Colloques en ligne

Catherine DOROSZCZUK

« Dans la chambre obscure  » : écriture du deuil dans Albertine disparue

1On sait que Proust travaille à Albertine disparue dans le bouleversement de sa propre souffrance. La « chambre obscure » (éd. cit., p. 61) dans laquelle s’enferme le narrateur rappelle la « camera obscura » dont parle Rousseau dans la préface au manuscrit de Neuchâtel des Confessions : « Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure », écrit Rousseau, qui entend inventer une écriture s’approchant au plus près du « souvenir de l’impression reçue »1.

2Le texte d’Albertine disparue s’ouvre sur une attaque de la psychologie et de l’intelligence, inaptes pour le narrateur à rendre compte des profondeurs de l’être. Seule la souffrance, causée par la perte, puis la mort d’Albertine, est le guide susceptible de conduire le narrateur vers la connaissance véritable, celle que l’intelligence ne cueille pas « à claire-voie, devant elle, en pleine lumière », mais qui naît, au contraire, de « l’obscurité et du silence », pour reprendre les mots du Temps Retrouvé (pp. 204, 205). C’est dans cette proximité avec la douleur que Proust semble avoir voulu travailler, dans ce qu’elle pouvait déposer de traces et d’impressions véritables, que l’écriture devrait retranscrire.

3Dire la vérité de cette souffrance, et ce qu’elle a révélé de connaissance, c’est d’abord, pour Proust, transmettre l’expérience d’une douleur qui se vit dans la répétition : en l’occurrence, la fuite et la mort d’Albertine s’inscrivent sur l’épisode de la mort de la grand-mère, mort qui sera elle-même associée à celle de Saint-Loup dans le Temps Retrouvé. Cette surimposition des figures d’Albertine et de la grand-mère, dans l’espace intérieur du narrateur, se prête à toutes sortes de jeux et de déplacements possibles, de leur apparition commune dans les rêves, au dédoublement initial du narrateur en double figure maternelle, créant un récit poétique, fondé sur un tissu de renvois et d’échos, que le texte définit comme « une longue plainte de l’âme » (Le Temps retrouvé, p. 82).

4Transmettre la vérité de cette souffrance, c’est aussi pour Proust, en vertu d’une des lois du Temps Retrouvé, qui veut qu’ « une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix » (p. 189), la dire au plus près de l’émotion ressentie, par le biais de la métaphore, et dans la surprise de la sensation. Enfin, c’est donner la parole au rêve, l’espace onirique ouvrant aux profondeurs de l’être, où, peu à peu, l’écriture fabrique un tombeau à celle que le troisième chapitre appellera « l’emmurée », étrange « prisonnière » d’un narrateur qui a désiré qu’elle meure « en lui » (Albertine disparue, p. 90), et qui la sait désormais enfermée, dans les profondeurs de son esprit, comme aux « plombs d’une Venise intérieure » (ibid., pp. 219, 221). Echo possible aux mots de Chateaubriand au sujet de Lucile : « Je lui ai fait une solitude dans mon cœur dont elle ne sortira que quand je cesserai de vivre »2.

5La fin du premier chapitre de Sodome et Gomorrhe, « Les intermittences du cœur », représente, sous la forme d’un rêve célèbre, la prise de conscience par le narrateur — il est revenu à Balbec, et reverra peu après Albertine —, que sa grand-mère est « perdue pour toujours ». Le motif de la perte et celui de la mort s’entrelacent, comme ils sont associés dans le langage commun qui veut que par euphémisme, on désigne généralement la mort de quelqu’un par sa perte. Le rêve prend les traits d’une descente aux enfers, où le narrateur a le sentiment d’avoir perdu l’adresse de sa grand-mère, et se reproche de ne plus la trouver : « comment ai-je pu oublier l’adresse ? » (Sodome et Gomorrhe, p. 158), se réveillant en pensant aux allées d’un jardin public, où, enfant, il avait craint de l’avoir perdue, au sens propre, c’est-à-dire d’être perdu. Le double scénario de la perte, puis de la mort d’Albertine semble rejouer cette idée du double abandon, d’autant plus cruel dans Albertine disparue qu’il s’inscrit les deux fois sur une coïncidence troublante : il voulait la quitter, elle part ; il souhaitait sa mort, elle meurt. La culpabilité d’ailleurs, rapproche les figures d’Albertine et de la grand-mère ; le narrateur, assimilant les deux morts, se reproche un « double assassinat » (p. 78). Culpabilité relevant de l’autopunition du vivant, mais aussi de la trajectoire souterraine de l’écrivain, qui voit bien qu’il puise dans ces morts la force de l’écriture, « l’herbe drue des œuvres fécondes » dira Le Temps Retrouvé (p. 343). Les deux femmes se rejoignent également par la pensée autour du lit-tombeau de Balbec, comme sur une scène de théâtre qui rassemblerait les « gaies conversations » avec la grand-mère, et les « douces caresses » d’Albertine (Albertine disparue, p. 124). Elles sont enfin présentes ensemble dans le rêve, la grand-mère dans le fond de la chambre, sous la forme d’une statue altérée, Albertine au premier plan, et, quoique morte, trouvant le moyen de s’échapper pour aller embrasser Mlle Vinteuil.

6Interférences identitaires qui semblent dues à une collision intérieure : Albertine rejoint Gilberte, comme le signifie la confusion graphique des prénoms, et en vertu d’une loi des séries qui frappe l’homme amoureux3 ; elle rejoint la grand-mère dans la mort, avant d’aller se fondre, « indifférente à tous, et marine, comme une mouette », avec les « yeux verdâtres et bougeants comme la mer » de Saint-Loup dans Le Temps Retrouvé (p. 154). Interférences qui, pour autant, ne cessent de se déplacer, de se modifier, se recomposer, tissant des réseaux d’associations du féminin au masculin : dans la douleur du départ d’Albertine, c’est le narrateur lui-même qui se dédouble, en une instance « compatissante » (Albertine disparue, p. 6), prenant les traits de la mère, et un sujet souffrant, qui se confond avec la grand-mère mourante, comme si la fuite d’Albertine rejouait le scénario de la douleur du départ de la grand-mère pour la mort. Un peu plus loin dans le texte, le narrateur se passe la main sur le cou et les lèvres, se remémorant les paroles de la mère, au moment de la mort de la grand-mère : « Mon pauvre petit, ta grand-mère qui t’aimait tant ne t’embrassera plus» (p. 59). Il y a donc bien fusion, non seulement entre Albertine et la grand-mère, mais aussi entre le narrateur et la vieille femme mourante : sans doute est-ce pour cela que le départ d’Albertine est évoqué aussi en termes de « coup au cœur », et son oubli comme la mort du moi aimant. La grand-mère est donc la figure archétypale de la souffrance et de la mort ; la mère la forme donnée à la bienveillance, et par l’encouragement qu’elle connote, à ce que le texte appelle « l’instinct de conservation » (p. 3).

7Par ondes concentriques, on peut d’ailleurs penser que le deuil se déplace dans Albertine disparue, s’accouplant d’une certaine manière avec celui de la mère, se rejouant dans la perte de l’amitié de Saint-Loup. La mère porte les traces du chagrin de la mort de la grand-mère, imagine constamment ses réactions face à tel ou tel monument de Venise, ou à l’annonce de mariages inattendus (voir p. 209 et p. 240), bref est en liaison permanente avec une morte, comme l’est le narrateur avant que l’oubli ne fasse son œuvre.

8Ainsi le double événement du départ et de la mort d’Albertine est-il représenté dans les échos, les prolongements mémoriels infinis que suscite la perte. On pourrait le penser comme un motif musical, un nocturne, repris avec variations dans le texte, jusque dans les ruptures, les déceptions, les mariages brisés, et associé poétiquement à l’atmosphère crépusculaire du récit.

9Proust ne cesse de souligner l’importance de la souffrance, dans la création, de ces « grands chagrins utiles », comme les appelle Le Temps Retrouvé (p. 212), conduisant à la connaissance véritable. Les retranscrire suppose l’adaptation de l’écriture à la « vérité » de l’impression, dont on sait qu’elle passe nécessairement pour Proust par la métaphore.

10C’est bien l’analyse psychologique qui, dans Albertine disparue, est déportée vers le déplacement analogique, dans des métaphores et comparaisons dont on relèvera surtout l’aspect insolite, car elles ont pour charge de dire précisément la non prévisibilité des sensations. C’est sur une métaphore chimique que s’ouvre le texte, la force du chagrin étant assimilée à un catalyseur qui fait passer l’état « volatil » de notre cœur à la dureté éclatante d’un « sel cristallisé » (p. 4). La certitude de l’amour que la souffrance apporte, comme une épiphanie, ne relève pas de la conscience, elle se fait à l’intérieur du narrateur, sans aucune collaboration intellectuelle. On ne relève pas assez souvent l’aspect désopilant et comique, en contraste total avec la gravité du moment vécu par le narrateur, que revêt le système analogique chez Proust, obligeant le lecteur à un abandon total de ses préjugés, et lui faisant vivre, dans la lecture, l’impression surprenante, et totalement étrangère, de la sensation. Ainsi le chagrin rend évidente pour le narrateur la division de l’être en une pluralité d’instances qui le composent, dont certains, au début, ignorent le départ d’Albertine. Le moi pris en exemple est celui qui avait rendez-vous chez le coiffeur, et le heurt étonnant des deux moi — le moi informé, et le moi ignorant — génère une comparaison déroutante et comique, celle du vieux serviteur : « A chacun j’avais à apprendre mon chagrin [...] Par exemple (je n’avais pas songé que c’était le jour du coiffeur) le moi que j’étais quand je me faisais couper les cheveux. J’avais oublié ce moi-là, son arrivée fit éclater mes sanglots, comme, à un enterrement, celle d’un vieux serviteur retraité qui a connu celle qui vient de mourir » (p. 14). Le contraste entre la réaction de Saint-Loup, à la vue de la photo d’Albertine, et l’aveuglement du narrateur, suggère aussi une analogie de type comique, suffisamment développée pour devenir une sorte de scène : il s’agit de la confrontation d’un malade mental et de son ami — le malade représente évidemment l’homme amoureux, qui, « frappé de folie furieuse, vous parle d’un être céleste qui lui est apparu, et continue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vous n’apercevez qu’un édredon » (p. 21). C’est le développement du scénario analogique et son incongruité qui rendent le phénomène comique bien sûr : il n’y a aucun rapport entre l’attente du coiffeur et le serviteur retraité, pas plus qu’entre Albertine et un édredon. Tout phénomène de surprise est retranscrit dans l’inconfort d’analogies déroutantes. Ainsi du moment où le narrateur, venant d’apprendre la mort d’Albertine par un télégramme de Mme Bontemps, voit Françoise lui apporter deux lettres de la jeune femme : « J’étais comme quelqu’un qui voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et une grotte. Rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre » (p. 59).

11Etonnantes analogies, associées à un bestiaire, qui semble lui aussi avoir pour fonction de dire l’étrangeté des profondeurs du moi. La force de l’oubli, surgissant au début comme l’ennemi intérieur de l’amour, est assimilée à un serpent fascinateur, contre lequel lutte l’amour : « Et mon amour qui venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu, l’oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera » (p. 31). Associé à la bague d’Albertine, dont la loupe et le regard acéré de Françoise ont révélé l’origine, l’aigle est aussi l’oiseau vengeur qui cloue le narrateur sur le rocher de la jalousie : « je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, et dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie… » (p. 48). Bestiaire qui correspond aux formes insolites que l’écriture donne à nos constructions mentales. Ainsi la certitude de l’homosexualité d’Albertine est-elle ressentie par le narrateur comme la nouvelle coquille qui s’ajoute au bernard-l’ermite (voir p. 108), ou la construction chimérique du visage de la femme aimée par l’amant à la ponte d’un « énorme œuf douloureux qui l’engaine et le dissimule » (p. 22), avant que, dans la même page, ce visage ne disparaisse « sous la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à l’amant les pires métamorphoses de l’être aimé».

12Enfin, les progrès de l’oubli, dans cette tentative d’enchâsser le récit de la souffrance dans une « psychologie dans le temps » (p. 138), génèrent une succession de métaphores appartenant à des registres très différents. C’est la sortie du tunnel, ce « noir tunnel » « maçonné par la contiguïté des souvenirs » qui laisse place à un « intervalle de soleil, berçant au loin un univers souriant et bleu où Albertine n’était plus qu’un souvenir indifférent et plein de charme » (p. 116), et immédiatement après, dans la même page, l’exfoliation libératrice de la fleur qui s’entrouvre. La métaphore marine, associée au personnage d’Albertine, prend le relais, qu’il s’agisse de l’idée de sa mort, marée arrivant avec une telle force sur le narrateur qu’il est obligé de se sauver « devant elle comme les enfants à l’arrivée de la vague » (p. 115), ou plus loin, de la « douce présence » retirée d’une Albertine à marée basse (p. 117), qui se retire donc peu à peu, sous l’effet de l’oubli. Les progrès de celui-ci sont pensés en termes météorologiques : à la paix nouvelle peuvent succéder des vents douloureux : «  je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d’une autre direction venue du fond du passé » (p. 122). Tempêtes et accalmies se succèdent, sur le rythme des intermittences du cœur, et ce tant qu’Albertine n’a pas trouvé sa place : dispersée au début du texte, au point qu’elle semble habiter tous les objets, « la flamme de la bougie, le bouton de la porte » (p. 104), éparpillée et comme fragmentée en une infinité d’Albertine qui sont aussi bien, textuellement, les bribes de mots qu’elle a prononcés, que les fragments de lettres que le texte reprend indéfiniment, elle finit par trouver un asile, sans doute son véritable « tombeau », « au fond » de son ancien amant, « cachot » imaginaire où « l’emmurée » est enfin enfermée (p. 219).

13L’évocation des rêves est sérielle dans Albertine disparue, qu’il s’agisse du rêve fait par le narrateur au moment de la publication de l’article dans Le Figaro : on se souvient que Mlle de Forcheville lui dit que Bergotte a aimé son texte — compensation sans doute à la réaction mitigée du duc —, ou des rêves d’Albertine, qui mettent en scène l’énigme de la « morte vivante » : soit le narrateur lui a donné rendez-vous, mais il est incapable de la rejoindre — il dort, et semble ne pouvoir échapper à cette immobilité —, soit elle lui apparaît dans son désir de le quitter, mais il n’en est pas ému, considérant la chose comme impossible, puisqu’elle est morte. L’un d’entre eux, ou plusieurs d’entre eux — le texte n’est pas précis sur ce point —, mettent en scène Albertine et la grand-mère, dans l’énigme de leur présence commune, par-delà la mort. On sait l’importance que Proust, dans Le Temps Retrouvé, accorde au rêve, « muse nocturne », qui opère « un jeu formidable avec le temps » (p. 221). C’est le cas ici des deux femmes réunies, la grand-mère allant et venant dans le fond de la chambre, étrange statue mobile, dont le menton tombe en poussière, « comme un marbre rongé » (Albertine disparue, p. 121), renouant avec sa représentation au moment de l’agonie dans le Côté de Guermantes4. Le mouvement de la statue dit sans doute la coexistence de la présence vivante de la grand-mère à l’intérieur du narrateur, et la certitude de sa mort. Il en est de même d’Albertine, que le narrateur jaloux persiste à interroger sur l’établissement de douches de Balbec, et sur la petite blanchisseuse de Touraine, la considérant donc comme vivante, tout en se disant que rien ne presse plus, puisqu’elle est morte. La mort apparaît même au jaloux comme un espace de liberté dangereux — comment surveiller une morte ? —, où Albertine peut à tout moment rejoindre Mlle Vinteuil, cauchemar du narrateur surgissant ici avec d’autant plus de force qu’Albertine dit qu’elle doit aller la voir, et qu’elle n’est fautive que de l’avoir embrassée « sur les lèvres » (Albertine disparue, p. 121). Le rêve qui, selon les mots de Proust, ne tient pas compte des « divisions infinitésimales du temps » (p. 120), rassemble donc les deux grandes figures de la souffrance, les distinguant sans doute dans une spatialisation métaphorique de leur temps respectif : la grand-mère est à l’arrière plan, et ne parle plus ; Albertine occupe encore le devant de la scène, et n’est pas la figure apaisée et marine qu’elle deviendra dans Le Temps Retrouvé. Elles sont à nouveau rassemblées quelques pages plus loin, réunies dans la chambre de Balbec, qui semble garder leur présence commune, avant que la fin de l’œuvre ne consacre la fusion apaisante entre la mort d’Albertine, et son sommeil si souvent contemplé ; on se souvient des derniers mots qui lui sont consacrés, à la fin du Temps Retrouvé : « Profonde Albertine, que je voyais dormir et qui était morte » (p. 352).