Colloques en ligne

Sophie Fischbach

Supervielle et Étiemble : vers l’élaboration d’un « nouveau classicisme »

La rencontre d’Étiemble et Supervielle

1Lorsque Supervielle rencontre Étiemble, il est déjà un écrivain reconnu, auteur entre autres de Gravitations, Le Forçat innocent et Les Amis inconnus. Étiemble, quant à lui, appartient à la génération suivante. Il a découvert avec enthousiasme l’œuvre de Supervielle pendant ses années d’étude à l’École Normale Supérieure1. En 1933, il entre à la Fondation Thiers où il devient l’ami de Pierre Bertaux, l’un des gendres de l’écrivain, auquel il fait transmettre par son intermédiaire quelques poèmes. En 1934, il rejoint le cercle de La N.R.F. où il est introduit par Paulhan, qui occupe auprès de lui une posture tutélaire et avec lequel il entretient également une correspondance abondante. Puis, en 1938, Supervielle assiste à Pontigny à une décade dont Paul Desjardins a confié la direction à Étiemble, intitulée l’ « Anti-Babel ». Les deux hommes se rencontrent à cette occasion et se lient d’amitié : Étiemble joue notamment le rôle d’Adam lors d’une représentation de la pièce de Supervielle, La Première Famille, tandis que l’écrivain se réserve celui du Diplodocus. Le souvenir de cette expérience théâtrale commune réapparaît à de nombreuses reprises, marqué de nostalgie, dans les lettres de Supervielle et d’Étiemble. La correspondance, amorcée en 1936, se poursuit régulièrement à partir de 1938, à la suite de cette décade, malgré le départ d’Étiemble pour les États-Unis, où il devient professeur à l’Université de Chicago, et celui de Supervielle, en 1939, pour l’Uruguay. Étiemble séjourne ensuite en Égypte puis à Montpellier, tout en poursuivant sa correspondance avec Supervielle, alimentée notamment par les questions que suscite son travail sur l’œuvre de l’écrivain, qui donne naissance, peu après la mort de celui-ci, au Supervielle de 1960.

2 À partir de là, il nous semble intéressant de nous pencher sur la pensée de la littérature que dégage Étiemble de sa lecture critique de l’œuvre de Supervielle, et qu’il théorise en termes de nouveau classicisme, selon une expression récurrente dans sa correspondance avec Supervielle.

3 En effet, la question du classicisme apparaît essentielle dans les débats littéraires de la première moitié du XXe siècle, notamment dans le cercle de La N.R.F. auquel appartiennent Étiemble et Supervielle : si les positions de Gide ou de Valéry sur le classicisme ont été analysées de manière éclairante, celles d’Étiemble et de Supervielle sont moins connues, alors qu’elles apportent au débat un éclairage intéressant, notamment la réflexion de Supervielle sur l’opposition et la conciliation du romantisme et du classicisme ou l’itinéraire en apparence paradoxal d’Étiemble, de Rimbaud au classicisme.

4 Nous tenterons simplement ici de préciser les points principaux de ce « nouveau classicisme », élaboré de manière croisée, en quelques sortes à quatre mains, par le critique et l’écrivain : dans un premier temps, nous nous pencherons sur la définition par Étiemble de ce classicisme neuf au prisme de l’œuvre de Supervielle, puis nous nous interrogerons sur les réécritures et les orientations tonales que le critique a tenté de favoriser dans l’œuvre de son ami, au nom de ce nouveau classicisme même.

La définition d’un nouveau classicisme au prisme de l’œuvre de Supervielle

Rimbaud et Supervielle

5Tout d’abord, la trajectoire littéraire d’Étiemble semble marquée par deux rencontres importantes, celles de Rimbaud puis de Supervielle, qui permettent d’esquisser une idée de sa conception de la littérature. Comme de nombreux jeunes écrivains et critiques de sa génération, Étiemble a d’abord été influencé par l’œuvre de Rimbaud, à laquelle il consacre un ouvrage en 19362, puis une thèse3, publiée en 1952. C’est une forme de lien entre mystique et poésie qu’il semble retenir de cette première rencontre, et qu’il en vient à abandonner progressivement à la faveur de sa « conversion »4 à l’œuvre de Supervielle. Les raisons de cette conversion sont présentées dans une lettre importante qu’il adresse à Supervielle en 1938, au tout début de leurs relations :

Aussi je voudrais vous dire […] que vos vers sont les premiers qui m’atteignent depuis que j’ai lu Rimbaud. On se voue à ce damné bonhomme ; on ne se prête pas. Nous sommes intoxiqués par tant de confusion préparée avec soin entre mystique et poésie. Renéville par exemple, avec qui récemment je discutais votre Fable, en désapprouve le ton, et le thème, qu’il ne juge pas sérieux assez ; entendez tragique, spasmodique, cabbalistique, nihiliste et Cie. [...] si bien que, malgré moi, j’en viens à presque approuver (sinon les termes du moins l’intention) la violente sortie de Benedetto Croce contre Rimbaud dans la Critica de mai. Foutez-nous la paix avec vos poètes maudits, – signifie-t-il à peu près. Convenons qu’ils deviennent encombrants et tentaculaires. Vous merci, nous savons percevoir une poésie moins dionysiaque5.

6 Étiemble précise ici sa conception de la poésie à l’occasion du commentaire de La Fable du monde : la mise à distance de Rimbaud et Rolland de Renéville, l’élection au contraire de Supervielle, signifie le rejet d’une poésie dionysiaque au profit d’une tendance que l’on pourrait qualifier – si l’on consent à reprendre l’opposition nietzschéenne6 dont semble se souvenir Étiemble lorsqu’il évoque le « nihiliste » et le « dionysiaque » – d’apollinienne. C’est en partie cette opposition qu’Étiemble semble théoriser dans son essai Poètes ou faiseurs ? où  il joue sur l’ambivalence du terme « faiseur ». Le poète devient un « faiseur », au sens négatif d’ « imposteur », dès lors qu’il revendique la posture d’un dieu dont il s’arroge les pouvoirs surnaturels au mépris de la technique qui appartient à sa condition, alors qu’il lui appartient d’être un « faiseur » au sens positif de « fabricateur »7. Étiemble semble ici se souvenir de la célèbre distinction opérée par Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, entre Terreur et Rhétorique, que se souvient ici Étiemble : il déplace l’opposition que formule Paulhan entre la défiance d’une part et d’autre part la confiance en un usage réglé du langage, du côté de l’opposition entre le mépris de la technique et son assomption.

7Pour Étiemble, Supervielle représente donc l’inverse de ces poètes maudits ou mauvais « faiseurs » : le critique formule clairement cette opposition dans une lettre où il propose à l’écrivain de participer à une collection française à Mexico :

Pour la collection où vous paraitriez, nous avons pensé à des gens comme Caillois, Focillon, Rougemont, Bernanos, Yassu. Nous serons impitoyables aux médiocres, aux faiseurs, fussent-ils illustres. Vous n’avez donc pas à craindre que votre nom soit plus tard associé à des œuvres indignes de vous8.

8 Cette opposition se justifie dans la mesure où Supervielle se situe pour Étiemble du côté de la clarté, de la mesure et de la canalisation de ces forces qui dans la poésie mystique jaillissent de manière « spasmodique »9. De fait, la recherche de l’ordre et d’une forme de discipline poétique apparaît une constante dans la conception de la poésie développée par Étiemble. Il répond notamment à Supervielle, qui lui a conseillé la lecture des poèmes de Girondo, poète argentin :

De fait, je trouve là du tempérament, une force qui, disciplinée, pourrait devenir forme poétique. Mais je me demande si je puis lui dire ça sans le blesser ; et je ne puis le louer de sa métrique ou de sa composition, sans me mentir et lui mentir10.

9Or, la pratique de l’écriture consiste justement pour Supervielle à prendre pour point de départ ces forces non encore canalisées, ces lointains intérieurs inhumains et inquiétants, afin d’y jeter quelque lumière, à la faveur de l’écriture et de la discipline qu’elle met en œuvre.

10 Nous constatons ainsi qu’au cours de la trajectoire littéraire d’Étiemble, l’abandon de Rimbaud au profit de Supervielle correspond avec l’apparition de ce nouveau classicisme qu’il entreprend de théoriser.

La notion de progrès

11 Un second temps de cette définition du « nouveau classicisme » consiste en l’introduction de la notion de progrès, qui apparaît récurrente dans la conception de l’œuvre supervillienne développée  par Étiemble. Les études génétiques qu’il a effectuées sur les textes de Supervielle s’appliquent à la fois à une microstructure, comme un poème, et à l’évolution de l’œuvre dans son ensemble. Dans les deux cas, ces analyses visent à révéler ce qu’Étiemble considère comme un progrès de Supervielle, et qu’il lie indissolublement à la définition de ce nouveau classicisme, en tant qu’il s’agirait d’une progression de Supervielle vers l’ordre et la mesure. On trouve de nombreuses occurrences de cette notion de progrès dans la correspondance :

Comme c’est émouvant, et réconfortant, de rencontrer un poète […] qui d’une certaine anarchie, peu à peu conquiert un certain ordre11.
[…] j’ai suivi attentivement le détail de vos « progrès » d’une édition de Débarcadères à l’autre (ou de Gravitations)12.
[…] il me semble que plus vous allez, meilleurs deviennent vos textes ; c’est un progrès constant que votre œuvre13.

12Ensuite, nous pouvons noter que cette notion de progrès, qui correspond pour Étiemble à un cheminement de l’écrivain vers un certain classicisme, n’a pas été importée par le critique dans la pensée de Supervielle. Dès les débuts de leur correspondance, en 1939, on trouve ainsi le terme sous la plume de de l’écrivain, avant même qu’il n’apparaisse, à notre connaissance, dans des lettres qui lui sont adressées par Étiemble :

13Anarchiste littéraire comme point de départ pour chaque poème, et classique comme point d’arrivée14

14Ce qu’il nous semble important de signaler, c’est qu’Étiemble récupère cette notion de classicisme employée par Supervielle pour caractériser la genèse d’une microstructure – l’écrivain l’utilise pour expliquer qu’il s’oriente vers le classicisme au sein de la rédaction de chaque poème, qui, d’une absence d’ordre initial, voit émerger progressivement des règles qui lui sont propres – pour l’employer également lorsqu’il analyse l’évolution de l’écriture dans son ensemble, au fil des années.  Or, Supervielle accepte et émet lui-même l’idée que son œuvre s’améliore à partir de Gravitations15, mais il ne renie pas pour autant les textes antérieurs. Il est intéressant de noter qu’Étiemble utilise les lettres de Supervielle pour étayer son argumentation dans les textes publiés : sur le point précis que constitue la notion de progrès dans l’œuvre supervillienne, le critique appuie son propos, dans « Évolution de la poétique de Supervielle entre 1922 et 1934 », sur une citation – tronquée – de la lettre de Supervielle du 16 juin 1939 :

« Vous verrez que je suis parti de rien », m’écrivait Supervielle le 16 juin 193916.

15Or, l’écrivain écrit dans cette lettre :

Vous verrez que je suis parti de rien – ou plutôt de la sincérité seulement17.

16Étiemble, dans son essai, laisse de côté l’autocorrection de Supervielle, qui esquisse une manière de réhabilitation de ses premières œuvres : s’il accepte l’idée que Brumes du passé n’offre que peu d’intérêt sur le plan poétique, le poète cependant met en avant la « sincérité » de ce premier recueil, qui doit ainsi être lié à l’ensemble de son œuvre ultérieure par la recherche d’une authenticité de la voix poétique, qu’il considère, de manière constante, comme le fondement de son écriture :

Ce ton réel, cette sincérité dans l’accent, cette simplicité, j’ai toujours tâché pour mon compte de les retenir18.

17Ainsi, il convient de noter la légère distorsion opérée par Étiemble, non seulement dans la citation mais dans la caractérisation plus générale qu’il propose de l’évolution du style supervillien, au cours du temps : le critique évacue la notion de sincérité, d’authenticité utilisée par l’écrivain pour définir son style. Or, cette notion relève précisément de la rhétorique romantique, que Supervielle tente de manière constante de concilier avec un certain classicisme : il faut donc noter qu’Étiemble œuvre quasi-systématiquement à mettre l’accent sur l’idée d’une progression de Supervielle vers le « nouveau classicisme » que lui-même défend, au prix parfois de certaines distorsions de la posture littéraire de son ami.

La revue Valeurs

18Dans un troisième temps, le contenu de ce nouveau classicisme se trouve mieux défini et illustré par la revue Valeurs, que fait paraître Étiemble entre 1945 et 1947, grâce au mécénat d’Alfred Cohen et à l’appui de Taha Hussein19. Étiemble définit l’orientation qu’il souhaite donner à la revue en des termes très proches de ceux qu’il utilisait pour caractériser l’opposition entre la poésie mystique et l’écriture de Supervielle :

Je crois vous avoir parlé de cahiers trimestriels que j’organise par ici, où la littérature frse est si mal représentée. Poésie, critique, philosophie. Avec une direction très précise : contre l’anarchie, l’irraison, les idoles ; pour l’intelligence, la technique, et ce qui nous reste de libertés spirituelles20.

19La proximité de cette ligne éditoriale est grande avec l’œuvre supervillienne, qui ouvre de surcroît le premier numéro de la revue avec un fragment de la pièce Shéhérazade. Pour en prendre la mesure, il convient de s’arrêter un instant sur ces « valeurs » revendiquées par Étiemble, « intelligence », « technique » et « libertés spirituelles ».

20D’abord, « l’intelligence » est à comprendre comme une capacité à la réflexion, à la mesure, et, prise au sens de « compréhension », comme une faculté à communiquer un sens. La « technique », quant à elle, s’oppose en premier lieu à la pratique surréaliste de l’écriture automatique. Étiemble exprime notamment ses réticences envers un recueil que lui propose Benjamin Péret à des fins de publication, « énorme, sans une rature, du pur automatisme » comme le rapporte Jeanine Étiemble21 :

Benjamin Péret […] a aussi un livre tout prêt. Quoi qu’il m’ait été sympathique de sa personne, et que Breton le tienne pour « le » poète de notre temps, je ne suis guère emballé par ce que je connais de ses principes poétiques22.

21Plus largement, la technique est conçue par Étiemble comme l’inverse d’une écriture fondée sur les notions d’inspiration et de spontanéité, et recoupe dans une certaine mesure une opposition entre le classicisme et un certain romantisme, ou une certaine conception du romantisme, comme nous venons de le voir. Cette défense de la technique, en lien avec l’assomption d’une posture classique, est constante dans la pensée d’Étiemble, qui la développe par exemple également dans l’essai « Poètes ou faiseurs ? » : « Scandinaves ou Persans, soufis ou païens, deux grandes espèces de poètes, au temps de notre barbarie, avaient élaboré et respecté une rhétorique pointilleuse qui ne les empêchait nullement de communiquer leurs idées sur l’amour, ou la vengeance. Ces fabricateurs, ces faiseurs, ne rougissaient point de leurs outils, de leur métier. Nos faiseurs d’aujourd’hui feraient bien d’y réfléchir.23 »

22Les « libertés spirituelles » enfin renvoient à la revendication d’une place à l’écart des doctrines et des écoles, dans la droite ligne de la conception défendue également par Paulhan d’une communauté littéraire libre et indépendante, notamment dans la présentation des Cahiers de la Pléiade en 1947 ou dans celle de La N.N.R.F.en 1953. Étiemble même semble avoir conscience de cette proximité, puisqu’il propose à Paulhan de prendre part au comité de la revue :

Moi, je veux bien être du comité de Valeurs. Ah, j’espère bien que la revue sera excellente. Je vais vous chercher des articles et d’ici dix jours vous en enverrai quatre ou cinq24.

23On note ainsi dès l’abord la rencontre entre cette idée de la littérature développée par Étiemble dans Valeurs et l’œuvre de Supervielle, pour qui l’écriture est la conquête, sur soi et sur l’obscurité première, d’une part de lumière ; pour qui elle est encore un éternel retour au texte, une pratique d’horloger qui contraint l’écrivain à manier les mots avec rigueur et précision, sans hésiter à les polir et repolir encore ; pour qui les partis et les écoles signifient fermeture d’esprit et intolérance :

Les partisans ont toujours un goût très marqué, et la plupart du temps inconscient, pour les arguments d’avocat employés pour faire triompher une cause coûte que coûte25.

24La convergence entre ces deux conceptions de la littérature est constatée par Supervielle lui-même, dans la lettre où il répond à Étiemble au sujet de sa revue :

Votre programme « Contre l’anarchie, l’irraison, les idoles : pour l’intelligence, la technique et ce qui nous reste de libertés spirituelles me paraît excellent26.

Réécritures et orientations tonales

25À partir de cette première définition du nouveau classicisme, forgée par Étiemble au prisme de l’œuvre supervillienne, il est particulièrement intéressant de constater le mouvement de retour mis en place par le critique, qui va s’ingénier à orienter l’œuvre dans cette direction. Cette volonté de faire correspondre l’œuvre de Supervielle au nouveau classicisme apparaît surtout dans la proposition de réécritures et dans l’orientation tonale, qui prennent deux directions principales : la défense d’une conception technicienne de la poésie, et la condamnation de la facilité et de l’humour.

Une conception technicienne de la poésie

26La première direction dans laquelle Étiemble oriente l’œuvre de Supervielle touche à la notion de progrès, essentielle, nous l’avons vue, dans la conception qu’a Étiemble de l’œuvre de Supervielle, et qui conditionne la plupart des réécritures qu’il suggère à l’écrivain. L’importance que le critique accorde à la réécriture, au nom d’une conception technicienne de la poésie, est une des raisons qui l’amènent à condamner « l’expérience poétique », dans la mesure où, pour le poète qui prétend être inspiré par le divin, la réécriture perd son sens puisque le message sacré ne doit pas être altéré27.

27Les propositions de réécriture soumises par Étiemble sont le plus souvent acceptées, comme en témoignent les brouillons et les éditions successives. Le poème « En temps de guerre », critiqué par Étiemble, disparaît ainsi de 1939-1945 – seul le titre semble en être conservé par Supervielle pour la section « Temps de guerre ». Supervielle admet se ranger à l’avis d’Étiemble et formule une autocritique sévère envers le poème supprimé de l’édition imprimée :

Je partage votre sentiment sur mes derniers poèmes et contes. Vraiment je ne sais pourquoi je vous ai envoyé « En temps de guerre » qui n’est pas intéressant28.

28Lorsqu’Étiemble pousse Supervielle à la réécriture, au nom du progrès, c’est pour y favoriser « une idée de la beauté qui mérite d’autant plus d’attention que la mode n’y porte guère29 » : le critique théorise en effet le travail de réécriture opéré par l’écrivain dans un essai sur sa poétique, « Évolution de la poétique chez Supervielle entre 1922 et 1934 », qui en détermine plusieurs directions en directe résonance avec sa  propre conception du « nouveau classicisme ». S’agissant du lexique, il étudie principalement la substitution à un mot vague d’un terme plus précis, au recherché, du plus simple, au diffus, du plus concis. Sur le plan des sonorités, Étiemble décrit la recherche d’une harmonie sonore qui passe principalement par la suppression des hiatus. Quant à la prosodie, Supervielle s’achemine selon lui vers la recherche d’un rythme régulier en opposition au vers libre des premiers recueils.

29La première analyse d’Étiemble, qui porte sur le choix du lexique, apparaît légitimée par l’étude des brouillons de l’œuvre, non seulement entre 1922 et 1934 mais jusqu’à son dernier recueil publié en 1960. Il s’agit bien d’une constante de la genèse supervillienne, et l’écrivain lui-même reconnaît la justesse de l’observation d’Étiemble à la lecture de l’article en 1941 :

Votre étude de ma « Poétique » m’a enchanté. Tout ce que vous dites des corrections me paraît juste30 [...]

30Dans quelle mesure est-ce justement cette lecture qui a conditionné le processus de réécriture mis en œuvre par l’écrivain à partir de cette date ? Il semble difficile de le déterminer ; peut-être une étude systématique de ses brouillons avant et après 1941 apporterait-elle des éléments de réponse.

31S’agissant du travail des sonorités, il est cependant possible de noter un écart entre le nouveau classicisme défendu par Étiemble et l’œuvre de Supervielle. Étiemble a tout au long de son œuvre critique et littéraire professé une horreur du hiatus, qui transparaît dans sa correspondance avec Supervielle :

Et puis, voilà 1940, qui me laisse déçu : dans le même vers où j’aime « l’immense moitié » je bute sur « l’Allemand en... » qui compose pour moi l’hiatus intolérable, un des rares absolument intolérables31.

32Supervielle, s’il accepte de modifier l’expression – la version imprimée du poème donne « Que l’ennemi en tient une immense moitié » au lieu de « Que l’Allemand en tient une immense moitié » – pointe bien la différence de sensibilité qui l’écarte d’Étiemble :

J’éviterai l’hiatus « L’allemand en tient une immense moitié » en mettant « l’Allemagne en tient » bien que j’aime moins l’idée dans cette dernière correction. Je ne suis pas très sensible aux hiatus ; j’ai fait des progrès en musique poétique mais il m’en reste encore à faire32 !

33Il est intéressant de noter que la réécriture est ici en propre imputable au critique : c’est en vertu de cette recherche d’harmonie musicale, qui constitue l’un des traits du nouveau classicisme défendu par Étiemble, que le poème est modifié, à contrecœur, par Supervielle.

34Ce type de réécritures et d’amendements semblent dans une certaine mesure modeler l’œuvre dans le sens qu’Étiemble entend lui donner, afin de promouvoir sa propre conception de la littérature, fondée sur une certaine musicalité. Cependant, la réécriture ne constitue pas un sacrifice systématique à l’esthétique défendue par Étiemble. Dès le début de la correspondance avec Étiemble, en 1939, l’écrivain affirme l’importance des assonances dans sa poésie :

Dans ma précédente lettre j’ai oublié de vous parler – mais vous l’avez vu sans moi – de la place que je fais aux assonances – souvent intérieures – dans ma poésie33.

35Comme s’il prenait progressivement de l’assurance, Supervielle en vient par la suite à revendiquer et à défendre son propre point de vue :

 J’approuve les critiques qui suivent vos éloges sauf peut-être pour les allitérations Il est des vers célèbres qui doivent une bonne part de leur magie à ces rapports de sons
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse et tant d’autres. Ce que je n’aime pas c’est l’allitération cultivée dans chaque vers et qui finit par devenir un procédé très embêtant34.

36Commentant l’article d’Étiemble sur sa poétique, Supervielle s’écarte ici de l’avis du critique : alors qu’Étiemble semble fonder en partie la théorie du « nouveau classicisme » sur un souci d’euphonie qui exclut l’usage, jugé facile, de la plupart des assonances et des allitérations35, Supervielle fait preuve de plus de liberté puisqu’il les conçoit avant tout comme l’un des instruments du poète, qui ne doit ni les écarter, ni en faire un usage systématique. Sa conception de la rime et du rythme obéit à une logique comparable : on retrouve fréquemment en fin de vers un même ensemble de voyelles, qui se rapproche de l’écho, de l’assonance plutôt que de la rime régulière, tandis que les vers employés sont extrêmement divers et souvent utilisés avec quelque licence. Supervielle semble sur ce point moins proche d’Étiemble, qui a tendance à prôner une prosodie de type classique, que de Paulhan, pour qui la musicalité constitue, avec l’image et le vers, l’un des instruments qui permettent l’agencement complexe du langage qu’est le poème36, et qui admet également une grande variété formelle, du vers régulier au poème en prose.

La condamnation de la « facilité » et de l’humour

37La deuxième direction dans laquelle Étiemble semble vouloir engager l’œuvre supervillienne est d’ordre tonale : au nom toujours de ce « nouveau classicisme », il blâme chez Supervielle une certaine facilité de ton, qu’il ne définit pas toujours mais qui semble parfois prendre les traits d’un certain type, ou d’un certain usage de l’humour. Ainsi Étiemble loue les contes de Supervielle, qu’il rapproche de manière significative de Paulhan37, en tant que défenseur et illustrateur d’ « une culture que les barbares accusent d’être morte » – et peut-être cette culture, celle des fabulistes et d’un héritage antique à préserver, est-elle celle qu’Étiemble place au fondement du « nouveau classicisme » –, mais cet éloge des contes de Supervielle ne va pas sans réserves :

Simplement il semble que parfois vous jouez un peu trop aisément avec les fables grecques, que vous êtes tenté par la facilité (l’Enlèvement d’Europe p. ex)38

38Étiemble utilise par la suite ce dialogue, portant sur la question de l’humour dans l’œuvre de Supervielle, pour alimenter son essai « Évolution de la poétique chez Supervielle entre 1922 et 1934 » : on retrouve dans le texte publié le développement du même reproche qui était formulé dans la correspondance.

39Ce reproche d’Étiemble déclenche chez Supervielle une inquiétude qui apparaît constante dans la correspondance, et se renforce pendant la Seconde Guerre mondiale : celle de ne pas réussir à trouver le ton juste, de ne pas parvenir à accorder son écriture à la gravité des événements. Nous constatons comme souvent la volonté de Supervielle de relier l’écriture au monde extérieur : il ne s’agit pas de revendiquer un lien dont prévaudrait l’évidence, de célébrer la communion heureuse de l’écriture et du sensible, ainsi que chez Claudel et Saint-John Perse notamment, mais bien de tenter, plus modestement, dans une perspective presque musicale, d’accorder la littérature au monde extérieur, d’en éviter la discordance.

40L’étude de la correspondance avec Étiemble révèle que la conscience de cette insuffisance semble hanter l’écrivain : il se reproche cet usage de l’humour, facile pour Étiemble, aussi bien dans les contes qu’au théâtre.

41Cependant, Supervielle apporte une nuance importante au jugement d’Étiemble, qui consiste en une justification de son usage de l’humour. D’abord, au lieu de le condamner tout d’une pièce, il faut discerner la part du naturel et la part de l’excès et de l’artificiel :

Je crois que cet humour m’est plus naturel que vous ne le pensez. Toutefois il est des moments où comme vous le dites j’ai forcé la plaisanterie Exemple : « Vous l’avez dit : aux belles fesse » fin du premier poème des mélancolies manutentionnaires39.

42Cette première remarque en amène une seconde : l’usage de la plaisanterie, même facile, est dans une certaine mesure justifié par un impératif éthique. Il s’agit, notamment en temps de guerre, de rendre supportables les souffrances humaines, aussi bien les siennes propres que celles de ses semblables, que l’écrivain allège par l’humour. De là, ce n’est plus comme une discordance qu’il convient d’envisager la distance entre l’écriture et le sensible, mais presque comme une tentative de rachat, par l’écriture, des insuffisances du sensible – sans qu’une dimension christique soit pour autant revendiquée par Supervielle.

43Ainsi, loin de trahir sa « vraie vision du monde », selon les inquiétudes d’Étiemble, il nous semble que l’usage qu’opère Supervielle de l’humour répond au contraire précisément au souci éthique qui constitue le fondement de son œuvre : l’humour, même facile, vise à rendre la condition humaine supportable, avec un succès, il est vrai, inégal selon les différents genres.

44Nous pouvons donc noter ici le désir manifesté par Étiemble d’engager l’écriture de Supervielle sur une voie légèrement différente, qui rejoindrait sa conception du « nouveau classicisme », et la résistance de l’écrivain à l’y suivre : malgré la formulation renouvelée de ses inquiétudes quant à cet usage facile de l’humour, l’écrivain, sous couvert d’une impuissance à se débarrasser de ce travers, affirme et revendique cette tonalité qui caractérise en propre son œuvre.

45Ainsi, la conception du « nouveau classicisme » telle qu’elle est théorisée par Étiemble semble offrir un objet d’étude particulièrement intéressant : né en bonne part de la lecture de l’œuvre de Supervielle, dont il se nourrit et qui lui apporte les fondements de sa théorie, le « nouveau classicisme » nous semble avoir servi à Étiemble, par un mouvement de retour, d’étalon pour évaluer les textes de Supervielle. Paradoxalement, la notion de progrès, la promotion d’une certaine musicalité, exigeante, et la condamnation d’un humour facile, constituent pour Étiemble autant de critères d’appréciation qui sont nés de la lecture de l’œuvre supervillienne, et qui parfois sont invalidés par cette œuvre même.

46Tout en se nourrissant de la pensée critique de son ami, Supervielle va alors mettre au point sa propre formule, celle d’un classicisme dont la singularité réside dans sa visée conciliatrice, bien sensible dans le processus génétique des poèmes supervilliens : en effet, au cours de la réécriture se met en place un mouvement dialectique entre le nocturne et le plein jour, le délire et la raison, le mystère et la transparence. Sur le plan esthétique, le poème prend bien une facture classique, dans la mesure où il se structure progressivement, poli et policé, mais sans rompre totalement avec le chaos initial qui lui a donné naissance. L’écriture du poème apparaît en cela profondément moderne : tournant le dos aux esthétiques contemporaines qui prônent l’hermétisme ou le mystère, Supervielle ne fait pas pour autant l’apologie de la raison et de la clarté, à la manière de Gide ou de Valéry. Son écriture se situe précisément dans la tension maintenue, dans la recherche d’un équilibre entre ces deux pôles. Sur le plan herméneutique, on retrouve cette conciliation du nocturne et du plein jour : au cours de la genèse, on assiste à la mise au jour d’un sujet humanisé, qui a affronté ses souffrances et ses angoisses, en partie pour les exorciser, en partie pour se résigner à sa condition humaine. Peut-être la manière la plus satisfaisante de définir la genèse poétique supervillienne serait-elle alors de l’appréhender en termes de trajet : trajet sans fin de l’écriture, qui donne naissance à un nouveau classicisme non en tant qu’il serait la répétition, à nouveau frais, du classicisme du XVIIe siècle, mais en tant que classicisme en mouvement, toujours instable et qui au sein de chaque poème doit être reconquis sur la part de nocturne et de folie qui hantent le sujet poétique.