Colloques en ligne

Anne CHEVALIER

Albertine disparue, la fin du roman

1Une fin de roman, dans sa fonction définie pour le roman réaliste du XIXe siècle1, donne à l’histoire racontée une cohérence morale et sociale et définit le sens. Dans quelle mesure peut-on parler de fin du roman pour Albertine disparue, pièce d’un ensemble mouvant que la mort de Proust a figé ? Et, si fin il y a, de quel roman s’agit-il ?

2C’est « l’ouvrage » que veut présenter Proust en 1913, un ouvrage en deux parties, la première étant une « préparation », et la seconde opérant un renversement : les personnages « feront exactement le contraire de ce à quoi on s’attendait dans le premier » (lettres à Robert Blum des [20] et 23 février 1913). Proust insiste en 1919 sur le fait que la fin est écrite depuis le commencement, mais, en février 1922, il écrit à Gaston Gallimard :  « J’ai tant de livres à vous offrir qui si je meurs ne paraîtront jamais (À la recherche du temps perdu commence à peine) ». Depuis 1913 en effet, les livres ne cessent de dépasser le projet initial ; les lettres à Gallimard font état de « Sodome III » (mars 1922, « J’avance dans Sodome III »), mais les cahiers de brouillon des années 1920-1922 portent dans les marges des « pour Sodome IV », ou « Sodome V », etc. Le dactylogramme ultime envoyé à l’éditeur fut publié avec pour titre La Prisonnière, et sous-titre Première partie de Sodome et Gomorrhe III. La seconde partie est notre livre dont les publications posthumes ont varié, suivant le texte suivi, manuscrit, dactylogramme des éditions Gallimard, ou dactylogramme découvert en 1987, publié par Nathalie Mauriac-Dyer.

3Ce rapide état des lieux est nécessaire pour en venir cependant à un objet qui est actuellement le nôtre, Albertine disparue, dernier volume avant Le Temps retrouvé. De ce point de vue, le livre est d’une part la fin du roman du « je », le héros du « temps perdu » dont le « je » narrateur évoque le passé, et d’autre part la fin de l’histoire d’Albertine, une « péripétie » qu’il faut prendre au sens littéraire classique : « un événement qui change la face des choses et que l’on appelle aussi une catastrophe » (Littré).

4Je ne m’attarderai pas sur le premier plan, la fin du « temps perdu », qui a été souvent étudié, cette boucle temporelle et spatiale qui fait se rejoindre les deux « côtés », par le mariage de Gilberte et de Saint-Loup et par le retour du héros au pays de son enfance. Je voudrais d’abord regarder ce que raconte Albertine disparue, ce que dit sa fin, et, de là, ce que le roman veut dire.

5Dans un roman d’amour — et l’histoire d’Albertine est un roman d’amour —, la question est de savoir si cela finit par un mariage. La question semble vite résolue par la mort d’Albertine, mais, si l’on y prête attention, un fil persistant continue de soulever la question d’un bout à l’autre du roman ; tout se passe comme si le romancier jouait à parodier les normes du roman réaliste : parmi les hypothèses qui expliqueraient la fuite d’Albertine, l’une serait la mauvaise volonté que met le héros à proposer le mariage à la jeune fille qu’il aime ; il tente donc, par l’intermédiaire de Saint-Loup, de négocier ce mariage en proposant 30 000 francs aux Bontemps (Albertine disparue, éd. cit., p. 25), il tente aussi de faire croire qu’il va épouser Andrée (p. 51) ; une autre hypothèse est avancée par Andrée (p. 193) : Mme Bontemps a rappelé Albertine parce qu’elle a trouvé un parti pour sa nièce, cet Octave que va épouser Andrée. Enfin survient la plus romanesque (au sens classique d’extravagante) des inventions, la dépêche où le héros croit — et le lecteur aussi — qu’Albertine, vivante veut lui « parler mariage » (p. 220) et découvre qu’il a tout à fait cessé de l’aimer.

6 Cet invraisemblable coup de théâtre ne fait pas long feu en ce qui concerne l’idylle principale, mais il est le point de départ de toute la dernière partie du roman où la fausse nouvelle se rétablit en vraies nouvelles grâce aux lettres ouvertes dans le train : deux mariages occupent toute la fin, et ils sont tous deux malheureux : celui de Melle d’Oloron qui meurt au moment même où elle se marie, et celui de Gilberte et de Saint-Loup qui tourne mal et fait souffrir Gilberte. L’ironie de ce que je regarderais comme une parodie du roman réaliste serait entièrement visible si avait subsisté ce morceau du séjour à Venise où les deux vieux amants, M. de Norpois et Mme de Villeparisis sont vus comme Philémon et Baucis (Esquisse III, p. 289)2. Le sens ainsi constitué renvoie à La Fille aux yeux d’or où Balzac dénonce les deux règles qui régissent la société de son temps, l’or et le vice. Le mariage, affaire sociale, est en soi désastreux.

7L’autre fin du roman concerne la réduction progressive du héros à une ombre. « Le chagrin et l’oubli » suivent les degrés successifs et irréguliers (comparaison avec le reflux) de l’oubli d’Albertine, le terme définitif se marquant à Venise, quand arrive le télégramme (p. 220) ; l’oubli a achevé son œuvre. On a vu aussi disparaître le souvenir de Swann avec l’entrée de Gilberte dans le monde (« on n’osait plus prononcer le nom de Swann », p. 162), et, dans la dernière partie s’effondre l’amitié du héros et de Saint-Loup (pp. 164-166). On voit se désagréger tous les éléments qui constituaient le « moi » du héros, sa vie telle qu’il aurait pu la raconter : « les désagrégations continues de l’oubli », « l’impression du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées » (p. 172), tout un travail de l’oubli qui terrifie le héros « comme un lion qui dans la cage où on l’a enfermé a aperçu tout d’un coup le serpent python qui le dévorera » (p. 31).

8Sur ce plan de la lecture, le dernier épisode du livre, le séjour à Tansonville précédant le départ pour une maison de santé, porte symboliquement les marques d’une entrée aux Enfers. L’état de mélancolie du héros, son acedia, son indifférence (aucune curiosité pour Combray, aucune envie d’interroger Gilberte sur ce qu’elle sait d’Albertine) est symbolisé par la transformation des sources de la Vivonne, imaginée jadis comme un lieu aussi fabuleux que l’entrée des Enfers3, en « une espèce de lavoir carré » (p. 268). Mais les promenades avec Gilberte sont, elles, bien moins prosaïques et rappellent avec insistance le motif de la descente aux Enfers, notamment celle de Virgile : Ibant obscuri sola sub nocte, dans L’Énéide où le héros avance accompagné par la Sibylle. « Je m’avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées » (p. 267) et va pénétrer dans l’autre monde : « Au moment de descendre dans le mystère d’une vallée parfaite et profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux insectes qui vont s’enfoncer au cœur d’un calice bleuâtre » (pp. 268-269). Or, Ulysse d’abord, puis Énée, descendent aux Enfers pour y interroger les morts, le devin qui leur dira le chemin à prendre ; ils reviennent de ce lieu d’où nul ne revient, et accomplissent leur destinée. La fin d’Albertine disparue dit qu’après être revenu (de la maison de santé) le héros ne s’égarera plus. Deux phases contraires scindent l’histoire du « je », et font de lui, dans la seconde, un autre.

9Telle est la tâche que doit entreprendre celui qui a traversé les Enfers. La fin du roman, cette fois, Le Temps retrouvé, donne la clé, le sens d’Albertine disparue, ou du moins donne une explication à cet étrange roman dont l’héroïne est absente d’un bout à l’autre, littéralement « disparue » :

10Je pourrais, bien que l’erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs (Le Temps retrouvé, éd. cit., p. 350).

11Pour qu’Albertine soit cette passante au visage vide, l’histoire se déroule en son absence, et toutes les enquêtes que mène frénétiquement le héros n’aboutissent qu’à des incertitudes : ou bien on lui a menti, ou bien il s’est lui-même persuadé d’une vérité à laquelle il voulait croire. Il n’y a pas de vérité d’Albertine autre que ces « cent masques » dont elle est tour à tour porteuse selon les heures du jour, ou les changements d’humeur de celui qui la voit non de l’extérieur, mais « au-dedans » de lui. Et celui qui se voyait dévoré par l’oubli, comme le lion par le serpent python, s’aperçoit que cette désagrégation du « moi » est bien réelle, mais que ce « moi » n’est pas celui dont la perte est redoutable puisqu’elle survient jour après jour et que l’on finit par s’y habituer.

12« Peindre le réel » est désormais l’entreprise qui fait redouter la mort, non pas pour soi, mais pour le livre :

13Et même si je n’avais pas le loisir de préparer […] les cent masques qu’il convient d’attacher à un même visage, […] même enfin si je n’entreprenais pas, ce dont pourtant ma liaison avec Albertine suffisait à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au-dehors mais au-dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire aussi varier la lumière du ciel moral selon les différences de pression de notre sensibilité, ou quand, troublant la sérénité de notre certitude sous laquelle un objet est si petit, un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements, et bien d’autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel, a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d’un univers qui était à redessiner tout entier […] (ibid.)

14Cette fin testamentaire évoque l’histoire d’Albertine comme exemplaire, preuve que tout ce qui n’est pas peint « du dedans » est factice et mensonger, et revient à l’idée de « préparation » indiquée dès 1913, nécessaire à qui « veut peindre le réel ». Je vois ici une affirmation d’esthétique nouvelle : de même qu’au lieu de dire seulement, comme Saint-Simon, que les Mortemart ont un certain esprit, il est nécessaire de faire entendre l’esprit des Guermantes, de même un vers de Racine suffit à dire l’effroi et la souffrance de l’amant : « Que le jour recommence et que le jour finisse / Sans que jamais… » et tout le chapitre « Le chagrin et l’oubli » déroule ce temps, en fait sentir la longueur par la répétition (voir par exemple Albertine disparue, pp. 63-65).

15En 1913, on est en pleine « crise du roman ». Jacques Rivière prophétisait l’arrivée d’un nouveau roman qui serait écrit à la première personne, et où le narrateur ne saurait pas plus que les personnages, étant lui-même l’un d’eux, ce qui arrivera. Il s’appuyait sur deux romans de l’année, Du côté de chez Swann et le Journal intime d’A. O. Barnabooth. On peut déceler la venue de romans en monologue intérieur, dont la critique disait alors qu’ils tenaient plus du poème que du roman, et un premier pas vers le récit « indécidable » de la fin du siècle.

16Les romanciers du XXe siècle aiment se penser rivaux des poètes, et font souvent appel à cette descente aux Enfers qui, au XIXe siècle, s’appelait l’orphisme. Rappelons-nous que Les Misérables sortent, à la dernière page, de quatre vers écrits au crayon sur une tombe et que Baudelaire considérait ce roman comme un poème, c’est à dire une œuvre bien au-dessus du roman. Nerval avait « deux fois traversé l’Achéron ».