Colloques en ligne

Thibaut Sallenave

Jean Paulhan et la philosophie

1Dans une lettre de 1946 au philosophe Yvon Belaval, spécialiste de Leibniz et correspondant de Paulhan depuis 1944, Paulhan écrit :

Que vaut la méthode dont je me sers ? C’est une méthode que l’on est tenté d’abord d’appeler rationaliste : puisqu’il s’y agit de former touchant les Lettres, un ensemble d’hypothèses et d’idées précises, cohérentes, vérifiées par l’observation. Bien. Cependant je n’ai pas plus tôt dégagé ces hypothèses (ou, à proprement parler, ces lois) que je me vois contraint, par certaines bizarreries qu’il me faut leur reconnaître, à me poser plus loin ce nouveau problème : à quelles conditions puis-je admettre les diverses hypothèses et précisément penser les diverses lois, qu’il m’a été donné de dégager ? Si vous aimez mieux : à quel prix de l’intelligence peut-on, en de telles matières, être rationaliste – être raisonnable1.

2L’étiquette de « rationaliste » est de celles que Paulhan aime le plus attacher à sa propre entreprise de classification, d’examen, et de critique des opinions en cours sur les Lettres. Cette étiquette d’allure philosophique, et qu’il feint de concéder à son interlocuteur : « si vous aimez mieux », est cependant mise en balance : être rationaliste/être raisonnable. De l’attitude philosophique à l’attitude ordinaire, de la perspicacité spéculative à la vigilance raisonnable, que signifie cet échange ? S’agit-il d’une équivalence, d’une alternative, d’une correction, comme si le raisonnable formait une position de repli pour un rationalisme dont le prix s’avèrerait trop grand ?

3Cette question du prix est certainement centrale dans la conception paulhanienne de la philosophie. Elle signale à première vue une réserve, une défiance – mais tout autant, et peut-être surtout, le constat que le geste philosophique d’investigation sur la pensée, sur le langage, sur les choses n’est pas un geste sans conséquence pour l’intelligence. Il l’engage certes à une certaine méthode, à une rigueur spécifique, mais qui ce sont là deux exigences qui ne vont pas sans reste, sans abandons, sans dommages. Le geste philosophique n’est certainement pas anodin, mais, de surcroît, il est loin d’être inoffensif, et cela, pour l’esprit même qui s’y livre. Soit. Mais de quel point de vue ? Comment, avec quels moyens, et surtout dans quelle perspective ce prix à payer pour la philosophie peut-il être mesuré, évalué, pesé ? Ce qui revient à dire : quelle conception de la philosophie rend-elle possible cette mise à distance d’un rationalisme comme option et comme coût ? Ce qu’il nous faut comprendre, c’est ce qui rend cette position possible, et définissable ; non pas simplement dans l’alternative entre ce qui est déjà philosophique, déjà travaillé de philosophie, ou ce qui n’en ressortit en rien ; – mais en tant qu’elle engage un rapport à la philosophie qu’il faut bien que celle-ci comprenne. Ce colloque porte le titre de « Jean Paulhan et l’idée de littérature ». Je voudrais pendant quelques instants, pendant une trentaine de minutes, lui en proposer un autre, afin de mesurer ce que l’on gagnerait ou non, dans la réponse que nous cherchons depuis un jour et demi, à opérer ce type de substitution.

4I.

5Le rapport de Paulhan à la philosophie s’inscrit au cœur d’un tissage multiple de filiations, d’influences, d’amitiés et de références. Dressons-en un bref panorama afin d’identifier les lignes de force de ce paysage philosophique paulhanien. Par sa formation d’abord, autant familiale (par la personnalité du père, Frédéric Paulhan) qu’universitaire, Paulhan est confronté au clivage qui traverse la philosophie « 1900 ». La philosophie de la psychologie associationniste (incarnée d’une part par Hippolyte Taine et d’autre part par Théodule Ribot, fondateur d’une chaire de psychologie à la Sorbonne, puis au Collège de France, auteur des Maladies de la mémoire en 1881 et d’une Psychologie des sentiments en 1896) en constitue l’un des versants, couramment associé à une forme de scientisme, qu’il faudrait plutôt caractériser comme un positivisme et un expérimentalisme ; Paulhan en partage les références avec Rémy de Gourmont, qui utilise les thèses de Ribot sur la mémoire pour formuler sa théorie du cliché dans l’Esthétique de la langue française en 1899. L’autre versant est formé par la philosophie de Bergson, qui fait paraître Matière et mémoire la même année que la Psychologie des sentiments de Ribot, et dont l’ascendant sur les écrivains et critiques de son époque constitue l’une des clés de la réflexion paulhanienne sur la Terreur – qui l’en proclame « philosophe officiel » dans Les Fleurs de Tarbes. Ces deux mouvements se partagent la critique d’un héritage kantiste qui constitue l’une des nombreuses références en « clins d’œil » de l’œuvre de Paulhan. On peut ainsi signaler la physionomie kantienne du titre de la Petite Préface à toute critique (à rapprocher des Prolégomènes à toute métaphysique future). C’est évidemment la question de la critique qui attire Paulhan sur ces terres. Mais là où la critique kantienne formait un tribunal de la raison, destiné à l’évaluation de ses jugements en matière de métaphysique, c’est-à-dire une élaboration des conditions de possibilité sous lesquelles la raison pure peut prétendre à des résultats spéculatifs valides, Paulhan entreprend une tâche à la fois plus restreinte et plus en recul : ce n’est plus sur la raison elle-même que la critique porte, mais sur les œuvres ; et ce sont les jugements, opinions, évaluations, conceptions des Lettres qu’elle forme que Paulhan se propose à son tour de classer et de juger. En un sens, l’œuvre de Paulhan constituerait une Critique de la raison littéraire, mais dont seraient retranchées aussi bien l’Esthétique que l’Analytique pour se consacrer à l’étude des « apparences », des opinions en cours et de leurs antinomies, bref, ce que Kant aurait nommé, à supposer qu’il lui eût reconnu la moindre indépendance, une Dialectique.

6La culture philosophique de Paulhan ne s’arrête pas là, puisqu’elle embrasse l’ensemble de la philosophie occidentale, depuis les Présocratiques jusqu’au xixe siècle. Certains traits dominent :

7(a) Il faut relever une prédilection particulière pour la philosophie de la Renaissance, historiquement ou intellectuellement comprise entre la fin de la scolastique et la naissance du cartésianisme. Cela tient à la place de la rhétorique dans ce genre de réflexions, articulées contre la référence aristotélicienne et en parallèle avec la réévaluation humaniste (érasmienne) du cicéronisme. Ainsi Paulhan fait-il mention de Pierre de la Ramée (Ramus), théoricien d’une logique de la controverse (Ars disserendi) et adversaire d’Aristote, qui se propose en 1546 d’« introduire l’éloquence dans la philosophie et la philosophie dans tout discours », du catalan Raymond Lulle, et jusqu’à Vico, dont il accentue l’étymologie spéculative de l’Antique Sagesse de l’Italie (1710), plutôt que la doctrine de l’histoire-providence de la Science nouvelle (1725-1744). Cet intérêt tient, tout particulièrement avec Lulle, à ce que Michel Charles considère comme la nostalgie d’une pensée renaissante de la connivence entre le réel et le discours, dans laquelle « les articulations oratoires du discours » formeraient « l’écho ultime et le prolongement extrême des idées éternelles et de leur manifestation concrète2 ». De ce rêve d’une cosmologie allégorique et hermétique, Paulhan entretient la célébration et enregistre l’échec avec la notion de détour, qui constitue chez lui à la fois le pendant et la critique d’un idéal d’ascension mystique des signes aux choses, de la parole au Verbe, de la grammaire au principe divin et organisateur du monde.

8(b) De la même façon, Paulhan fait montre d’une attention particulière à l’empirisme des Lumières, aussi bien anglais (ou écossais) que français : les noms de Hume, Diderot et Condillac signalent un équilibre entre ses tendances opposées, scepticisme, matérialisme, sensualisme, mais dont les thèses présentent l’intérêt d’avoir articulé de façon claire les grandes inflexions possibles d’une genèse, psychologique, naturelle, corporelle, historique du langage – sans oublier le slogan thérapeutique d’un tel empirisme, particulièrement manifeste chez Hume, qui procède à la critique des faux problèmes de la spéculation métaphysique par la réhabilitation d’un sens ou d’un sentiment commun, plus attentif à l’exactitude des mots qu’à l’abstraction froide des théories.

9De cette culture d’ensemble, on ne saurait toutefois conclure à une idée de l’histoire de la philosophie propre à Paulhan. Le goût des petits textes, des auteurs mineurs ou inconnus, des citations énigmatiques, voire apocryphes, fonctionne comme effet de dispersion de la tradition philosophique. Le jeu de l’érudition se nourrit d’une pratique de la mention allusive, qui vise en réalité à étaler les positions théoriques en une gamme fort disparate, où le souci des continuités historiques cesse de fonctionner comme principe d’unité. À la hiérarchisation historique des textes et des doctrines, Paulhan fait subir une sévère déstabilisation, destinée à les ramener sur un plan unique, celui de l’observation. L’effet de montage ou de puzzle savant des références constitue en effet l’étape préliminaire du programme paulhanien de nomenclature, tel qu’il se trouve énoncé en 1953 dans la Lettre à Maurice Nadeau :

Ce que je tâche de mener à bien depuis pas mal d’années, c’est une sorte de nomenclature, ou de caractéristique des Lettres, où les opinions diverses, qui ont eu cours de tout temps sur la littérature, se trouveraient réunies, classées, confrontées, ce serait peu : jugées (dans la mesure du possible) sur leur exactitude3.

10La classification ou la taxinomie des diverses opinions passe donc par l’élimination de leur historicité et la déstructuration des traditions auxquelles elles appartiennent. Il s’agit de les considérer en extériorité, dans l’horizontalité d’une perspective partes extra partes, comme des spécimens. Peu importe donc qu’il existe une distance intellectuelle plus grande entre un Platon et un Bergson qu’entre un Bergson et un Alain. Dans la « caractéristique » paulhanienne (il y aura lieu de revenir sur les connotations de ce terme), il n’y aura nulle extravagance à classer Platon et Bergson dans la catégorie des Terroristes, et Alain dans celle des « Rhétoriqueurs » : car c’est dans la perspective propre du taxinomiste, et non dans celle de l’historien de la philosophie, que se peuvent isoler certains caractères en commun, quoiqu’à plus de deux mille ans de distance, et des différences infranchissables, malgré la contemporanéité. Cette désinvolture historique en entraîne une deuxième. C’est que l’observation n’a pas à s’attacher aux distinctions traditionnelles dont elle n’a cure pour sa propre visée. Les opinions philosophiques sont opinions, et ne réclament donc aucun traitement séparé. Par conséquent, la philosophie cesse de se prévaloir d’une autonomie et d’une autorité à l’égard des autres opinions. Dans la recomposition universelle des ces dernières, le caractère philosophique d’un jugement perd toute pertinence du point de vue des critères de classification mobilisés. Cela ne signifie pas qu’un tel jugement sera tenu pour moins instructif qu’une opinion « littéraire » ; mais la philosophie n’ajoute aucun crédit, aucun prestige, aucun mérite particulier, bref, aucun statut d’exception sous l’œil entomologiste de Paulhan.

11(c) Il faut enfin mentionner l’usage, fréquent à partir des années 1950, des philosophies extra-occidentales. À l’hindouisme et au zen, Paulhan emprunte de plus en plus de traits pour éclairer son propos. Mais on aurait tort d’y voir le dessein de substituer globalement un système de pensée à un autre, maladroitement paré des prestiges de l’exotisme et de l’étrangeté : major e longinquo reverentia. De même que, dans la conférence de 1939 intitulée « D’un langage sacré », Paulhan affirmera qu’il est allé chercher dans le proverbe malgache ce qui se trouvait déjà sous ses yeux dans le cliché, de même les soutras ou les livres védiques ne constituent localement qu’un lieu d’éclaircissement ou, pour ainsi dire, de grossissement des hypothèses discutées. C’est un dispositif optique dont la lentille réclamerait qu’on y regardât de plus loin pour y voir de plus près. L’altérité n’y fonctionne donc qu’à la manière d’un révélateur. Elle est une stratégie dans le procédé du détour, dont on attend de la distance culturelle qu’elle réalise en fait pleinement l’effet heuristique de la (fausse) digression.

12De ces brèves analyses, on peut tirer le constat suivant : la philosophie pour Paulhan ne constitue ni un corps cohérent de doctrines, ni une histoire singulière à traiter en propre, ni une méthodologie particulièrement exemplaire. Il s’agit plutôt d’une gamme d’opinions que le projet taxinomique regarde à distance. Nul privilège particulier des textes et des systèmes, dans la mise en scène d’une observation qui exige de les traiter comme spécimens, objets d’étude, exemples, et donc d’en conjurer les séductions comme les prestiges. À cet égard, il est difficile de ne pas songer au point de vue de Pascal (référence qui forme un fil rouge de la réflexion de Paulhan, et dont la continuité paradoxale tient à la multiplicité des concepts qu’il colore, renversement, misère, point de fuite) : « opinions des philosophes » et non « opinion de la philosophie », comme si celle-ci constituait un régime propre de véracité. Mais, comme chez Pascal, la question cruciale de la juste perspective ne manque pas de se poser : « dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera4 ? » La neutralisation d’un concept de « point de vue philosophique » se paie d’une difficulté à définir le point depuis lequel ces opinions se laisseront étaler sur un seul plan, une seule surface.

13II.

14Tâchons d’examiner ce problème en restreignant le panorama philosophique de l’entreprise paulhanienne, et en la considérant sous trois figures : celle de l’amitié, avec Bernard Groethuysen, celle du malentendu, avec Yvon Belaval, et celle de l’opposition, avec Jean-Paul Sartre.

15(a) L’amitié avec Bernard Groethuysen (1880-1946), philosophe allemand, héritier de Dilthey et Simmel, est évidemment l’une des données incontournables de la conception paulhanienne de la philosophie. Dans le texte d’hommage destiné à servir de Préface aux œuvres de celui-ci5, Paulhan salue en lui l’héritier critique de Hegel et l’ennemi des systèmes. À la suite de l’herméneutique diltheyienne et de la sociologie de Simmel, s’est opérée une déstabilisation sans retour de la pratique philosophique hégélienne et post-hégélienne, et la thématisation, via le concept de compréhension, d’une sous-détermination fondamentale de la pensée signe le constat d’un inachèvement constitutif du concept, une fois exilé de la métaphysique de son autodéveloppement. Paulhan voit dans Groethuysen celui qui a poussé les conséquences jusqu’à leur terme, jusqu’à se dépouiller de toute pensée propre pour laisser place aux opinions des amis et des adversaires. Hommage en forme de paradoxe, mais qui exprime une conception de la pensée que Paulhan croit repérer chez « Groeth » : « Il tenait que chaque pensée mendie d’être repensée6. » Cette phrase exprime toute la tension de la représentation paulhanienne de l’activité dianoétique : la pensée est fondamentalement quelque chose qui se trouve, et qui se réeffectue. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cela ne revient pas à formuler la thèse d’une objectivité de la pensée, d’une pensée-objet. On touche ici au cœur de la difficulté principale de la réflexion paulhanienne sur l’activité dianoétique : car c’est en réalité cette même illusion d’objectivité qu’on rencontre dans la thèse d’une extériorité de la pensée à l’égard du pensant, et dans celle de la genèse de celle-ci à partir d’une faculté psychique déterminée. Dans les deux cas, on postule une nature différente de la pensée pensante et de la pensée pensée, comme s’il fallait en dupliquer le terme pour en rendre plausible le correct accomplissement. Or la pensée n’est ni contenu, ni visée d’une entité différente d’elle, elle est précisément le développement, l’étude, l’analyse d’une opinion, dans laquelle l’observateur n’a d’autre choix que de se laisser guider par la morphologie particulière de sa structure, ce qui est précisément ce qu’on appelle penser. La pensée paulhanienne possède en elle-même un certain degré d’organisation, de robustesse, de cohérence – qui est précisément ce qu’il appelle ses lois – qui donne l’illusion de l’objectivité ou de la fixité aussi longtemps que l’on n’a pas commencé d’en suivre le rythme propre. De sorte que l’examen d’une pensée ne peut se prévaloir d’aucune distance par rapport à elle, que l’observation ne peut se différencier de l’observé, car il n’existe aucune appréhension autonome de la pensée, aucune perception de la pensée qui ne soit par la pensée elle-même ; qui ne soit déjà une façon de la suivre et d’en observer (c’est-à-dire d’en respecter) le développement – et, la remarque est de taille, si capricieux soit-il. Telle est en effet la nature de la pensée selon Paulhan que nous n’en trouvons presque jamais de simples. L’analyse de la pensée ne produit aucune garantie d’intelligibilité progressive, comme si elle gagnait en clarté dans le dépliement expressif de ses plis. C’est même tout le contraire : nous sommes forcés d’assister à ses caprices et ses imprévus, dans un processus qui est plutôt celui de la transformation que de la progression – un peu comme un origami. De sorte que nous ne manquons pas de devenir sujets et spectateurs de notre propre activité intellectuelle : non parce qu’elle se déroulerait sans nous, mais parce que c’est à s’y livrer que nous nous découvrons tout à elle, sans position de recul ou de distance à l’égard de son jeu.

16(b) Or, c’est un fait qu’une telle conception nous étonne ; mieux, qu’elle rencontre en nous de sérieuses résistances : toute la question est donc d’identifier le point de vue correct sous lequel ce fonctionnement nous paraîtra mériter qu’on s’y abandonne. On a vu qu’une telle conception supposait que soit combattue l’illusion d’une pensée fixe, arrêtée, devenue chose. Mais c’est tout le propos de Paulhan de reconnaître dans une conception dynamique du penser moins la rectification des illusions que le dévoilement d’un régime d’illusions placé en son cœur même. Or, dans la mesure où se trouve éliminé, en même temps que la pensée-chose, le concept d’une appréhension ou d’une perception de la pensée, qui lui est solidaire, il n’y a pas d’autre choix que de s’y livrer. C’est le mérite de Belaval que d’avoir attiré très lucidement l’attention sur la tension profonde que fait surgir cette représentation de la pensée au sein du projet de nomenclature ; avec ce doute sur la capacité de comprendre philosophiquement la méthode de Paulhan qu’exprime, dans une lettre de 1951, la notion de malentendu : « Votre réponse m’arrêtait parce que ma critique semblait si simple qu’il fallait bien qu’il y eût un malentendu systématique entre nous – de l’ordre de 2 + 2 = 57. » Au vrai, le malentendu est largement du fait de Paulhan : lorsqu’il annonce son projet de nomenclature et de caractéristique, il provoque Belaval sur son propre terrain en adjoignant à ce dernier terme l’épithète leibnizienne d’« universelle ». La caractéristique universelle de Leibniz se donnait pour objectif l’élaboration d’un langage formel dont les caractères, définis une fois pour toutes et non équivoques, permettraient une évaluation directe en termes de vérité et de fausseté des phrases qu’ils traduisent, ouvrant la voie à un calcul des prédicats et des propositions que le langage ordinaire, « naturel », rend impossible. Or un tel projet devient profondément contradictoire dès lors que la clause d’un langage de convention, tout à fait univoque, se trouve biffée par un Paulhan résolu à suivre le plus loin possible les détours des illusions à l’œuvre dans les opinions. La nomenclature suppose un ordre autonome de l’observation, c’est-à-dire la définition d’une méthode et de critères dont on a vu que Paulhan insistait pour qu’ils ne fussent pas tirés des critères traditionnels d’unification des discours. Comment garantir la validité d’un tel projet dès lors que dans l’ordre de l’examen de l’opinion, Paulhan fait valoir l’artifice et l’impossibilité d’une distinction de l’observateur et de l’observé ? Cette problématique est au cœur des échanges épistolaires avec Belaval en 1950, où le philosophe critique l’idée que la méthode de classification puisse jamais procéder de ce qui est observé, particulièrement lorsqu’il s’agit d’opinions elles-mêmes méthodiques. La question rebondit avec la substitution par Paulhan du terme d’« illusion » à celui de « méthode ». Il se peut, explique Paulhan, qu’il soit prématuré encore de formuler une méthode nomenclaturale. Reste qu’en ce stade encore préliminaire de sa recherche, il faut bien que les illusions à l’œuvre dans les opinions en cours soient suivies – parce qu’il n’est pas d’autre choix que de les suivre, ainsi le veut sa conception de la pensée. Il faut déployer ces illusions latentes, avant que de les rectifier. Et, là est le casus de la dispute avec Belaval, la rectification des illusions ne peut procéder que du stade dernier de la pensée, parce que c’est à ce stade seulement qu’elle commence à sécréter le point de vue sous lequel ces illusions se révèlent bel et bien comme telles. C’est là renverser l’ordre des raisons pour son correspondant. C’est qu’en bon leibnizien, il fait de l’analyse des pensées le procès d’une dissolution des illusions, sur le modèle d’une linéarité de l’expressivité, toujours plus riche, claire et vérace à mesure qu’on s’y déplace. Selon Paulhan, à l’inverse, la dissolution des premières illusions, liées à la fixité des pensées-choses, mène au contraire à une étape dans laquelle la pensée ne se donne plus que comme illusions : phase dynamique et inquiétante dans laquelle nulle position ne peut être tenue sans être renversée en son contraire. On y reconnaît le mouvement des Fleurs de Tarbes, dans lesquelles les premières critiques de la Terreur conduisent à un point de vue où les positions de celle-ci s’échangent avec celles de la Rhétorique. Par conséquent, le point de vue dans lequel une nomenclature devient possible ne vient qu’en dernier, lorsque le régime d’illusions de la pensée finit par sécréter le point de vue d’après lequel, à leur tour, ces illusions s’ordonnent, en une perspective plane et classificatrice.

17(c) Ainsi le projet nomenclatural de Paulhan ne revient-il pas à organiser la thèse d’une pensée directrice, méthodologique, d’une raison, telle au moins que l’entend la philosophie. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une dialectique paulhanienne, au sens rigoureusement pré-hégélien du terme : de même que la dialectique aristotélicienne commençait par l’examen des opinions admises (endoxa), de même que la dialectique kantienne procédait par examen des antinomies, c’est-à-dire des thèses spéculatives qui se contredisent, de même la perspective paulhanienne se situe à ce niveau où les pensées, amputées d’un quelconque critère de hiérarchie les unes par rapport aux autres, fonctionnent comme des arguments dans la logomachie de la critique – arguments dont la Lettre à Maurice Nadeau enregistrait la « détection » comme la première de ses tâches. Reste que ce rationalisme paradoxal, on l’a vu, s’accompagne d’une véritable conception de la pensée, qui fait droit à ses caprices, ses illusions, ses détours. Dans l’éclatement et la dispersion qu’il leur fait subir, Paulhan, dans le même texte, est conduit à nier, en un geste parfaitement cohérent, l’existence d’une logique unifiée permettant d’en rendre compte, pour lui substituer l’idée d’une logique brute « dont relèveraient, plutôt que les philosophies et les sciences, les querelles de ménage, la propagande politique et la publicité des grands magasins8 ». C’est qu’à chaque pensée correspond un type de développement dont on ne peut établir les règles avant que d’en avoir fait l’épreuve, et dans laquelle les illusions ont leur compte. C’est dire que chacune délivre une impression de nouveauté, un sentiment de curiosité ou d’exaspération. Or, c’est un fait qu’en cela, elles exercent sur nous le même effet que des mots.

18Tel est le centre, le point névralgique de la réflexion paulhanienne. On ne comprend pas la thèse de Paulhan selon laquelle il existe une projection de la pensée sur le langage qui fait de celui-ci le terrain privilégié pour l’examiner, si on ne comprend pas que celle-ci est autant une thèse sur la pensée que sur le langage. Paulhan ne se borne pas à affirmer que le langage permet ces accès au monde invisible des pensées ; encore plus inexact serait-il de dire qu’il se confond avec elle. Mais c’est en raison de ce caractère imprévu, capricieux, toujours nouveau, en un mot : mystérieux de chaque pensée que le langage doit être examiné dans ce qu’il nous révèle de ce mystère. Paulhan nous met en garde contre deux écueils : (i) celui qui consisterait à isoler pensée et langage dans deux règnes différents (telle est la Terreur) et (ii) celui qui identifierait la pensée et le langage (c’est le cas d’une Rhétorique naïve, ou d’une intelligence naïve de la Rhétorique). Toute la question est d’interroger le langage au niveau, c’est-à-dire, une fois de plus, sous une certaine perspective, dans lesquels la pensée, dans tout le mystère de sa singulière logique, se révèle ; dans lesquels, loin de nous la dissimuler, le langage nous la donne, mais dans son véritable fonctionnement, c’est-à-dire non comme objet, mais comme activité, doublement structurée et déroutante. Il y a une perspective dans laquelle la pensée nous paraît n’être que phrases (ainsi la Terreur perçoit-elle le cliché) et une autre dans laquelle une phrase semble renfermer la totalité d’une pensée (tel est, en politique, le statut du grand mot). Or toutes deux sont profondément inexactes, parce qu’elles traitent le langage en simples phrases, ou les mots en (courtes) pensées ; elles partagent ce présupposé de faire du mot ou de la phrase la « chose » qui nous est donnée, l’objet que nous appréhendons – pour lui donner la figure soit d’une pure matérialité, soit d’une pensée-chose, c’est-à-dire d’une illusion de pensée. Or le secret est ailleurs : dans une certaine façon de percevoir le mot ou la phrase qui nous les donne comme une authentique pensée. C’est cette double thèse d’un fonctionnement authentique et capricieux de la pensée d’une part, et d’un accès unique à la pensée par le langage d’autre part, qui fournit l’hypothèse d’une perspective dans laquelle le langage nous fait correctement voir la pensée. Pourquoi cette perspective est-elle la bonne, et comment la repérer ? Parce qu’elle nous fait voir le langage dans le même fonctionnement paradoxal, capricieux, équivoque que l’idée dont il est le signe. Parce qu’elle nous fait percevoir un événement de langage, qui est la trace d’un événement de pensée.

19Semblable thèse paraît à Paulhan profondément non philosophique, au sens où la philosophie s’est systématiquement interrogée sur une pensée-chose, qui ne pouvait trouver son point d’appui que dans une thèse d’extériorité réciproque de la pensée et du langage. À cette philosophie, Paulhan oppose une rhétorique décryptée, c’est-à-dire une rhétorique seule susceptible d’interroger le langage au niveau de problématicité dans lequel la complexité de la pensée nous apparaît soudain : bref, lorsque le langage se fait événement, occasion d’incertitude, problème. Tel est, dans la rhétorique paulhanienne, le rôle de la figure de mots, suspendue entre pensée et langage, car devant être tranchée en l’une ou l’autre, sans garantie définitive. Ainsi écrit-il, dans l’essai éponyme :

« Les philosophes se sont demandé de tout temps s’il existait une pensée sans mots ; mais la Rhétorique, en retirant à cette pensée toute expression certaine et faisant en quelque façon à nos yeux vaciller le langage, nous débarrasse à sa manière du poids et des contraintes dont les mots pèsent sur l’âme9.

20Un « vacillement » du langage, tel est le relai d’une incertitude fondamentale du développement de la pensée.

21Cet instrument est celui qu’il fait valoir contre Sartre, dans les dernières pages de la Petite Préface, sous le titre de « Jean-Paul Sartre n’est pas en bons termes avec les mots ». « Jean-Paul Sartre, écrit Paulhan, s’est une fois pour toutes prononcé sur les problèmes du langage. Il leur consacre quelques quatre-vingts pages, qui sont méthodiques et méticuleuses, coupées de petites scènes sociales ou érotiques […] – et auxquelles je ne vois qu’un défaut : c’est que, malgré la bonne volonté, les loyaux efforts de Sartre, il n’y est pas une fois question de langage10. » Le passage incriminé est certaine page de Situations, page « frappante », écrit Paulhan : « Ah ! Et puis les philosophes ne nous avaient jamais dit qu’ils allaient au bordel11. » Mais la description phénoménologique de l’épaisseur du regard d’autrui – cette femme immobile, haineuse et perspicace, me regarde sans mot dire pendant que je vais et je viens dans la chambre –, pour saisissante qu’elle soit, peine à remplir sa prétention : « voilà tout le langage », prétend Sartre, « c’est ce dialogue muet et désespéré ». Paulhan a beau jeu d’y dénoncer une désinvolture surprenante dans le traitement du langage : « Drôle d’idée que d’aller chercher – qui plus est, de trouver – “tout le langage” dans une scène où personne ne dit mot ! » Paulhan est certes sensible à la structure de l’argument : pour Sartre, la question philosophique du langage ne forme « qu’une spécification régionale du grand problème ontologique de l’existence d’Autrui ». Reste à savoir de quel langage parle Sartre, c’est-à-dire sous quelles conditions de définition du phénomène langagier celui-ci peut se voir annexé à la question de l’Autrui. Or Sartre se donne une situation où l’Autrui s’offre sous la forme inquiétante de la présence muette pour penser le langage. C’est-à-dire que le problème du langage se trouve moins dérivé, supprimé, que retranché d’entrée de jeu. Il n’en subsiste que l’ombre, dans une situation destinée à prouver la superfluité de la parole dans le dégagement de la présence de l’autre. Mais pour établir cette superfluité, estime Paulhan, il faudrait que la scène soit au contraire toute verbale, loquace, et que cette loquacité soit découverte comme à la fois inséparable et pourtant extrinsèque à l’expérience de l’autre et de son regard, que le langage soit établi comme pur effet – externe, inessentiel – de l’existence néantisante de la deuxième personne. Au lieu de quoi Sartre nous donne une scène de silence. C’est pourquoi Paulhan finit par caractériser la situation sartrienne comme « un monde de rêves » – un monde à la Giraudoux. Cela tient à ce que cette réalité de l’expérience d’autrui est en fait alternativement surchargée de notations phénoménologiques, de qualia vivement décrits, et en même temps appauvrie de tout ce qui devrait s’y trouver : parole, pensée, corporéité. La tâche est trop aisée, qui fait du manque le cœur d’une scène dont on a retiré tout le sens ; d’attribuer à autrui la fonction d’une déréalisation, dans une scène où toute résistance du réel a été initialement ôtée à l’imagination paranoïaque de son narrateur. Sartre part d’une scène-limite pour en généraliser les règles, ou plutôt leur état, tout provisoire et circonstanciel, de vacillement. Par là, l’hypothèse d’un adossement du langage à la question d’autrui se trouve évacuée aussitôt qu’elle est énoncée : car en admettant que le langage nous découvre la problématicité de l’autre, il faut être en mesure de l’éprouver comme problématique. Faute de quoi, dans l’instauration de ce silence qu’opère Sartre dans sa « page frappante », les conditions ne nous sont pas données d’une épreuve de cette problématicité. D’où le verdict final sur la philosophie sartrienne :

Il faut croire que la tâche des philosophes est difficile, s’ils doivent user, pour la mener à bien – que dis-je, pour l’entreprendre – de tant de biais et de trucs. Le plus courant de ces trucs consistant jadis à feindre qu’on ignorât cela même que l’on savait le mieux : à faire table rase. […] Mais nous avons changé tout cela. De nos jours l’on commence volontiers par feindre que les choses soient tout autres qu’elles sont : les oreilles nous servent à voir, et les yeux à entendre ; une idée, c’est la même chose qu’un mot ; l’âme n’est pas différente du corps12.

22La référence cartésienne (feindre d’ignorer ce que l’on sait le mieux) ou husserlienne (l’épokhè phénoménologique) sert ici à faire saillir, par contraste, l’entreprise sartrienne. Ce n’est pas que Sartre élimine certaines conditions de l’expérience pour en faire surgir le contenu invariant ; c’est plutôt qu’il imagine faire cela lorsqu’en réalité il superpose ces conditions, lorsqu’il les déplace, lorsqu’il attribue à certaines ce qui relève d’autres pour en faire saillir l’ambiguïté fondamentale, l’absence profonde de réalité. Cette description paulhanienne de l’épokhè sartrienne est sans doute l’une des plus saisissantes et profondes qui soient : elle fait voir que cette épokhè est moins suspension que métaphorisation des données de l’expérience, moins mise en suspens que dérèglement, perturbation, transposition, déplacements. L’argument paulhanien pour la déstabiliser consiste à n’y voir qu’une manière de jouer avec l’expérience, de réduire la problématicité de la donation des choses, des êtres, et du langage, dans une mise hors circuit de leurs conditions effectives d’émergence – bref, d’ôter à la réalité sa structure phénoménologique première, pour en faire l’expérience fondamentale d’une déréalisation, c’est-à-dire d’un néant.

23C’est donc le geste phénoménologique en son entier, sous la forme d’une mise hors circuit des circonstances de la donation de la pensée, ou d’une métaphorisation non réglée de celle-ci, que rejette Paulhan. En faisant valoir la thèse, d’apparence positiviste, d’une inséparabilité du langage et de la pensée, il s’agit de mettre en œuvre la pertinence du seul regard critique, ou plus exactement rhétorique, qui n’est pas simple examen du langage, mais qui est attention fondamentale au niveau de problématicité où celui-ci nous fait voir le régime véritable de la pensée. La « phénoménologie » paulhanienne, ou plutôt son antiphénoménologie, ne commence pas dans une esthétique, mais dans une rhétorique ; non dans la perception, mais dans la critique, non dans le phénomène, mais dans la figure ; non dans l’essentiel invariant d’un contenu de pensée, mais dans la variation constitutive d’un événement de langage ; non dans l’évidence perceptuelle de la chose même, mais dans le vacillement de la pensée.

24III.

25Reste un problème fondamental : y a-t-il un sens à accorder au type d’expérience dont parle Sartre, expérience-limite d’une donation muette, sans langage, de l’idée ? On a vu que Paulhan reprochait à l’auteur de L’Être et le Néant de faire de ce type d’expérience une description des conditions générales de toute expérience, et d’y voir le régime de fonctionnement universel de la pensée. La critique paulhanienne de la généralité d’une telle expérience, et de son contenu – l’idée, sous toutes ses formes – constitue le double levier d’une réflexion d’allure nouvelle, qui s’étend depuis l’art informel jusqu’à la question d’une expérience fondamentale du réel. En elle, le rationalisme paradoxal de Paulhan se transforme en une affirmation de réalisme. Cette question se trouve traitée dans Le Grand Scandale de la philosophie et dans Le Clair et l’Obscur.

26(a) Le Grand Scandale de la philosophie13 reprend le thème principal de la Critique de la raison pure : sous quelles conditions l’expérience peut-elle nous donner un brevet de réalité ? Mais la stratégie paulhanienne est de refuser de voir dans un certain type de description de cette expérience – description théorique, philosophique de ses structures et des facultés qui les mettent en œuvre – la réfutation du scepticisme qu’elle prétend constituer. La raison en est la même que celle qui a été jusqu’ici avancée : une certaine représentation de la pensée dans laquelle celle-ci forme un argument, une preuve : « L’ingéniosité, la puissance, la cohérence du raisonnement sont des qualités de la pensée : elles ne font que nous enfoncer plus avant dans la pensée : soit, par opposition à la Réalité qu’on voulait prouver, dans le rêve et la fantasmagorie14. » Une telle déclaration semble vouloir affirmer que la proximité du langage et de la pensée, du fait que la pensée peut être traitée en langage et le langage en pensée (à condition de disposer du bon point de vue pour opérer cette équivalence, point de vue rhétorique rénové), se paie d’une extériorité radicale de leur règne à celui de la réalité. On voit qu’il s’agit là d’une contrepartie en apparence naturelle de la méthode paulhanienne : une entreprise de nomenclature des opinions, où les pensées sont détectées comme arguments, semble devoir exiger de traiter les pensées en pensées, et de conjurer en profondeur leur rapport avec les choses. En d’autres termes : le projet antiphilosophique de classification des pensées semble se payer d’une neutralisation ontologique complète de celles-ci, au sens où leur rapport avec les choses ne constitue pas un critère pertinent pour leur analyse. Deux questions se posent dès lors : (i) lorsqu’on a traité langagièrement les pensées – selon les termes d’une détection des arguments, d’une logique brute, ou d’une grammaire des idées –, quelle place reste-t-il pour l’évaluation du rapport de la pensée aux choses ? (ii) Ce rapport peut-il être formulé de manière non philosophique ? Tel est l’enjeu et la cohérence de la réflexion de Paulhan : maintenir la validité du projet nomenclatural même dans une réflexion sur le rapport au monde de nos pensées passe par l’idée qu’il n’y a pas de bonne description philosophique, ontologique, métaphysique de ce rapport. Le projet nomenclatural est en effet le seul à nous donner la bonne représentation de la pensée ; celle-ci permet d’élucider ce rapport de la pensée aux choses, et dans un type d’énonciation qui n’est pas celui de la philosophie. Il y a une raison fort simple à cela : c’est que, de quelque manière qu’on envisage ce rapport, on est conduit à le penser. C’est dire que le rapport pensée/monde s’évalue en termes de pensée, qu’il n’y a pas moyen de sortir de la pensée pour mesurer son rapport au monde. Cette thèse est d’allure fondamentalement kantienne – nous ne sortons pas des structures de notre expérience pour éprouver le monde. Chez Kant, cette formulation est une thèse, qui ouvre la tâche d’une constitution de l’objectivité au sein de ces structures qui n’ajoute ni ne retranche aucun des critères traditionnels que nous lui reconnaissons. Mais il en va très différemment chez Paulhan : dire que nous ne sortons pas des pensées pour les mesurer au monde exprime très exactement un défaut de la question, une erreur dans cette représentation de la pensée. Paulhan dénonce donc un geste très profondément semblable à celui du Terrorisme dans cette évacuation du terrain de la réalité menée à partir du postulat d’une extériorité de la pensée par rapport à lui. Il faut voir, dans cette ouverture de la question du réalisme des pensées, le déplacement de la question de la critique du rapport pensée/langage à celui de la philosophie, interrogée cette fois dans son cœur même, à savoir celui d’une métaphysique du monde et de l’expérience. Or Paulhan continue d’affirmer ici la parfaite validité des principaux acquis de la méthode nomenclaturale. Parce qu’elle impliquait la recherche d’une juste perspective sur le fonctionnement de la pensée, elle peut encore être menée à bien ici, en trouvant le juste point de vue qui nous permet de traiter la pensée comme la chose elle-même.

27(b) Or, c’est un fait que cela arrive dans la plupart des cas – c’est ce que les Fleurs se bornaient à enregistrer. Reste à savoir comment cela est possible – ce qui garantit une validité à cette attitude quotidienne de traiter les pensées en choses. Pour Paulhan, il est clair que c’est dans la pensée elle-même qu’il faut trouver le « point de contact » avec la réalité. Mais ce n’est pas au sens où la pensée nous donnera la chose. C’est au sens où la pensée, menée à son terme, sécrètera le point de vue d’après lequel l’idée d’une extériorité à l’égard de la chose se révèlera comme une illusion. Il ne s’agit pas d’une thèse selon laquelle la pensée, menée jusqu’à un certain point, se change en chose, mais plus exactement de repérer le point où elle s’échange avec la chose. Or il semble qu’entre Le Grand Scandale de la philosophie et Le Clair et l’Obscur15, cette conception de l’échange n’est pas la même. Le thème principal du Grand Scandale est celui du scepticisme et des manières de le conjurer. Dans les stratégies de réfutation du scepticisme, Paulhan découvre le thème constant du petit fait ou du petit geste, le pincement ou le couteau du jeune bûcheron enfoncé dans la cuisse, parallèle au prélèvement de formes et de traits qui, dans la peinture moderne, non figurative, vise à la perception d’un grain de réalité épuré du pittoresque et de l’onirisme figural. La pensée s’y révèle comme troquant la richesse perceptive ordinaire, dans son opulence et sa monotonie, contre une pauvreté essentielle où s’affirme pourtant la perspective exacte de la certitude du monde. C’est donc par un jeu d’appauvrissement, par un échange entre le tout et le (presque) rien, bref, par une opération de néant que la pensée se renverse en chose. C’est en abolissant en elle-même la richesse de l’expérience qu’elle peut s’échanger au bon cours avec la chose :

Les traits d’un univers réduit à des idées nous ont paru être […] la monotonie et l’identité (car tout s’y trouve exactement ramené à de la pensée), le profane (car tout y est pareillement considéré, sans nulle part de mystère), le manque de distance et d’écart (car tout s’y trouve également proche de nous). Nous nous y voyons enfermés à jamais dans notre monde. Et bref, tout se passe comme si de l’un à l’autre état, comme si le Néant avait joué : comme si c’était le Néant lui-même (si je peux dire en chair et en os) qui fût venu disloquer un monde complet, égal, accompli – un monde trop parfait16.

28On retrouve le thème cher à Paulhan d’une affinité profonde entre l’art abstrait et le mysticisme, ou en tout cas les formes ascétiques visant à abolir l’exercice de la pensée : comme si, menée jusqu’à son terme, elle pouvait éliminer en elle-même toute forme de richesse et de complexité, jusqu’à pouvoir s’échanger avec la chose : celle-ci étant, dès lors, pauvreté pure de ce qui est au plus bas niveau de détermination, aspérité, saillie du monde prise contre la perfection trop grande de l’univers intellectuel.

29(c) Dans Le Clair et l’Obscur, en revanche, ce thème du néant se trouve remplacé par celui de l’obscur, à travers l’examen des deux grandes expériences, celle de la flaque d’eau gelée en plein bombardement et celle de l’expédition nocturne. Alors que la première de ces deux expériences semble indiquer la possibilité d’un échange entre le plus petit des faits et la fantasmagorie d’une pensée devenue spectacle – à la manière du pincement ou du couteau –, la seconde fait apparaître un processus de révélation à la lumière d’une chambre obscure. Dans l’expérience de la pièce plongée dans le noir, la neutralisation des conditions ordinaires de l’expérience se manifeste en une submersion de Paulhan sous des impressions devenues égales en force. On y retrouve l’idée d’une perspective sans profondeur qu’il décèle dans l’art abstrait, comme cette fois échange de l’habitude avec une donation du monde dans l’égalité et la coaction des choses ; donation de même niveau, non plus incrustée dans la présence inquiétante et menaçante d’un Autrui, mais affleurant sous une nappe de perceptions avivées où, écrit Paulhan, « tout me concernait, tout m’était passionnant, tout m’était diablement vrai17 ». La pensée a cessé de s’abolir dans un processus d’ascétisme. Au contraire, à partir d’un point de vue retourné, en négatif, c’est la totalité des choses qui se trouve donnée avec une semblable force. Ce qui fait dire à Paulhan que la pensée est susceptible de s’échanger avec les choses dans la perception d’un fond, d’une obscurité ultime à partir de laquelle la clarté de ses déterminations constitue celle des choses elles-mêmes : comme s’il fallait qu’au plus profond de cette obscurité, par la neutralisation provisoire de ces conditions d’exercice normales, la bonne perspective s’ébauche d’une complète conversion de la pensée avec la chose. Parvenue à un certain stade, la pensée se découvre comme pure perspective, comme point focal, aveugle, à partir duquel toute autre pensée se découvre de même valeur que la chose, de même poids et de même certitude qu’elle. Mais il ne s’agit plus là d’un contenu, moins encore d’une faculté pure ; c’est le fondement même d’un processus de transparence aux choses qui, pour s’accomplir, a dû rencontrer le point aveugle qui la rend possible.

30De cette reconnaissance d’un pôle d’obscurité de la pensée, à partir duquel se laisse discerner sa possibilité d’échange avec la chose, Paulhan tire une conclusion sur la possibilité d’un récit même de cette pensée. C’est pour en constater le fort taux d’erreur, chaque fois qu’une expression telle que « je trouvai », « je découvris », « je m’aperçus » est utilisée. « Partout où je disais (ou je laissais entendre) : “je pensai, je formai l’idée, j’eus la pensée”, il conviendrait mieux de dire : les choses s’imposèrent à moi, le monde reflua sur moi, l’extérieur me bouscula, me brutalisa18. » Paulhan met donc en œuvre la déstabilisation d’un procédé d’énonciation, celui du récit heuristique, celui de la narration d’une découverte. Comment ne pas y voir à la fois une critique de la « situation » sartrienne ou, en amont encore, celle du dispositif narratif des Méditations de Descartes, dans lesquelles la découverte spéculative est le dernier moment d’un processus intellectuel d’analyse et d’élucidation ? Par le thème de l’obscur, Paulhan fait voir un autre régime que celui de l’énonciation philosophique : non pas récit, odyssée, initiation d’une pensée dans sa recherche du monde qui l’entoure, mais au contraire récit d’une expérience dans laquelle la pensée et le monde s’effectuent dans une même perception, se donnent pour équivalent dans un même retournement ; dans laquelle la pensée ne s’ouvre pas ultimement sur les choses, mais se donne simultanément avec elles, à partir d’un point zéro, d’une obscurité. La notion de perspective s’efface alors devant celle de tache aveugle, plus originaire qu’elle, et qui instaure, dans la dramaturgie métaphysique, un point de passivité, d’absence, de silence, de non-visibilité, qui en invalide le statut discursif.

31Tel est le dernier mot d’une conjuration de la philosophie dans le projet paulhanien. Après avoir reconduit la thèse philosophique au rang de l’opinion, pensée parmi les pensées, qui ne jouit d’aucune autorité propre, le rationalisme paradoxal de la nomenclature découvre un réalisme qui n’est que perspectif. C’est-à-dire qu’il est un point où l’énonciation de ce réalisme se paie de la neutralisation d’un récit de découverte ; d’une sortie de l’énonciation théorique ; d’une mise à bas de la dramaturgie métaphysique de l’expérience. C’est la capacité même d’une philosophie, susceptible de penser la pensée avec sa propre autonomie discursive, qui se trouve écartée. Menée jusqu’à son terme, la pensée s’échange avec la chose : ce n’est qu’une affaire de jugement, de juste pesée, de lucidité à son égard. Car, parvenue à ce terme, la philosophie n’est plus qu’un effet de discours aussi erroné que le récit heuristique : loin de pouvoir revendiquer le monopole de ce discours de l’expérience, elle n’est qu’une modalité narrative suspecte, dans ce format de non-récit qui est celui de l’expérience passive de la pensée : « être, à défaut de connaître ».

32Thibaut Sallenave

33Université Paris I Panthéon-Sorbonne – PhiCo/ExeCo