Colloques en ligne

Christophe Wall-Romana

Les mouvements du milieu : arthros, opsis, kinesis

1Dans le champ de recherche de l’intermédialité, formalisé par Jürgen Müller comme un « work-in-progress » dans son programme de 2006, les effets de flou se déclinent à tous les niveaux : l’objet de la recherche, ses méthodes, la délimitation d’un ou de plusieurs champs ou niveaux, la typologie des médias, le rôle du cadre sociopolitique, et enfin la nature même des interactions, des interfaces, de l’inter- tout court — lequel ressemble à l’éther de la physique du 19ème siècle sinon à une fausse « positivité » de chez Foucault. Éric Méchoulan insistait déjà en 2003 à propos de cet « inter- » sur la primordialité d’un inter-esse, d’un lien ontologique toujours déjà commun dans le sens épistémique où les relations préexistent aux êtres, aux choses, aux dispositifs et aux discours, et président à leur modes d’apparition et à leurs effets de présence. L’intéressement des relations prépartage toujours déjà le sensible, pourrait-on dire dans l’idiome de Rancière. Néanmoins, l’évanescence d’un tel canevas théorique a conduit à son rejet par certains (Gumbrecht) et son évitement tacite par une nouvelle génération de chercheurs en intermédialité, focalisés sur des études de cas, étant avertis de l’enlisement des grands récits théorétiques.

2Pour d’autres dont je suis, l’intermédialité toute spectrale quelle puisse apparaître demeure une gageure à relever justement de par son large faisceau d’intérêts, à la fois infra-disciplinaires et transdisciplinaires, visant à changer la donne et altérer les enjeux et cloisonnements imposés aux humanités et sciences sociales aujourd’hui. Cette potentialité en fait une sorte de « capacité négative », selon l’expression de Coleridge en 1817 désignant justement l’acceptation de l’effet de flou conjectural au cœur d’une entreprise intellectuelle ou artistique. Coleridge inventa également le terme d’« intermedium » en 1812 (Müller, 101), et c’est aussi parce qu’il se plaignit auprès des savants réunis au 3ème Congrès de la British Association for the Advancement of Science en 1833 que ceux-ci adoptèrent le nouveau nom de « scientifiques [scientists] » proposé par William Whewell, abandonnant celui de « natural philosophers » qui, pour Coleridge, devait être réservé seulement aux purs penseurs comme lui. Autant dire que l’intermédialité procèderait alors d’une inspiration résolument romantique ayant affaire à l’absolu disciplinaire en un sens proche de ce que Lacoue-Labarthe et Nancy théorisèrent sous la notion de « l’absolu littéraire ». D’où la présente proposition théorique d’aborder l’intermédialité autour de trois écheveaux conceptuels-sensoriels—l’articulation, la vision, et le mouvement — dont la convergence serait contemporaine du préromantisme des Lumières tardives jusqu’au romantisme de la modernité industrielle. Positivité, alors, des plus inopportune, nous proposons qu’une condition de possibilité de l’intermédialité serait la réarticulation des faits de vision aux faits de mouvement, et réciproquement des faits de mouvement aux faits de vision, jusqu’à affecter les pratiques mêmes d’articulation.

1. Arthros

3Qu’est-ce qu’articuler en effet sinon la face matérielle de toute opération esthétique ou herméneutique ? La relation du tout à ses parties, la production d’un sens ou d’une expérience, l’expression dans un langage (naturel, visuel ou poétique), impliquent autant d’articulations, c’est-à-dire très littéralement des flexions, des mobilités à contraintes, des mouvements captifs. Les arts, l’Art, l’artisanat des médias du point de vue archéologique, les articles de lois ou de L’Encyclopédie et ceux de nos revues, les articulations d’un squelette ou d’une structure semi-mobile quelconque, par exemple le temps à l’article de la mort, ont en commun la matérialité conceptuelle de l’arthros —flexion, jointure, pivot, inter-segmentation amovible, etc. La fameuse organicité herméneutique de l’Idéalisme allemand (grande inspiration de Coleridge), et sa rhétorique du sujet absolu, opèrent en fait, en tant que dispositifs textuels, comme des fragments dont le mouvement captif n’est jamais exactement déterminé, c’est-à-dire selon un mode de fonctionnement autre que l’autosuffisance homéostatique des organes. L’œuvre se veut organique et cohérente mais se déploie en fragments dont la cohésion pratique n’est jamais assurée ou finalisée. Entre L’Encyclopédie qui opte pour une arthroscopie méthodique du savoir humain et la créature fragmentée du roman de Mary Shelley (1818) qui tente de se joindre pratiquement à l’humain, il y a la même différence qu’entre le squelette immobile où les os sont des organes et le corps en mouvement qui s’articule à un milieu. Or si c’est l’étude de l’articulation du corps animal et humain en mouvement qui servit de prétexte au développement de la chronophotographie et du cinéma, il se peut que l’articulation du corps, du mouvement et de la vue ait une autre histoire, d’une part toujours déjà intermédiale, et de l’autre, contemporaine d’une certaine facette des Lumières.

4Risquons d’abord une autre fable primordiale. Et si, plutôt que les organes, ces substances ou substantifs, c’étaient les flexions du corps animal — os à os à tendons et à muscles — qui révélèrent à la sagacité humaine le mystère combinatoire du langage et de l’art ? Dépecer soigneusement pour se nourrir de tout ce qui est offert par l’animal et peut-être percer le mystère de son ubiquité ; déplacer soigneusement les significations pour penser tout ce qui est donné ; réarticuler intermédialement pour produire de nouveaux donnés et se produire une histoire. L’art, qui dénotait jusqu’à récemment ce qu’on nommerait aujourd’hui une « praxis », une manière d’articuler des agissements et des artifices à des conditions matérielles dans l’horizon social, serait une praxis d’auto-réarticulation. Il implique essentiellement la maîtrise manuelle de typologies de mouvements captifs dans et sur des matériaux hétéroclites afin de délimiter et structurer un territoire artificiel, l’événement d’un artifice, l’avènement d’une figuration. Les fables d’origine de l’art pariétal (chez Jean Luc-Nancy ou Werner Herzog) font sans doute la part trop belle à la vue au détriment du phénomène de basse besogne : suivre des mouvements de la main les articulations de l’épaisseur animale et biosphérique et poursuivre leurs mouvements vers des conjectures, des nouvelles praxis, des fictions, des visions, des assemblages. Mouvement et vision. Les mains imagées en négatif et positif par des praticiens mais surtout praticiennes (comme on l’a récemment établi) dès l’Aurignacien, interceptaient l’ocre rouge ou le manganèse crachés [Fig. 1, 2, 3].

img-1.png       img-2.jpg   img-3.jpg

5Fig. 1     Fig. 2                    Fig. 3

6Pourquoi, sinon pour mettre sur un même plan la peinture des mouvements animaliers et le jeu de leurs vingt-sept articulations que certaines phalanges recourbées imagent comme tel. Ce serait là ce que Leroi-Gourhan appelait « La libération de la main », un premier essai de saisie intermédiale : articuler l’épaisseur du corps animé de souffle, de salive et de mains au territoire minéral de la poudre et de la paroi, en saisissant une image par projection, par mise en mouvement du milieu basique ensuite oublié par la philosophie (selon Irigaray), l’air. Corps, jointures, mouvement, milieu, image.

7Sautons les époques : au dix-septième siècle, la langue secrète des initiés se signant en catimini dans la main les uns des autres s’appelait l’arthrologie, la langue des joints, qui devint l’idiome de reconnaissance ou lingua franca de la franc-maçonnerie en tant que milieu et mouvance cosmopolite du radicalisme « transdisciplinaire » des Lumières. Par exemple dans « La Loge des neuf sœurs » de l’Académie des sciences où, autour de l’astronome Lalande et de son ami Franklin, se regroupèrent des praticiens des neuf arts : savants, artistes, littérateurs, hommes (plus rarement femmes) politiques, et juristes. Ils partageaient les ferments de l’encore impensable Révolution, ce futur nouveau milieu de l’historicité. Or l’intermédialité, comme l’indiquait Méchoulan, ouvre en grande redondance la thématique du milieu. Non seulement l’inter- et le medium se trouvent-ils chacun dans l’entre ou au milieu, mais le mot « milieu » lui-même, le medium locum, insiste sur le lieu moyen du milieu tout en se désistant quant à sa nature. L’intermédialité, c’est la question du milieu. Sautons encore les époques. La Peau du milieu est un court métrage de 1953 écrit et réalisé par Gabriel Pomerand, lequel on pourrait qualifier de Saint-Esprit de la trinité lettriste puisque, tout comme Léon-Gontran Damas par Senghor et Césaire, Pomerand fut éclipsé par Isidore Isou et Maurice Lemaître. Certes, la trinité ne convient ni au trio de descendants d’esclaves ni au trio juif de survivants de la Shoah, mais « saint-esprit » quand-même dans le sens médiumnique de messager, de souffleur, d’interface, ou de porteur de signes « hypergraphiques » (Lemaître en peignit sur sa propre peau). La Peau du milieu est tiré d’un ouvrage de Jacques Delarue et Robert Giraud intitulé Les Tatouages du milieu, autour de photos de Robert Doisneau qui documentent l’archive visuelle des tatoués des bas-fonds en voie de disparition dans le Paris d’après-guerre [Fig. 4, 5].

img-4.jpg      img-5.jpg

8Fig. 4  Fig. 5

9Le film dont une copie unique existe (et que je n’ai pas eu l’occasion de visionner) fut apparemment censuré en 1957. Écho socio-historique à notre mythe pariétal, le film fait montre d’une continuité intermédiale en partant du report moderne de l’image sur la peau, en projetant cette image sur la pellicule du photographe, en assemblant des mots sur la page autour de ces photos, et enfin en projetant le livre et ses photos dans un film devenu non-lieu culturel — ainsi que faillit le devenir cet autre grand film sur la peau et le tatouage, Nuit et brouillard (1955), presque censuré pour avoir montré un képi français, ajourant l’Histoire interdite. Ce qui compte pour Doisneau, Delarue, Giraud et Pomerand c’est la mise en mouvement des traces visuelles de ce milieu historique interdit de la face noble d’une délinquance ignoble à travers mediums et médias en série — peau, photo, page, film.

10Ne serait-ce pas là alors un retour du type allégorie de la caverne pour l’archéologie du cinéma ? Un retour à l’arthroscopie primordiale du corps-signe comme projection zéro : poudre, peau, paroi, photo ? Un peu, oui, dans nos affections pour les mythes, et non, résolument. Car il en va justement des médias photo-cinémagraphiques comme modes de réarticulation interne et externe de l’Histoire et de la modernité. Ce serait une curiosité intermédiale qui serait à la source de l’historiographie au sens moderne.

11Ç’aurait commencé par un livre de 1753 d’un certain Jacques Barbeu-Dubourg (ami lui aussi et traducteur de Franklin), modestement intitulé Chronographie ou description des temps, contenant toute la suite des souverains de l'univers, et des principaux événements de chaque siècle, depuis la création du monde jusqu'à présent. Structuré tabulairement, chacune des soixante-dix pages contenant des colonnes de deux centimètres et demi pour chaque décennie, l’ouvrage donne à voir la succession des siècles avec leurs fondations, leurs catastrophes, leurs rois, leurs artistes, leurs penseurs mais aussi leurs grands délinquants et assassins. De son aveu c’est là le premier essai d’un « tableau mouvant & animé » de l’histoire humaine, et il impulsa la mode des diagrammes temporels dans la seconde moitié du siècle (dont l’un fameux par Joseph Priestley). Or, il se trouve que Barbeu- Dubourg fut aussi le grand hébraïste de l’époque, connaissant donc très bien le dispositif à deux rouleaux de la Torah écrite sur un parchemin de peau déroulant (le qlaf). C’est sans doute pourquoi il adapta sa Chronographie à ce dispositif pour réaliser un véritable « tableau mouvant & animé » sous forme de « machine chronologique » en 1754, dont Diderot donnera la description du système dérouleur-enrouleur dans L’Encyclopédie. Histoire, praxis du livre judaïque mobile, et proto-cinémacité de la temporalité. Dans les années 1780, Louis Carrogis Carmontelle s’en inspirera pour construire ses fameux tableaux panoramiques déroulants. Il faudra attendre 1870 pour qu’Aimé Laussédat retombe sur ce dispositif à deux rouleaux dans sa cartouche miniaturisée à papier photographique. En rejetant le kinétoscope cylindrique, basé sur le schème du phonographe de Charles Cros et Edison, les pré-cinématographistes Leprince, Marey et les frères Lumière reprennent sciemment ou non vers le début des années 1890 un dispositif de mouvement-vision qui remonte à la Torah [Figures 6, 7, 8, 9].

img-6.jpgimg-7.jpgimg-8.jpg

12Fig. 6               Fig. 7                     Fig. 8

img-9.jpg

13Fig. 9

2. Kinopsis

14Ceci conduit au second volet de ma proposition. A savoir que la mise en mouvement par le truchement du visuel et la mise en image par le truchement du mouvement représentent le milieu et la condition de possibilité de l’intermédialité moderne. Dans son Laocoon (1766), Lessing ne fait pas que contraster la temporalité poétique et la spatialité plastique (chap. 18) : il assigne à la poésie « la beauté en mouvement »  et aux arts plastiques « l’accord harmonieux de parties diverses que l’on peut apercevoir toutes à la fois » (189, 173). Ce qui permet de penser les arts et l’Art en général et l’esthétique c’est donc la confluence conceptuelle de la vision et du mouvement : mouvement à vision virtualisée dans la poésie, vision à mouvement virtualisé dans la peinture et la sculpture. L’intermédialité reposerait alors sur l’émergence de la kinopsis comme kinesthèse optique et visualité cinétique, vers le milieu du 18ème siècle. C’est en effet dans les décennies de 1740 à 1770 que s’effectue l’ébauche du tournant de l’epistème et du sensorium des Lumières vers la kinopsis. Symptomatiquement, les rubriques conceptuelles du voir, qui régulaient très strictement celles du mouvoir — encore chez Newton et Descartes ; de la balistique à la danse ; de la conceptualité scopique du mâle européen à la sauvagerie hyper-motile des esclaves et des utérus — commencent dès lors de s’y fondre de manière progressivement systématique. En 1754, dans son ouvrage cosmologique remarquable et remarquablement oublié, Histoire générale et théorie du ciel, Kant fut l’un des premiers à proposer un univers kinoptique, ses systèmes stellaires provenant de nébuleuses en contraction rotatoire et gravitationnelle. La théorie que Kant développe repose nommément sur une vue de l’esprit dynamique — un theorein visualisant le mouvement — et sur le modèle explicite des lanternes magiques à vues dissolvantes. La cosmologie, les médias, et cette nouvelle faculté de l’imagination (Kant n’était pas astronome) alimentent ensemble le tournant kinoptique. Lorsque cette cosmologie cinématique sera formalisée et démontrée expérimentalement par l’astronome William Herschel dans les années 1780, elle jouera un rôle massif dans les débats constitutionnels aux Etats-Unis (notamment sur le drapeau étoilé), mais aussi dans la pensée pré-révolutionnaire de la Loge des neuf sœurs, et celle allant de Restif de la Bretonne à Bailly, de Condorcet à Siéyès et Olympe de Gouges. La Convention elle-même vota une récompense à la sœur de William, Caroline Herschel, pour sa découverte de nouvelles comètes, tout en se lançant dans le projet herschelien d’un mètre universel puisque basé sur la mesure astronomique de la Terre. Avec la Révolution française, l’Histoire passe de la tabulation dynastique au « tableau mouvant & animé » de l’historiographie moderne.

15Les trois premiers quarts du 19ème siècle en feront le grand siècle de la kinopsis dans tous les domaines. Dans les années 1800 à 1820, deux frères bourguignons inventent tour à tour des machines loco/motrices (un moteur à explosion pour chalands, un vélocipède, un appareillage à mouvement perpétuel) et un nouveau dispositif optique d’enregistrement par la chambre obscure, l’héliographie. Ce sont Nicéphore et Claude Niépce [Figures 10, 11].

img-10.jpg              img-11.jpg

16Fig. 10   Fig. 11

17Déjà dans les années 1790, Thomas Wedgwood fit des expériences proto-photographiques qu’il montra à Priestley et expliqua à Coleridge. Après 1796, un nouveau type d’historiographie, basé sur le modèle cosmologique dynamique du Système du monde de Pierre-Simon de Laplace — lequel passa sous silence la contribution immense de Herschel en tant qu’intime de Georges III, ennemi de la France napoléonienne — se dissémine. Après ceux de Condorcet et Herder, viennent ceux de Saint-Simon et Fourier, puis de Comte, tous dérivés de l’astronomie. Leur représentant exemplaire est bien entendu Hegel, lequel, ayant abandonné son travail cosmologique sur les planètes (1801), convertit la gravitation newtonienne — indice de l’union de la raison et du réel — en éther (1806), puis finalement en pur esprit motile (Geist) comme moteur dynamique-dialectique de l’historiographie de la pensée humaine dans La Phénoménologie de l’esprit de 1807. Tous les niveaux de la pensée et de la praxis deviennent progressivement kinoptiques. Dans les années 1830, un artiste genevois révolutionne les catégories de Lessing en combinant sur une même page et dans un même récit comique la dynamique du dessin et le trait graphique du texte : Rodolphe Töpffer. La sérialité brise la synoptique de l’art plastique à laquelle, en retour, la poétique du texte se trouve maintenant astreinte [Fig. 12].

img-12.jpg

18Fig. 12

19L’inventivité de Töpffer fait sans doute écho à la censure de la presse par les régimes politiques en France, avec la multiplication de journaux soi-disant « non-politiques » dans lesquels l’image caricaturale des Philipon, Daumier, Gavarni ou Grandville devient le supplément intermédial du texte prohibé. Comme Philippe Willems l’a démontré, c’est pendant ces années 1830 que la caricature se tourne du panoramisme vers le sérialisme du mouvement de la proto-BD. D’autres modèles kinoptiques émergent : chez Balzac dont les « scènes de la vie de » mettent en mouvement tous les niveaux de l’univers social à travers « deux ou trois mille figures » au-delà du panorama ou de la physionomie sociale ; en géophysique où Charles Lyell se fait l’apologue de la visualisation des processus de formation dynamique à grande échelle temporelle comme nouvelle méthode générale d’investigation ; en physique optique où, sous la direction de l’astronome François Arago, Augustin Fresnel parachève le développement de la théorie ondulatoire de la lumière vers 1820.

20Ainsi la lumière comme tissu même de la vision et principe symbolique de la raison devient animée non seulement d’un mouvement frontal (Descartes la pensait instantanée), mais d’un mouvement latéral interne au train d’ondes. Fresnel et Arago prolongent ainsi, contre la théorie corpusculaire de Laplace, le programme herschelien, en intelligence avec le fils Herschel, également astronome, John. Lorsqu’Arago annonce au monde l’invention de la photographie par Daguerre en 1839, c’est John Herschel, ayant travaillé étroitement de son côté avec William Henry Fox Talbot pendant plusieurs années, qui indiquera qu’Arago et Fresnel en employant leur dispositif d’enregistrement d’image dans la chambre obscure avec un héliostat dans les années 1820, avaient déjà réalisé des expériences « strictement photographiques ». Un autre compère d’Arago, le physicien-astronome Ampère, théorisa dans les années 1820 l’électricité sous le nouveau jour de « l’électrodynamisme », non plus fluide mystérieux mais force vectorielle. En 1834, insistant sur l’importance de la visualisation des phénomènes du mouvement pour la science à venir, il forgea un nouveau terme : « la cinématique ». En 1835, la première voie ferrée pour le transport de passagers par une locomotive à vapeur en France est entreprise par les frères Péreire. La locomotion ferroviaire impulse à la présence au monde un flux optique linéaire et apprivoisé. La photographie en 1839 fait l’inverse : elle effectue une tranche optique soudaine et sauvage dans le flux de la présence. Avec la caméra à deux rouleaux internalisant la rotation intermittente, un nouvel ordre de flux optique transparaît ; l’un des premiers films Lumière sera « L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat », reproduisant le flux optique oblique et scalaire d’un simple passager en quai — début de l’ère de la kinopsis pleinement réfléchie et médiatisée.

21Si l’intermédialité kinoptique des Lumières jusqu’au milieu du 19ème siècle a perdu par la suite de sa saillance — ne trouve-t-on déjà le tout-art d’un Wagner dans la Fantasmagorie de Robertson ? — c’est largement une question de distribution sociale des tâches. Condorcet écrit sur les comètes, sur l’Histoire, sur l’esclavage, comme le font aussi Maupertuis et Restif ; les frères Humboldt cultivent des « vues du monde » panoramiques et dynamiques à partir l’un des langues et l’autre du cosmos ; Thomas Young déchiffre presque les hiéroglyphes (Champollion lui coupe l’herbe sous le pied à quelques mois près), fait l’hypothèse de la famille indo-européenne des langues, donne la théorie tricolore de la vision humaine, et celle de la nature ondulatoire de la lumière —tout cela avant 1820. Ce qu’on nomme polymathie ou encyclopédisme c’est donc un mode intermédial où dispositifs et instruments de langage, d’audition, de vision et de pensée se jouxtent et se réarticulent mutuellement, conceptuellement et matériellement. C’est parce que William Herschel et Thomas Young sont musiciens que le premier polit ses miroirs révolutionnaires comme s’il accordait un clavecin, et le deuxième traduit les ondes sonores en ondes visuelles au moyen d’un baquet en verre éclairant les rides de l’eau [Figures 13, 14]. Dans sa Vénus physique (1745) Maupertuis réarticule la « loi du moindre effort » dérivée de la constriction centripète des étoiles et de la figure ovale de la Terre en un principe général d’investigation lui permettant d’affirmer l’origine commune des races. Son télescope devient, par le truchement de la reproduction spermatique possible entre tous les humains, un dispositif intermédial anti-esclavagiste.

img-13.jpg        img-14.jpg

22Fig. 13     Fig. 14

23Or, vers 1850, les bureaucraties positivistes européennes se mettent à spécialiser, diviser et tayloriser (avant l’heure) les fonctions sociales du savoir, de l’art, de la politique, de la science. L’après-1848 sonnera le tocsin de l’avènement possible d’un astronome (Arago) et d’un poète (Lamartine) aux plus hauts postes d’un gouvernement révolutionnaire au nom de la liberté. Arago, rappelons-le, signa le décret de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en avril 1848. La liberté fait ainsi place aux politiques de libéralisation pro-bourgeoises, en particulier l’expansion des colonies pour le commerce métropolitain et le musèlement de l’opposition républicaine. Au cours des années 1860, les pratiques intermédiales qui enfreignent la distribution des tâches prennent ainsi un tour beaucoup plus restreint. Leur emblème est une batterie circulaire d’appareils photographiques produisant des photos de portrait sur verre dont l’image projetée sur un bloc de glaise permet d’en faire une statue au moyen d’un pantographe ciseleur [Figure 15].

img-15.jpg

24Fig. 15

25Le dispositif laborieux de la photosculpture, grande sensation en 1866, n’accouchera, de ses montagnes de glaise, que de souris difformes. Pourtant est-elle foncièrement différente de l’invocation allégorique de la musique dans la poésie symboliste, ou du nouveau regard soi-disant anti-photographique et néo-chromatique de l’Impressionisme ? D’un côté, il y a transversalité minime et laborieuse entre les arts du temps (poésie et musique), de l’autre entre les arts de l’espace (peinture et photographie). Entre-temps, l’empreinte esthétique massive et radicale du dispositif photographique dans la littérature depuis les années 1840, comme l’a montré Philippe Ortel, ne conduit à nulle théorisation d’envergure explicite. Un tel « régime esthétique » où l’art devient sa propre question radicale (selon Rancière) à travers une intermédialité néanmoins de moins en moins ambitieuse, pose bien moins de problème au pouvoir que, disons, l’infidélité de deux amants dans un coche, ou des prostituées et lesbiennes qui ambulent dans des poèmes. Les tribunaux bourgeois reprocheront à Flaubert et Baudelaire de confondre « la beauté en mouvement » de Lessing avec l’obscénité d’une poétique irritante qui donne à sentir l’épiderme du social — mettant en mouvement dans l’imagination et sur les éventails des libraires le milieu de la peau érotisée.

3. Charles Cros

26C’est peut-être ce retranchement intra-médial des années 1860 qui favorise projets et réalisations partielles de la photographie cherchant sa nouvelle spécificité dans la sérialité et l’animation. Les pages des revues photographiques spécialisées et des sections sur la photographie des revues de vulgarisation scientifique (Photographic News, Le Journal de la société française de photographie, Cosmos, Le Magasin pittoresque, etc.) décrivent de nombreux procédés de photographie du mouvement et de la couleur, annonçant le dépôt de nombreux brevets, même si les prototypes fonctionnels restent assez rares. Parmi de nombreux exemples, Ducos du Hauron et Charles Cros, tous deux envisageant déjà la convergence de la couleur et du mouvement, publient un échange acrimonieux de lettres sur la priorité de ces inventions en 1869 dans deux numéros du journal Cosmos. Le proto-cinéma, en d’autres mots, devient pré-cinéma, ceci avant même les essais de Muybridge. Lorsqu’Edison intentera un procès à un concurrent en 1897 aux Etats-Unis pour faire droit de ses brevets de 1888 sur le kinétoscope cylindrique, la cour le déboutera, découvrant que, sur tous les points principaux, des brevets avaient été déposés bien avant 1888 : seul son mécanisme intermittent sera protégé.

27Le complexe sensoriel, conceptuel, historique et technique de la kinopsis permet de mettre à jour les décalages entre l’archéologie des médias (en l’état) et les pratiques de l’intermédialité où s’effectue la pensée du mouvement-vision, même hors dispositifs machiniques. Cros est l’une des grandes figures tutélaires de tels décalages. Il présentera ou déposera à l’Académie des sciences des projets soutenus sur la photographie du mouvement et des couleurs (pli cacheté, 1867), le phonographe (1877), et des procédés de communication mathématico-visuels avec les habitants d’autres planètes (1869), qui témoignent tous d’une inspiration centrale : la réarticulation du mouvement-vision. Un conte de 1872, « Un Drame interastral » montre bien que la reproduction photographique du mouvement — par le biais de photographies en séries envoyées par télescope entre deux amants vivant sur la Terre et Vénus et projetées sur milieux mobiles (fumée ou poussière) et immobiles (photosculpture) — était aussi cruciale pour lui que celle des couleurs (Cros, OC, p. 375).

28Dans un projet trop peu commenté, « Principes de mécanique cérébrale », déjà abouti en 1872 et partiellement publié en 1879 (Cros, OC, p. 1222), il se proposait rien moins que de modéliser la perception visuelle par le truchement d’une simulation mécanique et mathématique. Dans une note à l’Académie des sciences de 1874, il déclare assez péremptoirement : « Ayant réalisé la représentation mécanique des couleurs, et celle des successions ainsi que celle des figures n’offrant pas de difficulté, j’établis facilement les nécessités générales auxquelles devront satisfaire les appareils enregistreurs de ces phénomènes » (ibid., p. 526). Cette note ayant été visée (sans suite) par Claude Bernard, Cros joue vraisemblablement sur deux tableaux à la fois : une théorie de la perception et une théorie des médias enregistreurs qui la simulent dans le temps pour mieux la comprendre. Une trentaine d’années avant que Bergson ne se penche sur le cinématographe — pour en gommer justement l’effet cinéma qu’il se refuse d’approcher phénoménologiquement, ce qu’on a amplement analysé depuis Deleuze — Cros envisage une véritable neuroscience sur la base de la photographie animée. L’ouvrage fragmentaire qui nous reste — un manuscrit peut-être plus complet ayant été brûlé par Nina de Villars après leur rupture — propose d’approcher « les appareils de perception, de pensée, et de réaction » en construisant des simulations mécaniques afin « de retrouver les causes dans leurs effets » (ibid., p. 528). Il écrit :

Une longue et rude campagne dans cet art de l’invention cinétique m’a donc donné l’idée de cette entreprise, qui peut se résumer ainsi : renoncer à l’observation de la structure directe des appareils de perception, de pensée et de réaction, et construire a priori les dispositifs qui réalisent ces fonctions, prises pour uniques données (ibid., p. 529).

29C’est donc l’opposé de la méthode introspective de Bergson, puisqu’il s’agit de simuler la perception pour ne retenir que ses formes externalisables (on doit s’interroger d’ailleurs sur la possibilité que Bergson en ait pris connaissance). Dans le premier chapitre des « Principes de mécanique cérébrale », sur la perception, Cros déclare que c’est « dans l’explication rationnelle au mode de pénétration des images tactiles et visuelles dans les organes profonds, que s’est révélée la loi unique et simple suivant laquelle sont construits et fonctionnent les appareils de conscience » (ibid., p. 530). Cette loi combine trois catégories : « l’espèce », ou « l’individualité d’une perception supposée simple et instantanée » ; « la succession » des espèces qui manifeste une « durée des périodes » de perception plus ou moins invariante, et qui, « considérée comme indépendante de ses éléments spécifiques, prend le nom de rythme » ; et « la forme » comme « simultanéité de plusieurs impressions spécifiques élémentaires, semblables ou différentes » dont l’expression la plus simple est une gestalt — « un profil monochrome découpé sur un fond tout à fait noir » qu’il appelle « une figure » (ibid., p. 530-2). Pour Cros, « les rythmes et les figures » sont des « fonctions de durée pure et fonctions d’étendue pure » qu’il appelle « des essences ». De façon assez remarquable, il les définit comme des schémas invariants à travers leurs transformations plastiques, soit des sortes d’archétypes dynamiques :

Le moule et le moulage, l’image et ses reflets divers dans des miroirs plans ou courbes, sont des figures différentes, mais ce sont des réalisations multiples, des anamorphoses, comme on les nomme en certains cas, d’une même essence.

Les renversements et les retournements, les mesures pressées ou ralenties qu’on fait subir à un rythme, à une symphonie, produisent des rythmes différents, mais qui sont des réalisations multiples, des anarythmoses d’une même essence. (ibid., p. 533)

30Songeant sans doute à la cantate réversible de Bach, et envisageant la durée et l’étendue à la fois comme compressibles et expansifs, sujets à des projections topologiques qui ne changent pas leur « essence » morphique, Cros réarticule les a priori kantiens de l’espace et du temps en des phénomènes plastiques et scalaires, c’est-à-dire, kinoptiques. On n’était guère censé pouvoir penser l’accéléré et le ralenti des films avant le cinéma ! Or c’est précisément contre quoi Bergson s’insurgera explicitement en refusant toute modification scalaire-plastique de la durée, et en évacuant toute intermédialité technique au profit d’une pure durée vitale.

31Cros divise la perception en trois modes d’existence distincts, « la perception spécifique, la perception rythmique, la perception morphique » (ibid., p. 533) qu’il substitue de manière synesthésique à la division arbitraire des sens (« le sens des températures, le sens des forces mécaniques (sens musculaire), le sens érotique, etc. » [ibid., p. 534]). Il affirme plus généralement que la perception est toujours mobile et que « la perception du mouvement résulte d’une succession d’impressions morphiques » qui combine ses trois modes d’existence (ibid., p. 535). Cros, malheureusement, interrompt son exposé philosophique aussi original qu’intempestif afin de schématiser les appareils de simulation de la vision qui sont son objet, et dont nous n’avons pas la place ici de faire l’analyse. Disons seulement que ces appareils reposent clairement sur ses propres dispositifs de photographie chromo-cinématique et de phonographie qu’il tente de traduire en algorithmes informatiques formalisés mathématiquement [Fig. 16, 17].

img-16.jpg                 img-17.jpg

32Fig. 16 Fig. 17

33Dans ces algorithmes, deux notions techniques doivent êtres soulignées pour ce qui est de la perception du mouvement : celle de l’intermittence, « des mouvements alternatifs de signes contraires » (ibid., p. 548), et la notion de « durées interphénoménales » (ibid., p. 562) qui servent à expliquer la perception du mouvement visuel en contournant le (faux) problème de la persistance rétinienne : « Donc, les perceptions qui paraissent être dues à des phénomènes continus ne prouvent pas la continuité de ces phénomènes ; et des périodes rythmiques indéfiniment complexes peuvent se passer en des instants dont la durée n’est pas perçue » (ibid., p. 563). Cette préemption précise de la durée bergsonienne indécomposable est sans doute la grande intuition intermédiale de Cros : la modélisation technique et algorithmique de la perception le convainc qu’il serait vain de prétendre au mirage humaniste d’une durée de la perception pleinement présente à la conscience (ce que les neurosciences ont d’ailleurs amplement confirmé). Il n’est pas exclu que son ami Villiers de L’Isle-Adam se soit mis à écrire L’Ève future (justement vers 1878-9) comme une sorte d’illustration fictive et de parodie symboliste de la théorie de la perception kinoptique mécaniquement simulée de Cros.

4. Envoi

34Dans cet essai, qui reprend des propositions effectuées lors du colloque sur l’intermédialité tenu à Toulouse en 20141 dans la direction d’un ouvrage à paraître, nous avons insisté d’abord sur la notion de réarticulation. Celle-ci nous semble présenter un contexte matériel commun aux arts et aux médias qui court-circuite le télisme technologique qui tend à les différencier dans certains modèles de la modernité (chez Benjamin et Rancière notamment qu’on doit catégoriser, en dépit d’intuitions remarquables sur les médias, de technophobes). Arts et médias réarticulent en commun leur milieu en réagençant les rapports du corps, des matériaux et du temps par divers modes de projection — allant du souffle à la mimesis transmédiale, à l’impression sur un support-écran. Dans un deuxième temps, nous postulons une articulation plus directe des faits et artefacts visuels aux faits et artefacts ciné(ma)tiques, ceci à partir du milieu du 18ème siècle, sous l’impulsion de la cosmologie et de l’Histoire qui dès lors s’y imbriquent par le biais de  l’histoire naturelle. C’est dans l’horizon de cette modernité kinoptique que les pratiques intermédiales à proprement parler émergent, comme en témoignent la pensée de Lessing et de Kant, ou le dispositif interartistique et multimédia de la Fantasmagorie de Robertson. La kinopsis comme opération notionnelle a deux avantages. D’une part, l’archéologie des médias tente, depuis deux décennies, de relativiser le telos qui conduirait immanquablement au cinéma et ses avatars comme leur culmination ; d’autre part, les pratiques intermédiales tentent d’échapper à la gravitation de l’esthétique, de la question des arts ou de l’Art, pour s’ouvrir à d’autres dispositifs de savoir-pouvoir et à travers d’autres domaines comme la science et la politique. L’exemple de Cros, en tant que représentant d’une arrière-garde qui survient dans le sillage de l’intermédialité pratique de Maupertuis, Condorcet ou Arago — pour qui la pensée, l’esthétique, l’activisme révolutionnaire et les dispositifs techniques s’entr’informaient — présente un écrivain-poète-inventeur-technicien d’avant le cinéma théorisant en anti-Bergson la phénoménologie de la perception en mouvement par la simulation de médias kinoptiques. Il ne s’agit là ni de média-prothèse, ni de pataphysique, ni de parodie de la science, du désir et du Symbolisme (chez Villiers de l’Isle-Adam), mais bien d’une intermédialité kinoptique qui remonte à son moment d’émergence dans l’astronomie des Lumières. Cros proposera en 1887 un type de plaque photographique courbe destinée à l’astronomie pour réduire l’aberration aplanétique.

35Dans « Un Sonnet astronomique », Cros met en scène deux amants que, entre leurs amours bien charnels, une planète Vénus bien concrète interpelle comme, le narrateur en est sûr, à ce même moment, deux amants sur Vénus sont interpelés par la vue de la planète Terre (Cros, OC, p. 124). Dans « Un Drame astral » les deux amants sont l’un sur Terre et l’autre sur Vénus, et ils s’envoient des chronophotographies qu’ils projettent sur des particules de l’air ambiant comme unique possession scopique du corps de l’autre —       fétichisme avant l’heure de l’intouchable peau des « stars ». Devant l’Académie des sciences, Cros présentera en 1869 une « Étude sur les moyens de communication avec les planètes » que son ami Camille Flammarion l’invitera à reprendre en décembre 1874 devant le public, alors même qu’au Japon Jules Janssen (autre ami proche de Flammarion) photographie le passage de la planète Vénus devant le disque solaire avec son fameux revolver photographique (Cros, OC, p. 1220). Tard venu à la photographie, Janssen reprend là (sans le savoir ?) une idée certes non-implémentée de Cros en 1867 et de nombreux autres dans cette même décennie. De tels échanges intermédiaux entre l’astronomie, les sciences comme philosophie naturelle, les expressions culturelles et politiques ne sont pas l’exception : nous voyons dans ces nouveaux mouvements de tout milieu impulsés par la cosmologie la nouvelle matrice kinoptique de la modernité depuis le contexte polymathique des Lumières.