Colloques en ligne

Clarisse Barthélemy

La poésie dans l’histoire : Jean Paulhan à contre-courant

Et des austères lois de leur vil esclavage

Émancipons les fleurs !

Jacques Delille, Les Jardins1.

1« Je voyais peu d’auteurs contemporains pour lesquels ait joué, autant qu’elle ne l’a fait pour Jean Paulhan, l’écrasante force de dissuasion de la littérature déjà écrite2 ». Ce témoignage de Julien Gracq rend bien compte du rapport atypique d’un homme à l’histoire de la littérature, à la littérature consacrée par la critique et par la mémoire. Peut-on cependant concevoir une littérature qui ne soit pas déjà écrite ? Jean Paulhan mettrait-il ses espoirs dans une littérature pas encore écrite ? On peut entendre par « littérature déjà écrite » la littérature qui se confond avec son histoire et qui fait l’objet d’une critique admettant la logique d’un progrès, sans remettre en question les hiérarchies et les valeurs que cette histoire impose. La « force de dissuasion » définit au contraire une relation sceptique, du moins distanciée et mesurée, forcément indépendante, à l’égard de cette histoire. Le rapport de Paulhan à l’histoire de la poésie fait apparaître une posture critique, volontairement décalée, parfois ironique, à l’égard de lignes de force et de mécanismes de légitimation sur lesquels s’appuie le discours critique dominant, et qui entend répondre par le suspens et par le doute à une lecture construite des œuvres littéraires, où la critique a tendance à suivre une voie historiciste et à se confondre avec l’esprit de doctrine.

2Quand Paulhan fait de la Terreur, au début des Fleurs de Tarbes, la « condition de la critique », il identifie un discours classificateur rigide et arbitraire à la rétrospection historiciste d’un jugement positiviste qui se veut scientifique :

La critique reçoit une nature – et une autorité – qui l’approchent d’une science. En ceci : elle vient après l’œuvre. Il lui faut attendre, pour le juger, que l’événement littéraire se soit passé – quitte à chercher alors patiemment s’il tient de la répétition ou de la découverte, s’il est neuf ou convenu. La véritable admiration est historique, disait Renan3.

3La légitimité de cette critique, façonnant son autorité depuis sa position seconde, partant extérieure, étrangère, par rapport aux œuvres, tient donc à un certain rapport à la temporalité des Lettres. À l’inverse, il semblerait que Paulhan cherche à défaire ces lois du jugement rétrospectif sur les œuvres, qu’il ait même tenu à demeurer au plus près de la poésie qu’il lisait, en parfaite synchronie avec l’événement qu’elle lui présentait, qu’elle soit présente ou lointaine. La question d’une histoire de la poésie est remise en cause, chez Paulhan, par la défiance formulée à l’égard d’un temps des lettres séparé en deux : celui des œuvres, et celui des métadiscours.

4Or l’intérêt spécial de Paulhan pour la poésie prend notamment la forme d’une attention particulière aux jeunes poètes, mais aussi aux poètes et aux formes poétiques oubliés, exotiques, embryonnaires ou méconnus. À La Nouvelle Revue française, Paulhan se vante autant d’avoir fait connaître Aragon ou Michaux que d’avoir publié Le Dict de Padma traduit par l’orientaliste Gustave-Charles Toussaint4. Découvreur et redécouvreur, Paulhan a une perception du temps et de la géographie de la poésie qui transgresse le cadre des constructions historiques et des hiérarchies esthétiques de la critique dominante. Cette approche tient à la fois d’un point de vue universaliste et surplombant sur la production poétique, toutes langues, tous lieux et tous siècles confondus, et d’une expérience intime, voire secrète des œuvres individuelles. Elle soulève la question d’une valeur littéraire brute, constituée au plus près de l’expression, reconnaissant à la rhétorique ce qu’elle apporte à la poétique, mettant ainsi en défaut l’idée même d’« originalité », cible principale des Fleurs de Tarbes.

5Paulhan s’efforce de construire des relations qui ne s’étendent et ne se ramifient pas dans le temps, mais qui s’établissent dans le présent de la lecture et de la relecture des textes. Il semble reconfigurer un espace-temps des œuvres qui fonctionne plus selon des mécanismes de réfraction, pour employer un terme clef du Traité du ravissement5, que selon une visée linéaire et dialectique. Reprenant une formule que Walter Benjamin applique, dans son essai « Sur le concept d’histoire », à l’historien matérialiste, et en se gardant de toute identification, il s’agirait de voir comment Paulhan « se donne pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil6 » : en défaisant une construction positiviste, autoritaire et arbitraire de l’histoire poétique, pour y substituer la profondeur d’une expérience singulière dont le paradigme est celui du lieu commun, et où l’historicité de l’œuvre rejoint la nature de l’événement.

L’héritage terroriste : une archéologie de la modernité poétique

6L’analyse par Jean Paulhan de la crise qui touche le langage littéraire, et poétique, aux lendemains du symbolisme et de la Première Guerre mondiale, s’appuie sur une relecture de l’origine romantique de la modernité, et réinvestit la notion historique de Terreur. Cette notion, qui désigne un groupe dominant d’écrivains fixant les règles de la littérature à une période donnée, est directement calquée sur sa définition historique :

L’on appelle Terreurs ces passages dans l’histoire des nations (qui succèdent souvent à quelque famine), où il semble soudain qu’il faille à la conduite de l’Etat, non pas l’astuce et la méthode, ni même la science et la technique – de tout cela l’on n’a plus que faire – mais bien plutôt une extrême pureté de l’âme, et la fraîcheur de l’innocence commune. […] Le représentant Lebon décrète, en août 1793, que le tribunal révolutionnaire d’Arras jugera d’abord les prévenus « distingués par leurs talents ». Quand Hugo, Stendhal ou Gourmont parlent de massacres et d’égorgements, c’est aussi à une sorte de talent qu’ils songent : celui qui se trahit aux fleurs de rhétorique7.

7Jugement, accusation et châtiment sont au principe d’une poétique, qui impose par la force la libération des genres fleuris trop usés, et d’une critique qui juge sur les « mérites » et non sur les « moyens », pour reprendre la distinction qui apparaît dans À demain, la poésie8. Les critères biobibliographiques, en un sens, se substituent aux critères rhétorico-poétiques. Cette remise en question de la « confiance passée » dans le langage, par une « défiance présente », résulte d’un retour négatif du temps présent sur une logique de production poétique considérée comme appartenant à un passé révolu. Cette considération d’une époque niant au nom de l’histoire l’utilité de ses propres moyens entraîne leur perte, alors même que les moyens poétiques, qui sont ceux de l’expression commune, la transcendent. C’est à partir de ce constat que Paulhan diagnostique une « maladie chronique de l’expression9 », c’est-à-dire celle d’une époque en crise, où la critique voit son objet et ses critères remis en question. Paulhan va ainsi considérer les dangers d’une crise qui dure, du fait même d’une origine mal comprise et mal située de son propre mal.

8La modernité se construit dans le dogme de l’inutilité et de la dévalorisation du savoir-faire rhétorique, compris comme un obstacle à la création singulière et authentique. Paulhan fait apparaître dans la construction historique de la modernité poétique l’aporie critique qui oblige à recommencer sans cesse la même révolution, nécessaire à la refondation perpétuelle d’une légitimité poétique, et dont le paradoxe principal est que le langage de la poésie sert toujours de moyen, mais continue d’être nié comme tel. Afin de délimiter l’origine de ce mal de l’expression, Paulhan fait retour sur le Romantisme, moins comme notion esthétique que comme contexte d’émergence d’une nouvelle idée de la poésie, celle de la Restauration, où le mot apparaît. « Depuis un siècle », « depuis cent ans », « depuis cent cinquante ans » sont des formules qui parsèment les textes de Paulhan, à côté de dates qui peuvent varier : elles ont moins pour fonction d’analyser une période passée que de situer et de comprendre le présent, c’est pourquoi toute datation reste vague. Dans ses notes de préparation aux Fleurs de Tarbes10, on trouve la date de 1815, début de la Restauration, qui voit se profiler une ouverture après la « famine » poétique de la Révolution et de l’Empire. Paulhan parle encore dans une lettre à Joe Bousquet de « la Révolution – avortée – de 1813 ; […] temps où le “genre rêveur” se voyait enrichi du “genre romantique11” » : 1813 est la date de parution française de l’essai de Mme de Staël De lAllemagne, où elle introduit « sous un point de vue philosophique », c’est-à-dire précisément sous un point de vue non rhétorique, le rêve d’une poésie romantique, dans laquelle « le génie […] s’adresse immédiatement à notre cœur12 ».

9Paulhan s’intéresse spécialement au trouble de la querelle romantique qui agite la vie littéraire sous la première Restauration. Il s’attache à décrire la confusion dans laquelle s’est construit le dogme romantique, d’un point de vue plus idéologique que pratique et poétique. C’est l’objet de « Un embarras de langage en 181713 », qui prend explicitement une date comme référence : 1817, année de la mort de Mme de Staël14, est le vrai point de départ de la période politique après la dissolution de la Chambre introuvable par Louis XVIII, et pour les Lettres, le début d’une « confusion mêlée de politique » où chaque parti tente de s’approprier la nouvelle notion. Il s’agit donc plutôt d’une période (« vers 1817 », écrit-il d’abord, « les Lettres de 1817 », ou encore « aux environs de 1817 »), celle de la « bataille romantique », où les critiques comme les écrivains cherchent la définition d’un mot qui ne recouvre rien de précis, d’une zone où se dessinent des tendances, parfois contradictoires, où la « confusion » cache la révolution que l’on cherche. Il étend cette période aux dates de publication des Poésies d’André Chénier (posthumes) en 1819, et des Méditations poétiques de Lamartine en 1820, et clôt significativement son essai sur la date de 1920, qui englobe les premiers feux de l’aventure surréaliste, donnant ainsi des contours à l’époque présente plus qu’à une période passée.

10Dans cette reconfiguration de l’histoire, Paulhan met en récit ce qu’il tient pour l’origine du mal de l’expression dont souffrirait la modernité poétique : « Un embarras de langage » fait parler les poètes de 1817, les grandes voix du Romantisme résonnent dans une forêt de citations prenant la forme d’interjections qui nous plongent en pleine dispute.

« Romantisme ? dit Hugo. Connais pas. » Il ajoute : « Je ne vois guère qu’une différence entre Racine et Shakespeare : c’est que Shakespeare est défectueux. » Vigny ne tolère même pas qu’on lui pose la question. « Moi qui ne suis qu’un amateur… » dit Lamartine. Casimir Delavigne marque pour les unités et les genres le respect qu’il n’a pas, hélas ! pour la religion. « Ce qu’on appelle romantique, dit Stendhal, c’est ce qui est lugubre et niais. Parlez-moi de Voltaire. » Etc.15

11En dramatisant ainsi l’histoire, Paulhan fait deux choses : d’une part, il nous montre l’envers de la mémoire critique ; ce qui s’est dit n’est pas forcément conforme à l’image que l’on s’est construite de tel ou tel auteur. La légitimité historique reposerait ainsi sur un jeu d’illusions rétrospectives. D’autre part, il aplatit le temps, plus qu’il ne le déroule, et la manière dont il associe, au terme de son essai, les dates de 1820 et de 1920 actualise les problèmes critiques qui ressortent de cette quête originelle d’une nouvelle idée de la poésie, et souligne les erreurs de jugement du présent. Il donne ainsi à l’histoire un caractère présent, tout en superposant la période contemporaine avec une période passée dont l’histoire a figé les lignes et entériné le mythe. Tout se passe comme s’il n’y avait plus d’évolution depuis cette erreur et cette errance qu’a inaugurées le Romantisme, et comme si le « mal chronique » durait au point que toute révolution paradoxalement, loin d’apporter du nouveau, rejouait sans cesse les mêmes erreurs16.

12Dans À demain, la poésie, sous ce titre significatif qui projette la poésie en avant de son histoire, Paulhan présente la poésie actuelle en avançant d’abord sous la forme d’une fable une périodisation dont les limites sont explicitement relativisées :

J’imagine qu’un ange, un Persan, un homme tombé d’une autre planète vît d’un trait (comme il est naturel à ces personnages)17 toute la poésie française – et l’allemande ou l’anglaise aussi bien – du douzième siècle au vingtième et de Théroulde, ou simplement de Chênedollé, à Paul Éluard. Voici, en gros, ce qu’il observerait : c’est que la poésie nous paraît aujourd’hui chose infiniment plus grave et précieuse qu’elle ne paraissait jadis […] perdant chaque année en moyens ce qu’elle gagnait en mérites18.

13La perspective panoramique met en avant la production poétique sous forme de tableau, non sous forme d’évolution historique. En outre, la chronologie, et partant une quelconque forme de causalité, importent peu dans la considération d’un problème présent. Il y a une polarisation radicale entre le présent contemporain – « aujourd’hui » – et tout ce qui a pu le précéder – « jadis », comme pour mieux rejeter dans des temps immémoriaux la poésie vivante et légère, et ne plus considérer que la modernité. En outre, la figure de correction, qui vient d’abord élargir puis restreindre brutalement le champ de vision de l’observateur étranger, témoigne d’une conception surplombante de la géographie et du temps de la poésie, et concentre volontairement l’attention sur la modernité poétique telle qu’elle se dessine depuis l’époque postclassique, représentée ici par Chênedollé. Paulhan vient jeter sur l’histoire de la poésie française les feux d’un regard extérieur, et libérateur, celui qui introduit dans le paysage poétique de la modernité les haijins ou les Mérinas : il est bien question d’une histoire qui ne soit plus contrainte par une construction rétrospective téléologique et axiologique, où les mérites l’emportent sur les moyens, et la gloire sur le talent. Sous ce regard étranger, le passé proche et le moment présent sont rassemblés dans une équivalence synchronique où les événements et les générations, les acteurs de l’histoire et leurs œuvres, sont perçus simultanément dans une indifférence à la chronologie. Cette indifférence fragilise de fait les principes révolutionnaires de la Terreur et une conception de la modernité construite à partir d’une négation, du moins d’un dépassement, du passé, mais souligne en même temps le principal problème de la critique poétique contemporaine : celui d’une « illusion d’optique ».

La poésie au présent : défaire les lois de l’histoire

14En convoquant au terme de « Un embarras de langage » la figure de Chénier, Paulhan veut faire apparaître cette illusion et mettre en doute la légitimité du dogme romantique : les manuscrits du poète qui circulent de main en main avant d’être publiés en 1819 ne dévoilent pas le Romantique que tout le monde cherche, mais bien « les brouillons du dernier rhétoriqueur », où l’on note encore une fois le renversement de perspective qu’apporte Paulhan : d’où il peut conclure que la révolution romantique s’est faite « à l’envers ». En projetant l’idée de génie romantique dans les brouillons de Chénier, l’espoir romantique a trouvé sa forme, et s’est constitué en dogme poétique. Cette construction historiographique a institué, à travers la spontanéité de l’écriture embryonnaire du poète muée en manifestation du génie, non seulement l’identification de la rhétorique et de la forme parfaite à un passé classique honni, mais aussi un culte de l’originalité, et la sacralisation de la singularité de l’écrivain, maître ou voyant. Cette dernière conséquence a son importance dès lors qu’elle entérine le déni de la primauté linguistique dans le phénomène de l’expression.

15De ce point de vue, Paulhan se méfie du grand écrivain, de la figure tutélaire, de l’autorité spirituelle, autant de notions qui servent de critères à une conception de la poésie qui demeure étrangère aux « faits » poétiques eux-mêmes. Autorité et héritage glorieux contribuent à enfermer la poésie dans le fantasme d’une histoire entretenant l’idéal d’une pureté créatrice qui échapperait au problème de la forme. Paulhan écrit ainsi à René Daumal en 1930, à propos du Grand Jeu :

Je suis arrêté (en particulier dans l’étude si remarquable d’ailleurs, de Renéville) par un usage continuel de l’argument d’autorité. […] Eh, il s’agit de ce qui est et non pas de ce que l’on a dit ! N’ayez pas trop vite des ancêtres19.

16Paulhan entend résister à une admiration fondée sur une autorité historique, où le discours rétrospectif sur les auteurs et les œuvres se substitue trop vite à la vérité et à la valeur littéraires que portent les œuvres, et sur lesquelles les écrivains sont les premiers à se tromper. Aussi l’histoire devient-elle elle-même source d’illusion quand elle se confond avec une hiérarchie et une axiologie instaurées par une critique soucieuse de revendiquer son autorité. L’histoire des modernes s’apparenterait de ce point de vue à cette définition de l’historiciste que donne Walter Benjamin et qu’il fait reposer sur le principe de l’empathie :

[…] la méthode de l’empathie […] naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. […] La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. Or ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé. L’identification au vainqueur bénéficie toujours aux maîtres du moment20.

17Jean Paulhan, en citant à l’envi Jacques Delille, en traduisant les hain-teny malgaches, en goûtant les haïkaï, en appelant tout un chacun à envoyer un poème pour La NRF21, en publiant ceux qui sont « le plus inconnus possibles » ou en reconnaissant que ce sont les deux braves dames en train de discuter du voisin qu’il faut écouter22, se place délibérément du côté des vaincus. Du moins reconstruit-il l’idée d’une histoire des vainqueurs et met-il tout le monde à la même enseigne, qui est celle de la rhétorique commune qu’emprunte l’expression. De ce point de vue, ce qu’il y a de meilleur dans la poésie n’a pas à être associé à un nom ni à un principe esthétique, fût-il celui de la rhétorique classique, mais à être recherché et redécouvert dans la rhétorique inscrite dans les œuvres. C’est dans ce sens, dans ce que les œuvres offrent de résistance à la lecture, dans l’évidence d’un langage, et non dans l’autorité d’un discours second, que l’on aimerait saisir l’obstination de Paulhan à répondre par l’affirmative à la question que lui pose Marcel Arland à l’été 1939 : « Est-ce que vraiment tu aimes Delille23 ? »

18Paulhan et Delille ont en commun le goût des jardins ; malgré tout, Paulhan avoue l’ennui qui le gagne à prolonger la lecture d’une poésie où la trouvaille s’englue dans une répétition pénible. S’il convoque Delille, renié par la postérité, banni de l’histoire de la poésie par la modernité, c’est plus souvent afin de reprendre en considération la « machine » du versificateur, propre à nous faire admirer certain recours à la langue commune, et certains choix inattendus qui suscitent l’intérêt de la lecture et de l’herméneutique, en posant la question de la qualité poétique propre au langage. Surtout, les références à Delille et les invitations à le prendre au sérieux lui permettent de brouiller les frontières axiologiques de l’histoire de la poésie, et en même temps de retourner les griefs sur l’époque qui les prononce. Ainsi, il cite à l’intention de Marcel Arland, à plusieurs reprises, des vers des Jardins, en ramenant la lecture du poète virgilien à une réflexion sur l’époque présente. Ainsi en automne 1940 :

Je me dirais à ta place : j’appartiens à un temps dont la manie a été de réduire toute poésie au lyrisme, tout lyrisme au cri. Méfions-nous. Tâchons d’échapper à notre temps. Aussitôt je m’apercevrais que c’est une querelle de rhétorique, que je cherche à Delille24.

19Delille comme échappatoire aux temps présents ? La lecture de poètes dont la valeur est niée par l’idéologie poétique dominante invite à suspendre son jugement, à adopter une distance proprement critique. Et le critique juste ne saurait se mêler à son temps : non qu’il lui préfère un passé ou un ailleurs idéaux ; mais il lui faut un plus ample champ de vision. Il continue :

Bien entendu, si le genre didactique (comme je le crois) te semble a priori bas, tu ne peux goûter, ni même comprendre des malices charmantes (et proprement poétiques) comme : Voyez de ses enfants construisant le séjour / En architecte adroit mais en père timide / Cet oiseau leur construire une humble pyramide… (cest déjà du Supervielle) […]25.

20Le problème n’est pas tant le discrédit d’un poète que celui des formes qui l’accompagnent, alors que du vivant de Delille, c’étaient elles qui assuraient précisément sa célébrité. Paulhan attire l’attention d’Arland sur l’illusion dont il risque d’être victime et qui vient d’une construction historiciste plaçant d’emblée Delille dans le camp de la banale et fausse rhétorique – le camp des « vaincus ». Or la manière dont Paulhan présente cette illusion ne fait pas seulement apercevoir la richesse que ces moyens et formes poétiques offraient à la création, mais aussi, et surtout, leur persistance dans la poésie moderne.

21L’ambition de Paulhan ne serait donc pas de proposer une autre histoire de la poésie, rétablissant dans la mémoire de la poésie certains poètes que la tradition esthétique a déclassés ; mais plutôt de refonder une justesse et une vérité critiques au présent, exigeant de reconnaître à la poésie tous les possibles dont elle se trouve privée d’autorité par les credo esthétiques formulant leur propre conception de la poésie. Ce point de vue implique un retrait par rapport au champ de la poésie et aux règles de l’art qu’il se construit26, et notamment à l’égard des groupes d’avant-garde, qui fondent leur légitimité à partir de revendications esthétiques communes et tentent de recréer une communauté poétique extérieure à la communauté de la rhétorique : « Chacun de nous peut être seul », écrit-il à Rolland de Renéville, revendiquant ainsi la seule posture qui garantisse l’indépendance d’esprit et de jugement. Il en résulte un élargissement du spectre des possibles en poésie, pouvant alimenter et construire une histoire poétique selon une idée qui demeure fidèle à la tâche première de la poésie : réjouir le lecteur le plus commun qui, confiant dans les règles, saura « goûter » l’enchantement et se réjouir d’un renouvellement et d’une réinvention des formes venant de l’intérieur de la poésie, non de discours extérieurs qui la privent de sa liberté.

22La préférence pour les règles et les genres, pour ce qui est, non déjà écrit, mais « déjà-là27 » n’est que le corollaire d’un intérêt qui va à ce qui est en deçà et au-delà de l’œuvre poétique, c’est-à-dire à la manifestation du poétique en dehors des classements de l’histoire : d’un côté, l’intention poétique, de l’autre, la métamorphose, dans l’expérience de la lecture, du matériau brut en un ravissement surprenant. Or, en niant le « déjà-là », ce qui préexiste à l’œuvre originale, c’est toute la dynamique d’une intention, comme tout le miracle de la réception heureuse, qui sont empêchés. Il y va de la poésie comme d’une certaine idée et d’une certaine forme de la communication humaine, comme le dit un article de Wladimir Weidlé paru en avril 1947 dans Les Cahiers de la Pléiade, « Sur l’état actuel du langage poétique ». Il y glose l’idée de Terreur dans les Lettres, dont il confirme la généralisation et le monopole au xxe siècle, et constate le passage d’une poésie conforme au goût commun, à une poésie dont la valeur se mesure à la seule « originalité », objet central de la critique des Fleurs de Tarbes. Il déplore une histoire de la poésie qui entérine la mort des communautés : « Le poète ne s’exprime qu’en cessant de se communiquer28. » L’omnipotence de l’artiste n’est que la face apparente de son impuissance : « le miracle de la création ne peut se produire, puisqu’il vient justement de nous prouver qu’il n’y a dans tout cela aucun miracle ». On retrouve dans ce sombre tableau l’homme muet de la modernité poétique que Paulhan annonçait à la fin de « Un embarras de langage29 ».

23L’incapacité à aller vers une forme déjà existante et la solitude autoproclamée dans la plainte sont les deux faces complémentaires d’un même mal hérité de la dispute originelle du Romantisme. Dans une autre lettre à Marcel Arland, Paulhan revient à Delille et fustige « une mode stupide qui nous prive aujourd’hui de poésie didactique, de poésie épique, de poésie gnomique, etc. (au profit de quelque vertige30) » : c’est contre ce vertige qu’il aimerait voir l’auteur de l’anthologie poétique réagir, vertige du vide, produit d’« une mode31», c’est-à-dire soumis à une opinion ponctuelle et transitoire qui dicte sa loi, et où l’on retrouve le diagnostic de maladie chronique, celle d’une poésie qui a à la fois trop et pas assez conscience de ses propres moyens. Et il l’interroge dans la même lettre sur l’émotion que devrait susciter en lui tel vers de Delille qui pourrait le faire songer tantôt à Hugo, tantôt à Lamartine, tantôt à Baudelaire, avant de conclure : « Et je sais bien que le faible de Delille est qu’on l’ait tellement imité. » Cette ironie touchant la modernité, qui imiterait Delille sans le vouloir et même sans le savoir, montre non seulement que les modernes n’ont pas les modèles qu’ils croient s’être choisis, mais aussi que leur plainte est vaine et que leur poésie « rejoint une forme32 » existante, fût-elle la plus médiocre, mais c’est aussi parce que c’est la plus banale qu’ils l’ont investie d’un pouvoir particulier. L’estocade de Paulhan revient à faire avouer à Arland que la modernité n’échappe pas à l’imitation, imitation inconsciente et entendue comme usage commun des formes, qui de fait devient par la lecture de Paulhan non pas une règle esthétique, mais un principe dynamique de l’expression. Paulhan construit l’argument Delille pour répondre à la Terreur en se dégageant de la tradition esthétique et historiciste qu’elle se construit en guise de légitimité. C’est la même méthode de dépliement de la poésie de Delille dans un jeu de masques et de devinettes que Paulhan met en œuvre dans À demain, la poésie. Le poète y est présenté comme une célébrité passée, aujourd’hui négligée, mais Paulhan par sa lecture et par le jeu des grands noms met en lumière des vers dont l’autorité serait interchangeable, en somme il fait de Delille un créateur de lieux communs, et des grands poètes romantiques et modernes, des utilisateurs (des ré-enchanteurs, aimerait-on dire) de lieux communs :

Qui a écrit avant Lamartine : Vers un monde à venir prennent leur vol immense ? avant Hugo : Boire dans chaque goutte un rayon de soleil ? avant Chénier : La ferme est aux jardins ce qu’aux vers est l’idylle ? avant Musset : L’homme pleure et voilà son plus beau privilège ? avant Vigny : Car le repos public est fondé sur des vices ? avant Baudelaire et Nerval : Avez-vous donc connu ces rapports invisibles / Des corps inanimés et des êtres sensibles ? avant Mallarmé : L’équivoque habitant de la terre et de l’onde ? avant Sully Prud’homme : Ainsi que la raison l’instinct a ses degrés ? (quel beau vers doré !) avant Jammes : Et la rouge grenade et la figue mielleuse ? avant Raymond Roussel : L’ami des arts hélas meurt en proie aux sauvages33 ?

24Ce vaste pied de nez au culte du grand créateur n’a pas à voir avec du plagiat par anticipation, ni ne rend compte d’une vision déformée de la poésie. Il s’agit plutôt de rétablir un mode de lecture juste et conscient, où l’effet soit reconnu au cœur même du travail d’un matériau commun :

L’on a vu depuis cent cinquante ans la poésie se retirer du poète comme une marée. Et nous, bien plus soucieux de marquer les lieux où elle ne pouvait pas être que ceux où elle jouait. Si Delille nous embarrasse, c’est peut-être que par avance, nous ne le supposions pas possible. S’il nous déplaît, c’est peut-être d’un déplaisir dont il reste à nous corriger34.

25Delille se retrouve ici au centre d’une étude se plaçant délibérément du point de vue du premier venu – ou de l’étranger, en tout cas de celui qui est hors champ, et qui se trouve symboliquement au seuil d’une anthologie dont une partie est consacrée à des anonymes. Il est l’instrument d’un bouleversement volontaire des règles admises de la vie littéraire et du champ littéraire comme espace de création, de sélection et de critique. S’il en appelle aux règles, et aux petits genres de la poésie traditionnelle dont la pratique reste vive à l’intérieur de l’espace commun non spécialiste, c’est pour en libérer d’abord toutes les virtualités, en réactualisant une mémoire consciente des formes poétiques. Dans « Trois belles mendiantes », Larbaud proposait ainsi de faire revivre les thèmes communs de toute la poésie lyrique depuis Pétrarque, en les classant dans un « Répertoire des thèmes poétiques formels », où l’on puisse considérer tous ces exemples sous le même jour. Une note de Jean Guérin présentant ce texte dans La NRF dit toute sa reconnaissance : « Quels services, et quelle économie de recherche et d’attention. (Mais il y faudrait d’abord un bouleversement de toutes les idées « modernes » sur linvention poétique, et la sincérité du poète35.) »

26C’est à ce bouleversement que s’attelle Paulhan, en découpant, juxtaposant et superposant la poésie moderne et la poésie de tradition rhétorique, sans regarder à la différence de valeur. Ainsi, il y a peu de sa considération de la richesse de Delille à son admiration pour Éluard, à qui il fait lire le poète des Jardins et qui lui répond, semble-t-il, avec enthousiasme : « Le Mercure a publié sur Delille un article de citations étonnantes36. » Ainsi n’est-il pas surprenant de lire que pour Paulhan la poésie d’Éluard est un exemple de poésie qui résiste au « mal chronique » :

Paul Éluard a conservé la patience éclatante que nous lui connaissions. Une entreprise ruineuse, qui ronge autour de la poésie tout ce qui fut la poésie, perd auprès de lui ses terreurs, puisqu’il ne redoute ni le récit et la fable, ni l’énigme et le proverbe, ni la partie grise et le vers doré37. Ni même, je le dirai, l’éloquence. […] Il porte la patience jusqu’à lui rendre ses chances. Il n’a jamais été trop vaincu38.

27 Que comprendre alors à ces aplats, à ces coïncidences, à ces palimpsestes ? La vision surplombante de Paulhan, où la critique se tient à sa fonction de distinction et de délibération, offre une certaine conception de la poésie présente et moderne qui ne regarde pas en arrière, mais qui d’une part revient aux formes, si ce n’est classiques, du moins communes, pour reconstituer les nécessaires paradigmes de la poésie vivante, d’autre part transgresse les élections et les filiations, autant que les revendications d’authenticité, afin de voir les poètes se répondre entre eux dans leur poésie. L’entreprise de Paulhan qui vise à refonder le magistère de la critique définit une relation à l’histoire qui déconstruit les discours et les relations rétrospectives, à travers une vision de la poésie dégagée de la construction historiciste dans laquelle la critique scientifique l’a fait entrer. C’est en cela que la notion d’événement ouvre la voie à une compréhension d’une histoire de la poésie dans l’épaisseur synchronique, intime et immédiate, de la pratique de la lecture.

L’événement, jalon d’une rhétorique de la modernité

28L’écart de Paulhan à la méfiance terroriste des formes se mesure à la distinction entre une littérature d’anthologie, forme investie d’une pensée, datée, passée dans la mémoire ; et une littérature à venir dans une forme brute qui lui préexiste, déjà là, genres, règles ou phrase, lieu commun ou trope, dont l’universalité la fait échapper à la rigueur historiciste, et qui attend la participation consciente d’un lecteur. Elle en appelle à une herméneutique qui parvienne à abstraire, en quelque sorte, la littérature de la littérature, l’écrit de l’inscrit, comme demandant à être toujours traduit, déchiffré. Cette application de Paulhan à revenir aux mots dans le simple appareil de leur machinerie rhétorique n’a pour effet que de gommer des hiérarchies illusoires construites dans l’idée d’une sacralisation de l’évolution de la littérature par la critique. Il propose ainsi de considérer les possibilités d’un progrès à entendre en un autre sens, qui tirerait sa richesse de sa lenteur, qui éviterait les à-coups et le déroulement linéaire du temps. Au contraire, le temps des lettres chez Paulhan se creuse dans une profondeur, ou dans une élévation, celle du lecteur qui se trouve transformé par sa lecture. Or, pour être transformé, il faut ne pas d’attente précise, ni trop se fier aux « ancêtres », aux grands noms, aux « éléphants blancs », comme il l’écrit dans À demain, la poésie.

29Ainsi, une histoire de la poésie ne prendrait sens, direction et profondeur qu’à condition de ne pas tenir compte de ce que Jauss nomme l’« horizon d’attente39 ». L’attachement de Paulhan à une pratique poétique naïve le ramenait à une poésie où ce qui prime est, d’une part, un usage non pas tant inconscient que non réfléchi du matériau poétique, se renouvelant d’une pratique singulière à l’autre, et échappant par là même à toute forme de classification, tant chronologique qu’axiologique – à toute classification historique ; d’autre part, l’effet concret que produit l’œuvre sur un lecteur qui n’a pas besoin d’être averti, comme si « la poésie naïve » était la poésie rendue à la naïveté d’une pratique commune de la lecture. Ainsi, dans Clef de la poésie, évoque-t-il pêle-mêle de grands noms de la poésie, indépendamment de toute logique historique :

Quand doctrinaires et critiques ont bien épuisé leurs raisons, la poésie naïve se lève et s’envole. On est tout surpris de la voir si fraîche – si différente des raisons. Certes il n’est rien de commun – et pas même le langage dont ils usent – aux réflexions que mènent Baudelaire et Shelley, Lamartine et Mallarmé. Pourtant, leurs œuvres se ressemblent dans l’effet, plus que l’on ne s’y fût attendu sur leur doctrine (Sans quoi parlerait-on même de poésie40 ?)

30« Parler de poésie », c’est sortir de l’histoire que tissent des discours infléchis par des horizons d’attente, ou des doctrines qui monopolisent l’espace poétique. On retrouve ici le brouillage temporel et géographique, qui met dans un même lieu commun la seule poésie. Une relecture à contre-courant de l’histoire poétique moderne livre ici le secret d’une conception de la poésie fondée sur l’attention à la communication entre une pratique poétique et une lecture sans attentes, et à l’entière et suffisante légitimité esthétique de son matériau. Le retour aux formes permet la rigueur d’une critique accordée à la justesse d’une vision toujours neuve, ne craignant pas de briser les digues qui séparent, plus que des credo esthétiques, des cultures et des traditions. Ainsi écrit-il en souvenir d’Ungaretti :

Je songe à chaque page d’Ungaretti, je me hasarde à le dire, à Leopardi. Mais de plus près encore au Rimbaud des saisons et des braises, à l’Apollinaire des fagnes. Aux poèmes des haïjins41

31Et dans Clef de la poésie, préparant l’équation de la loi selon mystère, sur le schéma binaire de la Rhétorique et de la Terreur :

Tout se passe comme s’il était un moment où chaque poète se voit contraint de manquer à son choix particulier pour suivre le choix contraire et paye d’un reniement son premier parti pris. C’est alors que le chanteur trouve son compte, et le calculateur se met à chanter : Rimbaud devient Boileau, sans l’avouer ; et Valéry, Novalis, en silence. (Comme si les poètes ne différaient guère que par la pièce de leur poésie qu’ils tiennent cachée. Le classique, romantique en secret ; le surréaliste, rhétorique sans le dire42.)

32Mais s’ils se définissent par de telles métamorphoses, ou dédoublements d’identité esthétique, c’est parce que le lecteur avisé, et libre, peut voir miroiter dans chaque poète, même les plus statufiés par l’histoire, non pas son contraire, mais du moins celui qu’on ne s’attendait pas à trouver derrière lui. Paulhan ne confiait-il pas à Ponge qu’il rêvait de voir les grands écrivains de La NRF écrire des livres secrets ? C’était un rêve de lecteur, qui aurait voulu voir Larbaud, Valéry, Gide, autrement que comme ils apparaissaient dans le champ littéraire.

33Il ne s’agit donc plus seulement de règles et de formes, mais d’une herméneutique qui permette d’entrer en contact avec le secret des œuvres, avec le point intime où l’on approche la vérité mais où cette vérité bascule à tout moment, comme Paulhan le constate encore chez Ungaretti :

Pour la première fois peut-être dans l’histoire, nous avons vu un grand poète qui fût aussi un poète d’occasions. Il sait qu’il n’est d’image valable et de poésie que celle qui met en contact des objets lointains, plus ils sont lointains. Mais je pense qu’il a su donner son plein sens à cette vieille vérité. C’est qu’elle est aussi la vérité du monde. C’est qu’un espace étrange, incompréhensible, sépare l’acte de la rêverie, la pensée du langage – et la fleur cueillie (dit-il) de la fleur offerte. C’est qu’à tout instant notre vie pourrait aussi bien s’arrêter – et tout serait à recommencer. Puisqu’il n’est point de passage raisonnable de l’un à l’autre. C’est de quoi nous avertit l’image, plus elle était improbable ; l’écart qu’elle manifeste, si grand soit-il, n’est pas plus large ni plus étroit que celui qui sépare la vie de la mort, et la navigation joyeuse de ce naufrage de chaque instant d’où nous repartons, comme un vieux capitaine échappé au sinistre43.

34On peut reconnaître le Mallarmé de Crise de vers (« la fleur, absente de tout bouquet »), et bien sûr, celui du Coup de dés, que suggèrent le naufrage et le « vieux capitaine échappé au sinistre ». Sans se risquer à une interprétation intertextuelle, on peut néanmoins remarquer qu’il ressort de ce magnifique hommage poétique une notion qui traduit cette relation intime entre le poète et le lecteur : celle d’événement intérieur. Non pas l’événement au sens historique, qui emplit le présent d’un excès de matière ou d’action, et qui existe comme tel dans sa reconfiguration par le discours, et par les discours successifs et superposés de la mémoire. L’événement appartient au récit, il se raconte. Mais chez Paulhan l’événement est de l’ordre de l’expérience intime, du réfléchi, où ce qui m’arrive est plus important, car plus vrai, que ce qui arrive : il s’agit d’une transformation intérieure fugace comme un éclair et qui bouleverse l’intuition du sens. Sa force est dans ce qu’il met en jeu : non pas un objet de connaissance, tel que l’histoire de la littérature en fournit, mais une expérience ontologique qui se joue sans cesse. Mallarmé avait monté avec le Coup de dés un drame conceptuel ; Paulhan conçoit une « aventure » de l’être poétique :

Mon propos était strictement logique. Et simplement est-il arrivé, comme l’on voit en d’autres aventures, que l’événement a dépassé mon propos. Logique, soit, et quelque chose en plus, qu’il me faut bien appeler poétique44.

35Ainsi, le propos avançait à l’horizon d’une démonstration logique qui se déroulait d’un argument à l’autre. L’événement, point saillant, vérité creusée par le langage, n’est autre que la poésie même dont le secret se voit partagé. L’événement poétique est aussi appelé par Paulhan « déclenchement intérieur », « partage du secret », il s’abstrait ainsi de la méthode et de l’outillage rhétorique, qui s’effacent devant l’expérience poétique. Cela ne signifie pas qu’il faille pour autant s’en passer, mais les dépasser pour voir la poésie, à la suite de Rimbaud, en avant, selon un principe unique de réinvention d’une langue, ce qu’exprime Paulhan en parlant d’une « expérience propre à transformer une rhétorique ». La même idée est formulée dans À demain, la poésie, où il exhorte à « penser les règles deux fois », à passer de la misère à la richesse et à « l’enthousiasme débordant ». Pour sortir du temps.

36*

37Paulhan renverse les perspectives des points de vue historiques sur la poésie. D’une part, en aplatissant les lignes de fuite d’une lecture positiviste de l’histoire de la poésie ; d’autre part, en provoquant dans le raisonnement un basculement du regard qui laisse toutes ses chances à la poésie à venir. C’est une autre façon de croire en l’histoire que de la regarder vers l’avant, non pas tant pour fixer à l’horizon une fin universelle, mais pour ouvrir le champ nécessaire au déploiement de ses moyens. Pour cela, Paulhan propose d’emprunter un point de vue qui soit antérieur aux œuvres et prospectif, et non un point de vue postérieur et rétrospectif. Ainsi se justifie la foi placée dans la rhétorique, et la prise au sérieux d’œuvres proprement déclassées : ainsi, le regard se trouve purifié de tout a priori et réconcilié avec la littérature comme communauté de moyens.

38Mais un tel changement de perspective implique une double réhabilitation : celle de la rhétorique comme méthode de production littéraire et poétique, et non comme grille de lecture critique, laquelle ne conduit qu’à un positionnement polarisé entre le dogme de la forme et le dogme de la pensée pure ; celle de la lecture comme prise en considération active et pérenne de cette communauté de moyens, et comme moyen d’accès privilégié à la vérité intime de l’œuvre comprise comme réinvention d’une rhétorique. Aucune histoire, aucun discours, ne peut empêcher un lecteur de revenir à « ce qui est », et d’y puiser son propre plaisir. La raison de cette relation libre et naïve vient du fait que la lecture prend acte inconsciemment des moyens d’expression de la littérature, et entre en relation avec l’intention d’un auteur sans même apercevoir ces moyens – la lecture est le lieu où se confirme la perméabilité du langage en même temps que sa nécessité. Ainsi, la prise de recul du critique que met en scène Paulhan se dirige toujours vers l’aveu et le récit d’une expérience intime, d’autant plus forte en poésie que la mise en œuvre des moyens est plus importante. Il en résulte un aplatissement de l’espace mémoriel de l’histoire de la poésie et une réduction infinitésimale du temps. Ainsi, le discours critique peut se faire le seuil du poétique : l’agent de transmission d’une expérience ayant touché de près une vérité secrète celée dans l’œuvre. L’acte de lecture chez Paulhan est un acte qui conduit à sortir de l’espace et du temps afin de partager le secret de l’événement poétique. Il est temps ici de livrer la fin de cet hommage à Ungaretti déjà longuement cité, mais dans lequel, précisément, le critique semble rejoindre et se confondre avec le poète :

Car s’il n’est point de mort qui ne soit aussi renaissance, ni de renaissance qui ne procède d’une mort, c’est donc qu’il existe près de nous, au plus profond des êtres et des choses, un pays innocent, où le temps nous échappe avec l’espace, et la clarté surgit à nos côtés dans la béatitude. Simplement nous faut-il, à chaque nouvelle occasion de notre histoire, retrouver, recomposer peut-être, cet âge d’or45

39Clarisse Barthélemy

40Université Paris-Sorbonne