Colloques en ligne

Kazuhiko Suzuki

Jules Supervielle ou la poétique de l’enfant perdu

1  Je vais d’abord donner une brève explication au titre de cet article qui peut paraître un peu brusque. C’est une toute petite découverte personnelle qui m’a inspiré ce titre : en lisant les poèmes de Supervielle, je me suis rendu compte que je les reproduisais en moi souvent avec la voix d’un enfant. Je me demande d’où vient cette voix ? Voici le point de départ de cet article.

2  L’enfant est l’un des habitants les plus privilégiés de l’univers de Supervielle. À cet égard, Philippe Jaccottet note que « [Supervielle a] été un des très rares poètes à pouvoir, sans niaiserie, faire entrer des enfants dans la chambre de ses vers1. » Mais ce dont il est question ici, ce ne sont pas forcément des poèmes dans lesquels apparaissent les enfants. Car quand je lis Supervielle, j’entends la voix d’un enfant même là où celui-ci n’est pas mentionné : il est présent plutôt dans la voix même du poète, à savoir dans son je. Si je me permets une petite digression, dans ma langue maternelle –– le Japonais –– qui est foncièrement différente de la langue française, le pronom personnel de la première et de la deuxième personne possède plusieurs formes ayant différentes connotations et on les choisit judicieusement selon le sexe, l’âge ou la relation que l’on établit avec son interlocuteur ; il y a donc, pour ainsi dire, un je-masculin, un je-féminin, un tu-enfant, un tu-adulte, etc. Dans notre langue, le Je et le Tu sont foncièrement variables et flottants, comme pour attester cette phrase de Michaux : On n’est pas seul dans sa peau. Ce qui constitue d’ailleurs l’une des pierres d’achoppement dans la traduction des œuvres littéraires en japonais, mais –– et cela concourt à mon impression à propos du je de Supervielle –– ses poèmes sont traduits par un « je-enfant »par un certain nombre de ses traducteurs. Le poète qui accueillit des enfants dans la chambre de ses vers garde lui aussi son enfance. Ami des enfants et de l’enfance, il rappelle le héros du Voleur d’enfants, le colonel Bigua, chez qui la paternité n’exclut pas une sorte d’infantilisme.

Insupportable dialogue

3   La voix de Supervielle est avant tout une voix qui appelle, qui apostrophe. Elle s’adresse non seulement à nous, les humains, mais aussi au bœuf, au poisson, à l’arbre, à l’étoile, à la nuit, etc., bref, à tout ce qui n’a pas la parole. Or, pourquoi le poète préfère-t-il fuir sur les rives ou au fond des bois quand il a quelque chose à dire ? Ainsi s’interrogeait, non sans humour, le poète russe Ossip Mandelstam dans son court essai intitulé « De l’interlocuteur ». Il appelle même cet habitus des poètes « anormalité évidente » : « Les gens n’ont pas tort, lance-t-il, de taxer de fous ceux dont les propos s’adressent à la nature et aux objets inanimés, plutôt qu’à leurs frères bien vivants2. » Depuis Orphée, le poète est réputé capable de se faire entendre de ceux qui ne lui répondent pas. Mais parfois, Supervielle, ne se contentant pas d’une adresse aussi unilatérale, donne la parole à ses auditeurs muets. Le poème « L’oiseau » nous en fournit un bel exemple3. Dans ce poème, nommé à l’origine « Dialogue », Supervielle convoque un oiseau pour établir un dialogue avec lui. Or, « établir un dialogue avec son interlocuteur », on voudrait bien penser a priori que c’est là la finalité de tous les poètes dits lyriques dans la mesure où l’adresse doit toujours impliquer la réponse. Mais ce dialogue entre le poète et l’oiseau les amène à une rupture fatale : le poète en vient à tuer l’oiseau à force de lui poser des questions d’une innocence d’enfant, un peu à la manière d’un garçon dont la main curieuse donne la mort à un papillon qu’elle attrape. Loin d’établir un entretien amical, le poète et l’oiseau finissent par s’exclure, chacun gêné par la présence de l’autre : le poète épouvante l’oiseau par sa parole, si rassurante soit-elle en apparence, et l’oiseau empêche le poète d’être seul à cause de son regard. Comme si la parole et le regard révélaient leur violence quand deux interlocuteurs sont en tête-à-tête dans l’« étroite chambre » du poète, c’est-à-dire dans le poème.

4  Cette rupture du dialogue ou cet insupportable dialogue entre le poète et l’oiseau me fait penser à certaine caractéristique de la poésie lyrique. La mort de l’oiseau ne représente-t-elle pas, en quelque sorte, un malaise du dialogue même dans la chambre qu’est le poème ? Lorsque le poète s’adresse à quelqu’un ou à quelque chose, ce dont il a besoin n’est peut-être ni la réponse ni la présence de son auditeur, mais la distance nécessaire entre lui et son auditeur : la distance, nous savons tous à quel point Supervielle s’acharne à la franchir dans ses poèmes et avec ses poèmes. Je voudrais repenser ici la question de la « distance » chez Supervielle dans sa relation avec le « dialogue ».

5  La distance, encore une fois, c’est le nom exact de ce qui soutient le plus profond de la poésie de Supervielle. Qui dit que sa poésie consiste à rapprocher et réconcilier les distances, extérieures ou intérieures, dit que, pour qu’il y ait poésie, il faut tout d’abord ces distances, ou si l’on préfère, une « distanciation » au sens linguistique, faute de quoi la poésie serait même impossible. Je cite un conte de Supervielle qui nous en convaincra ; il s’agit de celui qui est consacré, justement, à Orphée. Ce père de tous les poètes lyriques, Supervielle le représente comme un poète maudit par son chant même qui ne peut pas ne pas approcher tous ceux qui l’écoutent:

 Bien qu’il ne chantât pas fort et se plût même souvent dans un presque murmure, la musique de son monde intérieur se répandait au loin, supprimant les distances, formait des relais et repartait, gagnant largement l’air et le ciel. […]
Plusieurs semaines durant, le poète garda un silence absolu. C’est à peine s’il osait à respirer. Et un jour, puis d’autres jours par des accords patients et très espacés, Orphée fit comprendre à la nature que tout devait rester à sa place quand il chantait
4.

6Gêné par la présence de ses auditeurs qui le suivent partout, Orphée pose sa lyre. Pour la reprendre, il a besoin d’être seul: pas de distances, pas de lyrisme. Cela étant, je voudrais me concentrer dans un premier temps sur le mouvement d’« éloignement » plutôt que sur celui de rapprochement, qui constitue la principale force motrice de la poésie de Supervielle. Pour revenir au poème « L’oiseau », il est judicieux de dire que le poète et l’oiseau cherchent à s’éloigner plutôt qu’à s’exclure. « J’ai besoin d’être seul, même un regard d’oiseau… » Le poète, à l’instar de son Orphée, avoue le désir d’une distanciation vis-à-vis de l’oiseau comme le souhaite également ce dernier.

Distance et dialogue

7La poésie a donc besoin d’une distance ou plutôt d’un ailleurs : elle a lieu entre ici et ailleurs. Dans LeForçat innocent, Supervielle dit : « Regardons ailleurs, ailleurs, / regardons toujours ailleurs5 ». Or, en risquant un rapprochement arbitraire, je vais évoquer ici le nom d’un philosophe qui est contemporain du poète : Martin Buber. Peu importe si, comme c’est probable, Supervielle n’a pas connu ce philosophe juif ; si je cite son nom, ce n’est pas pour relever l’influence de l’un sur l’autre, mais c’est parce que Martin Buber est un philosophe qui accorde une très grande importance au dialogue. Dans son ouvrage principal Je et Tu (Ich und Du), il avance : « Je deviens Je en disant Tu6 ». Il considère la relation entre le Je et le Tu comme indissociable et immédiate, non pas du point de vue linguistique comme le fera un Benveniste, mais en s’intéressant à certains aspects éthiques de cette relation, dans laquelle le dialogue, selon lui, joue un rôle fondamental. S’il en est ainsi, il ne serait pas vain d’essayer de lire Supervielle, poète de l’adresse et du dialogue, à la lumière de la pensée bubérienne.

8Dans son ouvrage intitulé Dialogue, Buber reproche à Martin Luther de traduire le mot hébraïque « compagnon » par le mot « prochain » : « Quand tout ce qui est concret, écrit-il, est proche au même degré, prochain au même degré, la vie avec le monde n’a plus ni articulation, ni structure, n’a plus de sens véritablement humain7. » Une telle conception du monde « humain » me semble avoir quelque chose de commun avec l’univers de Supervielle : soucieuse d’« humaniser [et] de coloniser le fond de la mer ou les espaces interplanétaires8 », comme le dit le poète, sa poétique va littéralement beaucoup plus loin que l’amour du prochain ; il s’agit de faire d’un éloigné, d’un séparé ou d’un perdu son prochain. En effet, un poisson « au plus noir d’une lame profonde » ou bien une étoile « au-dessus de la tête9 », ceux que le poète appelle compagnons ou amis sont des êtres inconnus et, partant, lointains.

9« Bon voisinage » : tel est le titre de l’un des plus beaux poèmes d’amour de Supervielle. Ce poème, au titre éloquent, témoigne parfaitement d’un tel projet poétique humain : il s’agit d’un « amour à distance » entre une Chinoise et un Argentin qui ne se connaissent même pas. Néanmoins, le garçon lance une rose à la fille, qui la reçoit « malgré tant de distance à la ronde » pour montrer « Que les absents ne sont pas dans leur tort, / Que les lointains leur donnent de l’essor10. » Ce poème est à rapprocher du fameux poème sur deux bœufs de Chine et d’Uruguay dans Le Forçat innocent11. Dans l’un et l’autre poème, deux amants et deux bêtes inconnus, d’un bout à l’autre du monde, échangent ce que le poète et l’oiseau n’ont pas pu communiquer en tête-à-tête. Malgré, ou grâce à la distance, ils établissent un « dialogue » sans paroles. Or pour Buber, le dialogue est avant tout une « attitude » : non pas une question de langue, il consiste, dans son essence, à se tourner vers autrui. Cela étant, lorsque le bœuf d’Uruguay « Se retourne pour voir / Si quelqu’un a bougé », le dialogue est, peut-on dire, déjà amorcé entre deux compagnons lointains.

10Le compagnon n’est pas un prochain. Il en va de même quand le poète descend en soi en quête des siens : « Que je nomme compagnons / Ceux qui furent et seront », avoue-t-il au fond d’une extrême déréliction :

11                            

Moi de Montevideo                             .
Ne me tourne pas le dos.                            

Avons-nous vraiment fini                             
De nous croire bons amis ?                            

Moi de Pologne et d’Autriche                            
Êtes-vous restés en friche,                            

Allongés sur le côté                             
Du train où je me trouvais ?                            

Et vous tous prêts à venir                             
Qui attendez votre tour,                            

Tous ces moi cherchant à vivre                             
Et qu’un jour enfin délivre ?                            

Que je nomme compagnons                             
Ceux qui furent et seront.                            

Est-ce que vous m’entendez                             
Au fond de votre secret ?                            

Comment faut-il vous parler                             
Comment puis-je vous toucher                            
Ne pouvant vous approcher12 ?                            

12Dans ce poème composé de distiques et d’un tercet final, le poète s’adresse à ses innombrables qui-je-fus et qui-je-serai, pour parler comme Michaux, qui sont tous enfants perdus, comme lui-même d’ailleurs, dans la durée discontinue. Les distiques ressemblent ici à une série de cellules de prisonnier, visualisant la séparation de « tous ces moi », forçats innocents, éloignés des uns des autres.

13C’est dans la distance, en l’occurrence hors de la portée de la langue que le dialogue supervillien est promis. D’ailleurs, c’est sans doute dans cette perspective que les animaux et les enfants, en un mot ceux qui ne parlent pas, sont favorisés comme interlocuteurs du poète. On est enclin à penser que Supervielle est un poète qui sait accueillir ces êtres et les unir entre eux même si pratiquement il est impossible de communiquer avec eux ; mais, aussi paradoxal que cela paraisse, au contraire, c’est seulement cette impossibilité de la communication directe qui rend au poète la possibilité d’une adresse lyrique.

Bouteille à la mer

14« Les messes basses avec le voisin, on s’en lasse. […] Mais échanger pour de bon des signaux avec Mars, voilà une tâche digne d’un poète lyrique13 », disait Mandelstam dans le texte cité supra et qui me paraît d’une large importance pour saisir le propre de l’adresse lyrique ; il ne s’agit pas d’une parole donnée à un vis-à-vis ; mais est lyrique une parole plutôt jetée au lointain, jetée ailleurs. Pour expliquer cela, Mandelstam invoque la métaphore de la bouteille à la mer:

Tout homme a ses amis. Pourquoi le poète ne pourrait-il s’adresser aux siens, à ceux qui lui sont naturellement proches ? Lorsque survient l’instant décisif, le navigateur jette à l’océan la bouteille cachetée qui renferme son nom et le récit de son aventure. Bien des années après, vagabondant parmi les dunes, je la découvre sous le sable et, à la lecture de la lettre, j’apprends la date des événements et les dernières volontés du défunt14.

15L’image de la bouteille à la mer assimilée à un poème, que Paul Celan évoquera dans son Discours de Brême, souligne l’essentielle précarité du destin qui est réservé au poème. On ne peut imaginer, en effet, combien de bouteilles ainsi jetées avec une goutte d’espérance restent au fond de la mer... Le lecteur de Supervielle n’a pas ici de peine à se rappeler un passage de « L’enfant de la haute mer ». Cette enfant perdue, dirais-je, au milieu de la mer éprouve parfois « un désir très insistant d’écrire certaines phrases15. » Ce sont des phrases courtes et simples comme : « Partageons ceci, voulez-vous ? », « Pour faire une ronde il faut au moins trois » ou « J’ai cru entendre un bruit, mais c’était le bruit de la mer », etc. Si ces phrases sont poignantes, c’est parce que chacune d’elles exprime une incoercible solitude, non pas par son nom même, mais telle qu’elle se trahit dans une expression empreinte d’ignorance et d’espérance : l’enfant n’écrit pas : « Je veux faire une ronde, mais je suis toute seule », mais : « Pour faire une ronde il faut au moins trois »… Cette phrase où se laisse lire la solitude rentrée de l’enfant, et qui cherche avant tout l’autre, s’ouvre par là même au monde ; en ce sens, qu’elles soient interrogatives ou non, toutes ces phrases sont potentiellement une adresse. La simplicité et l’intimité de cette voix appelant se reconnaissent dans la voix du poète lui-même. Or c’est surtout en écrivant une « lettre » que l’enfant essaie de s’adresser au monde:

Ou bien elle écrivait une lettre où elle donnait des nouvelles de sa petite ville et d’elle-même. Cela ne s’adressait à personne et elle n’embrassait personne en la terminant et sur l’enveloppe il n’y avait pas de nom.
Et la lettre finie, elle la jetait à la mer –– non pour s’en débarrasser, mais parce que cela devait être ainsi –– et peut-être à la façon des navigateurs en perdition qui livrent aux flots leur dernier message dans une bouteille désespérée
16.

16Au premier abord, la ressemblance est plus qu’évidente avec le texte de Mandelstam. Si je ne me trompe, il n’y a pas de lien direct entre ce poète de Saint-Pétersbourg et notre poète transatlantique, qui sont d’ailleurs à peu près contemporains. Il n’empêche que l’on perçoit là une résonance très profonde entre l’idée de ces deux poètes, que j’ai envie de rapprocher ici en les appelant, à l’instar de Supervielle, deux amis inconnus ou deux amis lointains.

17La voix de cette enfant est audible partout dans l’univers de Supervielle. Et n’oublions pas que cette enfant est une enfant perdue et que quand elle jette une bouteille à la mer, c’est « à la façon des navigateurs en perdition ». De fait, la bouteille de Mandelstam désigne le voyage difficile auquel un poème est destiné alors que celle de Supervielle souligne, en outre, une crise imminente à laquelle le poète lui-même fait face au moment où un poème est né. Un peu plus loin, à l’écoute du bruit venant des hommes, l’enfant s’écrie presque malgré elle : « Au secours ! » Mais à qui s’adresse ce cri, cette adresse ultime ?

Adresse et prière

18  La lettre de l’enfant n’est destinée à personne. Mais il ne faut pas prendre ce personne littéralement. Cette lettre, une fois jetée à la mer, est adressée néanmoins à quelqu’un d’inconnu, à quelqu’un de lointain, à quelqu’un que l’enfant ne peut appeler encore que personne : ce personne s’entend donc comme une personne à part entière dans sa potentialité. « La personne est vocation » : le philosophe chrétien Gabriel Marcel l’affirme à condition que l’on restitue au mot « vocation » son sens propre : appel, ou plus précisément, une réponse à un appel : « Il dépend […] de moi que cet appel soit reconnu comme appel, et en ce sens, si singulier que ce soit, il est vrai de dire qu’il émane à la fois de moi et d’ailleurs17 », écrit-il dans un texte intitulé « Moi et autrui ». Gabriel Marcel, contemporain du poète, a été plus qu’un lecteur de Supervielle : en tant que compositeur, il met en chanson ses œuvres poétiques parmi lesquelles l’on compte notamment le poème « Le double18 ». Également penseur, il approfondit la relation entre le Je et le Tu, tout comme Buber dont j’ai mentionné le nom plus haut : « je ne communique effectivement avec moi-même que dans la mesure où je communique avec l’autre, c’est-à-dire où celui-ci devient toi pour moi19 », dit Marcel. Un homme qui se conçoit de la sorte aurait plus d’une raison d’être intéressé par la poésie de Supervielle qui, lui aussi, passe par un alter ego, un « double » justement, pour s’approcher du « moi ». Pour en revenir à mon sujet, comme le dit Marcel, un appel, pour qu’il soit un appel, a besoin d’un ailleurs. Il en va de même d’une adresse lyrique. Si l’adresse attend une réponse, la joie d’envoyer une lettre doit se compléter par celle de la recevoir. Lisons cette note du poète publiée à titre posthume dans La N.R.F.:

L’heure du courrier aura eu dans ma vie une importance dont j’ai presque honte, et c’est par le facteur que je prends souvent une nette perception de mon existence. Je reçois des lettres avec mon nom sur l’enveloppe, donc je suis. Donc je rassemble tous mes moi éparpillés dans le cosmos pour en faire un poème20.

19On m’écrit, donc je suis. Ce « cogito de la correspondance »explique à lui seul le principe de la poétique de Supervielle. Si, pour lui, penser est synonyme de donner naissance, une lettre qui lui est adressée garantit par là même son existence. Mais il ne faut pas comprendre cela comme un simple anti-cogito, pour ainsi dire, selon lequel le Je serait avant tout un « être-pour-autrui » sartrien. Ce qui est là en jeu n’est pas un autrui mais sa « lettre21 ». Une lettre vient toujours de loin. On m’écrit, donc je suis : ce « on » ne peut donc être n’importe qui, mais encore une fois, il doit être quelqu’un de lointain.

20  Et pourtant, il y a une différence, et non la moindre, entre la lettre et le poème. Le 21 janvier 1941, Supervielle écrit à Étiemble:

Mon cher ami, votre dernière lettre –– si attendue –– s’est égarée […]. Ça a été un gros chagrin pour moi. Et je vous écris maintenant que j’ai perdu tout espoir de la recevoir[.] Que me disiez-vous ? Tout cela devient fantomatique et à mille visages. Je vous en prie, recommandez votre prochaine lettre comme je fais moi-même pour celle-ci22.

21L’usage courant permet, si on le souhaite, de recommander une lettre pour qu’elle arrive sans faute. Mais comment recommander un poème, dont le trajet est aussi incertain que celui d’une bouteille à la mer ? Si un poème est à rapprocher d’une lettre, ce n’est pas d’une « lettre recommandée » qui arrive toujours à destination ni, à plus forte raison, d’une « lettre de convocation » qui épouvante l’oiseau et qui anéantit à la fois distance et lyrisme. Pour résumer d’un mot la différence entre ces deux modalités d’« adresse », on pourrait dire ceci : c’est un malheur si une lettre n’arrive pas à destination, comme le poète le regrette ici, tandis que c’est un miracle si un poème arrive à sa destination qui est par définition inconnue et lointaine, échappant à la perte que l’on n’aurait pas tort de considérer comme la fatalité même de cette « adresse sans nom ».

22  L’adresse lyrique est un pari. Elle ressemble à une prière. Dans « Prière à l’inconnu », le poète avoue en s’adressant à Dieu:

Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même ;
J’ai bien parlé aux étoiles bien que je les sache sans vie,
Aux plus humbles des animaux quand je les savais sans réponse,
Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe.
Je me suis parlé à moi-même quand je ne sais pas bien si j’existe
23.

23S’adresser à quelqu’un dans et par le poème, c’est, selon ma perspective, comme prier ce Dieu auquel on croit sans y croire ; c’est prier celui dont on ne sait pas s’il existe ni s’il nous écoute.

24Il est temps à présent de revenir sur le titre de cet article : la poétique de l’enfant perdu. Qui est l’enfant perdu ? Jusqu’ici, je ne me suis pas posé cette question qui nous paraît de la dernière évidence. Mais avant de conclure, je vais lui donner une image concrète pour esquisser son identité. Voici le début du roman Le Voleur d’enfant, où le petit Antoine s’égare dans la rue:

Il lève la tête. Des visages indifférents ou tragiques. De rares paroles entendues n’ayant aucun rapport avec celles des passants qui suivent : voilà d’où vient la nostalgie de la rue. Au milieu du bruit, l’enfant croit entendre le lugubre appel de sa bonne : « Antoine ! » La voix lui arrive déchiquetée comme par d’invisibles ronces. Elle semble venir de derrière lui. Il rebrousse chemin mais ne répond pas24.

25Décrite du point de vue d’Antoine, cette scène n’est pas sans évoquer et toucher notre mémoire d’enfance. Qui parmi nous n’a jamais été ce pauvre Antoine ? L’inquiétude et la solitude de cet enfant perdu font partie de notre mémoire collective. Pour conclure, définissons donc l’enfant perdu avec Supervielle. L’enfant perdu, c’est quelqu’un qui a perdu le lien avec une personne qui lui est chère –– par là même le lien avec le monde –– et qui, désespérément, cherche à la rejoindre ; mais en même temps, il est aussi quelqu’un qui sait, ou plutôt, qui croit sans y croire que cette personne elle aussi le recherche, l’appelle, en ce même moment, fût-ce de l’autre bout du monde, aussi désespérément que lui ; comme l’enfant de la haute mer qui, tout en se croyant seule au monde, n’en attend pas moins quelqu’un, et son père matelot qui pense à sa fille morte « avec une force terrible » :

C’est un sanglot d’enfant mais venu de si loin
Que l’on ne saurait plus que l’appeler silence.
Et pourtant, je suis là qui toujours le repense
25.

26L’existence supervillienne est à la fois cet enfant qui sanglote et ce père qui le cherche dans ce poème « L’enfant assassiné ».

27  « Jusque dans l’extrême abandon, l’existence dialogique est accessible à l’âpre et réconfortante divination de la réciprocité26 », disait Martin Buber. Les habitants de l’univers de Supervielle sont tous cette existence dialogique, qui pense à son ami inconnu et lointain et qui s’attend, sans le savoir, à ce que celui-ci pense à lui réciproquement, comme ce couple de bœufs de Chine et d’Uruguay qui se tournent l’un vers l’autre poussés par une sorte de divination. L’enfant perdu est une existence esseulée, et pourtant il n’est pas seul. C’est dans ce sens que j’appelle la poétique de Supervielle : poétique de l’enfant perdu.