Colloques en ligne

Mireille Raynal-Zougari

La télévision dans le film, décentrement de la fiction

1Procédons d’abord par élimination : nous ne traiterons pas ici de la télévision comme sujet de films proposant des réflexions sur la téléréalité ou sur le cynisme de la télé ou relevant d’analyses de la télé comme moyen d’une prise de pouvoir symbolique ou politique. Dans ces derniers, il est question de la manipulation des pulsions les plus viles, comme dans la fable fantastique de Cronenberg Vidéodrome (1984), dont le héros est programmateur d’une télé qui a pour slogan « the one you take to bed with you ». Il s’agit aussi de plus en plus depuis le 11 septembre 2001, de dénoncer la manipulation à des fins politiques comme dans Die hard iv Retour en enfer (Len Wiseman, 2007) où la télé fait croire à un attentat de la maison blanche, croyance sans fondement, démentie par ce béotien des technologies, Bruce Willis, anti-geek avéré, et mis par le réalisateur au service de l’image cinématographique, bien plus proche de la réalité, évidemment, que le journal télévisé. Nous ne traiterons pas non plus de la question de l’influence du style télévisuel sur l’écriture cinématographique, influence par exemple de la série, à l’heure actuelle. Nous limiterons plutôt notre réflexion aux effets narratifs et esthétiques (plastiques) du poste et de l’écran de télé dans la scène que la télé articule.

2La télévision apparaît déterminante dans les moments critiques, pour les personnages, pour l’histoire, souvent dans des moments tendus, violents voire très violents. Que signifie placer l’écran TV dans la scène cinématographique ? Comment le poste de télévision allumé ou éteint s’insère-t-il dans la structure narrative et dans le dispositif visuel général ? Comment la scène cinématographique est-elle affectée, redéfinie par le poste de télé et par l’image télévisuelle ? Quelle est la posture du spectateur par rapport à cette double énonciation, télévisuelle et cinématographique ? La mise en espace, l’inscription dans un temps, la présence sensible ne sont-elles pas modifiées voire perturbées pour le spectateur du film dédoublé en téléspectateur dans le film ? Quel corps hybride ce regard double du spectateur-téléspectateur module-t-il ? Différents temps et différents espaces ne sont-ils pas engagés ?

3On peut imaginer d’emblée les éléments de réponse suivants : la télévision assume plusieurs fonctions, une fonction dans la fiction – elle motive des gestes, des comportements –, une fonction métafilmique – elle commente l’action –, une fonction esthétique – elle entre dans la construction d’un ensemble plastique – et enfin une fonction de réflexion sur la représentation, en nous posant la question centrale de la relation entre fiction et réalité. Il ne s’agit pas ici de faire un répertoire exhaustif des types d’images ni des situations, mais on peut proposer de dégager des constantes, au point que l’on pourrait envisager un topos cinématographique de la scène avec télé. Il semblerait que le film utilise la télévision pour dire quelque chose, comme signal lumineux donnant l’alerte d’un sens.

L’image de la télévision comme figure de rhétorique

4Comme rien n’est créé au hasard dans la forme esthétique, et que la scène avec télé n’est finalement pas si occurrente dans un film, on peut penser qu’elle est un instrument d’optique privilégié pour voir la scène et un outil pour analyser celle-ci.Redondante et intensificatrice, cette télé est toujours un miroir du film. Les images de la télé semblent parler des personnages du film et réfléchir leur histoire, ce qui donne au spectateur un avantage cognitif, puisqu’il est alerté par ces clignotants ou ces clins d’œil appuyés. On peut proposer quelques modalités de cette fonction structurante et cristallisante de la télé.

5La modalité la plus évidente est l’alerte sur le sens possible de la scène par le biais de ces plans éloquents sur la télé, qui dévoilent l’intériorité des personnages, analysent l’action, et annoncent parfois la suite. On peut prendre un exemple dans Donnie Brasco  de Mike Newell (1997).  Le documentaire animalier qui expose crûment la scène de prédation d’une gazelle par un guépard fascine le mafieux médiocre Lefty (Al Pacino) qui le visionne sur une cassette – sa compagne dit « il adore les animaux ». Le propos signale un rapport de forces mortifère  annonciateur. On sait que Donnie Brasco (Johnny Depp) est un infiltré du FBI qui s’approche de Lefty pour mener sa mission, et juste avant la scène, il dit à un autre agent « il a mordu, je le tiens ». Nul doute donc que lorsqu’il rend visite à Lefty juste après, au moment où celui-ci regarde ce documentaire, il est dans la position du guépard et de fait, le film retracera sa trahison à l’égard de celui qui veut en faire son fils spirituel en l’initiant au milieu pour en faire un affranchi. Au tout début du film, Lefty devrait prendre ces images pour métaphoriques et visionnaires. Lorsqu’il saura qu’il a été trahi et qu’il sera puni par son gang pour avoir introduit cet agent du FBI, à la fin, il regardera de nouveau le documentaire, et on pourra penser qu’il a enfin compris. La télé est présente ici comme si le spectateur avait besoin de cette figure de rhétorique pour avoir une intelligibilité de la scène. Du coup, le personnage du mafieux raté apparaît déjà pathétique et du coup, le suspens porte moins sur la possibilité d’une trahison fatale – on a un indice sûr de cela – que sur le déroulement de cette dynamique qui fera basculer leurs rapports affectueux du type père-fils. Cependant, la télé évoquant le schéma prédateur-proie et sous-entendant aussi le cycle naturel dont le principe repose sur le fait qu’un prédateur est susceptible de devenir proie à son tour, ne permet pas d’énoncer avec certitude qui sera prédateur et qui sera proie. On peut avoir un doute et penser que le prédateur officiel, l’infiltré, pourrait aussi se transformer en proie du système mafieux, s’il est découvert. Le cinéaste appuie donc à la fois sur différents aspects : intériorité d’Al Pacino et sentiment pathétique que le personnage suscite, anticipation ouverte de l’histoire, avec deux options, et maîtrise du scénario qui va développer une trame complexifiant le schéma simpliste mais universel des images produites par la télé. A partir du concept d’instincts primaires de survie, énoncés par le documentaire animalier, le cinéma va nuancer.

6On peut donner un autre exemple de la force de l’image télé dans la scène de film, force symbolique mais aussi maintenant force motrice, modèle de comportement. C’est un exemple extrait du film de Scorsese, Le Loup de Wall Street : dans une scène spectaculaire, Leonardo di Caprio (le loup de Wall Street) véritable épave luttant contre les effets titanesques de la drogue, rampant, gisant chez lui près de son fidèle collaborateur qui est en train de mourir asphyxié, pose les yeux sur la télé allumée par la mère pour leur fillette en bas-âge. Le cartoon diffusé est Popeye rencontre Hercule. Se reconnaissant soudain dans ce Popeye que la déesse Spinachia gave d’épinards pour qu’il sauve sa belle Olive enlevée par le héros mythologique, Leonardo s’administre une potion magique sous la forme de poudre suspecte difficilement sortie – il rampe toujours – d’un tiroir et au moment où le biceps de Popeye s’enfle et s’enflamme à l’écran dans un plan beaucoup plus rapproché que ne l’autorise la place d’où Leonardo voit la télé, rampant à quelques mètres d’elle, notre financier retrouve son énergie, et sauve son ami. En plus, les bretelles de l’ami rappellent la bretelle d’Hercule – à un moment dans la séquence Hercule et lui sont alignés à l’image. Le cartoon Popeye rencontre Hercule devient donc la scène de ciné Leonardo contre la mort (de son ami). Le cartoon propose ainsi une figuration de la scène, une lisibilité de ce qui se passe à l’intérieur de Leonardo à ce moment-là : Leonardo terrassé par la drogue et impuissant devant la mort de son ami, se dope et renverse la situation, se relevant et relevant son ami. C’est à la gloire de la volonté et de la ténacité. Ces exemples nous suggèrent déjà aussi – nous y reviendrons – que la scène de cinéma se présente de façon moins schématique que l’image télé, parce qu’elle se situe dans de l’informulé qui cherche à prendre forme – à partir du modèle que donne l’image de la télé, et donc en cherchant ailleurs son modèle, pour se redéfinir. La scène du film, qui se joue sous l’éclairage de la télé, présente une expérience brute de réalité, cette réalité qui n’en apparaît, sous les yeux de la télé si transparente, que plus opaque. On peut même penser que la scène télévisée si facile à lire, et presque « téléphonée » ou aux effets trop « gros » entre dans une stratégie double du cinéaste, qui consiste à feindre d’éclairer tout en accentuant l’opacité et la profondeur du film – en l’occurrence ici elle nous fait entrer dans le cheminement intérieur de Leonardo.

La configuration de la scène autour de l’écran télé, un dispositif à trois termes essentiellement, peut-être un topos

7Soit une scène extraite du film Battalla en en cielo, de Carlos Reygadas (Mexique, 2005) (55 minutes 30).

8Un homme du peuple (le héros du film) regarde un match de foot à la télé, dans le salon. Sa famille attend en bas dans la rue, qu’il la rejoigne pour partir.

9Les trois termes de la rhétorique télé n’apparaissent pas forcément dans l’ordre où je les présente mais ils sont inhérents au dispositif.

10Premier terme : vision de la scène avec personnage, qu’il regarde la télé ou pas, mais présenté de dos ou en amorce, et constituant ainsi un seuil permettant un mouvement vers l’intérieur, une médiation pour que le spectateur du film entre dans la scène et devienne à son tour téléspectateur. Le spectateur du film se situe dans un espace où la télé impose sa présence aux yeux du spectateur comme tout élément de la scène. Ce sont les conditions pragmatiques nécessaires à la relation dynamique que le cinéma va développer ensuite entre la télé et son lieu d’inscription, entre la télé et nous spectateurs. Nous sommes alertés et mobilisés par l’objet qui fait signe et déjà suscite une réflexion analytique de la scène – voir notre première partie.

11Deuxième terme : vision selon le personnage, vision subjective contextualisée – le spectateur voit, à la place du personnage, la télé avec une partie de décor autour. L’écran est présenté souvent en plan assez rapproché pour que l’on ait le même avantage cognitif que le personnage. En même temps que le spectateur se situe dans la distance analytique – premier terme –, il peut aussi imaginer accéder à l’intériorité du personnage, voire s’identifier sensoriellement et intellectuellement à lui. Le spectateur devient téléspectateur diégétisé dans la mesure où il concentre son regard comme le personnage sur une image unique, avec un point de vue centré, localisé et identifié. En effet, tout d’un coup, le spectateur est saisi, happé par une image qu’il ne contrôle pas à l’inverse de ce qu’il pouvait faire lorsque la scène lui était soumise dans son ensemble, personnage inclus. Le regard est piégé, et le spectateur n’est pas a priori dans la même position : il est spectateur actif extradiégétique qui interprète – premier terme – mais aussi téléspectateur diégétisé. Cette intermédialité le place donc en double posture perceptive et réceptive, devant une double énonciation - celle de la télé et celle du cinéma. Il est à la fois dans la position de jouir du spectacle et d’exercer son esprit critique, il est donc à la fois dedans et dehors.

12Se rajoute à ces deux termes attendus un troisième terme, le plus perturbant : le spectateur, devenu téléspectateur dans la relation intermédiale est déplacé de façon aberrante, tiré si près de l’écran qu’il le broute, voyant mieux que ce que le personnage pourrait voir du fait de la position de celui-ci dans la scène. Parfois même – nous le verrons dans Funny games –, le spectateur du film regarde la télé tout seul, alors que les personnages s’éloignent ou s’absentent. C’est une position inconfortable qui se précise. Le reste de l’histoire du film disparaît, il est donc devant la télé dans la pièce.  On a presque systématiquement un tel gros plan de la télé, qui en efface même souvent le cadre. Fini la lucarne, nous sommes passés à travers la fenêtre ouverte. L’intermédialité efface les délimitations, crée une continuité homogène. Mais avec quoi ? Et quel besoin le cinéaste a-t-il de nous amener si près ? On peut faire l’hypothèse que cette mécanique ternaire favorise la progression du spectateur du film vers une subjectivisation maximale du regard, qui fait de ce spectateur non plus une instance fictive – un spectateur potentiel et multiple de la scène cinématographique, assis dans son fauteuil privé et différent de ses voisins, mais l’équivalent du personnage avec cette entrée dans la fiction. Surtout, il devient même une instance qui pénètre la scène, un individu  – en effet le troisième terme individualise et singularise le regard par rapport à ceux des personnages. Cette instance spectatoriale, venue de la salle de cinéma ou de chez elle, projette alors dans la fiction avec elle toute la réalité dont elle est issue. Le monde réel que le spectateur transporte avec lui et qui l’environne entre dans la scène pour la réaliser, la rendre réelle, contemporaine, active au lieu et au temps dans lesquels le spectateur se situe. Une défictionnalisation de la scène présentée dans le film s’opère au profit d’une invasion de la réalité contemporaine au spectateur. La scène cinématographique n’est pas effacée, mais elle n’est plus vue, elle est hors champ, dans le dispositif où se tient ce téléspectateur. Elle semble accéder elle aussi à une réalité et à une présence plus forte, puisqu’une partie d’elle échappe au regard et à la connaissance. Si, dans une radicalisation de cette proximité, le cadre soudain disparaît et la notion d’écran-support avec lui, le spectateur du film est dans la télé et la coupure s’est accentuée avec la scène cinématographique, désormais ailleurs, derrière, autour, décontextualisée, flottante. L’intermédialité favorise l’immersion, une commune présence du spectateur et de la fiction, dont les statuts sont redéfinis. La scène cinématographique approchée ainsi par le spectateur fictif devenu téléspectateur fait oublier qu’elle est une scène cinématographique, et rejoint un anonymat universel, décroche de la fiction, comme le spectateur. Celui-ci est réalisé – rendu réel en téléspectateur autonome émancipé des personnages –, tout comme la fiction est réalisée – rendue au réel.

13Enfin, on peut suggérer un quatrième terme assez fréquent lui aussi, qui consiste à faire de la télé un sujet voyant, qui regarde. On peut souvent remarquer – c’est le cas dans la scène qui nous sert d’exemple – l’impassibilité du téléspectateur, visage hypnotisé sans doute, mais aussi peut-être visage vu selon le point de vue de la télé, télé qui rencontre son inconnu, ce support sur lequel elle va projeter ses images codées, toutes faites. Elle s’affronte à cette matière malléable, informe, qui va la recevoir, le téléspectateur-personnage du film. Le champ contrechamp radical fréquent entre la télé – qui devient regard – et son spectateur, selon un angle à 180 degrés, dit bien cette rencontre impossible entre la figuration transparente et un bloc opaque qui est le réel, plastique, que la télé semble observer comme un mystère.

Le rapport entre la réalité et la fiction et la plasticité comme condition d’effets de réel

14Funny games – dans les deux versions, autrichienne et américaine, 1997 et 2007, tournées toutes deux par Michael Haeneke – porte un regard critique sur le spectaculaire. Il s’agit de l’histoire du massacre d’un couple et de leur fils dans une résidence secondaire tout ce qu’il y de plus accueillante pour un week-end tranquille au bord d’un lac. Au-delà de la question sociétale – la violence des jeunes entre autres –, comme souvent, Haeneke réfléchit à la plasticité du cinéma, et ici par le biais de la télé.

15Dans la dernière partie du film (à une heure du début), le second tueur prend la télécommande de la télé et zappe et les deux versions de Haeneke mentionnent le même type d’images. Il s’agit entre autres d’images extraites d’émissions grand public, d’un journal télévisé, d’un scénario catastrophe – tsunami – qui laissent finalement place à des images d’une compétition de formule 1 avec en plus dans la version américaine une surenchère du commentaire sportif euphorique, interminable, très sonore et envahissant compte tenu du silence de la pièce dans laquelle la télé est posée et de son registre grave. Les deux meurtriers, après avoir tué le fils à l’issue d’un jeu du type Amstramgram et après avoir mutilé le père qui gît au sol, quittent la maison et la mère se retrouve en sous-vêtements, les membres collés par du ruban adhésif, en compagnie de son époux mutilé et du cadavre de son fils étendu au pied de la télé. Les éléments principaux de la scène sont le geste de la mère qui éteint la télévision laborieusement  puisqu’elle a les membres pris ET le sang de son fils qui a éclaboussé à la fois les images de formule 1, le mur derrière le poste et une partie de la pièce. Les éclaboussures sont autant d’images télé en décomposition, une atteinte portée à ces images qui ne montrent pas ce que pourtant le dispositif même de la course automobile contient, l’accident possible. Le sang du fils fait éclater cette violence inhérente à la course de formule 1 et ce sang potentiel causé par un possible accident. Le sang du fils réalise l’accident de la course, et recouvre d’un indice de catastrophe l’image spectaculaire qu’il démasque. C’est la fin du spectacle, l’extériorisation éclatante de la substance que l’image télé est incapable de faire toucher. Le sang sur l’écran et sur le mur derrière prend l’image télé en étau. Le sang réel fait écran à l’image télé et marque l’effondrement de la symbolique de l’image télé explorée dans la première partie de cet article. L’excès de réalité – la scène cinématographique – recouvre le défaut de réalité des images télé. On revient à l’indice en deçà du symbolique surdéterminé. Le corps mort de l’enfant dont le meurtre est délicatement traité dans une ellipse, sera recouvert délicatement et presque religieusement d’un drap clair par le père, suaire voilant la vraie icône, la seule, l’image absolue, que l’on ne verra plus.

16La mère éteint la télé pour revenir au silence des choses – le tortionnaire lui a dit cruellement, en lui enlevant son bâillon précédemment, que la mort muette n’est pas spectaculaire. Elle réintègre le monde muet et aveugle, seul monde de la réalité. L’immersion dans les sens, ici traumatisés, rend impossible leur traduction imagée, rend impossible même la médiatisation. Ce geste d’éteindre ou de casser la télé est un topos cinématographique qui marque un désir de revenir au contact interpersonnel et au rapport fusionnel avec les choses. Ce que révèle la télé est l’inhibition des forces, du réel brutal, de la chair martyrisée et de la souffrance incarnée, le monde vivant spectacularisé et figé dans l’image, transformé en fiction. En contraste avec la scène télé qui lui sert de contrepoint, cette scène cinématographique expose la vraie violence, devant le poste. Le monde extérieur est programmé à la télé par des décideurs et mis en images pour des foules qui voient la même chose en même temps et pensent donc pareil1. Ce monde est sans commune mesure avec ce que vit cette famille torturée, dans un autre espace, un autre temps, impénétrable. Le cinéma suggère par là que ces images du film sont impossibles, trop brutes, trop réelles, et qu’elles n’entrent pas dans des codes, qu’elles sont irreprésentables. La gageure consiste à montrer que le cinéma n’est pas une fiction mais cette présence sans distance, avec tout ce qu’elle suppose d’innommable et d’insoutenable, d’impensable, d’incirconscriptible.

17Le sens est donné à la fin par les deux assassins. Sur le bateau, le second tueur raconte à son compère, sans le nommer, le film Solaris de Tarkovski et évoque deux niveaux de réalités juxtaposés dans ce film russe, un réel et un fictif – projection dans un cyberespace. Cette différence est contestée par le compère, qui rétorque : « la fiction est pourtant réelle / pourquoi ? /ben tu la vois dans le film, non ? / oui / alors elle est tout aussi réelle que la réalité que tu vois autant, non ?/ débile / pourquoi ? ». En effet, tout le dispositif plastique mis en œuvre par Haeneke suggère qu’il croit fermement que si l’on voit les choses, au cinéma, cette image de représentation est aussi réelle que la réalité, et vaut pour une image de nature, naturelle. C’est toujours le fantasme de la trouée que le réel irréductible effectuerait dans la représentation. Soudain le dehors du réel fait retour dans la fiction.

18Dans Funny games Haeneke va plus loin : il a imaginé une petite fable plastique pour exalter la réalité de son film.

19Non content de la tournure que les événements prennent – la mère se saisit du fusil et tue le second meurtrier – le chef s’adresse directement au spectateur du film en le regardant. Il soupçonne ce spectateur de ne pas vouloir que le film s’arrête si tôt et si positivement, le méchant étant tué. Il s’empare de la télécommande et rembobine le film mais du coup, c’est le spectateur du film lui-même qui manipule, puisque l’image remplissant l’écran est celle, accélérée, qui permet de revenir en arrière. Le spectateur se trouve aux commandes de la fiction depuis son propre espace. Ce que l’on retiendra de cette manipulation est qu’elle marque l’entrée du spectateur dans le jeu des tueurs, puisque la télécommande est a priori commandée par leur chef, de l’intérieur. La réalité est définitivement du côté du manipulateur de cette matière, le spectateur, commandant depuis son espace et investi du geste meurtrier : l’effet de réel est garanti. La télécommande utilisée par le tueur est une télécommande de télé, donc le film qui se rembobine est un film passant à la télé : la manipulation est celle que fait le spectateur devenant téléspectateur. Quand le spectateur devient téléspectateur, on peut se demander dans quelle mesure ce déplacement et ce changement de statut modifient sa relation au film. Le plan cinématographique se transforme en un plan télé, la fiction cinématographique n’existe plus. Si le spectateur est désormais téléspectateur, il se retrouve dans une situation semblable à celle du tortionnaire, il n’est plus son spectateur et son témoin et il l’a même remplacé. C’est le moment saisissant où le spectateur du film sort du monde fictif et irréel du film, de cette illusion assumée par le spectateur, instant précis où ce monde est devenu le sien.Le spectateur est individualisé. Mais Haeneke est plus pervers encore peut-être. Le médium télé qui s’impose finalement a débordé le médium encadrant, la scène cinématographique,  le spectateur est devant une télé, et non plus devant un film : Haeneke oblige le spectateur à jouer de la fiction – rembobiner, continuer le film qui finira mal, ce qui le pose en manipulateur psychopathe – et il indique donc que tout cela, histoire et personnages, est une image qui se déroule, une représentation. Il appuie sur l’artifice et suggère l’impossible adéquation entre le réel – toujours ailleurs – et la fiction. Et notre position est pire que celle qui consistait à nous mettre devant la télé dans le salon de cette famille. En effet, la violence du façonnage des choses est encore plus de notre côté. Ceci est perturbant et inquiétant. Il s’agit certes d’un pouvoir symbolique exercé par le cinéaste, mais on peut y relever toutefois la part de création autorisée par le cinéaste. Au fond, peu importe que le spectateur soit en train de finir dans le mal une histoire qui aurait pu bien tourner, peu importe que le cinéaste l’assujettisse à ce geste, car c’est quand même le spectateur qui fait le geste de mise en forme, de sorte que l’on peut retenir ici moins l’exercice de la violence à laquelle le spectateur est soumis que l’exercice même, la participation. L’implication responsable du spectateur est la question posée par le cinéaste, question qui déborde le film, en termes éthiques et politiques.

Conclusion 

20Cette déambulation aléatoire dans l’image, cette agitation sensorielle et nerveuse, cette saturation des affects et des pulsions compromettent la capacité qu’a le spectateur à figurer, à se figurer la scène. La réception est besogneuse comme le passage de l’informe à la forme, de l’infigurable à la figure, du chaos à sa traduction télévisuelle familière : la scène cinématographique serait à appréhender comme le réel non familiarisé qui se tient devant sa représentation figée que serait l’image télé. L’expérience esthétique est débordée par la relation plastique qui est ici engagée et par cette brutalité du fait – « brutality of fact » disait Francis Bacon – qui se produit sous le regard du monde pacifié, domestiqué, apprivoisé par la figuration télévisuelle. Le cinéma intégrant la télé conforte sa position privilégiée par rapport au réel, ce réel dont Régis Debray souligne que nous en avons la nostalgie dans l’ère de la vidéosphère : « Dans un monde intégralement médiatisé les médiations ne peuvent plus que se médiatiser elles-mêmes, jusqu’à gommer cette case vide, ce manque extérieur qui avait jusqu’ici structuré comme un remords notre for intérieur et qu’on appelait « le réel » 2» . L’intermédialité renvoie à ce paradoxe de l’extrême sophistication qui creuse encore plus le réel manquant, qui nous fait deviner l’extrême brutalité de celui-ci. Le cinéma jouant avec sa rivale la télé résisterait à ce que Debray encore nomme la « désincarnation logocentrique de la chair sensorielle du visible3 ». Cette chair du monde est celle qui sort finalement de la télé et qui est pointée par elle dans Vidéodrome, « nouvelle chair » accueillie par l’ex programmateur qui tire sur la télé avant de se tuer et de lancer « long live the new flesh » – longue vie à la nouvelle chair –, autant dire à une réalité sans images.