit était éclairé par la neige, cette nuit était irréelle, l’air était froid, ma tête vide.

13Au bout de sa quête, « tu » monte sur le glacier de la montagne, sa silhouette s’estompe progressivement :

Tu trébuches, tu tournoies, tu reviens sur tes pas, tu as perdu la force de te contrôler, tout n’est qu’effort inutile, désir flou […]. Une limpidité inconnue, tout est si pur, une légèreté difficile à réaliser, une musique silencieuse qui devient transparente, arrangée, tamisée, épurée, tu tombes, mais tu flottes pendant ta chute, tu es léger, ni vent, ni obstacle, […] le fil de la vierge de tes souvenirs […] est fin comme un cheveu […], il perd sa forme et se disperse, devenant un minuscule rai de lumière avant de se transformer en autant de grains de poussière infinis15.

14Sons et lumières se mélangent, les temps deviennent de plus en plus indistincts, l’espace est frappé d’une irréalité de plus en plus forte, le temps est une continuité évanescente de laquelle rien n’émerge que d’impalpables sensations, de menues émotions, espace et temps sont des flux, issus du Vide et du silence originels dont ils sont imprégnés, et auxquels ils sont destinés à retourner.

15Une nouvelle singularité ici se fait jour. Alors que nous comblons tous les vides du monde par des histoires, que nous emplissons tous les effrayants gouffres du monde et de l’histoire d’événements ordonnés selon des récits, dans la pensée chinoise, c’est le Vide qui joue ce rôle, et de façon dynamique :

Le Vide n’est pas, comme on pourrait le supposer, quelque chose de vague et d’inexistant, mais un élément éminemment dynamique et agissant […]. Il constitue le lieu par excellence où s’opèrent les transformations16.

16Ce Vide, illustré par le signe du Yin, le trait brisé du Livredesmutations, c’est aussi le fameux moyeu de la roue dont « les auteurs taoïstes disent que grâce à son vide, il peut faire tourner la roue17 ». Ce Vide, ce silence aussi bien, est au commencement et à la fin, mais également au cœur du mouvement des transformations. Cette sorte de suspens entre deux silences, de rythmique qui balance entre deux vides tout en en étant imprégnée, c’est bien cela qu’on retrouve dans le roman de Gao.

17Évoquons une autre œuvre chinoise, non moins déroutante : BonsbaisersdeLénine, de Yan Lianke. D’apparence, ce roman, qu’on pourrait presque ranger dans la catégorie du picaresque, semble plus familier, avec les nombreuses péripéties de son histoire : pour attirer les touristes dans leur coin perdu des montagnes, toute une bande d’infirmes et de gens difformes cherchent à rassembler l’argent nécessaire à l’achat et au transfert de la momie de Lénine dans leur village. Si LaMontagnedel’âme illustre le glissement impalpable du silence et du Vide au plein de la vie pour en définitive y replonger, BonsbaisersdeLénine illustrerait plutôt cette manière dont je parlais de percevoir le temps comme un flux continu et sans ruptures, fait de « transformations silencieuses18 ». La structure du roman est singulière : chaque chapitre est longuement commenté dans une série de notes qui donnent des renseignements plus ou moins historiques, plus ou moins inventés, notes souvent aussi (voire plus) longues que le récit lui-même, et qui jouent à donner une contextualisation historique, tout en la déjouant simultanément. Très rapidement, toute linéarité se perd, les époques se mêlent et s’entrecroisent, atténuant puis faisant disparaître toute discontinuité entre elles.

18À propos des deux grands courants de la pensée chinoise (le confucianisme, le taoïsme), François Cheng précise qu’ils sont « non pas tant divergents que complémentaires » :

L’homme confucéen est engagé, il a éminemment le sens du Temps et du devenir graduel, l’homme taoïque dont le regard est tourné vers le Ciel recherche d’emblée l’entente innée avec l’Origine qui transcende le Temps19.

19C’est ainsi que, dans la conception chinoise, « le devenir humain et l’histoire » suivent « un double mouvement », linéaire (c’est « la mutation changeante ») et circulaire (c’est « la mutation non changeante »). C’est ce double mouvement qu’on retrouve peut-être dans BonsbaisersdeLénine, où le versant linéaire (confucéen ?) de la narration est contrebalancé, équilibré par l’aspect circulaire (taoïque ?) que donnent les notes de fin de chapitre.

20On l’aura compris, beaucoup de choses se jouent autour de la notion d’événement, à nous si coutumière, redisons-le, à nous indispensable – si étrangère à la pensée chinoise. Dans la pensée occidentale, écrit François Jullien,

l’événement n’est pas seulement ce qui accapare l’attention, il est aussi ce qui structure le récit et sert à sa dramatisation […]. La culture européenne pourrait être définie, je crois, comme une culture de l’Événement. Par la rupture qu’il produit et tout l’inouï qu’il ouvre, par ce qu’il permet de focalisation, […] l’événement détient un prestige auquel elle n’a jamais renoncé […]. Sur notre scène littéraire également, tout a concouru à mettre en valeur le vertige attirant, subjuguant, de l’événement

21Par contraste,

le propre de la pensée chinoise […] n’est-il pas précisément de dissoudre l’événement ? […] S’attachant aux phénomènes de transition s’opérant à tout instant, la pensée chinoise ne pouvait que tendre à résorber le prestige de l’événement.

22Il y a donc « opposition entre une pensée des processus et une pensée des essences ». La séduction teintée d’étrangeté des romans chinois vient alors peut-être, pour une bonne part, de cela : ils sont empreints d’une

défocalisation et [d’une] dédramatisation qui nous libèrent de l’émotion que l’événement suscite en attirant l’attention […]. L’événement n’y est plus qu’un avènement continu, non plus de l’ordre de l’effraction mais de l’émergence : au lieu de faire surgir un autre possible, il ne s’entend que comme la conséquence de maturations si subtiles qu’on n’a pas su, ordinairement, les suivre et les observer20.

23C’est ainsi que la Chine pense les processus dans la durée, sans jamais penser un Temps abstrait et subsumant. Les temps (au pluriel) sont pensés comme rythmes : des heures, des jours, des saisons, des ères qui se croisent, se superposent, se fondent.

24LaMontagnedel’âme, BonsbaisersdeLénine : ces deux romans, chacun à sa manière, sont pénétrés de ces rythmes, les disant en même temps qu’ils y sont soumis. Cette vision, qu’on pourrait presque dire météorologique, mélangeant le temps qui passe et le temps qu’il fait, c’est cela qu’on y trouve, et cette attention aux saisons, aux couleurs du ciel, aux nuages. À la lecture de ces romans, on fait finalement l’expérience singulière « d’un sens non pas insistant, mais évasif et toujours plus lointain21 ».

En guise de conclusion

Je ne sais pas que je ne comprends rien, je crois encore que je comprends tout […]. Le mieux, c’est de faire semblant de comprendre […]. En réalité, je ne comprends rien, strictement rien. C’est comme ça22.

25C’est ainsi que s’achève le roman de Gao. D’éminents spécialistes des pensées et des littératures chinoises ou japonaises trouveront peut-être que j’ai fait nombre d’approximations, de raccourcis, voire d’erreurs montrant que je n’ai « strictement rien compris »… Ce serait ne pas avoir tout à fait saisi mon propos : il s’est bien plutôt agi d’exposer les impressions ressenties par un voyageur, sans doute un peu ingénu, lors d’incursions dans les œuvres littéraires de ces pays si éloignés de nous à tous points de vue, que d’exposer les conceptions chinoise ou japonaise du temps. J’invoquerai une dernière fois Roland Barthes, qui écrit au début de L’Empiredessignes :

L’Orient et l’Occident ne peuvent être pris ici comme des « réalités », que l’on essaierait d’approcher et d’opposer historiquement, philosophiquement, culturellement, politiquement […]. L’Orient me fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de « flatter » l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre23.

26C’est cette déprise, si séduisante, dont j’ai ici tenté une approche qui, je l’espère, ne contiendra pas trop de méprises.