Colloques en ligne

Muriel Pic

Histoire, lecture, divination : Michel de Certeau et l’ange de l’histoire

La parole du passé est toujours parole d’oracle.

F. Nietzsche, Considérations inactuelles1.

1L’ange est une figure à laquelle l’œuvre de Michel de Certeau est tout particulièrement attachée. D’une part, l’ange fait briller les dernières lueurs de la théologie dans le ciel de l’histoire. Grâce à lui, un « phénomène prophétique »2 trouve sa place au sein de la discipline historique qui est ainsi invitée à philosopher et à penser sa propre fin (« la fin de l’histoire »3). D’autre part, l’ange incarne une « force d’absence »4 qui détermine la catégorie de l’altérité que de Certeau appréhende au prisme de la psychanalyse : altérité de la théologie pour l’histoire ; altérité divine pour les mystiques, dont de Certeau a pointé dans les textes les échanges infinis entre présence et absence ; altérité des morts dont l’historien doit restituer les vies anonymes. L’étroite parenté qu’établit de Certeau entre « le parler angélique » et le parler historique peut alors se résumer en une question : « Que peut-on saisir du discours de l’absent ? »5. À ce « problème d’historien », l’œuvre entière de Certeau répond, dont pas une ligne ne cède à la mort cette part d’absence qu’il revient à l’histoire de faire advenir. Tel « l’Ange de l’Histoire »6 de Walter Benjamin, auquel de Certeau fait plusieurs fois références, l’historien annonce (entre histoire et théologie) ce qui a déjà eu lieu, et lit les traces du passé (entre histoire et psychanalyse) comme autant de signes de l’avenir7.

Histoire et théologie

2Dans les dernières pages de son article « Le parler angélique », paru en 1984, de Certeau envisage l’allégorie du texte de Benjamin, « L’Ange de l’Histoire », sous un aspect bien précis : l’ange, qui n’est plus de Dieu mais de l’histoire, annonce la disparition de la théologie dans l’histoire. C’est « l’ange dans son rapport à l’histoire dont il se retire. […] Ce qui frappe le plus dans l’ange de cette tradition, en tout cas le seul trait que je voudrais relever en terminant, [c’est] que sa disparition même organise l’intelligence de l’histoire »8. L’ange de cette tradition, celle d’après la mort de Dieu, annonce une catastrophe qui, désormais, est celle de la raison athéologique. Certes, de Certeau n’oublie pas que le texte de Benjamin, la 9e thèse de Sur le concept d’histoire, a été écrit à l’acmé du péril : son auteur l’achève au printemps 1940, quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, et son suicide. Rédigé en allemand et traduit en français par Benjamin lui-même, ce texte fait la critique d’une conception positiviste de l’histoire appréhendant cette dernière comme un continuel progrès. Quel progrès est possible sans une mise à distance critique de la civilisation, en particulier lorsque celle-ci, malgré son avancée scientifique, industrielle et technique, est à la veille d’un nouveau conflit mondial ? Voici le texte de Benjamin dans la version française de l’auteur :

Il y a un tableau de Klee dénommé Angelus Novus. On y voit un ange qui a l’air sur le point de s’éloigner de quelque chose à quoi son regard semble rester rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est ouverte, et ses ailes sont déployées. Tel devra être l’aspect que présente l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’évènements, il n’y en a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui : une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’Ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les blessures et ressusciter les morts. Mais une tempête s’est levée, venant du Paradis ; elle a gonflé les ailes déployées de l’Ange ; et il n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte vers l’avenir auquel l’Ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui, montent au ciel. Nous donnons nom de Progrès à cette tempête9.

3Ce texte gagne à être placé en regard d’un autre fragment se trouvant aussi dans Sur le concept d’histoire : « L’historien est un prophète qui regarde en arrière »10. Ange et prophète, l’historien doit regarder le passé comme on regardait jadis l’avenir : avec la conscience aiguë et vigile de la destruction. Car l’histoire n’est qu’une « histoire des souffrances »11, une « histoire de prophéties »12 pour Benjamin, constatant que tout n’y est qu’une « accumulation de ruines »13. L’Angelus novus appelle alors de ses vœux un renouveau du concept d’histoire, dont la charge prophétique est une conscience de la catastrophe pouvant faire exploser l’idée de progrès.

4L’ange de l’histoire de Benjamin n’échappe donc pas à une « ambivalence qui traverse toute l’angélologie »14 selon de Certeau : n’apparaître que pour disparaître, n’avoir d’autre manière d’être que le retrait. À l’appui de sa démonstration, de Certeau propose de lire un autre texte de Benjamin où il est question d’anges gardiens cette fois. C’est le texte Angesilaus Santander, écrit à Ibiza, en deux versions, les 12 et 13 août 1933, Certeau citant la seconde, plus aboutie. Dans cette fiction, écrite par celui né « sous le signe de Saturne », Benjamin renoue avec la mystique juive : ses parents lui auraient donné un nom secret à sa naissance (Angesilaus Santander) afin qu’il puisse y recourir au cas où il deviendrait écrivain et devrait cacher sa confession. Ce nom est celui d’un ange gardien pas toujours bienveillant :

Pourtant ce nom n’est en aucune manière un enrichissement de celui qu’il nomme. Au contraire, son image perd beaucoup quand il est ébruité. Elle perd avant tout la faculté d’apparaître semblable à l’homme. Dans la chambre que j’ai habité à Berlin, celui-là, avant qu’il ne vienne à la lumière, issu armé et cuirassé de mon nom, a fixé son image sur le mur : ange nouveau. La kabbale raconte qu’à chaque instant, Dieu crée une multitude de nouveaux anges, qui tous ne sont destinés, avant de se dissoudre dans le néant, qu’à chanter un instant ses louanges devant son trône. […] Mais l’ange ressemble à tout ce dont j’ai dû me séparer : aux êtres et particulièrement aux choses. Il loge dans les choses que je n’ai plus15.

5Le retrait de l’ange condense en une figure toutes les choses retirées à Benjamin : ce dernier « perçoit enfin ce qui lui enlève, à lui, son nom propre, et ce qui enlève à l’histoire son nom de « progrès ». Ce qui se retire avec l’ange, c’est l’identité revendiquée, c’est le substitut onomastique de la perte »16.

6L’apparition de l’ange chez Benjamin date donc l’annonce mélancolique d’une disparition et la naissance, par la bouche de l’ange, d’un concept profane d’histoire. Retirer la théologie du concept d’histoire, c’est refuser une compréhension transcendante des évènements ; mais ce sera aussi, en conservant la figure de l’ange, introduire dans le concept d’histoire une spiritualité à même de la penser autrement que science :

[…] l’histoire n’est pas seulement une science, […] elle est tout autant une forme de remémoration. Ce que la science a « constaté », la remémoration peut le modifier. La remémoration peut transformer ce qui est inachevé (le bonheur) en quelque chose d’achevé et ce qui est achevé (la souffrance) en quelque chose d’inachevé. C’est de la théologie ; mais nous faisons, dans la remémoration, une expérience qui nous interdit de concevoir l’histoire de façon fondamentalement athéologique, même si nous n’avons pas, pour autant, le droit d’essayer de l’écrire avec des concepts immédiatement théologiques17

7L’ange, chez de Certeau et Benjamin, est ce concept non immédiatement théologique, dont la figure traverse toutes les religions et qui incarne l’expérience privée, subjective, dispensant un savoir marginal, sauvage, en tout cas plus illuminé que rationnel, une voyance par-delà la nuit (oratikos) plutôt qu’une connaissance. Faire de l’histoire dans les marges des institutions, en particulier sur la mystique chrétienne, et en recueillant dans les textes les expériences individuelles, est une démarche que de Certeau aura continuellement défendue.

8Dans La Fable mystique, l’historien commente un épisode des lettres de Jean-Joseph Surin, un mystique jésuite auquel il s’est longuement consacré, où ce dernier attribue une identité angélique à un jeune homme « extrêmement simple » et « extrêmement grossier ». De Certeau convoque alors simultanément l’Ange de l’Histoire et l’ange gardien de Benjamin, condensés en un paragraphe restituant la dimension surnaturelle de celui que rencontre Surin :

Étranger aux lois et aux mesures ordinaires, de soi incomparable, le phénomène dépasse tout ce qui peut s’exprimer ou s’écrire. Il se situe hors du langage et hors de la nature. Il n’apparaît que pour disparaître, tel l’Angelus Novus de Klee, interprété par Walter Benjamin comme « le chant d’un instant avant de disparaître dans le néant » : « Il gîte dans les choses que je n’ai plus. Il les rend transparentes, et derrière chacune d’elles se montre à moi celui auquel elles sont destinées. » C’est une force d’absence, un lieu d’évanouissement des choses. « Il recule par saccades, il recule inflexiblement ». Il crée un vide dans les objets où il insinue ce qui est derrière eux et derrière lui – un acte énonciatif, une ouverture d’autre. On ne le voit que disparaître – jusqu’à ce qu’un homme se substitue à l’évanoui18.

9Cet homme, décrit ici sous les traits de l’Angelus Novus, c’est l’idiot, l’être-débris en marge de la société (comme l’idiote, au début de La Fable mystique, que de Certeau rencontre dans L’Histoire lausiaque de Palladios, rédigée au Ve siècle ap. J.-C., et qu’il retrouve dans les récits de Marguerite Duras), l’être du présent absolu aussi, sans passé ni futur, hors du temps de l’histoire et, à ce titre, proche de l’animal19. Davantage encore, il dérange l’organisation du sens, mieux, il organise la perte de sens : le retrait de la signification dans l’acte même de dire. Rien ne compte pour de Certeau que la fulgurance de cette décharge poétique qui, en minant les institutions du savoir, dote ce dernier d’une connaissance par l’expérience, l’épreuve périlleuse de faire sien le dehors absolu de l’altérité. L’apparition de l’ange, c’est le « moment d’un ravissement, un instant volé, un souvenir hors texte […]. Ce qui est trou dans le temps, c’est l’absence de sens. Le chant scande ici « heu, heuaüre », ou plus loin « Hé, hua hua », comme une voix fait « rere ou tralala ». La parole sauvage […] se dissocie du travail connoté par l’écriture. […] De l’énonciation, festive, poétique, éphémère, se distingue le labeur de conserver »20. Zébrure, lézardes et zigzag, tel est le lexique de l’historien pour décrire ce moment de glossolalie où le texte est « angélizaré », c’est-à-dire le moment où il produit « le corps écrit » : « texte oral, zébré d’échappées et de ruptures […]. Phrases rocailleuses, bousculées, agitées d’impulsions contraires »21. Dans la perte de sens se joue la présence de l’Autre car l’expérience, chez les mystiques, « est dans le texte »22. Reste à déchiffrer cette expérience qui attend de l’historien autre chose que de l’érudition, « ce que nous appelons une lecture, c’est-à-dire mille manières de déchiffrer dans les textes ce qui nous a déjà écrits »23.

Histoire et psychanalyse

10À n’en point douter, c’est à la rencontre qui s’opère dans son œuvre entre histoire et psychanalyse que Certeau doit une approche des textes qui, sans renoncer à la précision philologique et à la mélancolie théologique, réinvente le concept de lecture. De Certeau aura pratiqué ce qu’il nomme chez les mystiques « une lecture absolue »24, dont la lisibilité corporelle est tout à la fois asémantique et asyntaxique. La lecture, en ce cas, est une expérience qui n’a plus rien à voir avec l’exégèse. Plus proche de la prière, en vertu de l’esprit de communion avec l’altérité qui l’habite, elle saisit le lisible dans les symptômes, les signes, c’est-à-dire tout ce qui excède le savoir discursif et les codes conventionnels du langage : « Elle ne se prouve pas grâce au système d’un savoir »25, mais grâce à une écoute du corps lisant par lui-même. Lire pour les mystiques est un acte de perception ; il se situe en « au-delà du savoir nécessaire », dans l’attention aux motions du texte, davantage qu’à sa signification rationnelle. Lire, c’est avant tout jouir du Verbe, c’est une manière d’extase, une voie pour accéder à la vision divine. C’est faire l’expérience physique et poétique d’une présence qui ne se donne jamais de manière immédiate : deviner serait son injonction, ouvrir sa gestuelle herméneutique. De Certeau n’en ignore pas l’érotisme. Pour connaître, il faut désirer. Là est l’aiguillon des fous de Dieu : une « érotique de la connaissance », une « érotique du corps-Dieu »26. Et si c’est avec elle que lisent les mystiques, c’est aussi avec elle qu’ils écrivent. La spécificité du pathos mystique, qui met en échec la signification, est qu’il n’a pas de « je ». L’émotion n’a pas d’identité, elle n’est lyrique que sur le mode expérimental de la dépossession. Un sujet est là parce que sa présence est perceptible grâce à l’implication dans le texte du plus intime du corps. Le texte mystique mobilise le lecteur dans un travail herméneutique à partir d’un « référent secret »27. C’est la possession de Jeanne des anges, dont Surin parviendra à la guérir. Et les possédées de Loudun de demander, à propos de leur hôte singulier : « Devinez qui c’est ? »28. De Certeau poursuit : « Espace de jeu. Au centre, on a le nom ; autour, une série de postures, de mimiques ou d’équivalents verbaux. Entre les possédées, les exorcistes, le public, s’inaugure un théâtre d’allusions et de devinettes »29. Le texte mystique ne connaît donc que la lecture absolue. Il suscite sans cesse l’interprétation sur un mode divinatoire, un « devine » qui devient le synonyme du terme « mystique » lui-même, par ailleurs longtemps ersatz de « secret », « caché » :

La multiplication de l’adjectif « mystique » affecté aux noms produirait dans et par la langue un équivalent artificiel de l’interprétation qui jusque-là déchiffrait des volontés divines dans le secret des choses. L’appareil herméneutique marcherait encore, et même il se développerait, mais dans un champ verbal, ou « littéraire ». Ce déplacement serait comparable à ce que fait aujourd’hui le roman policier, né à la fin du siècle dernier avec Conan Doyle (Sherlock Holmes) en même temps que la séméiologie médicale et la symptomatologie psychanalytique : il produit artificiellement du secret pour produire de l’interprétation ; il conjugue l’un à l’autre par des « indices » ; il compose des scénarios ou des « fictions » d’herméneutique. Chaque terme connoté par « mystique » devient en effet un roman policier en réduction, une énigme ; il oblige à chercher autre chose que ce qu’il dit ; il induit mille détails qui ont valeur d’indices30.

11Ce passage de La Fable mystique est écrit en référence au texte de Carlo Ginzburg cité en note par de Certeau, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire »31. Paru en 1979 et traduit en français en 1980, ce texte a marqué un tournant dans la discipline historique. Il engage à lire les traces comme on lit les indices et les symptômes, en procédant à « la reconnaissance minutieuse d’une réalité pourtant infime, pour découvrir les traces d’événements auxquels l’observateur ne peut avoir d’accès direct »32. Cette conception d’une vérité secrète se révélant dans les détails, les indices, les symptômes, tout le « rebut de l’observation »33 encourage les historiens à pratiquer le changement d’échelle et à ne négliger aucune source, même si elle semble de prime abord être mineure. Or, dans son analyse du paradigme indiciaire, commun au roman policier et à la psychanalyse, mais aussi à l’histoire de l’art, à la médecine et à la chasse, Ginzburg identifie également sa parenté avec un paradigme divinatoire. L’historien note ainsi que le terme « conjecture » appartient au lexique de la divination car « le coniector est le devin », ce qui est pour lui l’occasion de préciser, en note, l’ambition de son propos : « Je cherche à démontrer que non seulement la psychanalyse, mais aussi la majeure partie de ce que l’on appelle les sciences humaines, s’inspirent d’une épistémologie de type divinatoire »34. Cette dernière est précisée dans sa référence et son contexte à partir des travaux de l’historien de la Mésopotamie Jean Bottéro. Car il y a deux types de divination, l’une dite inspirée, la force surnaturelle se manifestant dans un corps par exemple ; l’autre dite conjecturale. Pour Bottéro, la divination conjecturale s’appliquait à « lire dans les évènements ou les objets singuliers et irréguliers, pour en tirer et déduire les décisions divines touchant l’avenir des intéressés »35. Il s’agissait donc moins de lire les traces que de lire dans les traces ; tout comme, face aux écrits mystiques, il s’agit moins de lire le texte que de lire dans le texte.

12Chez de Certeau, la compréhension divinatoire/indicaire de la lecture et de la pratique historienne est nourrie par la psychanalyse, attentive au lapsus et à tout ce qui échappe à la connaissance immédiate. Certeau aura ainsi pu instituer, dans le rapport entre histoire et psychanalyse, « l’acte du savant en au-delà du savoir nécessaire » : un acte « risqué » qui est décrit dans L’Écriture de l’histoire comme relevant de la « divination », ressort dernier d’une « docte ignorance » de l’analyste :

[Freud] nous expliquera ainsi, d’un clin d’œil, l’impérialisme de ses diagnostics et sa manière, pour nous assez surprenante, d’imposer une interprétation en pointant un mot du malade : « c’est là ». Dans sa pratique, il institue l’acte du savant en au-delà d’un savoir nécessaire. En effet, une désinvolture habite, curieusement, la minutie de son analyse. Auteur, il s’autorise en se risquant. Il se réfère à un « flair », qui ne peut être que mal défini parce que c’est le sien. Pour lui, la praxis analytique reste un acte risqué. Elle n’élimine jamais une surprise. Elle n’est pas identifiable à l’exécution d’une norme. L’ambiguïté d’une série de mots ne saurait être levée par la seule « application » d’une loi. Le savoir ne garantit jamais ce « bénéfice ». L’Aufklärung reste « une affaire de tact » – eine Sache des Takts36.

13Cette « divination », ressort dernier d’une « docte ignorance », tient sans doute le rôle de la bouteille que Haitzmann, devenu Frère Chrysostome, « se permettait » certains soirs lorsqu’il s’enivrait en douce. Ces jours-là, l’ancien artiste et vieux mondain faisait la nique à ses « bons anges » […]. À une folie qui vient avant la science, s’oppose, chez Freud, une « folie » qui parle la science ; à la science qui « permet », se combine le savant qui « se permet »37.

14Pour faire métier d’historien, il faut donc davantage que de l’instruction ou de l’érudition : il faut deviner, avoir du flair, du tact (c’est le mot de Freud), il faut conjecturer. C’est à Lacan que Certeau doit d’avoir pointé cette part de divination dans l’analyse freudienne comme l’indique une note de bas de page, dont le contenu est le suivant : « Cf. Lacan, p. 355 et 362, page où est commenté un texte étonnant de Freud dans ses Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique »38. Parmi les conseils les plus étonnants de Freud aux futurs analystes, on trouve la recommandation d’écouter sans prendre de notes et sans se concentrer. Il leur est ainsi recommandé de développer ce que Theodor Reik nomme en 1948 « la troisième oreille »39. Toutefois, comme le constate Lacan, la multiplication dans le texte de Freud du verbe erraten, deviner, reste inexpliqué par son auteur : « On ne pourra, à le lire, manquer d’y reconnaître un recours malheureusement mal défini à la divination, si l’emploi de ce terme retrouve à évoquer l’ordalie juridique qu’il désigne à l’origine (Aulu-Gelle, Nuits attiques I, II, chap. IV) en rappelant que le destin humain dépend du choix de celui qui va y porter l’accusation de la parole »40. L’ordalie, dans la tradition médiévale, est l’un des modes de la divination juridique, dont le principe peut se résumer ainsi : l’épreuve fait preuve, c’est-à-dire que celui qui, par exemple, survit à l’absorption d’une importante quantité de souffre ou parvient à nager dans un lac avec des poids aux pieds, est lavé de tout soupçon. Le mérite de la remarque de Lacan est sans aucun doute de rappeler l’importance d’éléments irrationnels dans le fondement du juridique et, en l’occurrence, de la preuve.

15Cependant, le terme divination, s’il convoque bien un témoin (testis de tertius, tiers) et, partant de là une manière de preuve, trouve plutôt dans l’histoire des usages de superstes son origine. Sur ce point, il faut relire le chapitre VII du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste, consacré au couple fondamental « Religion et superstition », où le linguiste rappelle que le terme de divination est étroitement lié à celui de superstition. Ce dernier varie, dans les usages, entre superstes, « survivant » (le témoin qui est resté par-delà l’événement), et superstitiosus, « devin » : « L’évolution du terme vers un sens uniquement péjoratif s’explique par le discrédit qui atteignait à Rome, devins, magiciens, et ‘voyants’ de tout acabit ». Poursuivant son enquête parmi différents textes et études, Benveniste conclut :

Nous voyons à présent ce que peut et doit signifier théoriquement superstitio, la qualité de superstes. Ce sera « la propriété d’être présent » en tant que « témoin ». Il reste maintenant à expliquer la relation entre le sens postulé et celui que nous constatons historiquement. Superstitio, en effet, est souvent associé à hariolatio, prédiction, prophétie, le fait d’être « devin » ; […] On discerne la solution : superstitiosus est celui « doué de la vertu de superstitio » c’est-à-dire qui « uera praedicat », le devin, celui qui parle d’une chose passée comme s’il y avait réellement été : la « divination » dans ces exemples ne s’applique pas au futur, mais au passé41.

16Appliquer la divination au passé, ce serait ne plus considérer l’histoire seulement comme une science, mais aussi comme une « remémoration prophétique », pour reprendre l’expression de Benjamin. Ce serait « « lire ce qui n’a jamais été écrit ». Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les éléments intermédiaires d’une nouvelle façon de lire, runes et hiéroglyphes »42. Cette lecture avant tout langage, absolue, appréhende la divination comme une science et non comme une superstition. Qu’il ne s’agisse pas là d’une simple fantaisie de la part de Benjamin, il suffit pour s’en convaincre de rappeler, entre autres, la manière dont la divination survit dans la tradition herméneutique de Schlegel à Friedrich Schleiermacher en passant par Novalis43, auteur dont Benjamin a été un lecteur assidu44.

17Mais poser ainsi à l’histoire la question de son rapport à l’avenir, n’est-ce pas postuler, comme le remarque Pierre-Antoine Fabre, « le renoncement à l’interprétation des signes du passé comme autant de signaux lancés en direction de l’avenir, renoncement qui pourrait caractériser l’assomption de l’histoire comme science, définie, finie, produite comme position de faits et non pas comme supposition de sens »45 ? Chez de Certeau, la lecture absolue détermine surtout le rapport de l’histoire à la vérité (faire preuve) : elle atteste d’une expérience (faire corps) qui est toujours celle d’une disparition (faire le mort), mais aussi d’une croyance en l’écriture (faire croire). L’ange, déchu de la théologie dans le langage, est alors la figure d’un historien qui témoigne de ce qu’il n’a pas vécu mais lu, et qui saisit le fil du présent pour le glisser dans le chas de l’histoire en tissant le discours du passé aux dimensions de l’avenir.

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