Colloques en ligne

Claude Pérez

Des documents chez les modernes

Or, donc, ce qu’il me faut, ce sont des Faits. Vous n’enseignerez rien à ces garçons et à ces filles que des faits. Dans la vie, on n’a besoin que de Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l’esprit d’animaux raisonnables qu’avec des faits ; rien d’autre ne leur sera jamais d’aucune utilité. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants et d’après ce principe que j’élève ces enfants-là. Tenez-vous en aux faits, Monsieur.

Charles Dickens, Les Temps difficiles, Gallimard, 1956, p. 21.

1Pourquoi un colloque sur le document ?

2Ce ne sont pas les raisons qui manquent.

3La première est institutionnelle : c’est le projet ANR « Histoire de l’idée de littérature » dans lequel ce colloque s’inscrit. Dans l’histoire de l’idée de littérature, l’idée de document a une place ; même, elle en a plusieurs. Pourtant, l’idée, et le mot, ont peu de place dans la théorie. En dépit de l’usage qu’ont pu en faire les naturalistes, les surréalistes, les avant-gardes russes et américaines, et aussi Warburg, Bataille, Foucault, ou encore Benjamin, il n’y a pas d’entrée document dans les dictionnaires d’esthétique1 : ni dans le Vocabulaire d’esthétique de Souriau (l’entrée documentaire, qui seule y figure, ne concerne par la littérature, mais les arts plastiques et le cinéma) ; ni dans le récent Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art de Morizot et Pouivet (Armand Colin, 2007). Celui-ci n’a pas d’entrée documentaire, mais une entrée document d’art (problématique à plusieurs titres2).

4Alors que « la fiction » suscite l’engouement qu’on sait, « le document » (présumé non fictif) est loin d’obtenir les mêmes faveurs. Bien sûr, il y a foison de monographies érudites sur les documents utilisés par tel ou tel ; et depuis une vingtaine d’années l’intérêt pour la « littérature non fictionnelle » n’a fait que croître. Mais cette littérature ne se confond pas avec celle qu’on dit « documentaire ». Et puis c’est une chose de s’intéresser au non-fictionnel dans le cadre d’une théorie générale des genres, comme Genette ou Schaeffer ; c’en est une autre de réfléchir aux usages littéraires du document3. S’il existe une réflexion sur le document, c’est plutôt chez ceux qui travaillent aujourd’hui sur le témoignage ou sur l’archive qu’on peut espérer la trouver.

5Cette discrétion de « la théorie » est d’autant plus paradoxale que « la création » contemporaine fait grand usage de documents. Les bornes chronologiques du projet ANR (1860-1940) nous interdisent d’aborder frontalement le contemporain. Nous ne nous attarderons donc pas sur les non-fiction novels, les docufictions, les « romans-documents » qui (dit-on) n’existeraient que depuis 19454; ni sur le docudrame, ou le théâtre documentaire cher à Peter Weiss ; ni sur les poèmes-documents ou les « documents poétiques » contemporains. Nous ne parlerons pas de Sebald, Enzensberger, Chalamov, Butor, Modiano, Littell, Hatzfeld, Zukofsky, Fourcade (etc.) qui usent, ont usé, useront de documents, textuels ou photographiques. Je tiens néanmoins à mentionner ces noms, à ne pas passer sous silence cette insistance de l’objet document, et même de « l’écriture documentaire5 », à l’horizon de toute une part de la création contemporaine. Le document n’est pas seulement un objet qui a pu intéresser autrefois les naturalistes, les modernistes, les surréalistes orthodoxes ou dissidents ; mon intention a bien été de mettre sur la table une question vive, pas une question d’antiquaire.

6La dernière raison, enfin, est une raison personnelle. J’ai publié il y a peu un livre à propos des « infortunes » de l’imagination depuis Baudelaire6. La réflexion sur le document s’inscrit à mes yeux dans la continuité de ce travail. Et ce colloque est pour moi une manière de revenir sur cette question en l’attaquant par un autre côté.

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8Le mot document est attesté en français depuis 1214.

9Il a eu d’abord le sens de leçon, de doctrine, d’enseignement oral ou écrit. Avant de commander à son élève d’exécuter une révérence, le précepteur de la Comtesse d’Escarbagnas déclare : « Faites voir que vous profitez des bons documents qu’on vous donne7. »

10En 1694, les Académiciens, dans la première édition du dictionnaire, notent que « ce mot vieillit ». Au siècle suivant, il n’est plus qu’un terme de pratique, c’est-à-dire de procédure : « Titres ou preuves des faits qu’on allègue, et surtout des choses anciennes. Il s’emploie d’ordinaire au pluriel8. » Dans sa 6e édition, en 1832-1835, l’Académie ajoute une lettre dans la définition : non plus seulement enseignement, mais aussi renseignement. De même Littré, à la fin du siècle : « Chose qui enseigne ou renseigne. »

11La base Frantext ne recense que 13 occurrences de document avant 1700, 18 avant 1800 – soit 5, et 5 seulement, pour l’ensemble du xviiie siècle (monument remédie parfois à cette rareté9). Par contre, la même base dénombre 1 735 occurrences durant le xixe siècle, de Mme de Staël à Edmond Rostand (L’Aiglon : « Un rêve est moins trompeur parfois qu’un document »). La répartition entre les deux moitiés du siècle est au surplus très inégale : 223 pour la 1re, 1 512 pour la seconde : presque 7 fois plus. C’est dans cette même seconde moitié (vers 1876) qu’apparaissent documentation et documentaire. « Documentaire, comme on dit aujourd’hui », écrit Bourget en 188910. Littré, qui mentionne le mot dans son Supplément seulement, cite cet exemple : « Fromentin seul a peint la vie arabe avec une exactitude documentaire. » Plus tard, l’adjectif va se substantiver, comme on sait.

12Le regain de document après 1800 (tranchant sur son presque effacement durant le siècle précédent) signe d’abord la passion du xixe siècle pour l’histoire. Le mot ne change pas de sens (« titres ou preuves des faits qu’on allègue, et principalement des choses anciennes », disait Furetière), mais il change d’emploi. Il passe du Palais aux Archives (les Archives nationales ont justement été créées en 1790), et rentre dans l’usage général via les écrits des mémorialistes (Las Cases, Chateaubriand) et des historiens. Augustin Thierry, Fustel de Coulanges, Taine, Renan, plus tard Langlois et Seignobos ne se contentent pas d’utiliser des documents ; ils font du document l’instrument essentiel de la « science historique » en voie de constitution. À mesure que se réduit la part des sources littéraires de l’histoire, celle du document s’accroît. Son existence, son emploi, deviennent une condition sine qua non de la connaissance historique : « L’histoire se fait avec des documents. […] pas de documents, pas d’histoire11. »

13Dès le début du siècle, le mot se rencontre donc chez les auteurs (très en vogue…) de romans historiques : Walter Scott, ou encore Vigny, qui ajoute des « Notes et documents historiques » à la seconde édition de Cinq-Mars (1826), afin de répondre aux soupçons qu’on avait pu émettre sur la qualité de son information. Je suis donc en désaccord avec Jean-François Chevrier, quand il affirme que dans la promotion du document artistique « la première phase tient à l’invention de l’anthropologie culturelle à la fin du dix-neuvième siècle12 ». La « première phase » survient dès avant 1830 chez des littérateurs peu ou prou historiens, et se poursuit à l’identique : par exemple, chez les Goncourt, qui ont commencé par être historiens avant d’être romanciers (Histoire de la société française pendant la Révolution, 1854 ; Histoire de Marie-Antoinette, 1858) et sont de bons intercesseurs entre les deux corporations. En mai 1860, ils écrivent dans leur Journal : « Nous avons passé par l’histoire pour arriver au roman. […] Sur quoi écrit-on l’histoire ? Sur les documents. Et les documents du roman, qu’est-ce, sinon la vie13 ? » Puis à nouveau, le 24 octobre 1864 :

Le roman actuel se fait avec des documents, racontés ou relevés d’après nature, comme l’histoire se fait avec des documents écrits. Les historiens sont des raconteurs du passé ; les romanciers, des raconteurs du présent.

14Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, au même moment (1863), fait lui aussi du document le tiers inclus dans le ménage de l’œuvre et de l’histoire : il le fait d’une autre façon, en exposant non pas une façon d’écrire des livres, mais une façon de les lire. Ce qui l’intéresse, c’est la réception : non pas que l’œuvre soit faite (ou non) avec des documents, mais qu’elle fasse document, qu’elle finisse par faire document. Les grandes œuvres littéraires, écrit-il, en jouant avant et après beaucoup d’autres de la proximité à la fois sémantique et phonétique de document et de monument :

sont instructives parce qu’elles sont belles ; leur utilité croît avec leur perfection ; et, si elles fournissent des documents, c’est qu’elles sont des monuments. […] Parmi les documents qui nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littérature, et notamment une grande littérature, est incomparablement le meilleur14.

15Baudelaire (même Baudelaire), au début de l’essai sur « Le Peintre de la vie moderne » (1863), toujours, rebat lui aussi les trois mêmes cartes à sa façon. Nous nous occuperons, annonce-t-il, des dessins de Constantin Guys « comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques15 ». Tout comme le roman chez Goncourt, l’œuvre de « M. G. » fournit des documents sur « les mœurs du présent16 ». Sur le mode fictionnel du « comme si », elle réalise cet oxymore : être un document historique sur le présent.

16À la page suivante, Baudelaire saisit « l’occasion » de reformuler la « théorie rationnelle et historique du beau17 », qui est en train de se substituer à l’ancienne « théorie du beau unique et absolu ». Belle occasion, en effet : entre la « théorie historique » et le motif documentaire, le rapport est facile à faire. Cet « élément relatif, circonstanciel18 », ou encore « particulier 19», qui entre dans la composition des œuvres depuis qu’on a reconnu l’erreur de Winckelmann, est-ce que ce ne peut pas être le rôle du « document » justement, de l’apporter ? Si « la beauté absolue et éternelle n’existe pas20 », et si l’inscription dans l’œuvre du « transitoire » et du « contingent » est légitime et souhaitable, au nom de quoi barrer la route du jardin des Muses au « document » ?

17Bien sûr, au siècle suivant, quand le mot est repris par les écrivains reporters (et les reporters écrivains), les Tharaud, Kessel, Albert Londres, etc. ; et par les « gauchistes » du Nouveau LEF, Tretiakov, Brik ou Chklovski, apologistes de la « littérature factuelle » dans l’URSS des années 1920 ; et en France par Georges Bataille pour servir de titre à une revue dont il est secrétaire général en 1929-1930 – on n’en est plus là. « Le Beau », éternel ou historique, n’est plus la question, et le document (désormais souvent photographique) manifeste une indifférence ou une opposition au point de vue esthétique. Chez Bataille, par ailleurs, il fait signe en direction d’une autre science, à son tour en plein essor, l’ethnographie. L’histoire est-elle oubliée pour autant ? Sur la couverture de Documents, sous le titre, on lit, à partir du numéro 4 : « Archéologie, Beaux-arts, Ethnographie, Variétés ». Archéologie, donc, en tête, avant ethnographie. Et dans le numéro 3, Paul Rivet, directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro, explique que l’étude de la préhistoire, l’archéologie et l’ethnographie ne sont que « trois aspects d’une seule et même science21 » vouée à « l’étude de la civilisation matérielle22 ».

18Quand le document intervient dans l’œuvre, l’histoire peut-elle être tout à fait absente (fût-ce sous la forme d’une « histoire du présent », d’un « document historique pour plus tard », comme dit Goncourt23) ? Elle l’était rarement dans les œuvres que j’ai mentionnées. Elle ne l’est pas chez Schwob. Elle ne l’est pas, dans l’entre-deux guerres, chez Martin du Gard, ni chez Jules Romains, ni chez l’Aragon du Paysan de Paris. Elle ne l’est pas non plus chez Pound, chez Reznikoff, chez Modiano, chez Sebald, chez Enzensberger… Resterait à savoir de quelle histoire on parle au juste, et dans quelle mesure l’emploi d’un même mot par les romanciers et les historiens ne couvre pas autant de divergences qu’il indique de points de rencontre : les vies de Schwob, « l’histoire intime » dont rêvent les Goncourt, s’écrivent aussi contre l’histoire positiviste qui se met en place à l’époque ; et Enzensberger aujourd’hui écrit avec Hammerstein, ou l’intransigeance un récit historique dont la dimension principalement éthique – comment vivre proprement en temps de dictature ? – est, en principe au moins, autre chose que l’histoire des historiens de profession24.

19Resterait aussi à apprécier l’impact sur les arts du langage de cet agglomérat d’institutions et de pratiques que nous appelons – depuis moins d’un siècle et demi – documentation25. Le mot est devenu si courant que nous ne songeons guère qu’il n’est pas attesté avant 1870. Paul Otlet en a publié, en 1934 seulement, le premier traité systématique26, qui définit les buts, les parties, les opérations et les méthodes de ces « techniques culturelles » d’un type nouveau27, dont le développement a déjà donné naissance, au moment où Otlet écrit, à des institutions (centres et services documentaires des administrations publiques, des organismes scientifiques, des entreprises industrielles), à des Sociétés et à des congrès nationaux et internationaux, et à une profession : documentaliste, dont le nom ne s’impose qu’après la Seconde Guerre mondiale.

20Qui peut penser que l’émergence, puis l’insistance, de la question documentaire dans la littérature depuis la fin du xixe siècle est sans rapport avec cette invention de la documentation (et de la « documentologie ») qui se produit en Europe et en Amérique, exactement au même moment ? Qui pourrait croire que les usages littéraires du document chez les naturalistes, les surréalistes, les littéralistes, etc., sont déconnectés des usages et des traitements qu’il reçoit en dehors du « champ » : soit qu’ils les inspirent, soit qu’ils les miment, soit qu’ils les moquent, soit qu’ils les commentent, soit qu’ils les pervertissent… Qui pourrait prétendre enfin que le crédit considérable et le développement sans précédent que le document (cette entité à la fois sans âge et toute neuve) reçoit dans le monde administré et « désenchanté » (au sens de Weber) serait sans effet sur les arts en général, et ceux du langage en particulier ; et que nos idées et nos pratiques de la littérature pourraient ne pas être affectées par les implications politiques, morales, épistémologiques, et peut-être métaphysiques de l’inflation documentaire dont nous sommes les contemporains, et que le world wide web, sur lequel tout est « document », depuis le Cantique des cantiques et La Recherche du temps perdu jusqu’à nos photos de vacances et au tweet de l’amie du président, a accru démesurément ?

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22Dans Les Misérables, écrit Goncourt, « le manque d’observation éclate et blesse partout28 ». Pas d’enquête : Hugo s’est contenté d’« effleurer la prostituée ». Or « le roman actuel se fait avec des documents ». De ce fait, il n’a « plus rien à voir avec ce que nos pères entendaient par roman29 ».

23Zola ironise pour la même raison sur Dumas, Sue, George Sand… qui allaient remplissant des feuilles blanches devant lesquelles il leur suffisait de s’asseoir : « George Sand, dit-on, se mettait devant un cahier de papier blanc, et, partie d’une idée première, allait toujours sans s’arrêter, composant au fur et à mesure, se reposant en toute certitude sur son imagination, qui lui apportait autant de pages qu’il lui en fallait pour faire un volume30 ». Mais à l’époque du Roman expérimental et de la préface de Chérie, l’ère des « grands imaginateurs du début du siècle » est passée. « Déchéance de l’imagination31 ». Le Vrai vient à la place du Beau, le Travail remplace l’Inspiration.

24Tout le monde, bien sûr, ne pense pas ainsi. Flaubert, par exemple, tout en se défendant d’avoir « fait une Carthage fantastique » (car : « les documents sur Carthage existent32 ») se garde bien d’opposer l’imagination et le document.

La vérité matérielle (ou ce qu’on appelle ainsi) ne doit être qu’un tremplin pour s’élever plus haut. Me croyez-vous assez godiche pour être convaincu que j’aie fait dans Salammbô une vraie reproduction de Carthage, et dans Saint Antoine une peinture exacte de l’Alexandrinisme ? Ah ! non ! mais je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a aujourd’hui.

25Le document ne donne pas le vrai, il propulse vers l’idéal (nous dirions : vers l’imaginaire). Il en va de même (plus nettement encore peut-être) chez Schwob, qui s’emploie à distinguer « l’art » de « la science historique » dans la préface de ces mêmes Vies imaginaires où il demande au document non pas du tout de nous conduire à l’énonciation d’une loi, mais de nous donner de pures singularités : de la contingence, du détail, du punctum. Ainsi les manches vertes d’Alain le Gentil, ou le petit manteau sur les épaules de François Villon le soir où il tue Philippe Sermoise : manteau qui n’est pas inventé, mais dont Schwob a trouvé mention dans les lettres de rémission.

26L’imagination n’est aucunement congédiée : mais la pratique documentaire modifie le rôle qui lui était prêté par les doctrinaires romantiques. Schwob en a parfaitement conscience : finis les « créateurs », il n’y a plus que des « génies de transformation33 ». Michel Foucault, dans un texte souvent cité, allèguera un « fantastique singulièrement moderne » dont Flaubert (avant Schwob : mais Schwob est un fils de Flaubert) aurait fait l’expérience ; il y aurait une « forme d’imagination » qu’on puiserait désormais « à l’exactitude du savoir », et qu’on découvrirait dans les bibliothèques, « en attente dans le document34 ». « Forme d’imagination », dit-il encore, qui peut « secouer plus de fibres que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature35 ». Le document enseigne, oui, mais son enseignement est du même type que celui de Barthes au Collège de France : c’est un « enseignement fantasmatique ».

27Flaubert voyait-il les choses autrement ? Le « secouement des fibres » via le document n’était certes pas étranger à celui qui, sollicité par les Goncourt d’aller à Rouen recopier trois antiques lettres d’amour, envoyait cette missive en réponse (novembre 1861) :

Mes chers bons, je me suis transporté ce matin à Rouen […]. Il y avait trois lettres de Mme de La Popelinière, je les ai copiées toutes les trois […] Ne m’ayez aucun gré de la chose. Cela m’a amusé, attendri et excité. J’aurais voulu boire les larmes de cette pauvre La Popelinière, lui faire des langues dans le coin des yeux, etc. Bref, ces vieilles écritures et tout ce qu’elles me faisaient entrevoir et rêver m’avaient monté le bourrichon et je me suis laissé polluer par l’Histoire, délicieusement36.

28Si monté que fût son bourrichon, Flaubert ne disait pas, comme Foucault cent ans plus tard, que le document pouvait émouvoir plus que l’œuvre. Mais il est facile de comprendre que son pouvoir une fois reconnu, peut conduire – conduit fatalement ? – à ébranler la prééminence des œuvres et, peut-être même, leur nécessité.

29Dans l’histoire des débats et des différends esthétiques, le document est un caillou sur le chemin qui conduit au désœuvrement de Blanchot (et Kojève).

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31Ce qui peut surprendre quand on envisage les aventures du Document dans les empires de la Littérature, c’est combien elles sont nombreuses et diverses. Leur extension déborde notre période. Et elles concernent tous les genres : le roman, bien sûr, et peut être surtout, mais aussi l’autobiographie, les témoignages, les récits de la guerre ou des camps, la poésie (des chansons d’Ossian ou de Bilitis37, pseudo-monuments et faux documents, jusqu’aux littéralistes, en passant par Cendrars, Nadja – « document “pris sur le vif” », assure son auteur adoptant le lexique de Goncourt38 –, les poèmes-documents sortis du ghetto de Varsovie, les textes mescaliniens de Michaux, publiés avec 48 dessins et documents manuscrits originaux de l’auteur39), et aussi le théâtre (par exemple, avant Peter Weiss mais après Büchner, la pièce de Karl Kraus : Les Derniers Jours de l’Humanité40). Le document est dans le texte, et parfois aussi il est à côté : c’est (ce peut être) un appendice amovible, que l’auteur ajoute, ou retire à sa convenance. L’usage littéraire du document fait surgir des pratiques nouvelles (le montage, en particulier) ; il s’accommode aussi, tant bien que mal, des formes traditionnelles de narration : je dis tant bien que mal parce que le conflit entre l’action romanesque et l’information documentaire (de Balzac jusqu’à Jonathan Littell) n’a pas cessé de se poser. Les aventures du Document intéressent les avant-gardes (futuristes, surréalistes, objectivistes, littéralistes, etc.), qui s’en servent notamment pour substituer une esthétique de la présentation à l’esthétique de la représentation ; mais elles intéressent aussi la tradition représentative, réaliste et positiviste (Martin du Gard, Jules Romains). Le mot document sert à Bataille pour nommer sa revue ; et aussi à Paulhan pour titrer une rubrique de La NRF (que ceux qui la lisent en morceaux choisis décrivent comme une tour d’ivoire). Il sert à Gide (La Séquestrée de Poitiers, documents réunis par André Gide, 1930) et aussi à André Breton (Trajectoire du rêve : documents recueillis par André Breton, 1936 puis 1938).

32Recueillis, réunis : au xxe siècle comme au xviiie, document s’emploie beaucoup au pluriel. Le difficile est de faire un avec ce pluriel. Wladimir Weidlé, un de ceux qui ont protesté (vainement) contre le prurit documentaire41, pointe cette difficulté. Elle va de pair, juge-t-il, avec « l’ingérence », dans les œuvres modernes, d’une « pensée hostile à l’imagination42 ». L’imagination, c’est l’activité synthétique d’une conscience. L’afflux de documents conduit à faire passer « la conscience » au second plan, et oblige à douter de la possibilité d’une synthèse. Mais Weidlé est un antimoderne :

Nous voyons partout s’affirmer la victoire de l’information sur la compréhension, celle du document écrit ou photographié sur la recréation du réel par l’effort imaginatif de l’écrivain ou de l’artiste. Dans le monde entier, la revue d’abord, puis le livre, imitent de plus en plus le journal en s’efforçant de ne servir à leurs lecteurs que des matériaux bruts43.

33L’œuvre, estime Weidlé, « demande un ouvrier, et c’est une carence humaine que de préférer des documents aux œuvres44 ». On peut être d’un autre avis (tout le monde, depuis Goncourt et Zola jusqu’à Breton et au-delà, ne parle-t-il pas de document humain ?), mais Weidlé use de deux mots qui me paraissent indiquer deux directions de recherche fécondes.

34L’ouvrier, d’abord. Dans les Adams Cantos, qu’Ezra Pound a composé presque exclusivement avec les écrits de John Adams, de la colle et une paire de ciseaux, Jean-Michel Rabaté a relevé cette phrase, en français : « le / personnel manque45 ». Parce qu’un document, c’est d’abord un objet, les pratiques documentaires engagent la question du sujet, de sa présence, de son retrait. Autrefois, écrivait déjà Flaubert protestant contre la documentarisation de l’œuvre par Taine, « on croyait que la littérature était une chose toute personnelle46 » : maintenant, c’est tout le contraire. Et, de même, si Baudelaire affecte de voir l’œuvre de « Monsieur G. » comme un document, c’est afin d’obéir au vœu d’anonymat de l’artiste, de faire comme si « M. G. n’existait pas47 ». Recevoir l’œuvre comme document, préconiser l’emploi du document dans l’inventio, serait-ce nécessairement aller dans le sens d’une dé-subjectivation de l’œuvre ? d’un « objectivisme », pour reprendre un mot au moyen duquel on désigne un groupe de poètes américains qui ont beaucoup usé du document ? Sans doute – et cependant : de même que l’on peut « trouver des choses personnelles au fond d’une langue morte48 », de même des documents trouvés, je peux « les nourrir », comme dit Olivier Cadiot, « avec ce qui vient de moi49». Ce moi-là n’est plus « créateur », mais il s’approprie, ou il active ces objets trouvés, ces textes inertes à quoi il redonne vie, au prix (s’il le faut) d’un détournement éhonté.

35L’œuvre ensuite. J’ai rappelé tout à l’heure la difficulté qu’il y a à passer de la multiplicité dispersée des documents à l’unité attendue d’une œuvre. Des perles, dit Flaubert de son Saint Antoine, mais pas de fil. Pound à la fin de sa vie écrit la même chose des Cantos : « I cannot make it cohere50. ». L’inflation documentaire pousse à la fragmentation, à la dispersion, donc à l’éclatement des formes. Extrapolant à partir de Döblin, Benjamin observe que le montage documentaire « fait éclater [sprengen] le roman51 » ; la même observation a été faite sur plusieurs romans des Goncourt (Madame Gervaisais, Chérie…) où l’homogénéité narrative est comme « dissoute » par la mosaïque des emprunts52. L’afflux de détails documentaires contribue ainsi à l’avènement d’une esthétique du discontinu, de l’hétérogène, sinon de l’hétéroclite – quand il ne devient pas une machine de guerre contre l’esthétique.

36A contrario, toutefois, user du document dans une œuvre de littérature, c’est (ce peut être) demander un effet esthétique à des archives judiciaires, à des lettres de rémission, à une grammaire latine, à une carte de restaurant. Les écritures documentaires peuvent vouloir ruiner l’esthétique ; elles peuvent aussi œuvrer à une « esthétisation de la vie quotidienne ». Vouloir en finir avec l’art ; ou inviter à considérer, laréalitécommeart, pour citer un titre d’Antoni Tàpies.

37Dans un cas comme dans l’autre, le document s’offre à nous comme un objet transitionnel : depuis l’œuvre où il est inscrit, il fait signe vers ce qui n’est pas l’œuvre ; depuis le hors d’œuvre où je le rencontre, il peut désormais apparaître comme fragment, ou amorce, d’une œuvre possible. Son insertion peut s’éprouver comme sabotage des « signes de littérature », ou comme littérarisation du non-littéraire ; élargissement du domaine de la lettre, ou ébranlement dans l’œuvre de ce qui la constitue comme telle, effectuation du désœuvrement.

38Objet interlope, il ne cesse de passer dans un sens et dans l’autre la frontière censée séparer ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. De ce fait même, raconter ce que le document a bien pu faire à la littérature, depuis les naturalistes jusqu’aux avant-gardes des années 1930 en passant par La NRF de Paulhan, c’est notamment raconter comment il aide à la défaire. La défaire, je veux dire : mettre en péril ce que Rivière appelait son « ingénuité », salir sa prétendue pureté, malmener ce que des esthètes parnassiens, des théoriciens modernistes, des philosophes militants, des historiens épris de « grands récits », des sociologues soucieux de définir un champ… ont appelé d’un mot plein de chausse-trapes et d’équivoques son autonomie.

39Claude Pérez

40Aix-Marseille Université – CIELAM