Colloques en ligne

Serge Margel

La fable du corps mystique. Michel de Certeau et les épiphanies de la disparition

1La mystique, le corps mystique, la fable du corps mystique. La question est d’abord lexicale. Avant de se demander quelle fonction générale remplit la mystique dans le champ des sciences sociales, avant de s’interroger sur la manière dont ces sciences traitent la documentation mystique (iconographies, archives, témoignages), pour l’ériger en objet de savoir, donc avant de parler des conditions d’une science mystique, voire de mystique, de la mystique, toute la question tourne autour d’un problème lexical. C’est la différence entre « mystique » comme adjectif et « mystique » comme substantif. J’aimerais en rester là pour le moment, entre l’adjectif et le substantif. Sur cette différence, j’insisterai à vrai dire pour deux raisons majeures, qui traversent l’œuvre entière de Michel de Certeau, et en particulier les textes réunis dans les deux volumes de La Fable mystique1. Entre l’adjectif et le substantif, Certeau marque une double topique, qui se croise et s’articule. La première concerne les historicités mystiques, pour reprendre le titre du texte qui ouvre La Fable mystique II, et la seconde l’anthropologie du corps mystique, ou la science du « corps manquant », comme l’écrit Certeau lui-même. Hypothèse de travail, c’est beaucoup dire, hypothèse de lecture en tout cas, pour aborder ici la question du corps mystique dans son historicité, ou dans l’histoire d’une différence lexicale entre adjectif et substantif, on pourrait dire aussi, entre attribut et sujet, propriété et objet. Mais citons Certeau lui-même, un texte qui ouvre la deuxième partie de La Fable mystique I :

« Mystique » un cas particulier, mais qui nomme une prolifération lexicale dans un champ religieux. Le mot se multiplie à la fin du Moyen Âge. Il désigne une opération à faire sur les termes qu’il affecte, par exemple « rose », «  jardin » ou « sens ». À cet égard, il a une portée à la fois pragmatique et métalinguistique : il précise une façon d’utiliser et d’entendre les expressions qu’il surdétermine. Il est d’abord adjectif. Il s’ajoute, comme un mode d’emploi spécial, aux unités substantives déjà constituées par le langage. Il désigne des « façons de faire » ou des « façons de dire », des manières de pratiquer la langue. Peu à peu, en se complexifiant et en s’explicitant, ces pratiques adjectives sont rassemblées en un champ propre que repère, dès la fin du XVIe siècle, l’apparition du substantif : « la mystique ». La nomination marque la volonté d’unifier toutes les opérations jusque-là disséminées et qui vont être coordonnées, sélectionnées (qu’est-ce qui est vraiment « mystique » ?) et réglées au titre d’un modus loquendi (une « manière de parler »). Alors le mot ne se moule plus, comme le faisait l’adjectif, sur les unités substantives d’un grand récit unique (« biblique ») pour en connoter les multiples appropriations ou intériorisations spirituelles. Il fait lui-même texte. Il circonscrit l’élaboration d’une « science » particulière qui produit ses discours, spécifie ses procédures, articule des itinéraires ou « expériences » propres, et tente d’isoler son objet2 .

2Mystique est d’abord un adjectif. C’est un terme dont la fonction lexicale relève du métalangage, puisqu’il s’ajoute aux expressions qu’il surdétermine. Prenons, par exemple, le terme rose, dans la « rose mystique », qui désigne le nom symbolique de Marie dans l’Église catholique, et surtout employé dans les Litanies de Lorette. Prenons encore le « jardin mystique », qui renvoie à l’image du jardin de Marie dans les peintures et les enluminures des XIVe et XVe siècles. Mystique, comme adjectif, désigne donc une façon d’être, une façon de faire, une disposition, une modalité, un régime métalinguistique, qui toujours transportent l’unité substantive d’un nom, la rose, le jardin, vers un autre plan du discours, sur une autre scène des représentations. Or, en se complexifiant et en s’explicitant, précise Certeau, en se développant ou se réfléchissant de plus en plus sur elles-mêmes, ces « pratiques adjectives » – c’est son mot – vont se transformer à la fin du XVIe siècle en unités substantives. C’est « la mystique ». Une science nouvelle, une science autonome, une science tout court, qui ne vient plus connoter des pratiques, déplacer des niveaux de sens et surdéterminer des discours, ou des manières de dire. Une nouvelle orientation du discours, qui coïncide avec le temps des réformes de l’Église, mais aussi avec l’avènement des grands mystiques « modernes », Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, qui font eux-mêmes l’expérience de cette transformation du « mystique », des pratiques au savoir, de l’adjectif au substantif.

3En devenant science particulière, en accédant au statut de savoir autonome, se libérant progressivement du discours théologique, du récit biblique, voire des autorités ecclésiastiques, la mystique va devoir désormais produire son propre discours, spécifier ses pratiques, définir ses types d’expérience, et inventer son objet. Mais toute la question est là, dans ce moment d’instauration disciplinaire, d’autonomie discursive, d’expérience propre, dans ce fondement d’une science nouvelle, d’une science mystique rigoureuse, qui se veut « objective ». À la différence des autres disciplines naissantes, ou renaissantes, la mystique semble comporter ceci de singulier, qu’au lieu de se construire dans l’unité d’un savoir, elle se divise dans la constitution du savoir. C’est la thèse de Michel de Certeau, qui s’énonce toujours dans le même texte, quelques lignes plus loin :

Une fois pourvue d’une unité substantive, la mystique devait déterminer ses procédures et définir son objet. Si, on le verra, elle a réussi la première partie de ce programme, la seconde lui était une tâche impossible. Son objet n’est-il pas in-fini ? Il n’est jamais que la métaphore instable d’un inaccessible. Chaque « objet » du discours mystique s’inverse en trace d’un Sujet toujours passant. La mystique ne rassemble donc ses pratiques et ne les règle qu’au nom de quelque chose dont elle ne saurait faire un objet (sinon mystique) et qui ne cesse de la juger en lui échappant. Elle s’évanouit en son origine. Sa naissance la voue à l’impossible, comme si, malade de l’absolu dès le commencement, elle mourait finalement de la question qui l’a formée3.

4La Mystique, désormais substantive, est une science divisée, irréductiblement fracturée entre une fonction et un objet, entre une manière de « déterminer ses procédures », et une manière de « définir son objet ». Pour une part, elle réussit. Elle décrit ses pratiques, en fait le répertoire, les classifie, en établit les critères, les normes, en articule les « itinéraires », en analyse les récits, la grammaire, la syntaxe, la rhétorique. Mais pour une autre part, elle échoue. Elle ne parvient pas, et ne parviendra jamais, insiste Certeau, à délimiter un champ d’objets précis, repérable, répétable, vérifiable. Et ce qu’il dit de cet objet « inexistant », pourtant nécessaire à la nouvelle science mystique, est décisif. Non seulement cet objet est « in-fini », dont la définition relève d’une « tâche impossible », n’étant « jamais que la métaphore instable d’un inaccessible ». Mais de plus et surtout, cet « objet » autour duquel se tournent, se rassemblent et se décrivent les pratiques, ne peut être que lui-même « mystique ». Autrement dit, à suivre l’argumentation, ces pratiques érigées en procédures descriptives ne peuvent plus se rassembler autour d’une unité substantive commune, d’un « objet » de référence, mais elles devront se rapporter à des propriétés adjectives, des attributs, des prédicats, auxquels tout objet fait défaut, et dont la référence révèle un manque originaire. Or, une science sans objet est-ce encore une science ? Un savoir qui ne peut ni dire ni montrer de quoi il est question dans les pratiques qu’il décrit, est-ce vraiment un savoir, un discours qui produit du savoir ? C’est la légitimité du savoir, ou d’une science mystique, qui se joue ici. Une science sociale, une science humaine, qui fait de la mystique un objet du savoir, mesurable, quantifiable, vérifiable, n’est-elle pas vouée au paradoxe même d’un objet mystique ? Soit cet objet disparaît dans le savoir, soit ce savoir se dissout dans cet objet.

5À vrai dire, Certeau n’affirme pas que la mystique est sans objet, mais que cet objet ne pourra jamais se définir comme un objet, ou se découper comme un champ unifié du savoir. L’objet de la mystique, comme science, est lui-même in-fini, inaccessible, évanescent, toujours disparaissant, détaché, séparé, en état de rupture permanent, ne pouvant jamais se dire qu’en position d’adjectif, qu’en régime attributif, métadiscursif, qu’en venant s’ajouter à son défaut d’origine, ou plus précisément qu’en indiquant le prédicat d’une disparition. À plusieurs reprises d’ailleurs, dans La Fable mystique, Certeau parle de cet objet de la mystique en termes de fantômes, une « théologie du fantôme », le « spectre de la disparition »4. « De cette science passante et contradictoire, survit son fantôme qui, depuis, hante l’épistémologie occidentale »5. L’objet de la mystique, comme science, un fantôme, un spectre. C’est un fantôme, en effet, un terme donc ou un substantif, qui jouerait ici le rôle, qui remplirait la fonction lexicale, paradoxale – mais néanmoins nécessaire à la constitution de la mystique comme science –, d’un pur adjectif, d’un attribut sans sujet ou d’une propriété sans objet. Mais parler de fantôme, c’est peut-être déjà trop dire, pour nommer désespérément ce qui manque au savoir mystique, ou pour faire de la mystique une science parmi les sciences. Car c’est ce qui lui manque justement qui en fait une science, mais une science radicalement différente des autres sciences. C’est ce qui d’elle-même « s’évanouit en son origine », qui en fait une science de la rupture, de la séparation, c’est ce qui disparaît de son objet, qui la constitue en savoir d’un objet in-fini. En somme, c’est ce qui lui échappe par principe, qui rend l’objet de la mystique mystique. Nous sommes donc ici plongés dans une situation épistémologique contradictoire, où une nouvelle discipline s’érige en s’effondrant, se fonde sur ses propres ruines. C’est l’hypothèse troublante, ou le paradigme certalien des ruines, d’un effondrement qui fonde, d’une rupture qui instaure, d’une science, dont ne survit que le fantôme.

6Mais de quoi ce fantôme est-il le nom, le substantif ? Est-ce un manque, un défaut, une perte, un être séparé, une absence, ou plus encore une présence qui devrait être là mais n’y est pas. Ce fantôme, d’abord et avant tout, c’est le nom d’un « corps manquant », objet mystique, sinon de la mystique. Dès les premières lignes de l’introduction au premier volume de La Fable mystique, Certeau parle d’une séparation :

Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie au discours mystique de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. Elle se produit à partir de ce deuil, mais d’un deuil inaccepté, devenue la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait déjà au XVIe siècle un secret ressort de la pensée, la Melancholia. Un manquant fait écrire. Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné. À préciser le lieu de sa production, je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le « prestige » (impudique et obscène, dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité par une présence, autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est6.

7Ce manque ici, on l’entend bien, c’est celui-là même de Michel de Certeau. C’est le manque de celui qui ne fait pas partie de ceux qui parlent sur la présence (de Dieu). Il ne peut pas parler à leur place et en leur nom. Son discours, dit-il, n’est pas « accrédité par une présence », par l’expérience de cette présence. Lui-même n’aurait pas éprouvé cette présence comme telle, lui-même n’y était pas. Et en ce sens, il ne peut qu’en interpréter le discours, qu’en étudier les documents, qu’en faire l’histoire. Mais devant cette absence, qui fonde toute distance critique, tout discours objectif, tout savoir scientifique rigoureux, Certeau dit plus encore. Il veut investir cette absence, pour l’inscrire dans son propre discours – sur le discours (des) mystique(s). Il veut que son propre discours, ou sa propre écriture, s’élabore depuis ce manque, depuis le lieu de cet objet pour lui toujours manquant. « Un manquant fait écrire ». Ce qui manque à ce discours, c’est ce qui lui permet d’écrire. On pourrait presque ici comprendre cette autre exigence du discours – de parler depuis le lieu d’un manque et non plus d’un savoir – comme un point de méthode, une nécessité constitutive du discours dès lors qu’il porte sur le discours mystique. Pour parler du discours mystique, tout en laissant ce discours être mystique, tout en laissant mystique l’objet de la mystique, il faut écrire à partir d’un deuil, d’une souffrance, d’une maladie, « la maladie d’être séparé ». La fable mystique, c’est l’écriture du deuil, c’est la maladie d’un être séparé, ou l’historicité d’un corps manquant.

8Si Certeau prend tant de soin, considère à ce point le statut épistémologique de son propre discours, s’il parle dès les premières lignes de La Fable mystique de la nécessité d’inscrire le deuil, la perte et la séparation au coeur même de son propre discours, jusqu’à lui prêter son savoir, son nom, son corps, c’est bien que la mystique elle-même tourne autour d’une « perte », ou se constitue à l’horizon d’un corps manquant. « La mystique des XVIe et XVIIe siècles prolifère autour d’une perte. Elle en est une figure historique. Elle rend lisible une absence qui multiplie les productions du désir »7. Et c’est là que surgit la figure de l’historien Narcisse, de l’acteur historien, qui se redouble, cherchant un disparu, qui lui-même recherche un disparu…

Quelque chose s’est perdu qui ne reviendra pas. L’historiographie est une manière contemporaine de pratiquer le deuil. Elle s’écrit à partir d’une absence et elle ne produit que des simulacres, si scientifiques soient-ils. Elle met une représentation à la place d’une séparation […]. Aussi l’historien des mystiques, appelé comme eux à dire l’autre, redouble leur expérience en l’étudiant : un exercice d’absence définit à la fois l’opération par laquelle il produit son texte et celle qui a construit le leur. Structure en miroir : tel Narcisse, l’acteur historien observe son double, que rend insaisissable le bougé d’un autre élément. Il cherche un disparu, qui cherchait un disparu, etc.8

9Mettre une représentation à la place d’une séparation, pour l’historiographie cela revient à chercher un disparu à la recherche d’une disparition, ou d’une certaine manière à pratiquer le deuil. C’est faire travailler la séparation par la représentation d’une absence, d’un manque, d’une rupture. Et le manque dont parle l’historien des mystiques constitue toujours le double d’un autre manque, un manque mystique, qui donne un autre sens au manque, comme la rose mystique déplace le nom de la rose, d’un registre sémantique à un autre, que devra justement reconstituer l’historien dans sa pratique du deuil. Mais ce qu’il devra surtout reconstruire, l’historien, dans et par ce deuil, c’est l’horizon infini d’une quête, ou le fait que l’expérience mystique est toujours « la recherche d’un corps » :

Cette quête concerne une question toujours en suspend malgré la trompeuse évidence de nos réponses : qu’est-ce que le corps ? L’interrogation obsède le discours mystique. Ce qu’il traite, c’est la question du corps9.

10Mais de quel corps s’agit-il ? Du corps propre, du corps de chair, du corps physique, médical, avec ses membres, ses organes, ses fonctions, ses pulsions, ses désirs ? Le corps que traite la mystique, ce corps mystique, comme on dit, ce corps au sens mystique du terme, c’est bel et bien le corps physique, mais pensé comme un corps manquant, considéré dans sa perte, éprouvé dans sa disparition. Et la « présence » dont parle Certeau, dans son introduction, constitue elle-même la présence d’une absence, la présence d’une perte, ou plus exactement, l’apparition d’une disparition. Il faudrait à partir de là comprendre les historicités mystiques comme autant d’épiphanies de la disparition – d’un corps vivant toujours manquant. « Disparition fondatrice », dit encore Certeau, évoquant ce moment théologique crucial du christianisme, qui « s’est institué sur la perte d’un corps – la perte du corps de Jésus »10.

11On l’entend peut-être mieux maintenant. Les couches discursives se croisent, se superposent et tout à la fois s’entremêlent. La perte du corps est un concept à échelle variable, dont les variations constituent toute la fable – mystique. Il y a tout d’abord la perte du corps de Jésus lui-même, la perte d’un corps historique et réel. Comme l’écrit Jacques Le Brun, dans « À corps perdu », se référant justement à La Fable mystique :

Posant qu’une des personnes divines s’est incarnée, a réellement pris un corps et a dit qu’en ce corps réel elle achevait l’Écriture, le christianisme tient une place à part parmi les religions. Le Fils qui a pris un corps a vécu en un moment de l’histoire, est mort, a été enseveli et son corps ressuscité est monté aux cieux, laissant sur la terre qu’un tombeau vide : une présence puis une perte irrémédiable corrélative de l’affirmation du lieu de ce corps, la droite du Père11.

12Il y a ensuite ce corps perdu indéfiniment recherché, infiniment désiré, et qui entraîne un ensemble contradictoire de représentations, de jugements, de discours, de pratiques sur le corps humain lui-même, entre un lieu d’incarnation, d’élection pour la présence de Dieu, et un lieu de perdition, de corruption où s’exerce le péché. Un corps paradoxal qu’il faut restaurer, racheter, soigner, médicaliser, qu’il faut reconstituer en corps mystique justement, en un corps qui s’éprouve dans sa disparition, dont on fait l’expérience de la disparition. Enfin il y a ce corps perdu de l’historicité, des archives, des documents, ou des reliques, dont l’écriture constitue elle-même le deuil, les représentations des manières de dire la séparation ou de faire apparaître la disparition, autant de discours en somme qui montrent « la division, les plaies, la maladie, le mensonge, la désolation, etc. »12.

13La fable mystique constitue le travail d’un corps manquant, ou plus précisément, représente une manière de faire travailler dans l’écriture les différents niveaux discursifs, ou les variations de la perte du corps – réel, désiré, archivé. Michel de Certeau se réfère maintenant au célèbre ouvrage d’Henri de Lubac, Corpus mysticum13, dont il dit que La Fable mystique n’en serait que la suite :

La complexe évolution de « mystique », nous la prenons vers la fin du Moyen Âge, après que le mot a déjà fait bien des voyages. De sa carrière médiévale, il suffira de rappeler une étape, relative à l’expression « corpus mysticum » (corps mystique). Ce n’est qu’un « cas » entre d’autres, mais il présente l’avantage d’avoir été l’objet d’une minutieuse analyse théologique dont mon histoire pourrait être la suite. Surtout ce « corps mystique » découpé par la doctrine appelle d’emblée l’attention sur la quête dont il est le but : la recherche d’un corps. Il désigne l’objectif d’une marche qui va, comme tout pèlerinage, vers un site marqué par une disparition. Il y a du discours (un Logos, une théologie, etc.), mais il lui manque un corps – sociale et/ou individuel14.

14On retrouve ici le jeu lexical entre l’adjectif et le substantif, entre les manières de décrire des procédures et des manières de définir un objet, « il y a du discours, mais il lui manque un corps ». Dès le début donc, de la première perte du corps, du corps réel, historique, dès qu’il disparaît dans sa fondation, son institution, le discours qui l’énonce, le décrit, en fournit un savoir, le constitue lui-même en objet absent. Or, toute la difficulté, toute la gageure historique de la fable va consister à penser ce corps perdu, absent, manquant, dans sa disparition. Il y aurait déjà de l’historicité, de l’archive, du document, de la trace, qui se jouent dans cette disparition, comme une temporalité qui se trace et s’inscrit dans le déplacement sémantique du corps, de réel à spirituel, d’historique à mystique. Il y va donc d’un déplacement, ou d’un nouveau régime temporel de présence, qui s’exerce dans et par le corps, dès lors qu’il disparaît. A la différence d’un corps vivant qui disparaît dans le passé, d’un corps qui meurt, qui s’oublie, qui se dissimule ou qui se cache, le corps de chair qui disparaît, sur la recherche duquel se fonde tout expérience mystique, est lui-même un corps à venir. Aussi paradoxal soit-il, c’est un corps qui disparaît dans l’avenir. Et c’est à nouveau la question du document qu’évoque Certeau, toujours dans « Historicités mystiques » :

De document en document, monte la nappe de ces fragments corporels, telle une mer couverte d’épaves qui seraient des reliques du futur : ce ne sont pas, en effet, les résidus sacrés de corps disparus, mais les marques locales d’un corps à venir, « spirituel », qui s’implante déjà, ici ou là, en tatouages étranges, comme un être-là muet, comme l’acte anonyme d’un autre corps15.

15Ces documents d’archives, ces traces ou ces indices d’un corps perdu, ces fragments corporels, qu’ils soient physiologiques, comme des plaies, des incisions, des pertes de sang, des enflures, des distorsions, des contorsions, ou qu’ils soient sensoriels, des touchers internes, des dégoûts, des hallucinations olfactives, auditives ou visuelles, toutes ces propriétés éparses représentent donc autant de « reliques du futur » pour la constitution d’un « corps à venir ». Devant le corps mystique, devant l’expérience mystique d’un corps absent, manquant, d’un corps qui disparaît, il faut penser un autre régime temporel de la disparition – c’est la tâche de l’historiographie, c’est la condition d’une science mystique. Mais c’est aussi la fable du corps mystique. Non seulement la disparition fonde – un corps collectif, une communauté, une église, voire une généalogie ou une « nation », comme le « corps d’Israël », qu’évoque aussi Certeau. Non seulement la disparition est fondatrice, comme la rupture se dit instauratrice, mais cette disparition surtout marque déjà, inscrit ou dépose sur les corps ce qui reste du futur. Des restes ou des reliques du futur, c’est pour le moins paradoxal, sauf à entendre justement, ou à comprendre cette disparition dans son apparition, disons dans ses épiphanies qu’incarnent et représentent les documents d’archive. Double geste certalien, double considération du document comme fragment corporel : prendre le corps manquant dans sa disparition, et considérer cette disparition dans ses épiphanies.

16Il y a deux grands moments, ou deux instances majeures des épiphanies de la disparition du corps, qui traversent l’œuvre de Certeau. La première concerne le dogme de l’incarnation sur lequel se fonde l’institution de l’Église :

L’Église, « corps » social du Christ, est désormais le signifié (caché) d’un « corps » sacramentel tenu pour un signifiant visible parce qu’il est l’ostension d’une présence sous les « espèces » (ou apparences) du pain et du vin consacrés16.

17Depuis les théologiens du Moyen Âge, qu’analyse de Lubac et que reprend Certeau, on parle d’un « corps triforme », ou du polymorphisme du corps christique, qui correspond à trois types spécifiques de présence, trois épiphanies, physique, avec son corps terrestre, sacramentel, avec son corps eucharistique, et mystique justement, avec son corps ecclésial :

De trois termes, écrit de Lubac […], qu’il s’agissait d’organiser entre eux […], corps historique, corps sacramentel et corps ecclésial, jadis la césure était mise entre le premier et le deuxième, tandis qu’elle vint ensuite à être mise entre le deuxième et le troisième. Tel est en résumé le fait qui domine toute l’évolution des théories eucharistiques17.

18Un texte que Certeau commente, à l’horizon de l’hypothèse d’un corps manquant et sa disparition :

Une ponctuation du dogme est en jeu : où placer la coupe, qui décide du sens ? La césure a ici pour effet de distribuer en deux (moments) les trois (corps). Elle ramène le ternaire au binaire, mais l’ancienne et la nouvelle formule le font sur deux modes distincts qui renvoient à une différence dans l’articulation même du ternaire sur le binaire [...]. La césure est donc de type temporel, conformément à la théologie augustinienne. Elle sépare de l’événement originaire la manifestation de ses effets sur le mode du couple Église-Eucharistie18.

19Les hypothèses se croisent manifestement. La césure qui désormais sépare l’événement originaire, la perte du corps réel, survenu à un moment précis de l’histoire, de ses manifestations ecclesiastico-eucharistiques, ou mystico-sacramentelles, coïncide avec ce que Certeau appelle les historicités mystiques au temps des réformes :

Cette entreprise est celle de la Réforme. Elle se divise peu à peu en deux tendances, l’une (protestante) privilégiant le corpus scripturaire, l’autre (catholique) le sacrement [...]. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, le « corps mystique » va occuper la position stratégique d’être l’autre par rapport aux réalités visibles. Il s’agira tantôt de donner un espace « mystique » à l’organisation hiérarchique ou scripturaire, tantôt de rendre une visibilité sociale ou textuelle à des expériences mystiques. Le travail des réformes se mobilise sur cette frontière19.

20Produire un corps mystique, pour rendre visible l’invisible, revient donc à penser la disparition du corps non plus entre le physique et le sacramentel, le terrestre et l’eucharistique, la communauté apostolique et la communion liturgique, mais bien désormais à partir d’un corps séparé, détaché, autonome, livré à lui-même et réduit à sa propre visibilité, donc en fonction d’une problématique du voir, d’une véritable littérature de vision, d’apparitions, à nouveau les épiphanies d’un corps manquant :

La vision se substitue lentement au toucher ou à l’audition. Elle transforme la pratique même du savoir et des signes. Le champ religieux se réorganise aussi en fonction de l’opposition entre le visible et l’invisible, de sorte que les expériences « cachées », bientôt rassemblées sous le nom de « mystique », acquièrent une pertinence qu’elles n’avaient pas20.

21L’enjeu n’est pas ici d’ouvrir l’immense dossier des littératures de vision, mais seulement d’évoquer, de souligner l’importance que devait prendre la vision, la catégorie du voir, de l’observation, de l’inspection, dès lors que le débat autour du corps perdu se ramenait de plus en plus explicitement, exclusivement, à cette opposition du visible et de l’invisible. Et s’il y a déjà une grande littérature de vision, qui traverse l’histoire du corps mystique, il y a toute une épiphanie de la disparition, qu’il faut encore définir, et dont l’histoire reste écrire, à poser surtout comme le nouveau champ, ou le nouvel objet in-fini de la science mystique. Se substituant au corps triforme de la tradition, l’opposition binaire des réformes, du visible et de l’invisible, serait donc à comprendre désormais en fonction du couple apparition-disparition. Au sens mystique d’un corps manquant, cette apparition ne s’oppose à plus à la réalité, comme dans un certain platonisme chrétien, mais elle devient elle-même une réalité, visible, intelligible. Encore une fois, c’est l’apparition même, l’apparition comme telle d’une disparition du corps, qui marque ou indique, qui trace ou archive déjà ce « corps à venir », dont parle Certeau. Mais on sait quel destin, hésitant entre le singulier et le pluriel, Certeau devait attribuer au corps mystique réformé – au corps clinique, médical, scientifique :

Cette problématique [du corps mystique] donne lieu, chez les mystiques, à l’invention d’un corps différent, né du discours réformiste et pour lui, – un corps étranger dont la médecine aura finalement « raison » en imposant un corps scientifique21.

22De ces ruptures dans l’histoire du corps occidental, dans l’écriture du corps mystique, corps triforme, corps séparé, observé, désiré, traité, soigné, médicalisé, où se rejouent les tensions entre expérience mystique, discours théologique, autorités ecclésiastiques, entre mystique et érotique, mystique et clinique, mystique et folie, sur lesquelles Certeau aura lui-même tant écrit22, ouvert tant de voies, soulevé tant de questions, parfois laissées à l’abandon, creusé tant de ruptures aussi, qui toujours instaurent de nouveaux discours, inventent de nouveaux corps, de ces ruptures donc il en est deux, comme deux cas précis, que j’aurais voulu développer ici. Faute de temps, je les laisserai pour plus tard, mais pas avant d’en faire un point de conclusion provisoire. Deux cas de disparition du corps, deux cas épiphaniques de disparition, deux dossiers disons, composés de documents bibliques, théologiques, iconographiques et littéraires. Ces deux dossiers ont ceci de commun, ou partagent un certain type de relation entre le corps et la langue. Le premier concerne « la parler angélique », comme dans le titre d’un texte de Certeau, contenu dans La Fable mystique II. C’est la langue des anges, qui parle en vision, tout en voyant d’une vision disparaissante (visio disparens). Le second porte sur le « parler en langues », ou les glossolalies. C’est « l’opéra du dire », autre texte qui clôt le livre, la fable aussi sans doute, ouvrant surtout une nouvelle réflexion sur le passage du corps mystique au corps scientifique et médical.

23Alors que le parler angélique représente lui-même la figure de la disparition, sa vision ou son apparition, le parler en langues constitue, lui, la pure fable, ou la seule fable qui peut encore parler d’un réel qui s’absente, se soustrait ou disparaît par le discours même qui l’énonce. Dans le parler angélique, ce qui compte ce n’est pas ce qui se dit, mais ce qui s’écoute, non pas une sémantique du discours, mais une sémiotique de l’écoute :

Une longue tradition affirme que l’ange parle, mais qu’on ne lui parle pas. Il dit ce qu’on entend de lui. Ce parler oriente donc la recherche vers une sémiotique de l’écoute, alors que la nôtre se concentre sur les productions du langage [...]. Il est le « dire » de ce qu’il n’est pas, de sorte que ses interventions laissent en suspend sa nature : est-ce Yahwé ou l’ange qui se manifeste dans « l’ange de Yahwé » ? Est-ce Dieu, un être intermédiaire, une apparence, une image ? L’acte de dire est un « phénomène » prophétique : il surprend, redoutable ou consolant, mais il rend inaccessible l’identité de qui parle. Par son statut éphémère, par son apparition disparaissante [nous soulignons], l’ange crée une frontière insurmontable entre l’acte énonciatif et le sujet parlant : l’un est sûr, et l’autre, incertain23.

24Cette apparition disparaissante du parler angélique, qui sépare « l’acte énonciatif du sujet parlant », qui détache ou libère l’énonciation de tout porteur, la voix de tout corps propre, reproduit cette situation du corps mystique, divisé entre une fonction adjective et une valeur substantive, entre des pratiques, des procédures, et un objet défini, une substance unifiée, un savoir asserté. Mais c’est aussi ce qui se passe dans l’opéra du dire et ses glossolalies. Extase mystique, cas d’aphasie, hallucination schizophrénique, autant de cas où le parler en langues libère la parole du sens, comme le parler angélique détachait l’acte d’énonciation du sujet parlant :

Il parle [le discours glossolale] « pour ne rien dire », précisément pour ne pas être trompé par les mots, pour échapper au piège du sens, pour être une pure fable (fari, parler) et rejoindre en son antécédence un dire premier24.

25Pure fable, pure fable mystique, pure fable du corps mystique, que Certeau décrit lui-même entre une langue primitive, ou pré-babélienne, langue des langues, et une langue angélique justement, pur acte d’énonciation, ou langue divine, mystique, qui parle déjà d’une origine disparaissante, qui parle du corps disparu depuis le lieu de sa disparition. Le parler angélique et le parler en langues, deux histoires distinctes qui se croisent, pour dire cette rupture, cette origine évanescente, cette disparition et ses épiphanies, ses modalités de vision, et ses apparitions. Deux cas, en somme, pour parler de ce corps qui disparaît dans le futur, ou pour fonder un « corps à venir », étranger à tout sujet, et à toute vérité :

Le corps mystique cesse d’être transparent au sens, il s’opacifie, il devient la scène muette d’un « je ne sais quoi » qui l’altère, un autre pays perdu également étranger aux sujets parlants et aux textes d’une vérité25.

26