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Emmanuel Buron

« Quand l’Amour mesme en tes amours tu forces ». La poétique de l’irrationnel dans Les Amours de Ronsard (1553)

1Résumé : Dans un sonnet liminaire des Amours de Ronsard de 1553, Jodelle présente l’amour comme une force irrationnelle, qui fait obstacle à la vocation du poète et il estime que Ronsard « force » l’amour en écrivant son recueil. À partir de ce constat, cet article interroge les relations entre l’amour, la raison et l’écriture dans Les Amours et montre que Ronsard élabore une poétique de l’irrationnel, qui se lit autant dans la disposition que dans l’invention de ses poèmes. In fine, se dessine une analogie inattendue entre l’entreprise de Ronsard et celle de Montaigne.


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2L’édition de 1553 des Amours se caractérise par le désir de Ronsard d’affirmer un contrôle accru sur l’interprétation que le lecteur peut faire de son recueil. L’adjonction du commentaire de Muret en est le signe le plus manifeste. On a moins examiné les modifications de l’appareil liminaire. Le recueil de 1552 comptait trois poèmes d’escorte en fin de volume, dus à Du Bellay, Baïf et Denisot. Seul le dernier demeure en fin de volume en 1553 (p. 237-238)1, tandis que les deux autres disparaissent. En revanche, trois nouveaux éloges apparaissent en début de volume, dus à Mellin de Saint-Gelais, Baïf et Jodelle (p. 78-80). Ronsard a choisi ses éloges avec attention. On peut lire le souci de construire sa carrière dans l’apparition du sonnet de Saint Gelais, avec qui il vient de se réconcilier, et dans la disparition du nom de Du Bellay, qui vient de partir pour Rome (en avril, alors que Les Amours paraissent en mai) pour une durée indéterminée, et qui ne peut donc plus être d’aucun secours dans le champ littéraire parisien ni dans celui de la cour. Quant au nouveau sonnet de Baïf, il propose un éloge conjoint de Ronsard et de Muret, son commentateur, célébrant donc la composition de cette nouvelle édition. C’est toutefois sur le sonnet de Jodelle que je voudrais m’arrêter. Ce poète est un des auteurs les plus célèbres du moment puisqu’en février 1553, il a fait représenter Cleopatre captive et Eugène, premières tragédie et comédie françaises à l’antique, et que l’événement a eu un retentissement considérable2. Or, son sonnet propose une lecture surprenante du recueil et Ronsard devait largement y souscrire, puisqu’il a minutieusement contrôlé la composition de son livre et l’interprétation qu’il programme.

Sur le Patron de tous les dieus ensemble
Nature avoit ton esprit façoné,
Et d’un tel cors l’avoit environé
Que rien en toi de mortel ne nous semble.
De chacun d’eus les puissances elle emble
Qu’à toi, son seul miracle, elle a doné,
Tant que le ciel restant tout etoné
Contre ces dons jalousement s’assemble.
Qui contre toi va l’envie enflamant,
Qui contre toi va l’Ignorance armant,
Mais de ces deus ont peu valu les forces :
L’Amour en fin s’oposant à ton cueur
Pour tous les dieus s’étoit rendu vai[n]queur,
Quand l’Amour mesme en tes amours tu forces. (p. 80)

3Sur le mode du mythe, ce sonnet propose une analyse de la genèse psychologique des Amours pour dégager l’enjeu de leur écriture. Le point d’aboutissement paradoxal de cette analyse, c’est que Ronsard n’a pas écrit ses vers pour exprimer son amour mais pour le forcer (v. 14), lui faire violence ou le violer, et en tout cas le vaincre. Le début du poème exalte en effet le caractère divin du corps (v. 3) et surtout de l’esprit (v. 2) de Ronsard, de manière à mettre en lumière la portée transgressive de la perfection qu’il a obtenue : il a été créé, corps et esprit, par la Nature (v. 2) « sur le patron » des dieux (v. 1), à leur image. Or, la nature est une puissance inférieure aux dieux, subordonnée à eux, si bien qu’elle s’arroge un pouvoir qui ne lui appartient pas en attribuant à Ronsard un esprit divin : elle a dû voler (« embler », v. 5) une part de la puissance de chaque divinité pour ce faire, si bien que les dieux se montrent jaloux (v. 8) de ce mortel qui a reçu en don leur pouvoir, et ils veulent faire échouer ses efforts pour réaliser sa grandeur potentielle. Ils suscitent des obstacles contre lui : l’envie et l’ignorance, qui ne peuvent rien (v. 9-11), puis l’amour, champion plus puissant, qui semble un temps triompher, avant que le poète, grâce à son livre, ne remporte finalement la victoire contre lui aussi (v. 12-14). L’amour compte donc parmi les forces ennemies du poète, comme l’ignorance et l’envie et il constitue une pierre d’achoppement pour l’intellectuel.

4Cette défiance envers l’amour est un motif sur lequel Jodelle revient notamment dans les Contr’Amours, un recueil dont nous ne conservons que sept sonnets, dans lequel il renverse la rhétorique amoureuse, reprenant la forme du sonnet et les procédés du pétrarquisme pour dire, non plus l’amour, mais l’exécration d’une maîtresse immonde. Le troisième de ces poèmes explicite cette valeur négative de l’amour.

Dés que ce Dieu soubs qui la lourde masse
De ce grand Tout brouillé s’écartela,
Les cieux plus hauts clairement étoila,
Et d’animaulx remplit la terre basse
Et dés que l’Homme au portrait de sa face
Heureusement sur la terre il moula,
Duquel l’esprit presqu’au sien égala,
Heurant ainsi sa plus prochaine race
Helas ce Dieu, helas ce Dieu vit bien
Quel deviendroit cet homme terrien,
Qui plus en plus son intellect surhausse.
Donc tout soudain la Femme va bastir,
Pour asservir l’homme et l’aneantir
Au faux cuider d’une volupté faulse.3

5Comme le sonnet liminaire des Amours, celui-ci propose un mythe d’origine de l’esprit humain, qui s’inspire du récit biblique de la création de l’homme. Cette fois-ci, c’est Dieu lui-même qui a accordé à l’esprit humain une puissance divine (v. 7) mais la transgression n’en est pas moins grande, car Jodelle ne la décèle pas tant dans l’origine de l’esprit humain que dans son devenir potentiel. Qu’il soit créé par Dieu ou par la nature, l’homme « plus en plus son intellect surhausse » (v. 11), il est sur le point de conquérir une intelligence divine, il menace la suprématie de Dieu, qui, comme le sonnet de 1553, se révèle jaloux de la grandeur potentielle de l’homme et lui envoie « la Femme » (v. 12) pour contrarier son ascension : Ève est créée après Adam pour le soumettre au joug de la « volupté faulse » et « au faux cuider » qu’elle génère (v. 14). L’amour est une puissance qui entrave l’« intellect », qui lui interdit de développer sa puissance. Ce sonnet d’une misogynie ouverte traduit l’amertume dont Jodelle a toujours fait preuve devant la vocation intellectuelle : le grand esprit ne peut pas réaliser sa grandeur et en obtenir les bénéfices, matériels et métaphysiques, qu’il pourrait en attendre ; il n’obtiendra ni la gloire ni l’immortalité qu’il mérite. Surtout, point essentiel pour notre propos, ce poème intériorise l’obstacle que l’amour constitue pour le lettré et le transforme en un conflit de facultés, entre l’Intellect et la part sensible de l’âme. Favorisant la seconde, l’amour étouffe le premier.

6Intellect et sensualité ne désignent pas seulement deux dispositions de l’âme : ils engagent aussi deux modes de vie – retraite studieuse ou engagement voluptueux dans le monde4 –, si bien qu’en forçant l’amour, en rendant une dignité poétique à ce qui s’affirmait comme un obstacle à la vocation intellectuelle, Ronsard redéfinirait une figure nouvelle du poète, entre le modèle clérical qui associe sagesse et retraite et un modèle mondain, qui sacrifie l’étude au plaisir des sens. L’analyse jodellienne participe alors du grand discours humaniste sur l’amour, qui utilise ce sentiment pour redéfinir la figure du poète. Toute l’œuvre de Pétrarque notamment s’efforce de trouver un équilibre entre retraite studieuse et engagement politique, et sa poésie amoureuse contribue à la définition de la posture subjective qui rend possible un tel équilibre5. Dans le premier sonnet des Rerum vulgarium fragmenta, il désigne l’amour comme une erreur de jeunesse (« mio primo giovenile errore », v. 3) et cette déviance souligne, avec mauvaise conscience, que le rôle du poète ne peut plus coïncider avec un modèle clérical, ou monastique, du sage, associant sagesse et retraite. L’amour devient en somme le moyen de laïciser la figure du poète. Le motif de l’« erreur » amoureuse, et l’usage de ce terme, deviendront un des marqueurs les plus évidents du discours pétrarquiste, même si ce n’est plus le modèle ascétique chrétien, rapidement dépassé, qui en constituera le repoussoir privilégié. Dans le cas de Ronsard, il s’agit plutôt de définir la condition du poète de cour humaniste, que son savoir rapproche de la figure du savant tandis que le thème amoureux l’en écarte, pour le tirer vers la position du courtisan, puisque l’amour est par excellence le sujet qui peut rencontrer la faveur de la cour. Dès les Odes de 1550, et sans se tourner alors vers la poésie amoureuse, Ronsard cherchait un équilibre entre les rôles de poète savant et de poète de cour, puisqu’il définissait le genre lyrique par l’éloge, prioritairement du roi et des grands, et qu’il en faisait un genre courtisan ; mais, dans le même temps, il le fondait sur l’imitation de Pindare et d’Horace, et en renouvelant le lyrisme antique, Ronsard voulait arracher l’éloge à la servilité courtisane pour lui donner un lustre humaniste. Il recherche un équilibre analogue dans Les Amours, et c’est pourquoi Jodelle présente l’amour comme un sujet qui trahit la vocation du lettré, tout en considérant que Ronsard a su lui donner une légitimité intellectuelle.

7Au sein des Amours, Ronsard se montre donc soucieux de définir la façon dont l’inspiration amoureuse s’inscrit dans le développement de sa carrière poétique. Le discours pétrarquiste l’y incitait d’ailleurs, puisque c’est un de ses traits caractéristiques que d’identifier le « je » de l’amant avec la personne de l’auteur : au fil des sonnets, on apprendra ainsi que l’amant est poète, qu’il est Vendômois, que son aventure avec Cassandre se déroule entre Loir et Gâtine, etc., autant de traits qui permettent d’identifier le « je », non à un amant ou à un poète générique, mais à Ronsard lui-même6. Dès lors, Ronsard doit intégrer les linéaments de sa carrière poétique dans la trame de son recueil et définir la manière dont l’inspiration amoureuse s’y inscrit. Or, ce qui est frappant, c’est qu’il ne présente jamais le recueil pour ce qu’il est, c’est-à-dire son deuxième livre, qui continue et développe la carrière qu’il a amorcée avec les Odes. Le plus souvent, il présente l’amour comme le principe qui le fait écrire et l’inspiration amoureuse comme l’origine de sa vocation (par exemple s. 170), négligeant ainsi qu’il a déjà publié un recueil non-amoureux auparavant. Parfois aussi, l’inspiration amoureuse apparaît comme une rupture avec la vocation épique de l’auteur (s. 71) : or, s’il a déjà annoncé le projet de La Franciade, il ne publiera le début de cette œuvre que vingt ans plus tard et, en 1552, il n’a encore publié que les Odes. Ainsi, qu’il soit origine absolue ou recommencement, nouveau départ, l’amour apparaît toujours comme une rupture inaugurale et Ronsard évite de le présenter comme la continuation et le développement d’une carrière amorcée auparavant. C’est probablement pourquoi, en 1553, il supprime le sonnet 157 des Amours de 1552 (s. 2, p. 240 : « Moins que devant… ») où il raconte qu’une perte d’inspiration l’a incité à quitter Paris pour le Vendômois, et à renoncer à la poésie savante, mais qu’Amour l’a frappé « de son trait fantastique » (v. 7) et l’a incité à écrire de nouveau, car

jamais on n’estrange,
Loing de son chef, quelque païs qu’on change
L’arrest du ciel qui preside sur nous.

8L’amour apparaît comme un principe de continuité, qui a poussé le poète à reprendre la carrière pour laquelle il était prédestiné et qu’il avait déjà commencée. C’est sans doute pourquoi Ronsard écarte ce sonnet : l’inspiration amoureuse doit apparaître comme une rupture avec la raison qui est supposée gouverner toute autre forme d’écriture.

9Ronsard cherche à fonder sa poétique sur une autre base et il place son recueil sous le signe de la folie. Autour de son portrait, au début du livre, on lit cette devise grecque tirée d’une idylle de Théocrite : Os idôn, os emanèn, « au premier regard, la folie s’empara de moi », et le sonnet 2 fait écho à cette devise où le poète évoque la première fois qu’il vit sa dame, « quand je la vis, quand mon ame éperdue / En devint folle » (v. 10-11). La folie d’amour est un motif récurrent du recueil. On relève 24 occurrences de mots de la famille de « fol7 » alors qu’en enquêtant sur les mêmes termes, on ne trouve qu’une occurrence pertinente dans L’Olive de Du Bellay (« fol desir », dans le sonnet 168) ; et sept dans Delie de Scève (« fol » dans les dizains 71, 106, 339, 387 et 430, et « fol desir » dans les dizains 131 et 453). Un halo de folie entoure l’amour ronsardien, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque le champ lexical de la folie est caractéristique du lexique ronsardien : on le rencontre déjà dans les Odes et, en 1553, le poète publie le Livret de Folastries. Si le champ lexical de la « folie » est si prégnant chez Ronsard, c’est que la question de la déviance intellectuelle est au cœur de sa poésie. Il ne faut pas assimiler trop vite cette folie à la fureur des néo-platoniciens : l’influence divine préoccupe moins Ronsard que le fonctionnement anormal de l’esprit induit par l’amour.

10Pour le vérifier, j’examinerai la question du « penser » dans Les Amours8 et je tâcherai de dégager la nature et le développement des « pensers » amoureux. Le mot « penser » employé comme substantif apparaît dans beaucoup de sonnets. Cet infinitif substantivé est un italianisme : on le rencontre fréquemment chez Pétrarque et ses imitateurs, mais il reste assez rare en français (si on s’en tient au nom commun et qu’on laisse à part la tradition allégorique, qui peut personnifier Penser ou Faux Penser, etc.). Scève l’utilise fréquemment dans Délie, à la manière des Italiens, car le discours pétrarquiste consiste, dans une large mesure, à interroger les implications intellectuelles de l’aventure amoureuse, et par conséquent à scruter le développement du (ou des) penser(s) dans un esprit affecté par l’amour. C’est dans ce sens que Ronsard le reprend, sans doute sensible au fait que, même s’il ne constitue plus un néologisme, cet italianisme, formé par dérivation, correspond assez bien à la pratique de l’illustration de la langue qu’encourageait Du Bellay en 15499. Le penser n’est pas un simple doublon de la pensée, et les deux mots ne sont que partiellement synonymes. La pensée désigne une faculté de l’esprit alors que le penser désigne le produit de l’activité mentale, qu’il s’agisse de l’idée ou de la représentation qui occupe l’esprit à un moment donné ou bien de leur succession, si on envisage leur développement dans le temps10. Plutôt que d’examiner ce mot dans l’ensemble des textes où il apparaît, je me concentrerai sur trois poèmes qui m’ont semblé particulièrement significatifs. Je tâcherai de tirer de chacun une signification globale cohérente, alors même qu’ils sont construits sur un principe digressif et que les sujets qu’ils abordent successivement semblent faiblement liés. Cette hétérogénéité thématique n’est toutefois qu’une apparence, un fil conducteur secret assurant une forte unité au discours. C’est un point névralgique de la poétique de Ronsard, qui revendique le cours incertain, apparemment aléatoire, du discours poétique. En 1550, dans l’avis au lecteur des Odes, il évoquait avec mépris le genre du « petit sonnet petrarquizé » qu’il pratiquera néanmoins deux ans plus tard dans Les Amours. Il n’y a pas de contradiction, car ce qu’il rejetait en 1550, c’était une poésie qui déroulerait son fil de manière cohérente et continue. Il mettait le « sonnet petrarquizé » sur le même plan que « quelque mignardise d’amour qui continue toujours en son propos11 » et s’il adopte le sonnet en 1552, c’est qu’il a trouvé le moyen d’introduire de la discontinuité dans son propos, sans en perdre toutefois l’unité. L’analyse précise de trois poèmes permettra de mettre en lumière cet art de la construction erratique et la question de l’irrationnel nous permettra in fine d’en rendre raison.
Commençons avec le sonnet 59 :

Quand le Soleil à chef renversé plonge
Son char doré dans le sein du viellard,
Et que la nuit un bandeau sommeillard
Des deux côtés de l’Horizon alonge
Amour adonc qui sape, mine, & ronge
De ma raison le chancelant rempart,
Pour l’assaillir à l’heure à l’heure part,
Armant son camp des ombres & du songe
Lors ma raison, & lors ce dieu cruel,
Seuls, per à per, d’un choc continuel
Vont redoublant mille escarmouches fortes :
Si bien qu’Amour n’en seroit le vainqueur,
Sans mes pensers, qui lui ouvrent les portes,
Par la traison que me brasse mon cœur.

11Le développement de ce sonnet ménage plusieurs surprises au lecteur. Dans sa partie centrale, du vers 5 au vers 11, il présente le combat allégorique entre Amour et la raison de l’amant, combat douteux qui est représenté comme un siège dont l’issue et le vainqueur restent incertains. Toutefois, le premier quatrain est intégralement consacré à préciser le moment où se déroule cette psychomachie : la nuit, après le coucher du soleil. Pourquoi consacrer le tiers du sonnet à cette circonstance temporelle ? Si on se place dans le mouvement de la lecture, on ne connaît toujours pas, au vers 4, le sujet du poème, d’autant que l’arrivée de la nuit est censée se produire dans le monde réel alors que le combat allégorique traduit une modification intérieure de l’amant. Le poème ménage une seconde surprise dans le dernier tercet, où apparaissent de nouvelles instances intérieures à l’amant, les pensers et le cœur, que Ronsard retient jusqu’au dernier mot parce qu’avec lui, l’adversaire de la raison s’intériorise. Ce n’est plus l’amour mais le cœur qui s’oppose à la raison. Ce conflit intériorisé se résume dans le mot « traison », qui compte pour deux syllabes et constitue un mot-valise, permettant de lire le sonnet comme le récit d’une trahison de la raison. Cette « traison » consiste en l’annexion des « pensers », qui devraient implicitement ressortir de la raison, par l’amour et le cœur.

12Même si Ronsard réserve l’évocation du cœur comme une surprise finale, elle était en fait programmée d’emblée, car l’allégorie qui représente la raison comme un seigneur enfermé dans sa forteresse assiégée suppose l’espace entier d’un château, avec des zones périphériques où le contrôle de la raison centrale est plus faible : le cœur semble ainsi tenir les portes de la forteresse par l’intermédiaire des pensers. Ronsard glisse d’un espace à l’autre, dévoilant progressivement le clivage de l’espace fortifié qu’il a d’abord présenté homogène, mais si on considère synthétiquement l’allégorie, elle doit faire apparaître ces espaces comme interdépendants. Pour le vérifier, on peut remarquer qu’en 1576, Ronsard reprendra une allégorie similaire pour présenter la topique complexe de l’âme, dans un discours « des vertus intellectuelles et morales » qu’il prononcera à l’Académie du Palais devant Henri III.

Il fault entendre, Sire, que l’ame est divisée en deux parties et facultez : l’une raisonnable et l’autre irraisonnable. La partie raisonnable est celle où est l’intellect, qui, comme un grand cappitaine du hault d’un rempart commande à ses soudars.

[…]
Or, en la partie inferieure de l’ame, qui est la sensualité, il y a ung mouvement naturel que nous appelons passion comme est ire, crainte, douleur, joye, tristesse, lesquelles tiennent, comme dict Platon, du foye et du cœur, qui sont presque dans le corps comme sont en la Republique les marchands et la noblesse : le foye comme siége de l’appetit de concupiscence et desir, semble au marchand, lequel appette tousjours d’avoir plus qu’il n’a ; et le cœur ressemble à la noblesse qui, pleine de magnanimité, de force, d’ire, de colere, de courroux et d’ardeur, envoye de terribles impressions en l’entendement.
Et la raison est au hault de la tour et au sommet de la teste comme ung Roy en son trosne ou le Senat en son pallais, corrigeant, amendant, et faisant venir à obeissance telles passions et perturbations, et les contenant en leur debvoir.12

13Comme dans le sonnet, la partie de l’âme où se trouve la raison est métaphorisée par un fort, entouré d’un rempart, qui la protège et la sépare du reste de l’âme, de cette « partie inférieure » ou « irraisonnable » dont la raison se protège, puisqu’elle est retranchée, et qu’elle essaie de maintenir en obéissance. Dans le discours académique, Ronsard propose une interprétation morale de cette topographie, mais on ne pourrait guère l’étayer dans Les Amours, qui suggèrent plutôt d’en faire une lecture intellectuelle : c’est par les « pensers » que l’amour s’empare de l’esprit après avoir maîtrisé le cœur. Or, ces « pensers » qui viennent du cœur correspondent aux « terribles impressions » qu’il envoie « en l’entendement » dans le discours ; ils échappent à la raison et relèvent de l’imagination ou de la fantaisie. Amour est en effet « une ardeur fantastique » et l’image de Cassandre « nourrit [l]a faim » de l’amant tellement « qu’autre apareil ne paist [s]a fantaisie » (s. 10, v. 5-8) : les motifs omniprésents dans le recueil de l’obsession amoureuse ou du songe témoignent que c’est essentiellement sur un mode imaginaire que l’amant ronsardien vit son amour13. Tel est bien le sujet de notre sonnet 59, mais il décrit le mécanisme, et non le résultat, de cet amour fantastique, de cette obsession amoureuse. Il met en évidence que l’amour n’agit pas directement sur la raison, mais qu’il déjoue tout de même son pouvoir en prenant le contrôle des pensées de l’amant par l’intermédiaire du cœur, c’est-à-dire implicitement qu’il se rend maître de son imagination.

14Nous avons éclairci l’articulation des deux moments de la psychomachie, mais nous n’avons rien dit encore du premier quatrain : pourquoi la « traison » du cœur et la victoire de l’amour sur la raison se produisent-elles la nuit ? C’est d’abord parce que l’amour est une puissance nocturne, qui va « armant son camp des ombres et du songe » (v. 8) : il efface le monde en le plongeant dans l’obscurité et fait entrer dans un univers de simulacres et d’illusions. C’est dire aussi qu’il a partie liée avec l’imagination, mère des songes, qui, par conséquent, appartient elle-aussi au domaine la nuit. C’est donc pendant la nuit que le « penser » amoureux, plus ou moins contrôlé la journée, se déchaîne avec la plus grande intensité, comme le souligne le sonnet 35, qui représente le penser comme un lion « qui devore [le] cœur » de l’amant (v. 1) :

Bien est il vrai qu’il contraint un petit
Durant le jour son segret apetit,
Et dans mes flancs ses griffes il n’alonge :
Mais quand la nuit tient le jour enfermé,
Il sort en queste, & lion affamé,
De mile dens toute nuit il me ronge. (v. 9-14)

15Le penser amoureux travaille l’amant nuit et jour, mais il triomphe la nuit. La nuit constitue un domaine d’expérience opposé à celui du monde diurne, dominé par la raison qui permet de voir le monde tel qu’il est. C’est bien pour souligner ce renversement que, dès le premier vers du sonnet 59, le soleil se voit prêter une trajectoire « à chef renversé ». L’arrivée de la nuit, qui étend son obscurité « des deux côtés de l’Horizon » apparaît alors comme une invasion menaçante si bien que le premier quatrain marque l’avancée des forces obscures, contre la raison diurne. Le lien entre la nuit et la victoire de l’imagination renvoie aussi à la situation de l’amant : l’obsession amoureuse présuppose que la dame ne soit pas là, puisque elle se définit par la polarisation de l’esprit en absence. Dès lors, la nuit est une motivation de cette absence ; elle correspond à un moment de solitude, de suspension des relations humaines, avec la dame comme avec quiconque. Si le sonnet représente l’esprit comme une forteresse, c’est bien parce qu’il est clos, que rien d’extérieur ne peut l’atteindre, quand le monde environnant est plongé dans le sommeil ; et si l’amour part alors à l’assaut, c’est qu’en l’absence de toute autre stimulation, seule cette passion peut arracher l’esprit à l’emprise de la raison.

16Le sonnet 59 décrit la défaite de la raison face à l’amour qui se rend maître des pensers de l’amant, et confirme la première partie de l’analyse de Jodelle. Toutefois, ce dernier estime aussi que Ronsard réussit à forcer l’amour en écrivant son recueil. Plusieurs sonnets des Amours suggèrent que cette puissance irrationnelle peut être maîtrisée, et que l’amant peut en tirer un profit spirituel. Cette conversion constitue la problématique fondamentale du néoplatonisme, et plusieurs sonnets emploient une terminologie qui renvoie à cet horizon philosophique. Il reste cependant à mesurer la portée et l’enjeu de cette référence. Le sonnet 174, qui met en jeu le penser, est aussi un de ceux où la tonalité néoplatonicienne est la plus claire.

Las ! force m’est qu’en brullant je me taise,
Car d’autant plus qu’esteindre je me veus,
Plus le desir me ralume les feux,
Qui languissoient dessous la morte braise.
Si suis-je heureus, (& cela me rapaise)
De plus soufrir que soufrir je ne peus,
Et d’endurer le mal dont je me deus,
Je me deus ? non, mais dont je suis bien aise
Par ce dous mal j’adorai la beauté,
Qui me liant d’une humble cruauté
Me dénoüa les liens d’ignorance.
Par lui me vint ce vertueus penser,
Qui jusqu’au ciel fit mon cœur élancer,
Ælé de foi, d’amour & d’esperance.

17Dans les tercets, le « vertueux penser » du poète s’élève jusqu’au ciel. Une lecture néo-platonicienne et chrétienne semble s’imposer, puisque l’amour est soutenu dans son vol par les trois vertus théologales : foi, espérance et charité (v. 14). Le sonnet évoquerait alors le développement de l’amour, « dous mal » né de « la beauté » (v. 9) qui permettrait peu à peu à l’esprit du poète de s’élever à la contemplation divine. Le « vertueux penser » du v. 12 répondrait ainsi au « fol penser » du sonnet 168, qui lui aussi voulait s’élever, mais à l’image d’Icare, il risquait de s’élever trop haut, de voir fondre la cire de ses ailes et d’être précipité dans la mer. C’est que le « bien » vers lequel il s’élevait (v. 2) correspondait à la satisfaction charnelle de l’amour et non, comme dans le sonnet 174, à la contemplation divine. Entre le sonnet 168 et le sonnet 174, entre le « fol penser » et le « vertueux penser », on retrouverait l’opposition platonicienne entre l’amour profane, terrestre ou bestial, et l’amour sacré, céleste ou divin.

18Plusieurs détails viennent toutefois troubler cette lecture d’un néo-platonisme chrétien très orthodoxe. Pour le dernier vers, André Gendre renvoie (p. 495) à la première épître aux Corinthiens, XIII, 13 : saint Paul s’interroge sur le meilleur moyen de connaître Dieu et mesure l’insuffisance de la connaissance terrestre, finie et donc inapte à appréhender l’infini. On ne peut l’approcher que grâce aux trois dons qu’il nous accorde, « la foi, l’espérance et la charité, mais l’amour est le plus grand » (« fides, spes, charitas, tria haec : major autem horum est charitas »). Ronsard traduit « charitas » par « amour », ce qui ne pose pas de problème théologique, la charité étant l’amour de Dieu, mais qui révèle la préférence que le poète accorde au vocabulaire amoureux plutôt qu’au vocabulaire spirituel : la charité désignerait sans ambiguïté l’amour divin alors que l’amour renvoie d’abord au sentiment humain et, éventuellement, par connotation, à une expérience religieuse. Il faut alors constater que les trois vertus théologales sont aussi des vertus amoureuses : la foi, c’est la fermeté de l’attachement de l’amant envers la dame, comme dans le sonnet 96, où l’amant vante sa « constance et [s]a foi » (v. 5), ou au sonnet 22, qui évoque « une aimantine foi » (v. 9) ; et l’espérance, « d’amour ministre, et de perseverance » selon le sonnet 112 (v. 1), c’est l’attente d’obtenir de la dame le « guerdon » désiré14. Si donc on peut faire une lecture spirituelle des tercets du sonnet 174, c’est par équivoque, à la faveur d’un double sens de termes courants dans le lexique érotique. La citation implicite de saint Paul ne détermine pas le sens chrétien du poème, elle donne une coloration spirituelle à des termes amoureux. De plus, Ronsard bouleverse l’ordre de la triade paulinienne et place l’espérance en dernier, alors même que saint Paul souligne la prééminence de la charité. Pourquoi ce sonnet se conclut-il sur « l’espérance » ? Comme pour le poème précédent, il faut élaborer une interprétation qui intègre tous les éléments du poème, et qui permette d’accorder son début et sa fin.

19Le sonnet s’ouvre sur l’impossibilité de parler qui affecte le poète : il doit brûler et se taire. Les trois vers suivants expliquent qu’il attiserait son feu en voulant l’éteindre. Puisqu’il s’agit de justifier le mutisme, il faut que la parole amoureuse soit en même temps le moyen d’éteindre le feu et le soufflet qui l’attise, ce qui explique que le poète renonce à un remède qui aggraverait le mal et se taise. Muret rétablit sans hésitation cette parole qui constitue l’implicite du quatrain : « Combien qu’il sente une douleur insupportable, si faut-il qu’il la soufre en se taisant : Car en se plaignant, il ne fait que plus fort alumer son feu15. » Or, cette ambivalence de la parole est précisément liée à l’espérance : quelle raison aurait l’amant d’avouer son amour à sa dame, si ce n’était l’espoir qu’elle se montre accessible et qu’elle lui rende un amour réciproque ? Et c’est un lieu commun du discours amoureux que l’amour se nourrit d’espérance, que l’espoir d’obtenir satisfaction l’alimente et le fait croître. Ainsi, le silence auquel se range l’amant qui brûle en se taisant au début du sonnet 174 est le signe d’un renoncement à la parole et à l’espérance, qu’elle suppose et qu’elle attiserait. Quant au sonnet, il retrace une évolution de l’amant, qui passe d’une espérance perdue dans le premier vers à une espérance réaffirmée par le dernier mot. Si Ronsard bouleverse l’ordre de la triade paulinienne et conclut sur l’espérance, c’est bien parce que celle-ci est le sujet même du poème, et c’est bien d’espérance amoureuse qu’il s’agit. L’allusion finale aux vertus théologales et la tonalité néo-platonicienne des tercets n’indiquent pas le sens philosophique du sonnet, mais elles suggèrent du moins, par analogie avec la visée religieuse ou mystique de cette philosophie, qu’il décrit une forme de spiritualisation du désir. L’effet de l’amour, c’est qu’il « dénoua les liens d’ignorance » qui entravaient l’amant (v. 11). Or, dans son sonnet liminaire, Jodelle comptait l’ignorance et l’amour, parmi les ennemis du poète, que Ronsard réussissait finalement à vaincre en écrivant son recueil. Le sonnet 174 ne dit pas autre chose : Ronsard réussit du même geste à se libérer de l’ignorance et à réaffirmer le triomphe de la poésie sur l’amour en écrivant Les Amours. Le discours néoplatonicien n’a de pertinence que métaphorique : il décrit la façon dont l’écriture de l’amour modifie la nature du sentiment.

20Reprenons le fil du texte, en suivant les fils tressés de l’espérance et de la parole poétique. Dans le premier vers, Ronsard renonce en même temps à l’espérance et à la parole, puisqu’il se tait. Le silence auquel il se voue correspond au refus de s’adresser directement à la dame, de lui parler pour lui avouer son amour avec l’espoir qu’elle y répondra. L’espérance qu’il retrouve dans les tercets suppose donc qu’il a trouvé le moyen de s’adresser de nouveau à elle, mais d’une manière différée, indirecte, non plus en lui parlant, mais en écrivant ses Amours, par lesquels elle connaîtra le feu qui le brûle. Le recueil s’achève en effet sur l’image de la dame lectrice dans le sonnet 220. Ronsard s’estime heureux d’avoir une dame « qui lit [s]es vers, qui en fait jugement » et c’est dans le fait qu’elle estime ce « labeur » (v. 6) d’écrire « agreable » (v. 7) qu’il trouve un encouragement pour continuer. Cet avant-dernier sonnet rend évident point essentiel pour la poétique des Amours – qu’à l’intérieur même de la fiction amoureuse, les poèmes sont des poèmes, c’est-à-dire des textes écrits. La forme écrite n’est pas un medium neutre qui, par convention, nous donnerait accès à la parole vive, orale, de l’amant : les poèmes sont donnés pour des documents directement prélevés de l’histoire amoureuse, écrits par un amant qui n’a pas accès à la parole. C’est un des éléments fondamentaux de l’écriture et de la fiction amoureuse pétrarquistes : les poèmes ne sont pas des discours adressés à la dame mais des textes écrits dans la solitude et adressés dans un second temps, par réemploi en quelque sorte, à la dame ou aux lecteurs du recueil16. Tel est exactement le sujet du sonnet 174 : le renoncement à la parole directe (v. 1) et du même coup le renoncement à gagner immédiatement les faveurs de la dame ; et la décision subséquente d’écrire son amour et non plus de le déclarer verbalement, d’en faire des poèmes, pour gagner, de manière différée, l’amour épuré de la dame, qui prend la forme de l’admiration littéraire.

21Du néo-platonisme, Ronsard retient l’idée que l’amour naît d’une expérience esthétique (« par ce dous mal j’adorai la beauté », v. 9), et que, s’il constitue un sentiment irrationnel, il peut aussi se spiritualiser et se transformer en « vertueus penser » (v. 12). Le « ciel » (v. 13) vers lequel il s’élance n’a toutefois rien de métaphysique : c’est un amour partagé qui prend la forme d’une communion poétique, s’accomplissant grâce à l’écriture amoureuse pour le poète et à la lecture admirative des vers pour la dame.

22Entre les pensers captés par l’amour et traîtres à la raison du sonnet 59 et le « vertueux penser » amoureux, qui s’élève vers une raison supérieure, du sonnet 174, une contradiction semble se dessiner, que le sonnet 15 permet de résoudre :

Hé qu’à bon droit les Charites d’Homere
Un fait soudain comparent au penser,
Qui parmy l’aer sauroit bien devancer
Le Chevalier qui tua la Chimaire.
Si tôt que luy une nef passagere
De mer en mer ne pourroit s’élancer,
Ny par les chams ne le sauroit lasser
Du faus & vrai la pronte messagere.
Le vent Borée, ignorant le repos,
Conceut le mien, qui vite & qui dispos,
Et dans le ciel, & par la mer encore,
Et sur les chams, fait aelé belliqueur,
Comme un Zethes, s’envolle apres mon cœur,
Qu’une Harpie humainement devore.

23Comme les précédents, ce sonnet ne dévoile que très progressivement son sujet véritable et il faut attendre les deux derniers vers pour voir apparaître le « cœeur » et ainsi se préciser l’incidence amoureuse du texte, qui semblait initialement consacré exclusivement au « penser ». Les deux premières strophes soulignent sa vitesse : il est plus rapide que Bellérophon (v. 3-4), qu’un navire (v. 5-6) ou que la Renommée (v. 7-8). Les tercets sont construits sur une comparaison avec Zethes, personnage important de la mythologie ronsardienne puisqu’avec son frère, Calaïs, ils sont les héros d’un hymne que le poète leur consacre en 1556, dans le Second livre des Hymnes. Ils sont enfants de Borée, Dieu d’un vent du nord, et ils sont ailés, si bien que, comme l’écrit Muret, ils « voloient par l’ær, tout ainsi qu’oiseaus17». Ils font partie des Argonautes, compagnons de Jason dans sa quête de la Toison d’or, et sur une île, ils ont rencontré Phinée, prophète que les dieux ont rendu aveugle pour le punir de révéler l’avenir aux hommes. En outre, les Harpies, « oiseaus monstrueus, aiant visage de pucelles, les mains crochues, un ventre grand à merveilles, et une perpetuelle faim »18, venaient lui ravir la plus grande part de ses aliments avant qu’il les mange, et elles souillaient d’excréments ceux qu’elles lui laissaient. Muret raconte la fin de l’histoire :

Incontinent les enfans de Borée prenans leur vol, se prindrent à courir vers elles, et fendans l’aer, les poursuyvirent si vertement, qu’ils les talonnoient de bien près, délibérés de les tailler en pièces, quand une vois fut entendue du ciel, leur defendant de passer plus outre, et les asseurant que les Harpyes ne retourneroient plus tormenter Phinée.19

24Pour commenter le poème de Ronsard, Muret estime qu’« il compare son penser à Zethes, et sa dame à une Harpye »20. La première analogie est évidente puisque Ronsard nomme son penser, le dit fils de Borée (v. 9-10) et « aelé belliqueur » (v. 12) ; mais la seconde est contestable. La harpie ne représente pas la dame elle-même, mais plutôt l’amour, le souci ou le penser amoureux. Ce sont en effet à ces instances abstraites plutôt qu’à la dame que s’applique le plus souvent le verbe dévorer (ou encore le verbe ronger). Dans le sonnet 112, c’est l’espérance qui est représentée comme une « harpye, et salle oiseau » (v. 12), et c’est la seule autre mention de ce monstre dans le recueil. Personnifié en Harpie, l’amour apparaît comme une puissance perverse et corruptrice, qui souille ce qu’elle approche, et, adversaire du penser qui veut le vaincre, il apparaît aussi comme une puissance irrationnelle. Le penser semble alors au service de la raison, cherchant à libérer un cœur dominé par l’amour, à la différence du sonnet 59, où il apparaissait subordonné au cœur, et échappant à la raison. Cette différence revient cependant au même, puisque le sujet du sonnet 15, ce n’est pas la libération du cœur, mais la déviance du penser qui, même s’il provient de la raison, s’en écarte afin de poursuivre le cœur : il le suit ainsi dans son errance et sort du domaine de la raison.

25Cette interprétation de l’allégorie finale se confirme lorsqu’on entreprend d’accorder la conclusion amoureuse du sonnet avec son commencement, où il n’était pas question d’amour. Si on lit les tercets comme une allégorie de la déviance du penser, on comprend pourquoi Ronsard consacre les quatrains à la promptitude de celui-ci, en approuvant Homère qui le comparait à « un fait soudain » (v. 2). Impétueux, l’élan du penser est aussi précipité, accompli avant que la raison ait eu le temps d’en calculer l’opportunité et les moyens. C’est là tout le propos des vers 3-4, où le penser est jugé plus rapide que Bellérophon, capable de « devancer le Chevalier qui tua la Chimere ». Pourquoi ce comparant ? Et pourquoi cette périphrase, qui ne nomme pas le héros mais le monstre qu’il a vaincu ? Ronsard nous fournit la réponse dans le discours « des vertus intellectuelles et morales » que nous avons déjà rencontré.

Les antiens poëtes, afin que j’honnore mon mestier, ne pouvant monstrer aux yeulx corporels combien le vice venant de passion estoit monstrueux, feirent peindre une chimere qui estoit divisee en lyon, en dragon et en chevre, et un chevalier dessus nommé Bélorophon qui la tuoit. Ce Bélorophon estoit un philosophe moderé, bien assis et bien apris aux vertus moralles qui tuoit, subjuguoit, domptoit ses passions et propres affections. Encores ont ils fainct qu’il y avoit des hommes qui estoient Centaures, bestes par la partie inferieure, à cause de la sensualité, et hommes par la haulte, à cause de la raison.21

26Bellérophon est donc une figure allégorique du sage, qui fait triompher la raison sur la passion, représentée par la Chimère, et l’élan du penser, qui devance Bellérophon, est donc une allégorie de la pensée qui peut échapper au contrôle de la raison.

27Mais comment ce penser échappant à la raison peut-il libérer de l’amour le cœur qu’il poursuit ? Si on se réfère à l’histoire de Zethes, il ne le libère pas lui-même. Muret indique que les deux frères ont poursuivi les Harpies jusqu’à ce qu’une voix leur intime de ne pas aller plus loin et ordonne que les Harpies ne reviennent plus. C’est un deus ex machina qui effectue la libération et la poursuite n’avait pour but de provoquer son intervention. Ronsard assimile implicitement pensers et invention poétique et le sonnet analyse la dynamique de l’écriture amoureuse, qui ne procède pas de la raison, mais d’une polarisation de l’esprit sur un cœur qui divague : le poète est engagé dans une poursuite sans fin pour rationaliser sa passion, c’est-à-dire pour la représenter et l’écrire au fur et à mesure de ses errances, avec l’espoir que cette poursuite s’achèvera par la dissipation de l’amour. Le poète n’est pas un philosophe ; à la différence de Bellérophon, il n’a pas tué la chimère, monstre qui figure l’irrationalité de la passion et qui, précisément au xvie siècle, devient nom commun afin de désigner une conception mentale délirante ; mais il poursuit le monstre, non plus chimère mais harpie, et il écrit pour interroger la cohérence de son trajet, dans l’espoir qu’au terme de cet effort, sa folie révélera un dessein intelligible et qu’elle se dissipera d’elle-même. Il faut rapprocher ce sonnet de la fin du chapitre I, 8 des Essais de Montaigne, qui évoque la naissance du livre. Ce chapitre traite « de l’oisiveté », et Montaigne explique qu’en se retirant des affaires, il pensait faire une « grande faveur à [s]on esprit », qui pourrait s’adonner à de hautes méditations dans cet otium. Il poursuit :

Mais je trouve,
variam semper dant otia mentem
,
que au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d’affaire à soy mesmes, qu’il n’en prenoit pour autruy ; et m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commancé de les mettre en rolle, esperant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes.22

28Dans les deux cas, l’esprit échappe au contrôle de la raison avec une énergie impétueuse, d’une sauvagerie bestiale (le cheval ou les ailes de la Harpie qui entraîne le cœur dans ses griffes et Zéthès à sa suite) ; dans les deux cas, cette divagation se traduit par une référence à la Chimère, que l’esprit l’engendre ou qu’il échappe au contrôle du chevalier qui l’a vaincue ; et dans les deux cas, cette divagation appelle une écriture, mise en rôle de chimères et enregistrement des errances du penser, qui poursuit un but thérapeutique incertain, la guérison se profilant comme une hypothèse dans un avenir lointain. Dans les deux cas enfin, c’est par un art singulier de la disposition que ce programme poétique implicite se réalise. On sait que Montaigne revendique pour ses textes une « alleure poetique à sauts et à gambades23 » et nous avons vu que Ronsard refuse le modèle de la « mignardise d’amour qui continue toujours en son propos » : les poèmes que nous avons examinés suivent un cours digressif et leur cohérence dépend d’une interprétation qui intègre chaque moment du poème. Ainsi, le penser amoureux ne détermine pas seulement l’invention du texte ; dans son élan irrationnel, il en détermine aussi la disposition ou l’« alleure » singulière si bien que l’écriture apparaît comme un effort pour fixer cet élan sans arrêter son errance, pour interroger sa cohérence secrète sans le ramener à une rationalité statique. Si une raison doit apparaître, c’est seulement a posteriori : elle reste à construire par le lecteur – éventuellement par l’écrivain, s’il se fait lecteur de lui-même –, et elle est toujours différée au moment de l’écriture. Ainsi, comme le suggère Jodelle, l’écriture amoureuse n’est pas une parole qui dit l’amour, mais une pratique qui le force, qui enregistre le cours irrationnel des pensées qu’il engendre et permet d’en interroger la raison latente.