Colloques en ligne

Nadja Cohen

D’une « prose du monde » (Cendrars, Apollinaire) à une prose de soi (Breton) : des usages du document dans la poésie moderniste et surréaliste

1La notion de document occupe une place essentielle dans le discours des avant-gardes littéraires, notamment dans les années 1910 et 1920. De l’intégration, à divers degrés, d’objets trouvés (prospectus, timbres-poste, bribes de conversation) qui marquent au coin du réel certains poèmes de Cendrars et d’Apollinaire aux photographies que Breton insère dans Nadja – récit lui-même qualifié de « document pris sur le vif » – pour donner à son texte l’allure et « le ton de l’observation médicale1 », on est frappé par l’apparente permanence de la problématique du « document » dans la littérature de l’époque. L’usage de ce terme nous semble toutefois masquer d’importantes divergences esthétiques, voire éthiques, que nous chercherons à mettre au jour. La question du document nous semble même permettre d’opposer deux usages de pratiques apparemment comparables comme celles du collage. Du côté du modernisme, celui-ci servirait la recherche d’un « lyrisme objectif », tandis que chez un surréaliste comme Breton, le collage participerait d’une exploration du sujet lyrique.

Le modernisme à la recherche d’un « lyrisme objectif2 »

2Chez les poètes modernistes, l’intégration de documents extérieurs participe d’une mise à distance du sujet et du duo (je/tu) lyriques traditionnels. Le poète se présente volontiers comme le récepteur (visuel, sonore, olfactif) et le diffuseur de la prose du monde.

Apollinaire et le « lyrisme ambiant » des « poèmes-conversation3 »

3Si l’on s’en tient à la légende qui entoure leur rédaction, on pourrait être tenté de considérer les « poèmes-conversations » d’Apollinaire comme des collages de documents exogènes. Le poète les décrit de la façon suivante : « poèmes-conversation où le poète au centre de la vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant4 ». Présentés comme des poèmes de la circonstance, ils entendent fixer un moment fragile du quotidien. À en croire les amis d’Apollinaire, ces poèmes auraient été écrits à la va-vite, sur un coin de table, sous la dictée des événements. Quoiqu’il suggère une lecture outrageusement simpliste d’un poème qui est loin de l’être, le témoignage de Jacques Dyssord sur « Lundi rue Christine » atteste cet aspect testimonial du poème :

Le dernier souvenir que j’aie conservé de nos réunions avec Madsen et Apollinaire est celui d’une soirée passée, vers la fin de 1913, dans un petit café découvert rue Christine par ce dernier. Je devais partir pour Tunis, le lendemain, et faisais mes adieux à mes amis. Nous étions les seuls clients de ce petit café, ce soir-là. Une servante aux cheveux de flamme […] nous servit des alcools […]. Les propos que nous échangeâmes, vous les retrouverez dans un des plus beaux poèmes d’Apollinaire, écrit là, au courant du crayon, sur le bord d’une table5

4Le choix des détails, évoqués comme incidemment par Dyssord, n’a rien de fortuit, puisqu’il vise précisément à éclairer certains vers du poème, dont il prétend, en quelque sorte, donner une version en prose. On « retrouve » en effet la servante rousse, la référence à Tunis et au kief. Dyssord prétend ainsi réduire le poème à une collection de bribes de conversation et de notations factuelles, semblant même nier tout travail d’élaboration formelle. L’inscription de la circonstance dans ce qu’elle a de plus banal implique l’irruption de certaines notations quasi didascaliques, inhabituelles en poésie. Ainsi, dans « Lundi rue Christine », dont le titre, mimant le style télégraphique, annonce déjà le caractère fortement circonstancié, un des locuteurs annonce-t-il, au vers 15, qu’il partira « à 20 h 27 », notation qui, par sa précision excessive et son inscription typographique, sort du cadre poétique des heures symboliquement codées (comme minuit), pour évoquer bien plutôt le prosaïsme d’un horaire de chemin de fer. Il en va de même dans de nombreux poèmes de la section « Ondes » des Calligrammes, qui accordent une place considérable à l’accidentel, au contingent, marquant le caractère irréductible de la circonstance extérieure par de nombreuses indications de temps et de lieu. Dans le calligramme non mimétique « Lettre Océan », véritable « poème-conversation simultané6 », plusieurs allusions sont ainsi faites à la présence du frère d’Apollinaire au Mexique. Outre les vers « J’étais au bord du Rhin quand tu partis pour le Mexique », les noms de lieux (Vera Cruz, Chapualtec) et l’apostrophe : « Bonjour mon frère Albert à Mexico », les cachets de la poste, faisant littéralement foi, attestent la véracité des faits par la sanction du réel qu’ils imposent, tout en contribuant à la variété typographique du poème.

5Ces collages que sont les poèmes-conversations privilégient les matériaux frustes et éphémères que produit l’« emploi élémentaire du discours », selon l’expression de Mallarmé. En cela, ils participent de la libération de l’art qu’Apollinaire appelle de ses vœux. En effet, comme il l’affirme à propos des peintres cubistes, « on peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux-cols, du papier peint, des journaux7 ». Cette liberté dans le choix des matériaux est aussi celle que revendique Apollinaire dans sa propre pratique poétique. La lecture de L’Esprit nouveau et les poètes suffit à s’en persuader et, pour Tzara, le rapprochement s’impose :

Les Papiers collés de Picasso, que j’ai appelés des Proverbes en peinture, peuvent être mis en parallèle avec l’emploi en poésie des lieux communs et des phrases toutes faites. Cendrars, Max Jacob, Reverdy, en ont usé, et après eux, la jeune génération de littérature, Aragon, Soupault, Breton, Éluard et moi-même.  Lundi rue Christine d’Apollinaire est un des premiers poèmes-conversations, enregistrement poétique de phrases passe-partout, entrecoupées, dont l’emboîtage et le flot devaient traduire ce sentiment de simultanéité si caractéristique de l’esthétique d’Apollinaire8.

6Pourtant, la visée d’un tel poème n’est pas documentaire et son esthétique ne saurait non plus être réduite à celle d’un enregistrement passif de données extérieures. Loin d’être transparents, « Lundi rue Christine » et les autres poèmes-conversations sont même si obscurs qu’un critique comme Philippe Renaud estime qu’ils confinent paradoxalement à l’abstraction. Décontextualisées puis réagencées dans le poème, les bribes rapportées seraient traitées par Apollinaire comme les couleurs par un peintre abstrait. À y regarder de plus près, dans « Lundi  rue Christine », les multiples témoignages concernant la genèse du texte nous indiquent que la scène se passe dans une brasserie, mais on en trouve somme toute peu d’indices dans le texte même, à l’exception de trois notations : « Des piles de soucoupes », « Le chat noir traverse la brasserie » et « la serveuse » (qui, précisément, n’est pas là puisqu’elle a été enlevée par le libraire !). Autrement dit, ce que nous savons de la genèse du poème fait partie intégrante de l’image que nous nous faisons de lui. Les multiples indications de lieu et d’heure (« Lundi, rue Christine », « après déjeuner café du Luxembourg ») fonctionnent comme les signes illusoires d’une réalité qui ne renvoie qu’à elle-même, d’où le caractère irritant des déictiques, qui constituent une forme de provocation pour le lecteur puisqu’il se voit par ailleurs refuser les éléments contextuels qui leur donneraient sens. « Ça parle », mais de quoi et à qui, nous ne le savons pas. En ce sens on peut dire, avec Philippe Renaud qu’

Apollinaire offre sous le titre de « Lundi rue Christine » une sorte de ready-made langagier. Au niveau où il le prend, le langage est un instrument commun, un « objet de grande série » qui occupe l’espace sonore et mental comme les porte-manteaux et les tables occupent l’espace d’une brasserie9.

7Dès lors, Apollinaire assigne de nouvelles missions au poète : se faire l’opérateur, le preneur de son, puis le monteur de morceaux de réalité objective.  Si les poèmes-conversations ne sont pas des documentaires, il n’en demeure pas moins que la légende entourant leur rédaction, l’inscription insistante de la circonstance, l’intégration d’éléments exogènes et l’effacement du poète offrent des pistes de réflexion sur le document en poésie et permettent à Apollinaire de poser un jalon crucial de l’écriture du « lyrisme ambiant ».

Quand Cendrars imite le documentaire

8La tentation « documentaire » de la poésie est plus nette encore chez Cendrars, même si, là encore, on y rencontre de nombreux effets de trompe-l’œil. Contre la tendance autotélique de la poésie emblématisée par Mallarmé, qui jeta sur la poésie un triple interdit « narrer, enseigner, même décrire », Cendrars se réclame du journal, du documentaire, de toutes les proses didactiques et antilyriques. Pour lui, « la poésie date d’aujourd’hui10 », et il présente volontiers la sienne un journal de bord où l’expérience intérieure laisse une place considérable à la circonstance extérieure qui vient littéralement trouer le texte.

9Ainsi le poème « Le Panama ou les aventures de mes sept oncles » intègre-t-il à une trame narrative autobiographique des textes seconds : les lettres de ses oncles, véritables aventuriers des temps modernes, et même un prospectus en anglais, vantant les mérites de la ville de Denver, ready-made que le poète choisit d’intercaler tel quel entre deux pages. Véritable document trouvé en cours de route, celui-ci vient lester le poème du poids du réel et, ce faisant, installe le lecteur au cœur de l’événement. Le fait qu’il soit en langue étrangère contribue en grande partie au caractère poétique du dépliant, rendant quelque peu opaque au lecteur français ce document pourtant on ne peut plus terre-à-terre, qui fournit des informations géographiques, urbanistiques, des statistiques démographiques et économiques.

10Le recueil appelé Documentaires, initialement Kodak11, semble, par son titre, pousser encore plus loin la revendication, provocatrice, d’une poésie didactique. Le recueil est divisé en dix séquences qui sont comme le journal de bord d’une trajectoire fantasque permettant de passer, non sans ellipse, du continent américain aux îles du Pacifique, à un fleuve africain, les menus exotiques apportant, à la fin, comme la trace matérielle rapportée par le globe-trotter. Le « documentaire » est composé de trois séries de séquences consacrées à la terre et ses nourritures (I-III, V-VI, IX-X). Symétriquement ordonnées, s’intercalent entre elles deux séquences insulaires (III-VII) et deux séquences fluviales (IV-VIII). Même si le fait le plus marquant concernant ce recueil est qu’il constitue un immense collage réalisé à partir d’un roman populaire de Gustave Le Rouge, il faut néanmoins faire un sort à son titre et à sa forme de reportage. Henri Béhar montre que Cendrars, optant pour « un langage de la dénotation aux antipodes de ce qu’on nomme habituellement poésie12 », a supprimé les commentaires lyriques (du type « c’était un spectacle fantastique »), les images insistantes, il a élagué, télescopé les fragments, mis le texte exclusivement au présent, bref, allégé « les tournures manifestement pesantes du polygraphe normand ». En somme, il a cherché à

détruire l’image, ne pas suggérer, châtrer le verbe, ne pas faire style, dire des faits, des faits, […] le plus de choses avec le moins de mots possible et, finalement, faire jaillir une idée originale, dépouillée de tout système […] vue comme de l’extérieur, sous cent angles à la fois et à grand renfort de télescopes et de microscopes, mais éclairée de l’intérieur13.

11Ce faisant, il inaugure une nouvelle esthétique présentative, brillamment analysée par Michel Collot qui expose le caractère crucial des modifications opérées par rapport à l’hypotexte. Les effets de présence stylistiquement créés par le poète sont si convaincants que le lecteur a l’impression d’« y être », ce qui dispense le poète de décrire effectivement les lieux. Comme Apollinaire mais par des voies différentes, le poète travaille ainsi lui aussi à la désubjectivation de la poésie, en donnant à son recueil une allure de document.

12Mais c’est dans le « poème élastique » « Dernière heure », présenté comme un « télégramme-poème copié dans Paris-Midi », que Cendrars donne l’exemple le plus net de poème-document, interrogeant les limites de la poésie par l’exhibition provocatrice du procédé par lequel il a transformé en poème un article de journal par la seule vertu du blanc typographique et moyennant quelques transformations minimes. La critique de l’époque, on s’en doute, en fut scandalisée, comme en témoigne cet article. Pour introduire le texte de « Dernière heure » qu’il cite ensuite, Marius André écrit :

Quel est le journaliste qui ne serait pas capable de résumer, en plaisantant ou non, un scénario de cinéma comme le fait M. Cendrars ? [..] M. Cendrars distribue cette prose de programme (demandez le programme de la soirée !) en lignes d’inégales longueurs et supprime la ponctuation, et cela suffit pour en faire de la jeune, de l’authentique poésie d’avant-guerre. […] Dans le livre de M. Cendrars, ces lignes de prose sans rythme forment, par le plus facile des artifices typographiques, quatorze vers. Pourquoi pas huit ou trente14 ?

13Ancrés dans la circonstance, affichant (fût-ce pour leurrer son lecteur) volontiers un caractère documentaire, les  poèmes cités mettent le sujet à distance pour s’ouvrir à la prose du monde, souvent sous forme de collages. Même si leurs matériaux sont loin d’être bruts, Apollinaire et Cendrars semblent utiliser assembler des documents pour promouvoir un nouveau lyrisme ouvert sur le monde.

14Recourant aussi volontiers au montage d’éléments exogènes, les surréalistes donnent un sens très différent à cette pratique.

Du côté du surréalisme : hasard objectif et quête de soi

15Du côté du surréalisme, et plus particulièrement chez André Breton auquel nous nous intéressons ici, l’usage du terme « document » est en revanche plus particulièrement dirigé contre la fiction littéraire et vient illustrer la volonté de l’auteur d’habiter une « maison de verre15 » accessible au regard du lecteur. L’insertion de documents divers, pris dans la vie quotidienne, s’accompagne (quoi qu’en dise l’auteur) d’une élaboration poétique, voire métapoétique, importante comme dans le collage « Le Corset Mystère ». Cette démarche, tournée non plus vers le monde mais vers le sujet, participe d’un questionnement existentiel bien différent de celui qui anime les poètes du modernisme et permet à Breton de réaffirmer son attachement à la poésie non écrite, celle qui « émane davantage de la vie des hommes […] que de ce qu’ils ont écrit16 ». En faisant de son œuvre le procès-verbal de son cheminement identitaire, Breton ne s’inscrirait donc pas dans l’aventure poétique avant-gardiste qui grève ses textes de « documents » pour en éprouver les limites, mais sortirait de l’esthétique pour creuser la dimension éthique de l’écriture. Cette préoccupation est omniprésente dans les textes de sa jeunesse, repris dans Les Pas perdus, dans lesquels Breton évoque même la tentation récurrente d’arrêter d’écrire.

16Fait digne d’intérêt, un des rares poèmes de cette époque est précisément « Le Corset Mystère17 », assemblage de « bouts d’annonces d’expressions toutes faites et de menues inventions18 », que Marguerite Bonnet, à la suite d’Aragon, qualifie abusivement de « ready-made19 ». Reprenant les propos de la lettre de Breton, son ami écrivait en effet :

 [Breton] vient d’achever un poème où il n’y a pas un seul vers : Le Corset-Mystère, […] où l’expression toute faite domine, je veux dire est tout, les lignes (on ne dira plus les vers) placés pour l’effet typographique, dans des caractères variables, une autre sorte inédite de collage20.

17Il apparaît à la lecture que l’expression toute faite est loin d’être « tout » dans ce poème qui, excepté sa variété typographique, entretient une parenté évidente avec les autres poèmes d’André Breton. En outre, si l’on considère que, depuis la libération du vers, seuls le passage à la ligne et la majuscule permettent de définir le vers, voire que « l’effort au style » dont parle Mallarmé en est une condition suffisante, il paraît difficile de dire que « Le Corset Mystère » ne comporte pas un seul vers. La lecture que propose Jean Gaudon de ce poème, mettant en effet en évidence la structure phonique du poème, fondée sur une série d’assonances en [i], est étonnamment serrée. Elles sont omniprésentes en fin de « vers » (« belles lectrices », « Venise », « écrire », « poétique », « bien prise ») et contrebalancées par le phonème [è], ouvert, disséminé à des points stratégiques (« mystère », « lumière », « tête », « ouverte »). Cette opposition, présente au sein même des mots « mystère » et « lumière » est mise en valeur par l’italique qui les lie visuellement. En outre, on décèle une organisation logico-temporelle nette, conduisant le lecteur d’un passé (« autrefois ») à un présent (« nous adhérons »), et enfin à un « avenir » lu dans les lignes de la « main ouverte ».

18Si l’on essayait d’appliquer au poème la classification proposée par Breton pour en décrire la composition, on pourrait considérer que l’expression « Bazar de la Charité » et quelques éléments comme « cartes splendides », « Touring Club » et « jeux très amusants pour tous les âges » appartiennent à la série des « bouts d’annonce ». On pourrait voir des « expressions toutes faites » dans « Mes belles lectrices », expression courante dans Le Miroir des modes, cher à Vaché, et dans La Dernière Mode de Mallarmé, à en croire Marguerite Bonnet, mais aussi dans les deux suivantes : « j’ai le pied marin », « la taille bien prise ». Cette dernière formule qui clôt le poème, pourrait sortir d’une réclame pour le corset qui lui donne son titre, mais la cohérence visuelle de ces trois vers inviterait à les lire ensemble : « Mes belles lectrices », « j’ai le pied marin », « la taille bien prise », comme une réclame pour le poète.

19Quant aux « menues inventions », elles occupent une place suffisante pour donner au poème une dimension métapoétique : un de ces ajouts comporte en effet une allusion transparente à un hypotexte fameux, l’Odyssée, évoquée ici à travers la figure, revisitée, d’Ulysse demandant à ses compagnons de l’attacher au mât du bateau pour résister au chant des sirènes :

Autrefois les meubles de ma chambre étaient fixés solidement aux murs et je me faisais attacher pour écrire :

                                      J’ai le pied marin

nous adhérons à une sorte de Touring Club sentimental

20Jean Gaudon interprète en ces termes l’allusion au héros mythique :

Au cœur de cette phase révolutionnaire au cours de laquelle Breton proclame la nécessité de la poésie-réclame […], la déclaration des droits du moi poétique, revendiqués avec humour, est de la plus grande importance. Le poète, qui a « le pied marin », n’est pas disposé à saborder le navire. Devant la schizophrénie révolutionnaire qui s’empare des écrivains que l’histoire et la société malmènent, le poète André Breton n’a jamais tout à fait capitulé21.

21Traversant une période de crise, qui se traduit par le désir récurrent de renoncer à l’écriture, André Breton cherche par le collage un compromis entre la tentation du silence et la parole invincible. Placé à la fin d’un recueil dont le caractère hétéroclite trahit les errances du jeune poète, ce « collage » traduit aussi la recherche d’une nouvelle définition de la poésie, qui ne serait plus un agencement de mots, mais une invitation lancée au lecteur à déchiffrer des significations latentes et à entrer dans la « maison de verre » de son auteur.

22L’intégration de documents exogènes dans des collages poétiques, qui se présente de manière récurrente dans les recherches de l’esprit nouveau, de dada et du surréalisme, nous semble donc révéler à la fois des préoccupations communes mais aussi de profondes divergences esthétiques et théoriques. En cela, les poèmes étudiés offrent un éclairage précieux sur l’histoire littéraire des années 1910 et 1920 (et au-delà, mais ce serait le sujet d’une nouvelle étude) : effacement du sujet et réagencement poétique de la « prose du monde », d’un côté, intégration de documents extérieurs pour témoigner d’un positionnement existentiel, de l’autre. Lyrisme ambiant, enregistré et médiatisé par une conscience poétique, d’un côté, projection de soi sur les faits extérieurs, de l’autre. Mouvement centrifuge, d’un côté, mouvement centripète, de l’autre : d’une prose du monde à une prose de soi…

23Nadja Cohen

24É.CRI.RE/Traverses 19-21, Université Stendhal-Grenoble III