Colloques en ligne

Pierre Piret

Regard romanesque et écriture photographique : dispositif et perception dans Les Apparences de Guy Vaes

1 Également poète, nouvelliste, essayiste et photographe, Guy Vaes (1927-2012) s’est surtout fait connaître comme romancier, dès la publication, en 1956, de son premier roman, Octobre, long dimanche, qui fut salué par les plus grands écrivains du moment. D’origine anversoise, doté d’une culture internationale et éclectique, insensible aux modes et aux hiérarchies admises, il apportait à la littérature de langue française une voix très originale, marquée notamment par la lecture des grands romanciers anglo-saxons, par la pratique de la photographie, par une culture cinématographique remarquable (il fut longtemps critique de cinéma) 1. Les cinq romans qu’il a publiés témoignent d’une propension manifeste à la réflexion esthétique – réflexion dont il a par ailleurs rendu compte dans plusieurs essais 2.

2 Artiste aux talents multiples, Guy Vaes ne s’est guère engagé dans l’expérimentation intermédiale 3 et semble s’être accommodé de la séparation convenue des genres, des formes et des médias. Tout son travail est cependant traversé par une tentation intermédiale, dont témoigne par exemple le titre de l’essai dans lequel il réfléchit à la genèse de son œuvre : Le Regard romanesque4. Il s’agit en somme de s’inscrire dans une forme donnée, ici le roman, mais de la mettre à l’épreuve de logiques médiales qui lui sont hétérogènes (celles qui président aux arts visuels, par exemple). Prétendre capter la force spécifique d’un média dans un autre représente sans doute un lieu commun de la modernité, mais, comme ce titre l’indique également, l’auteur le revisite en vertu d’une interrogation sur les ressorts de la perception – très originale quant à elle. Cette interrogation oriente tout le travail de Guy Vaes ; elle le conduit à explorer des voies narratives nouvelles, peut-être vouées à l’impasse. D’aucuns considèrent ainsi qu’il s’est fourvoyé en écrivant Les Apparences5 (2001), son quatrième roman, très énigmatique en effet. Je voudrais montrer qu’il prend tout son sens si on l’envisage sous l’angle de cette articulation entre intermédialité et perception – qu’il éclaire du même coup.

Perception et conscience

3 Guy Vaes situe Les Apparences dans le milieu bourgeois aisé d’une ville provinciale de la vieille Europe. Vincent Urbach, dessinateur de panoramas urbains à usage décoratif, la cinquantaine, vit toujours dans la maison familiale en compagnie d’une mère dont il supporte avec flegme les observations incessantes. Héritier des comptoirs Urbach, aujourd’hui en ruines, il continue de participer à la vie mondaine et culturelle qui rassemble ce petit milieu bourgeois et fortuné, et jette sur ce milieu un regard distancié, lucide plus que désenchanté, qui en fait apparaître « l’arrogante médiocrité ». Conjoignant le coup d’œil cruel du satiriste et l’humour de l’esthète, il dresse ainsi le portrait ironique d’une classe déconnectée de la réalité.

4 Interpellé par un inconnu pour prendre, au polaroïd, la photo d’un groupe d’amis à la sortie d’un concert, Vincent se voit pris dans le regard de son objet, déstabilisé par l’expression d’une jeune femme. Le récit se focalise sur la subite passion qu’il éprouve dès ce moment, passion qui le soustrait brusquement à la banale uniformité d’une existence sans heurt. Subjugué, il se lance alors dans une double enquête portant à la fois sur cette femme et sur lui-même, puisqu’il comprend que son émotion tient à la coïncidence entre ce visage de femme et son propre « tréfonds » (A, p. 18). Le récit suit le déroulement de son enquête, les formes parfois inavouables qu’elle prend (affût voyeuriste, interrogatoire de tiers sous de faux prétextes, errance sans fin dans la banlieue où habite la femme aimée, etc.), les décisions désespérées auxquelles elle conduit (par exemple, saisissant une opportunité professionnelle, le narrateur accepte de « s’exiler » à New York une année entière). Vincent, narrateur autodiégétique, commente constamment son récit en s’interrogeant sur la nature de cette passion inexplicable, sur l’aura de cette femme, sur le rôle de son imagination.

5 Au terme du roman, on découvre que l’enquête menée par Vincent reposait sur une base erronée : il y a eu confusion sur l’identité de la personne, un ami lui ayant dit, à tort, que la femme photographiée se nommait Raïssa Jansz Ferlich. Cette erreur initiale va en entraîner une série d’autres. Ce n’est que dans le dernier chapitre du roman que, grâce à la rencontre d’un témoin fiable, Vincent comprendra, parcourant rétrospectivement l’histoire de sa passion, qu’il a construit une image de la femme aimée à partir de traits empruntés à toute une série de femmes distinctes gravitant autour d’un même personnage : Bastien Jansz Ferlich. La logique même de l’enquête s’en trouve affectée : les difficultés auxquelles se heurte Vincent Urbach ne tiennent pas au non-dit, à la dissimulation, au mensonge ou à l’ignorance entourant l’objet de son enquête ; au contraire, il y a une bonne volonté de tous à lui répondre et le récit est parsemé de coups du sort aussi inattendus que favorables, qui lui permettent d’obtenir les renseignements souhaités. Le problème qu’il rencontre est d’un autre ordre : de la mystérieuse Raïssa, Vincent ne reçoit que des images partielles, incomplètes, décontextualisées et non concordantes. Il a beau (et le lecteur à sa suite) essayer de reconstituer l’image qu’il se fait d’elle, jamais le kaléidoscope ne s’ordonne.

6 Par la situation romanesque qu’il construit, Vaes revisite ainsi le genre de l’enquête en fonction d’une question qui semble être la question fondamentale de ce roman (comme peut-être de toute l’œuvre de Vaes), celle du rapport entre perception et conscience. L’épisode inaugural du roman, dont celui-ci découle intégralement, est à l’évidence structuré par cette question fondamentale, puisque ce qui s’y trouve mis en scène n’est rien d’autre que la schize de l’œil et du regard, pour reprendre la formulation de Jacques Lacan 6. Nommé photographe pour l’occasion, Vincent perd un instant la maîtrise du dispositif optique et fait l’épreuve – décisive et irréversible – de la rencontre :

Leurs regards en faisceau, polarisés par ma subite apparition, me « photographiaient » avec une instantanéité que ne pouvait concurrencer l’appareil. Jusqu’au moment où, reprenant conscience d’eux-mêmes, leurs attitudes se guindèrent, l’un prêtant une attention narquoise à sa voisine, l’autre s’accoudant à la balustrade, le menton sur le poing mais le buste exagérément ployé de côté, et ainsi de suite. Quant à ce qui avait retardé le déclenchement de l’obturateur, m’avait replongé en des « affres » aussi exquises qu’anciennes – oh ! cet écho muet quoique assourdissant ! ‑, c’était l’expression de la jeune femme au châle bleu, de gaze que dérangeaient par à-coups des souffles taquins, et qui occupait le centre du groupe. (A, p. 17-18)

7Un instant, le champ scopique s’inverse : Vincent, qui s’apprêtait à voir par le viseur, est pris dans un faisceau de regards ; l’expression d’une jeune femme le capture, le divise, ouvrant une brèche dans le tableau qu’il croyait contrôler ; une brèche qui le reconduit vers une jouissance hors d’atteinte (que désigne confusément – les guillemets le soulignent – le signifiant « affres »), l’empêchant, un instant, de déclencher l’obturateur. Il retrouve la maîtrise de la situation lorsque les convives, « reprenant conscience d’eux-mêmes » (c’est-à-dire d’être vus – et photographiés), déposent leur regard pour se faire image, guindant leur attitude. Cet épisode s’avère ainsi inaugural à double titre : il donne son mouvement au récit – l’instant de la rencontre engendre la passion –, mais incarne aussi la question du roman, à savoir l’impossible adéquation entre perception et conscience.

8 Si Lacan soutient que le regard est l’« envers de la conscience » 7, c’est notamment pour cette raison : la conscience n’advient pas sans perte de la perception, ce qu’illustre par exemple l’expérience du réveil suscité par des coups frappés :

[…] quand je me réveille, ces coups – cette perception – si j’en prends conscience, c’est pour autant qu’autour d’eux, je reconstitue toute ma représentation. […] Quand le bruit du coup parvient, non point à ma perception mais à ma conscience, c’est que ma conscience se reconstitue autour de cette représentation – que je sais que je suis sous le coup du réveil, que je suis knocked. 8

9C’est bien en ce sens que Guy Vaes infléchit l’épisode de schize qui assujettit Vincent Urbach à cette passion mystérieuse. Tout va se jouer pour lui dans cette dialectique impossible. Guy Vaes en livre une explicitation suggestive dans une scène cardinale du roman, qu’on peut lire comme une mise en abyme 9. S’y joue la métamorphose d’une acrobate en chauve-souris vampire par l’effet d’un procédé technique qui brouille les repères perceptifs jusqu’à créer l’illusion stupéfiante d’une métamorphose objective : « tous, sans exception, nous nous redressâmes, effrayés ou stupéfaits, quand la créature bondit sur ses pieds et, bras levés, déploya des ailes de chauve-souris. » (A, p. 52) Et Vincent d’expliquer que, pour échapper à l’emprise du trompe-l’œil, il n’a pas eu d’autre choix que de clore ses paupières pour « réduire l’image de ce corps à son contour » (A, p. 52). L’épisode démontre en somme la nécessaire régulation de la perception, sa nécessaire structuration par le signifiant, laquelle seule nous permet d’identifier, de reconnaître des lieux, des personnes et, plus largement, toute forme, malgré la mutabilité des apparences.

10 Mais à l’illusion perceptive répond celle de l’unité signifiante vers laquelle Vincent tend par tempérament. Alors qu’il s’apprête, au terme d’une journée fertile en « détails irremplaçables », « perceptions abruptes » et autres « foucades trahissant l’inconnu qu’on abrite en soi », à s’isoler pour faire « le point d’une journée réclamant une mise au net » (A, p. 7), il repense à Hildegarde Lerner, l’acrobate en question, avec qui il eut une liaison 28 ans plus tôt :

De ce retour à l’unité, Hildegarde serait donc l’opposé. Et cet opposé, si frileusement porté que je sois vers ce qui le contrarie, me paraît correspondre à la vérité. (A, p. 51)

11Telle est la dialectique qui régit tout le trajet du narrateur, ballotté entre perception et conscience, entre fragmentation et unité : comment atteindre la « vérité » de cette passion née d’un regard ?

Axiologie des médias

12Or, Vaes articule très précisément cette dialectique perception-conscience aux effets des médias sollicités par Vincent Urbach. En effet, l’enquête qu’il mène sollicite tous les sens et divers médias. De plus, les métaphores esthétiques les plus diverses informent son récit : dessinateur urbaniste, grand amateur d’art, esthète très cultivé, il ne peut s’empêcher de voir le monde par le prisme de la photographie, du dessin, de l’aquarelle, du cinéma, du cirque, du panorama, de la haute-couture, etc. Enfin, s’interrogeant sans cesse sur son propre modus operandi, il déploie une réflexion continue sur la régulation perceptive, thématisant ainsi la question qui oriente toute la démarche de Guy Vaes. Ainsi songe-t-on souvent à Proust en lisant Les Apparences : Vincent nous emmène dans les méandres de sa méditation, au fil d’une écriture souvent digressive, qui déjoue la logique argumentative de l’essai comme la linéarité consécutive du récit.

13 Vincent est donc dessinateur urbaniste : il réalise des panoramas citadins destinés à la réalisation de tapisseries. Ses éditeurs lui fournissent des documents – photographies ou daguerréotypes, lorsqu’il s’agit de vues anciennes – à partir desquelles il recompose des vues surplombantes : « Tout cela vu de haut, de l’œil de l’oiseau regagnant son nid. » (A, p. 9) Ce mode de composition repaît l’œil, lui offrant une vision claire, intelligible et totale, mais qui procède d’une manipulation inavouée :

Ce genre de composition peut faire l’économie d’un point focal. Il suffit qu’on la déroule comme un tapis de couloir. À moi, cependant, ce point reste indispensable. Les autres toutefois doivent en ignorer l’existence. (A, p. 9-10)

14C’est pourquoi Hildegarde, antithèse de l’unité, le traite de « mercenaire de l’image » (A, p. 57) Son labeur, qui ne requiert que « l’habileté, non pas l’inventivité » (A, p. 9), fait de Vincent un « fonctionnaire du trait » (A, p. 327), enclin, nous l’avons vu, à « mettre au net » (A, p. 9) tout ce qui advient.

15 Le regard de Vincent est toutefois déterminé par d’autres pratiques, qui complexifient sa relation au monde : il est notamment poète, ce que la même Hildegarde ne manque pas de lui rappeler, comme pour le ramener à elle. Or, la poésie est, pour Vincent, au contraire du dessin, creusement dans l’obscur (il use de la métaphore du mineur de fond, A, p. 136) ; elle prend acte de l’impossible adéquation entre perception et conscience, d’où son lien à l’informulable. Parlant du regard de Raïssa, Vincent acquiert « la certitude que le poème ne peut s’approprier ce que télescope la perception, acte naturel et instantané. Même recomposé grâce au talent, ce faisceau de sensations vives, de réflexions embryonnaires n’aboutira qu’à une référence, jamais à une réalité. » (A, p. 92) S’affirme ici une conception précise de la poésie comme transcription, dans la langue, de ce qu’elle manque : comme l’écrit Jean-Claude Milner, « la poésie a affaire à la vérité, puisque la vérité est, de structure, ce à quoi la langue manque » 10. C’est par l’indication même du manque dans la langue que la poésie produit un effet de vérité : elle compte par ce qu’elle ne dit pas, ne cerne pas, par l’au-delà des mots dont elle donne l’intuition.

16 Cet effet de franchissement caractérise également l’aquarelle, que pratique Raïssa. Pour aider son mari hanté par des cauchemars, elle a « dessiné sous sa dictée lieux et gens qui le traumatisaient, et elle les a rehaussés à l’aquarelle – ou au lavis. » (A, p. 102) Évoquant son travail, Vincent en apprécie la valeur précisément sous cet angle :

À travers les timidités du métier, une vision s’élaborait, qui tendait à valoriser les passages, mais sans nuire aux particularités propres à chaque élément du décor. (A, p. 99)

17Le trait dessiné, qui délimite, impose au perçu un cadrage signifiant, se voit ici tempéré par l’aquarelle, qui, comme la poésie, opère par passage, traversée.

18 Ces quelques exemples (on pourrait en citer bien d’autres) auront suffi à montrer l’attention portée par Guy Vaes à la façon dont chaque média traite spécifiquement la dialectique perception-conscience. Vincent voit le monde par leur truchement, oscillant dès lors entre un œil qui, privilégiant la conscience, a partie liée au visible, au formulable, à l’emprise des signifiants qui configurent la réalité et la rendent consistante, et un regard qui en reste à la perception et renvoie, non à l’invisible ou à l’indicible, mais plutôt à l’au-delà du visible et du formulable. Ainsi Vincent est-il sujet à deux formes de mélancolie : celle de « l’à quoi bon », le « démon de [s]on cœur » (A, p. 7), qui naît de la perte du désir quand rien ne manque, que tout est cadré ; celle qui naît de sa passion pour Raïssa, passion énigmatique, résistant à toute identification, qui confine au vertige et à la désagrégation, et qu’il compare à « ce que les mystiques d’autrefois ont appelé acédie, cette hébétude que provoque l’assèchement de vos ressources. » (A, p. 259)

Temps perceptif et regard romanesque

19 Le « regard romanesque » que Guy Vaes place au cœur de sa démarche a sans doute pour mission d’explorer et peut-être de répondre à l’aporie sur laquelle débouche la dialectique perception-conscience. Car le roman est pour lui, d’abord et avant tout, un art du temps et le temps est le pivot de cette dialectique impossible. Exilé à New York, où Raïssa continue de le hanter, Vincent l’identifie explicitement au temps :

N’y étant jamais longtemps resté, New York m’apparaissait comme une photographie qu’on aurait omis de fixer. Tout, à part le souvenir de ses musées, y était condamné à un effacement graduel sans que j’en éprouvasse du regret. Mais si incommensurable que s’affirmât la ville, elle tenait néanmoins tout entière dans la présence enveloppante de Raïssa. J’entends par là que New York se situait moins aux États-Unis que dans les marges de ladite présence. Et celle-ci – évidence qui me traversa un soir de découragement plus obstiné qu’à l’ordinaire – était pareille au Temps : […]. (A, p. 224)

20Au travers de la métaphore photographique, Vaes actualise une distinction qu’il a travaillée par ailleurs (en particulier dans son essai La Flèche de Zénon) en référence aux penseurs présocratiques : la distinction entre l’être et le réel. Dans l’histoire de la philosophie, Parménide demeure comme le penseur de l’être, pour qui rien ne peut exister en dehors de l’être, puisque celui-ci doit logiquement être un, immuable (s’il peut changer, c’est qu’il n’est pas un), total et parfait. Requis par la mobilité universelle du monde, Héraclite pense quant à lui le réel comme fondamentalement contradictoire, ce qu’illustre bien un exemple demeuré célèbre : nul, affirme Héraclite, ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. Parce que tout s’écoule, rien ne demeure : ce ne serait donc plus ni la même eau ni le même homme… 11

21 Significativement, le motif du fleuve est récurrent dans le roman. Vincent aime se promener sur les berges pour « mettre au net » ses pensées, perceptions, impressions, car le fleuve est unité, mais, précise-t-il :

Sitôt atteinte, l’unité se fige à moins qu’elle ne s’étiole. Elle est fille du moment. Elle est la césure entre deux phases d’effervescence, de gestation en réalité ininterrompue. Elle est un arrêt sur image, et si nous prolongeons cet arrêt, la sclérose de l’idéalisme sera notre lot. (A, p. 51)

22Par son métier, Vincent est précisément un fixateur : il arrête le cours du temps, dans un geste aliénant que met bien en exergue un détail piquant mais significatif de son appartement newyorkais : les murs de la chambre sont tapissés de panoramas qu’il a dessinés : « cet enchaînement de quartiers inspirés de mon lieu natal semblait vouloir protéger la chrysalide où j’étais encore. » (A, p. 221) Le lien établi entre Raïssa, le Temps et New York vu « comme une photographie qu’on aurait omis de fixer » prend ici tout son sens : si Raïssa, l’aquarelliste, échappe à la conscience perceptive, si elle demeure irréductiblement kaléidoscopique (A, p. 52), c’est parce qu’elle est à l’image du temps, multiple, muable, impossible à fixer. Vincent la croise par hasard lors d’une de ses innombrables errances dans la banlieue où elle réside, alors qu’elle monte à cheval :

Les yeux de Raïssa, pour la première fois 12, imprimèrent leur image dans mon esprit –, ces yeux dont m’avait privé la multiplicité de leurs expressions. Oui, c’étaient eux, enfin ! comme fixés par l’objectif photographique, et c’étaient aussi les confins qui s’y dessinaient, horizon leur prêtant étendue et les transformant en séjour. (A, p. 183)

23Mais il précise aussitôt :

Son regard, où se recoupaient plus de sentiers que dans le bois que nous parcourions, m’obligeait à la refaçonner au gré de mes incursions. Et même en cet instant, oui, en cet instant où je l’épiais, je ne cessai de corriger l’image de cette inconnue. (A, p. 183)

24 Guy Vaes revisite donc la schize de l’œil et du regard sous un angle spécifique, celui du temps perceptif, qui instaure une tension irréductible entre la mutabilité des apparences et leur nécessaire unification en une image identifiée (c’est-à-dire identique à elle-même). D’où la question qui affleure dans toute son œuvre romanesque comme dans ses essais : quel dispositif construire pour renouer avec la perception ? Sans doute est-ce l’enjeu que recouvre la notion de « regard romanesque » sollicitée par l’auteur : parvenir à concilier le cadrage signifiant et l’unification durable produite par la mise en récit avec l’expérience singulière du regard, en tant qu’elle résiste à ce cadrage, le déjoue, pour renouer avec la perception. Guy Vaes renouvelle le récit d’enquête en l’abordant sous cet angle. Il confronte son enquêteur à un objet précis (et non inconnu : il ne s’agit pas de découvrir un coupable), mais mal identifié, ce qui en fait une proie fuyante, insaisissable 13 ; Vincent Urbach devient ainsi le jouet des multiples signes qu’il reçoit concernant Raïssa, soit lors des rares rencontres avec elle, soit dans ses œuvres, soit, surtout, via les paroles des autres à son sujet. Plus fondamentalement, l’énonciation particulière du récit impose au lecteur de voir par les yeux de Vincent Urbach, d’éprouver son propre regard. Sur ce point, l’influence de James Joyce et de Virginia Woolf, dont se réclame volontiers Guy Vaes, est manifeste. Le roman consiste en un long monologue intérieur vécu dans l’immédiateté du présent ; certes, le narrateur raconte rétrospectivement l’histoire de cette subite passion, mais le récit est narré de façon à ancrer le lecteur dans le présent de la perception. La question de Vincent Urbach est moins celle de la vérité (judiciaire, dans le récit d’enquête traditionnel) que celle de la justesse perceptive.

Défaire le portrait ou l’ovale vide

25 Tel que Guy Vaes le conçoit, le « regard romanesque » relève donc de l’oxymore : il tente de dissocier perception et conscience à l’intérieur du roman, en jouant la carte du regard contre l’attente de signification propre au roman ; cette tension entre des inconciliables oriente toute sa démarche. Pour donner forme à ce projet, l’auteur a exploré diverses voies dans ses romans. Les Apparences me semble en privilégier une, non sans radicalité : celle de l’écriture photographique. Pour étayer cette hypothèse, il faut revenir à l’enjeu central du roman, à la quête impossible de Vincent : il s’agit en somme de réaliser le portrait exact de cette femme qui l’a percé d’un regard, de cerner son identité et de prendre ainsi la mesure de cette subite passion qui l’a pris. Au terme du roman, il comprend sa méprise, mais ne parvient pas pour autant à fixer le portrait de celle qu’il croyait s’appeler Raïssa et qui trouverait enfin son identité véritable : la vraie question n’est pas celle du nom (celui d’Yvonne remplaçant celui de Raïssa), mais celle de la consistance de ce visage :

De la pauvre Yvonne ne subsistait qu’un vide localisé : l’ovale découpé du visage, cet ovale qu’on retrouve dans les toiles foraines d’autrefois. (A, p. 371)

26Dans cet ovale vide, il voit se succéder, « telles des cartes à jouer » (A, p. 371), toutes les identités partielles de Raïssa, toutes celles avec qui il a pensé la confondre par le passé, un « lot de facettes » (A, p. 371). Ce qu’il découvre, en somme, c’est qu’un portrait ne se dessine pas simplement, mais se construit, par un processus cognitif complexe.

27 Le genre du portrait renvoie en effet à l’un des problèmes majeurs auxquels les neurosciences cognitives contemporaines se sont confrontées : la reconnaissance des visages :

Les êtres humains disposent d’une capacité visuelle particulière et très puissante, celle de reconnaître un grand nombre de visages.
La question centrale est alors de savoir comment s’y prend le cerveau pour reconnaître les visages ? Par quels mécanismes arrivons-nous à distinguer un vieil ami de notre voisin de palier ? 14

28Les recherches menées dans ce domaine démontrent l’extrême complexité de ce processus, bien supérieure à celle qui caractérise la reconnaissance d’un objet. Il s’agit en effet de reconnaître, non pas une catégorie, mais bien un visage singulier et ce processus, presque immédiat (« largement moins d’une seconde », selon les auteurs), implique la prise en compte d’un ensemble de traits multiples (sexe, âge, groupe ethnique, etc.). Ce processus est également caractéristique en ce qu’il est « obligatoire » (« placé devant le visage de quelqu’un que l’on connaît, il est impossible de décider de ne pas le reconnaître » 15) et qu’il dépasse la seule perception instantanée et circonstancielle : on reconnaît un visage de face comme de profil ; au-delà des émotions faciales qu’il manifeste ; on est capable de reconnaître le visage d’une personne qu’on n’a plus vue depuis dix ans ou plus. Enfin, ce processus « ne s’appuie pas sur le langage (on est très mauvais pour décrire le visage de quelqu’un verbalement) » 16.

29 Significativement, dans ce roman du portrait, Guy Vaes insiste régulièrement sur la complexité de ce processus. Ainsi, lorsque Vincent Urbach rencontre Mme Osterveld – une ancienne maquerelle qui dirigeait autrefois un bordel de luxe, un « gynécée bourgeois » (A, p. 197), où il se rendait dans sa jeunesse et où, comme il l’apprendra plus tard, Raïssa se serait commise… –, il fait état de sa difficulté à la reconnaître et précise, l’identifiant brusquement :

« Madame Osterveld ! »
Tel un acide, ma mémoire décapa les boursouflures du visage, supprima les rides, et je pus à nouveau voir Germaine Osterveld […] m’accueillir dans un salon à proximité de Helbron ; […]. (A, p. 197)

30Le commentaire souligne que la reconnaissance des visages suppose, bien sûr une capacité perceptive, mais aussi la mise en mémoire d’un lexique (la question reste ouverte, pour les neuroscientifiques, de savoir quels sont les éléments du visage qui sont déterminants : les yeux, la bouche, le nez, les expressions, etc. ?) et une capacité syntaxique à relier les éléments de ce lexique, au-delà de la seule circonstance. Ainsi, la question du portrait et le processus de reconnaissance des visages qui la sous-tend nous reconduisent à la nécessaire articulation entre perception et conscience. Celle-ci est donc la condition du récit : le portrait comme le récit supposent la réduction du divers à l’identique, du muable au continu ; ils sont déni de la perception.

31 Par contraste, l’histoire racontée par Guy Vaes est celle d’un portrait manqué précisément parce que cette articulation entre perception et conscience échoue. Loin de prendre consistance, il se défait inéluctablement, si bien qu’au final celle qu’il nomme Raïssa s’avère être un assemblage incohérent d’éléments prélevés sur de multiples femmes (A, p. 371-372). Réciproquement, la perception inaugurale, à savoir le regard qui l’a épinglé un instant, résiste à toute contextualisation : au terme du roman, l’identité de « Raïssa » a beau être rétablie, la perception première persiste, toujours partielle, fragmentaire. Ce dénouement qui n’en est pas un déjoue l’attente narrative, mais s’inscrit cependant dans une autre cohérence, qui relève de la mise en série : c’est la série (réduite : Vincent Urbach n’est pas un Don Juan) des femmes aimées, qui, toutes, l’interpellent dans le registre du regard. Après Hildegarde Lerner, l’acrobate évoquée précédemment, il y eut Émilienne, dite « l’Invisible », parce que « l’éclat de ses yeux ou, plus justement, […] l’insistance avec laquelle ses yeux vous requéraient, vous interdisaient (tel était mon sentiment) d’accorder attention à une autre partie de sa personne. » (A, p. 73) Plus tard, à New York, il rencontre Sybil, qui l’attire parce qu’elle ressemble à Raïssa. Mais son désir s’étiole aussitôt, car il lui manque ce regard insaisissable. À ce moment, voyant passer une femme « splendide. Parfaite. Presque classiquement belle » (A, p. 312), il acquiert une « certitude brutale » : « La beauté qui d’emblée vous requiert, susceptible de prendre chacun dans ses rets, ne touche que ma rétine. » (A, p. 312) L’aveu est on ne peut plus explicite : l’œil ne connaît pas le désir, qui est l’affaire du regard.

32 À la continuité narrative du portrait répond ainsi, dans l’élaboration de Guy Vaes, une autre logique romanesque, qui est la logique métonymique du désir. C’est pourquoi Vincent Urbach joue à qui perd gagne : son enquête échoue, mais son désir, parce qu’il reste attaché à un objet partiel, hors-portrait, demeure intact.

L’écriture photographique

33 Guy Vaes explore en somme les voies et les effets de ce ratage nécessaire, de cette impossible résolution de la perception dans la conscience. Les différents médias convoqués par ce narrateur aux talents et aux sensibilités multiples privilégient tous un des pôles au détriment de l’autre, témoignant chacun à sa manière des limites de leur articulation (cf. supra, « Axiologie des médias »). Parmi eux, la photographie est particulièrement sollicitée dans Les Apparences : elle joue un rôle déclencheur et fait l’objet de nombreux commentaires tout au long du roman. Il apparaît que la photographie a, aux yeux de Vaes, la capacité de capter sans fixer. Vincent le souligne très explicitement dans cet extrait déjà cité : il aperçoit Raïssa à la dérobée lors d’une promenade et note :

[…] les yeux de Raïssa, pour la première fois, imprimèrent leur image dans mon esprit –, ces yeux dont m’avait privé la multiplicité de leurs expressions. Oui, c’étaient eux, enfin ! comme fixés par l’objectif photographique, et c’étaient aussi les confins qui s’y dessinaient, horizon leur prêtant étendue et les transformant en séjour. (A, p. 182)

34Cette captation, qui participe à l’élaboration du portrait de Raïssa, l’arrachant à la temporalité et à la multiplicité, est explicitement métaphorisée en termes de fixation photographique, mais cet effet de fixation est aussitôt nuancé par l’arrière-plan sur lequel ouvre l’image : « confins », « horizon », « étendue ». La saisie photographique ne situe pas les yeux de Raïssa dans un contexte qui leur donne sens, les rapportant à la conscience, mais les maintient dans leur propre espace, comme pour empêcher toute appropriation.

35 Lorsqu’il évoque, dans Le Regard romanesque, sa pratique de photographe, Guy Vaes précise les enjeux propres à ce mode de captation. Se référant à Gaston Fernandez Carrera, qui cite lui-même Deleuze et Benjamin, il évoque l’effet de parcellisation propre à la photographie : au nom de « l’appropriation d’un prétendu moment », elle « refoule la totalité » et « opère une réduction de la réalité, la dégrade en pur effet d’optique. » 17 Prenant le contrepied de ces analyses, auxquelles il souscrit néanmoins, il en appelle à « un autre usage de la photographie », qui ne congédie « point la totalité de l’aura » 18. Ainsi dit-il se méfier de son appareil photo lorsqu’il arpente Londres ou Singapour, car il s’agit d’« entretenir une perception globale des lieux », de ne pas « interrompre l’écoulement du flux urbain par le geste de cadrer tel ou tel détail » 19. Ce qu’il en attend, c’est une réparation du regard, qui lui permette de renouer avec ce que la perception ordinaire, réduite – à l’instar de la photographie industrielle – à un « pur effet d’optique », néglige : « le Leica à la portée de la main stimulait mon qui-vive » 20. Tel est le regard photographique qu’il s’agit de promouvoir : une captation sans fixation qui devient un modèle pour la pensée :

Et, de même qu’il m’arrivait, le Leica en bandoulière, de revenir en telle saison et à telle heure précise dans le parc de Chiswick, ou encore dans le provincial Canonbury, espérant y voir éclore ce qui autrement s’y éteignait, s’y repliait ; de même, ma pensée aimait se reporter à ces mêmes endroits, à virevolter autour de leur magie réfractaire aux mots, espérant cette fois provoquer l’étincelle qui me les livrerait. 21

36 Telle que Guy Vaes la conçoit, la photographie n’est donc réductible ni à la perception ni à la conscience. Le trajet de la photographie prise au début du roman se présente de ce point de vue comme une allégorie de son projet romanesque. Dans les premières pages du roman, interpellé par un inconnu, Vincent Urbach prend, au polaroïd, plusieurs clichés du groupe au sein duquel se trouve Raïssa. L’un d’eux tombe au sol, il le conserve, mais découvre peu après que ce portrait ne garde aucune trace de l’instant décisif, le temps nécessaire à sa fixation n’ayant pas été respecté :

L’examen de la photographie me défrisa. Rien n’y surnageait de ce qui avait provoqué mon éblouissement. La cache, à l’abri de laquelle se développe l’image, avait été arrachée trop tôt. (A, p. 62)

37La découverte de cette image gâchée produit un mouvement d’angoisse explicitement comparé avec le spectacle de métamorphose au cours duquel son amie Hildegarde se transforme en chauve-souris vampire. Vincent retombe sur le polaroïd, qui s’est encore détérioré, et Raïssa lui apparaît alors comme « une goule aux lèvres de suie, à la denture passée au mercurochrome. À côté d’elle, mademoiselle Faustin [nom de scène d’Hildegarde] n’était qu’une entité de second rang, domesticable. » (A, p. 212) La photographie voue la perception dérégulée au trompe-l’œil : rien de Raïssa n’y persiste. Aux dernières pages du roman, le polaroïd, presque totalement obscurci, refait son apparition. Raïssa semble néantisée, ce qui correspond à la fin de l’enquête de Vincent, qui a enfin compris son erreur. Rien n’a été fixé et pourtant la captation photographique résiste. Le roman s’achève sur les derniers mots de Vincent, contemplant l’image :

Elle devait, gracieuse, souriante et ne se doutant pas de ses pouvoirs, se dresser là où je posai l’index ?
« Raïssa », dis-je. (A, p. 374)

38Le regard photographique résiste ainsi à l’identification romanesque, il est l’envers auquel tout le roman renvoie : un interstice comparable au moment du réveil évoqué par Lacan, moment, impossible à maintenir dans la durée, de l’entre perception et conscience.

39 Dans Le Regard romanesque, pour situer son premier roman, Octobre long dimanche, Guy Vaes s’interroge sur la notion de roman métaphysique. Cette définition conviendrait-elle pour désigner Les Apparences ? Peut-être, mais à condition de la spécifier. Car ce que ce roman propose, ce n’est pas une interrogation sur le mystère insondable de l’Être, sur la dualité secrète de notre réalité ; ce qu’il cherche à la fois à saisir et à rendre, c’est le réel de la perception, en tant qu’il est inaccessible à l’être parlant – et non l’idéalité de l’essence. C’est à cette fin qu’il confère à la « question intermédiale » une place centrale dans tout son travail comme dans sa réflexion. La perception est nécessairement régulée, médiatisée, et cette médiation est fonction des supports qu’elle sollicite, lesquels déterminent chacun spécifiquement le rapport perception-conscience. Dans une telle perspective, le paradigme métaphysique vérité-illusion, monde-représentation, s’estompe au profit d’une conscience affirmée des effets de dispositif. On ne s’étonnera pas qu’ils soient omniprésents dans Les Apparences.