Colloques en ligne

Snježana Šimić

La photographie comme machine temporelle

Effet de présence

1La photographie, à première vue, n’est pas un art ou un médium temporel : elle ne se développe pas « dans le temps », elle est statique, immobile. Pourtant, depuis la naissance de la photographie, lui est attribué le pouvoir d’arrêter les moments passés. Notre objectif est d’essayer de rendre compte de la temporalité de l’image photographique en partant de ces deux tendances, l’une mécanique, l’autre psychologique, qui certes ne réussissent pas à établir le caractère chronique de l’art photographique, mais qui, précisément à cause de leur échec, font ressortir une temporalité (photographique) plus authentique et nous aident à catégoriser les images temporelles que produit la photographie.

2Du point de vue de son usage quotidien, la photographie nous renvoie à un événement passé, et nous place donc dans un rapport temporel avec nous-mêmes et notre monde. Pour cette raison banale, la photographie est temporelle pour chacun d’entre nous. Cela ne surprend pas : il s’agit d’une thématique abordée, directement ou indirectement, par toute une génération de théoriciens1. Aujourd’hui, avec un écart critique, une nouvelle génération de spécialistes de la photographie remet en question cette approche dite essentialiste2. Bien que la critique porte surtout sur la question du transfert de la réalité (ou du rapport réalité/image), la question du temps en photographie est incontournable. Ainsi, dans un article récent paru dans la revue Études photographiques, André Gunthert affirme que la photographie, certes, engendre un effet de présence, mais qu’à l’instar de toute autre archive, elle « propose un état définitivement figé du passé – un arrêt du temps plutôt qu’un transfert de réalité3 ». Il dénonce également « la composante psychologique de l’argumentaire du réalisme indiciel4 ». Dans le même numéro des Études photographiques, Joel Snyder revient sur l’article d’André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », sur quelques textes qui s’en inspirent (voire le copient), et sur ses propres premiers textes sur la photographie. Selon lui, l’objectivité de la photographie est un « mythe moderne », mythe qui est « fait de fantasmes, de désir et de compulsion » et constitue en réalité une illusion trouvant sa source dans la dualité originelle de la psychologie humaine déchirée entre la raison et des croyances « opaques [qui] résistent à nos raisonnements5 ».

3Roland Barthes, qui fait parfois figure de bouc émissaire, parle du « sentiment de “dénotation6” », et note que

ce statut purement “dénotant” de la photographie, la perfection et la plénitude de son analogie, bref son “objectivité”, tout cela risque d’être mythique (ce sont les caractères que le sens commun prête à la photographie7).

4Il semblerait que la raison qui nous amène à croire que la photographie nous offre un accès à la réalité passée soit double : il y a d’une part sa perfection mimétique visuelle, d’autre part la spécificité mécanique du médium. L’effet de dénotation est-il une pure illusion psychologique ? La place nous manque ici pour entreprendre de répondre à une question aussi vaste. Notons cependant, avec André Gunthert, que les hommes ont tendance à identifier « l’enregistrement à une forme de conservation substantielle8 », et que la photographie, qui présente une concrétisation technique de ce phénomène, ne fait pas en l’occurrence figure d’exception. Par conséquent, on ne s’étonne pas que l’écrivaine anglaise Elizabeth Eastlake écrive dès 1857 que « [c]haque forme qui est tracée par la lumière est l’impression d’un moment, d’une heure ou d’un âge donné dans la grande marche du temps9 ».

5D’une certaine manière, c’est ce mythe-là qui nous intéresse. Est-il une manifestation du souci humain de perdurer, de vaincre le temps ? Ou, plus simplement, du désir de rendre compte de notre existence et de la temporalité qui lui est propre ? Quoi qu’il en soit, c’est aussi grâce à cette « fausse certitude » que la temporalité peut être problématisée en photographie. C’est à partir de cette croyance « naïve », irrationnelle, que, paradoxalement, la photographie s’ouvre à une réflexion sur le temps. L’idée que la photographie peut arrêter le temps ou le représenter n’est pas fondée. Mais questionner cette idée reçue peut s’avérer très profitable pour les photographes, et en même temps très déstabilisant10 pour les spectateurs. Quand il s’interroge sur le rapport entre dénotation et connotation en photographie, Barthes se demande si « une pure dénotation, un en-deçà du langage » est possible11 :

Si elle existe, ce n’est peut-être pas au niveau de ce que le langage courant appelle l’insignifiant, le neutre, l’objectif, mais bien au contraire au niveau des images proprement traumatiques : le trauma, c’est précisément ce qui suspend le langage et bloque la signification [...]. Les photographies proprement traumatiques sont rares, car, en photographie, le trauma est entièrement tributaire de la certitude que la scène a réellement eu lieu : il fallait que le photographe fût là (c’est la définition mythique de la dénotation12).

6C’est donc à une impossibilité substantielle de représenter le temps que nous sommes confrontés. Et pourtant, cet impossible nous est donné comme possible, ou du moins comme saisissable. Par conséquent, c’est dans cette tension entre traumatique et esthétique que la dimension temporelle se crée : Arnaud Claass, dans son livre intitulé Du temps dans la photographie, écrit ainsi que « l’image photographique tire une partie de son pouvoir de sa “limitation” même13 ».

Art de l’espace, art du temps

7C’est probablement cette limitation et le caractère discontinu de l’image qui ont incité Éphraïm Lessing, dans son célèbre Du Laocoon (1766), à classer les arts picturaux dans la catégorie des arts de l’espace :

les moyens et les signes employés dans l’imitation par la peinture et par la poésie sont de nature différente, l’une se servant de figures et de couleurs dans l’espace, et l’autre de sons articulés dans le temps ; [...] les signes coexistant dans l’espace ne pourront exprimer que des objets qui coexistent, ou dont les parties coexistent ainsi ; [...] les signes qui se succèdent dans le temps ne seront propres qu’à rendre les objets qui se succèdent, ou dont les parties se succèdent dans le temps14.

8Lessing tente d’en finir avec l’ut pictura poesis15. Voix de la modernité et de la raison, il y voit une confusion entre les arts qui se développent dans le temps, comme par exemple la littérature, et ceux qui se présentent dans l’espace. Par conséquent, il semblerait que la photographie, à un niveau strictement formel, ne puisse être un art du temps. Ce qui nous intéresse ici n’est nullement de savoir si Lessing a raison ou pas, mais de comprendre de quelle temporalité il parle. En effet, selon lui, est temporel ce qui se déplace dans l’espace. Cette conception du temps linéaire et continu a été mathématiquement formalisée par Newton, mais elle correspond aussi, dans notre univers culturel, au sentiment intime de l’écoulement du temps16. En outre, cette idée de la succession des instants correspond à la temporalité des horloges.

Image-instant, image-durée, image pluri-temporelle

9Aussi notre expérience du temps nous amène-t-elle à le confondre avec deux modes17 temporels : l’instant et la durée. L’avènement de l’instantanéité photographique semble correspondre à la naissance d’un outil capable d’attraper le temps et de révéler sa vraie nature. Par définition, la photographie devrait capter des instants dont la succession devrait transcrire la durée ; mais les choses ne sont pas aussi simples. Reconstituer le temps et le mouvement en fonction d’un espace parcouru revient à retomber dans le vieux paradoxe d’Achille et de la tortue : Achille, en effet, ne rattrapera jamais la tortue, car l’espace est divisible à l’infini. Cette impossibilité fondamentale de rendre compte de la durée au moyen de la succession des instants dans l’espace se manifeste déjà dans la chronophotographie de Muybridge :

Ce que nous dit la chronophotographie, c’est que les pattes du cheval se présentent dans les positions p1, p2, p3... selon la succession échelonnée des instants t1, t2, t3... Georges Didi-Huberman est fondé à écrire que la chronophotographie est, en ce sens, fallacieuse, parce qu’elle ne saurait rendre compte de la durée. [...] [L]es instants successifs de la chronophotographie seraient alors en quelque sorte les vertèbres séparées et mises à nu de la colonne temporelle18.

10Si l’illusion que constitue l’effet de présence est psychologique, celle d’après laquelle le temps serait représentable à travers des instants spatialisés en photographie est de caractère mécanistique. Mais, nous l’avons déjà dit, c’est probablement cette double impossibilité qui pousse les photographes à expérimenter. Se référant à Baudelaire et à Benjamin, Didi-Huberman note ainsi que

l’inflexion tourbillonnaire de la destruction (secouer le joujou, le cogner contre les murs, le jeter par terre, etc.) ne va pas sans l’inflexion structurale d’un authentique désir de connaissance (expérimenter le mécanisme, faire recommencer le mouvement en sens inverse, etc.). Comment ne pas admettre que, pour savoir ce que c’est que le temps, il faut aller voir comment marche l’horloge de maman ? Et qu’il faut, pour cela, prendre le risque ou s’abandonner au plaisir de la démonter plus ou moins anxieusement, systématiquement ou violemment, c’est-à-dire de la casser19 ?

11Les photographes aussi jouent avec le temps, et le cassent par conséquent dans le désir de le comprendre. Par suite, nous pouvons distinguer au moins trois catégories d’images temporelles qui résultent de cette attitude : l’image-instant, l’image-durée et l’image pluri-temporelle. Cette nomenclature (non exhaustive) nous permet de voir comment les pratiques photographiques, en s’articulant autour des deux notions d’instant et de durée, peuvent questionner le temps.

12L’image-instant est celle qui exploite le pouvoir technique qu’a la photographie d’arrêter un instant très court de notre expérience. Claass, par exemple, distingue au moins quatre moments photographiques, dont le premier serait le moment crucial20. Cet instant peut être rapproché du fameux instant décisif de Cartier-Bresson. L’idée serait que ces images captent un instant plus important que d’autres. Deleuze se sert à ce propos du concept antique de nûn : il s’agit d’un instant privilégié s’opposant aux instants quelconques21, qui, eux, sont pur évanouissement, présent qui passe – ou qui constituent, peut-être, des instants mathématisés, des points dans un temps abstrait. En tout cas, aujourd’hui, c’est cet instant-ci, l’instant indifférent, qui sert au photographe (de rue surtout) à revisiter et à renouveler ses pratiques. Ainsi, un photographe comme Paul Graham ne cherche plus à capter les instants privilégiés, qui nous paraissent gorgés de sens, mais au contraire les instants en apparence insignifiants ; toutefois, ce refus de scander le temps est à double tranchant : car « [v]ouloir “éviter” les instants décisifs comme pics ne fait, d’une certaine manière, qu’en affirmer ex negativo la prégnance22 ».

13Cette oscillation est présente aussi dans une autre sous-catégorie des images-instant, qui réunit des images caractérisées par une super-instantanéité. Pour Claass, ce type d’images offre un moment subitiste où la clarté survient soudainement, où l’image « jaillit avec la sensation23 ». Les œuvres de Michael Ackerman ou d’Antoine d’Agata constituent de bons exemples de cette pratique photographique. De l’autre côté du spectre, il y a, par ailleurs, les photographies super-instantanées de certaines pratiques acrobatiques. Dans cette perspective, le « parkour » (en anglais le freerunning) est un bon motif, car le corps, dans les sauts de cette discipline, se trouve souvent dans des positions improbables, presque toujours dans un cadre urbain et sans aucun équipement. Ces images photographiques montrant des corps qui semblent chuter librement donnent la sensation d’un pur évanouissement, et d’un déséquilibre qui remet en question la stabilité du monde visible et sa temporalité. Cependant, l’image-instant n’est pas toujours « dérangeante », elle est habitée parfois par un moment fluvial (pour utiliser à nouveau la terminologie de Claass) où « rien [ne] bouge », mais où le temps semble « couler comme un fleuve24 ». Ce sont les photographies de paysage (par exemple les Seascapes de Hiroshi Sugimoto) ou encore les images montrant des complexes architecturaux déserts (voir Souvenir d’un futur de Laurent Kronental) qui suscitent des impressions de cette sorte. Ici, le surgissement d’une temporalité dans l’image s’opère de façon calme et réflexive, et conduit déjà à une pensée de la durée.

14L’image-durée, de son côté, est celle qui tente, par le biais des moyens photographiques, de revitaliser un écoulement du temps, un morceau de flux existentiel. Le procédé photographique qui s’impose ici est l’exposition prolongée. D’une certaine manière, c’est l’autre facette de la chronophotographie. Si cette dernière nous a donné envie de chercher des instants de plus en plus courts, elle nous a aussi montré que ce n’est que dans la succession continue des instants discontinus qu’une durée (saccadée) peut être reconstituée. Certes, encore une fois, la durée ne pourra jamais être recomposée stricto sensu. Mais cet obstacle ultime ne fait que stimuler les photographes. L’image-durée se présente souvent sous la forme floue et vague de la traînée du mouvement spatialisé, comme par exemple dans les images de Matthew Pillsbury. Ce flou est parfois tellement dense qu’une foule de gens (on pensera aux photographies d’Alexey Titarenko) devient un nuage épais, informe, et donne l’impression qu’on est en présence d’une matière temporelle, d’une matière-flux. Si cette « lecture » est possible, c’est parce que le modèle mécanique est remplacé par le modèle bergsonien de la durée, les coupes immobiles par les coupes mobiles25, l’étendue par l’intensité qui s’accomplit dans une synthèse perceptive immédiate. « Ce qu’il faut penser en effet, c’est un mode de conservation du temps qui ne soit pas contradictoire avec sa succession ininterrompue elle-même26 », écrit Frédéric Worms. Ce qu’il faut penser, c’est une image-mouvement, pour reprendre la locution que Deleuze applique au cinéma, mais qui peut être aussi bien, selon nous, appliquée à la photographie, car, de toutes les façons, le mouvement réel du cinéma provient de l’image même, et non pas d’un mécanisme d’entraînement des images qui, lui, est fallacieux, comme est fallacieuse la chronophotographie. C’est peut-être le projet photographique de Sugimoto, Theaters, où l’artiste enregistre dans un seul cliché l’écoulement d’un film entier, qui illustre le plus exactement cette notion, puisque ces images montrent, photographiquement, le mouvement cinématographique « détaché du véhicule ».

15Reste ce que nous appellerons l’image pluri-temporelle. Il s’agit d’une image typiquement contemporaine. Non que le montage photographique qui lui est propre ait été étranger à la photographie jusqu’à ces dernières années (au contraire, sa naissance coïncide avec celle de la photographie) : mais l’image pluri-temporelle se nourrit des techniques et des procédés numériques. Aussi ce perfectionnement technique permet-il à ces images d’être composées parfois d’une centaine d’images-mères et de rester, en même temps, très plausibles. Prenons, par exemple, les photographies de Barry Frydlender ou celles d’Adam Magyar. À première vue, elles semblent représenter des situations urbaines banales, prises à la sauvette, à l’instar d’une photographie instantanée. Elles revisitent ainsi la temporalité et l’authenticité de l’instant photographique (traditionnel), tout en s’appuyant sur son mythe persistant. Nous revenons ici au début de notre analyse, et nous pouvons voir comment cet effet de présence peut être mis au cœur d’un questionnement artistique et temporel. Pourtant, « le résultat esthétique » est le même : on assiste à la démythification d’un temps linéaire, abstrait et spatialisé. On peut certes dire que la photographie est du temps mis en espace, mais à cette condition que l’espace lui-même soit conçu en termes de temps. Les photographies composites démontent littéralement l’unité temporelle de l’image, non pas seulement pour en monter une autre, multiple, mais aussi pour interroger son fonctionnement. Dans la série Imagine finding me, Chino Otsuka introduit dans ses photographies d’enfance une autre photographie d’elle-même, cette fois-ci adulte. L’effet qui en résulte est, bien sûr, perturbant pour les spectateurs, moins parce que deux temporalités différentes sont juxtaposées que parce qu’elles sont visuellement indissociables.

16Cet effet est comparable à celui que Didi-Huberman nomme, à partir des thèses de Benjamin, l’effet de connaissance visuelle. Néanmoins, il souligne que cette « connaissance » relève plutôt d’un savoir-faire (d’un können) que d’un savoir (d’un wissen) à proprement parler. Ce sont les procédures (techniques) qui importent, et « la fonction déterritorialisante de ces procédures : [...] le rapprochement du “gros plan” photographique et [le] “ralenti” cinématographique, qui, en allemand, se dit justement Zeitlupe, la “loupe temporelle”,­ quelque chose comme une machine à grossir visuellement le temps27 ». Et si l’image photographique est capable d’accueillir le temps, c’est justement parce qu’elle partage avec lui, d’une part une radicale irréductibilité aux concepts, d’autre part une inaliénable capacité à se donner comme une intuition qui nous déborde.