Colloques en ligne

Ève Rabaté

Jean Paulhan et la revue Commerce (1924-1932)

1Marguerite Caetani, princesse de Bassiano, fonde Commerce en 1924, en s’entourant d’un aréopage d’exception d’écrivains qui se fréquentent tous depuis longtemps. La revue, qui connaît huit années éclatantes de publication et vingt-neuf numéros, jusqu’en 1932, est née dans le milieu NRF et rue de l’Odéon. Les trois directeurs « officiels » sont en effet Paul Valéry, Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, considérés comme des auteurs NRF, tandis qu’Adrienne Monnier est désignée gérante.

2Sont présents également deux hommes souvent tenus pour les directeurs « occultes », Alexis Leger, Saint-John Perse de son nom de plume, et Jean Paulhan, qui travaille à La NRF depuis 1920, mais n’en est pas encore l’incarnation. On leur accorde souvent un rôle plus grand qu’aux directeurs attitrés. Les rumeurs de concurrence entre Commerce et La NRF se font entendre dès la fondation. La proximité des noms aux sommaires des deux revues est certes troublante, et l’attitude de Jean Paulhan est parfois ambiguë. Mais il s’agit plutôt d’un partage concerté des tâches : Commerce est une revue plus luxueuse à tous points de vue, par la forme de ses cahiers qui oriente davantage vers le livre pérenne, par son prix près de quatre fois plus élevé ; et sa périodicité trimestrielle révèle une profonde indifférence à l’égard de toute « actualité » littéraire, au contraire de La NRF. Plus qu’une rivale, Commerce apparaît comme le versant intime, poétique et élitiste de La NRF.

3Jean Paulhan, qui craint parfois que La NRF ne soit « un peu trop célèbre1 », cultive avec Commerce le rêve d’une revue « secrète », rêve partagé par les autres écrivains de Commerce qui veulent une revue à plus petit tirage, une revue consacrée uniquement à l’excellence, s’adressant à des lecteurs exigeants. L’orientation intimiste et élitiste ainsi que la générosité d’un mécène totalement désintéressé leur permet de rendre concrète une revue entièrement investie dans l’expression de la pure littérature.

4Commerce, avant Mesures, est souvent prise pour l’une des revues de Jean Paulhan, en marge de l’aventure officielle de La NRF. Jean Paulhan est-il l’« éminence grise » de Commerce, son directeur occulte ? C’est ce qu’on lit souvent. Ce n’est pas tout à fait exact, même si son rôle pour Commerce est fondamental. Mais pourquoi sa participation à Commerce a-t-elle été aussi active, et que révèle-t-elle de sa conception de la littérature ? Je voudrais tout d’abord faire la lumière sur le rôle de conseiller de Paulhan pour Commerce, et discerner autant que possible la réalité du mythe. J’aborderai ensuite un autre aspect de la relation de Paulhan à Commerce, peut-être moins connu, mais essentiel, celui de Paulhan contributeur, écrivain.

Paulhan conseiller. L’aide et l’influence de Paulhan pour Commerce

5La revue est née à la suite de conversations dans le salon versaillais des Bassiano. L’impression qui domine lorsqu’on reconstitue les différents témoignages de l’époque est qu’un grand enthousiasme et une certaine improvisation, voire un amateurisme, règnent, qui rendent a posteriori la réussite de la revue d’autant plus étonnante. La présence de Jean Paulhan n’est pas systématiquement mentionnée dans les différents récits de fondation. Valery Larbaud, alors qu’il expose à Paul Valéry les principales dispositions matérielles retenues pour la revue, évoque le « Comité secret », comprenant « la Princesse, Mlle Monnier, le Prince, Fargue, Leger et [lui]2 ». Larbaud précise : « On demandera des pages à Gide, à Claudel, à Max Elskamp et à Jean Paulhan. » Si Paulhan est associé au noyau fondateur, il ne fait donc pas partie du premier cercle. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il ne donne pas de pages dans le premier numéro, qui comprend des textes des trois directeurs officiels, de Saint-John Perse et de Joyce. Le nom de Paulhan apparaît en revanche dès la deuxième livraison.

6Les rôles dans Commerce ne sont pas clairement définis, et ne le seront jamais réellement. Une mise au point cependant est nécessaire après la parution du premier cahier, publié avec beaucoup de retard en septembre 1924. Adrienne Monnier démissionne de son poste de gérante, excédée par les retards et par les manœuvres de Fargue pour obtenir la propriété légale de la revue. Ce n’est qu’en novembre qu’un Rapport officiel établit la création de la Société Anonyme Commerce et souligne la  « publicité », la « propagande » apportées par les trois directeurs officiels. Le Rapport reste pourtant fort vague sur le rôle de chacun. Seuls sont mentionnés les trois directeurs, ainsi que Marguerite de Bassiano, fondatrice, principale actionnaire et « administratrice statutaire » de la société. Commerce n’a jamais eu de réel comité de rédaction ; les ambiguïtés dans la réalité du pouvoir de décision vont perdurer pendant les huit années d’existence de Commerce. Le rôle exact de Paulhan en est d’autant plus difficile à établir. Cependant, il semble bien que ce soit justement cette souplesse de structure, ou même l’absence de structure, qui contribue à expliquer l’influence majeure de Paulhan dans Commerce par rapport à deux des directeurs en titre.

7En effet, si Valéry, Fargue et Larbaud ont publié un nombre équivalent de textes, entre dix-huit et vingt contributions chacun, leur implication dans Commerce est très variable. Valéry a surtout servi la revue par l’éclat de son nom et de ses contributions. Mais il a proposé peu de textes d’autres écrivains, pas toujours acceptés d’ailleurs, et s’est finalement peu investi dans Commerce, pourtant initialement fondée en partie pour lui. Si la présence de Fargue a contribué à attirer de jeunes auteurs à Commerce, notamment Breton, il a peu aidé la princesse, et lui a plutôt compliqué la tâche. Seul Larbaud, parmi les directeurs officiels, a véritablement secondé Marguerite Caetani, surtout pour les littératures étrangères, par ses conseils et par ses traductions.

8L’aide de Paulhan pour le domaine français est aussi capitale que celle de Larbaud pour les domaines étrangers. Son rôle d’une certaine façon est symétriquement opposé à ceux de Valéry et de Leger. Valéry est attendu comme le « chef d’État major3 » autour duquel la revue se constitue, mais il s’est pourtant fort peu impliqué. Quant à Saint-John Perse, qui s’attribue le premier rôle dans Commerce, sans doute en raison de sa liaison avec la princesse, on a eu tendance à accorder un crédit excessif à ses allégations. Son influence dans le choix des contributions, et pas seulement des textes poétiques, a certainement été très grande. Cependant, il a semble-t-il proposé peu de manuscrits, et a souvent bloqué des publications proposées par les autres directeurs. Peut-être aussi avait-on du mal à imaginer que la princesse puisse d’elle-même avoir bon goût et mener à bien l’édition d’une revue, et préférait-on chercher des conseillers souterrains.

9Paulhan, souvent considéré comme le second « directeur occulte », est d’une certaine façon l’ombre de l’ombre. Son statut initial est peut-être le plus « insaisissable4 », mais il devient vite indispensable au fonctionnement de la revue. Son rôle en tant que pourvoyeur de manuscrits est largement souligné, comme en témoigne Marguerite Caetani lorsqu’elle revient en 1958 sur la genèse de la revue : « J’ai été énormément aidée par Paulhan qui m’a permis de chercher parmi les manuscrits qu’il recevait pour la Nouvelle Revue française5. » Le témoignage de Georges Ribemont-Dessaignes lui confère une influence majeure, qui excède largement la transmission de manuscrits. Après avoir mentionné l’absence ou le peu d’investissement des directeurs officiels, il ajoute : « Heureusement, Jean Paulhan se montrait conseiller plus fidèle, et je pense que la revue Commerce lui doit beaucoup6. » Alexis Leger, qui par ailleurs déforme souvent la réalité, a certainement raison d’écrire à Paulhan en 1948 qu’il était « le meilleur conseiller secret et recruteur de Commerce7 ».

10Le rôle clé endossé par Paulhan apparaît de façon emblématique à travers la plus grande crise qui a ébranlé la vie de la revue. La publication d’extraits de La Brebis galante de Benjamin Péret dans le cahier 13 de l’automne 1927 a suscité une vague d’indignation, celle de Claudel notamment, que Marguerite Caetani était loin de prévoir. Jean Paulhan et Alexis Leger, avant les directeurs officiels, sont les hommes de la situation pour la princesse, qui conjure à plusieurs reprises Paulhan de l’aider. Elle le prie instamment dans plusieurs lettres d’aller « trouver Léger [sic] au ministère », et de « tout décider avec lui » :

Je voudrais que L[eger] sache tout ce qu’on pourrait dire de ce changement projeté et après s’il trouve toujours qu’il faut le faire et immédiatement je désire le faire. Il n’y a que vous à qui je peux demander ceci et il n’y a que vous en qui L[eger] a entière confiance. Aussitôt ceci décidé alors vous et moi nous déciderons tous les détails. Format, etc.8.

11Marguerite de Bassiano se fie ainsi totalement aux décisions de Leger une fois qu’il aura entendu les conseils de Paulhan, qui reste l’homme de confiance qui va assurer avec elle la préparation matérielle de la revue. Au moment de la publication, il n’y a finalement aucune modification apparente, et même la petite note que Paulhan est chargé d’écrire pour indiquer le changement d’orientation de la revue ne figure pas dans les cahiers. En revanche, on la trouve dans l’Hommage à Commerce de 1958, au passage consacré à Paulhan. Le lapsus de Gaston Palewski, qui cite cette note dans ses « Propos » en l’attribuant à tort à Valéry9, révèle bien l’action souterraine de Paulhan : c’est le nom de Valéry qui est mis en avant, qui pourtant n’a pas été le premier consulté, tandis que celui de Paulhan est passé sous silence.

12Si la princesse se charge elle-même de tous les aspects pratiques, étant directement en relation avec l’imprimeur, Paulhan, qui a l’expérience de la « fabrique » d’une revue, offre à la princesse une aide concrète certaine et joue un rôle matériel d’exécutant, rôle qui n’a pas du tout été endossé par les directeurs officiels. C’est lui qui se charge de l’annonce de la parution de Commerce, dans La NRF mais également dans Les Nouvelles littéraires. Paulhan revoit un certain nombre d’épreuves pour Commerce avec l’aide de Germaine Pascal. Il a considérablement aidé l’imprimeur pour la mise au point de l’index de Commerce, établi après quatre années d’existence de la revue. Marguerite Caetani écrit d’ailleurs à son ami en 1929 : « Et merci de tout ce que vous avez fait pour Commerce10 ! » À la même période, elle s’excuse qu’il ait effectué un travail inutile de correction de manuscrit, et donne cette précision importante sur le travail de Paulhan :

Je vous prie de ne pas vous occuper de la correction des épreuves sans que je vous prie exceptionnellement de le faire. Je vous fais envoyer simplement parce que je pense que cela vous amuse de les voir. C’est compris. J’ai déjà assez honte de tout ce que je vous demande de faire pour Commerce !

13L’importance croissante de Paulhan à La NRF lui confère une influence considérable sur les lettres françaises en train de s’écrire, et il a en effet beaucoup aidé Marguerite Caetani dans sa quête de manuscrits intéressants. Les lettres de la princesse ressemblent parfois à de véritables appels au secours :

Cher ami il faut que vous me trouviez des textes pour le prochain cahier du Printemps. Sur votre collaboration j’y compte absolument mais en plus il faut trouver dans vos secrètes archives au moins deux textes épatants. Revenez vite autrement je suis perdue. Je trouve que parmi les textes que j’ai en mains [sic] rien n’est assez bien ! ! – C’est terrible11.

14L’idée d’une manne de trésors inédits surgissant de chambres secrètes de La NRF apparaît au travers de l’expression « secrètes archives » dans cette lettre à Paulhan de 1927, qui fait écho à une lettre à Larbaud où elle se décrit « fouillant les archives de la N.R.F », le 28 octobre 192812. Dans la lettre suivante qu’elle adresse à Paulhan, elle ajoute entre parenthèses : « Ceci pour manuscrits pour “C[ommerce]”. Merci13 » – il s’agit d’un chèque supplémentaire pour le récompenser de ses efforts. On ne sait pas exactement quelle a été la rétribution de Paulhan pour Commerce. Les directeurs en titre étaient royalement rémunérés en tant que directeurs, et rétribués en plus pour leurs contributions ou traductions. Paulhan a dû lui aussi être traité avec magnificence. N’occultons pas l’intérêt financier qui l’a poussé à travailler pour Commerce : le fait que la revue « paie bien » est ainsi un argument récurrent auprès des auteurs qu’il oriente vers les cahiers trimestriels.

15Autre motif assez éloigné de la littérature : Paulhan a sans doute été épris de la princesse. Il y fait allusion dans un de ses rêves en août 1925, et note en décembre 1926 sa joie d’occuper la place d’honneur à Versailles, à la droite de Marguerite Caetani14. Une lettre non datée laisse entendre qu’il y a eu un certain trouble entre eux et qu’il était peut-être légèrement amoureux d’elle : « peut-être avez-vous raison, et je vous adore bien plus que je vous aime (que ces mots ennuient ! tant pis, je vous les laisse) peut-être aussi ne peut-on parler d’amitié tout à fait, si quelque autre question ne s’est pas posée15 ».

16Cependant, si Commerce est aussi une longue histoire d’amitié, l’affection de Paulhan envers Marguerite de Bassiano ne suffit bien sûr pas à tout expliquer. Il a paradoxalement toujours cultivé plusieurs pôles autour de La NRF, lui donnant la prééminence au milieu d’entreprises parallèles réellement dignes d’intérêt. Orienter certains textes vers Commerce répond à une stratégie de complémentarité qui guide la publication concertée entre les deux revues, comme pour des « anciens textes » écrits par Hölderlin, Kierkegaard et Leopardi, publiés en parallèle dans Commerce et dans La NRF, mais aussi pour des auteurs contemporains.

17Le domaine français de Commerce doit beaucoup à Paulhan. Les grands noms sont plutôt approchés par l’entremise des directeurs officiels, mais pour tous les autres, jeunes ou encore méconnus et aujourd’hui consacrés, Paulhan constitue le rouage essentiel. Son immense curiosité a fait de lui un détecteur de jeunes talents, et Paulhan, sans conteste, a été l’intermédiaire le plus efficace pour les jeunes écrivains de Commerce. Il pourrait reprendre à son compte la mise en garde de Fargue, qui veut vivifier la revue et ne pas la voir « rabougrir dans une odeur précieuse, dans ses chambres fermées, dans ses études, ses traductions, etc.16 ». Paulhan cherche en effet à publier aussi bien les grandes plumes de son temps que de jeunes auteurs méconnus, selon une dialectique analysée par Martyn Cornick comme celle de l’orthodoxie et du saugrenu17, à l’œuvre dans La NRF mais aussi dans Commerce.

18À lire la liste de tous les auteurs (plus d’une vingtaine) dont il a conseillé au moins un manuscrit, il est évident que c’est une proportion capitale parmi les cinquante et un auteurs français et francophones que Commerce a publiés, et particulièrement chez les jeunes écrivains : Louis Aragon, Antonin Artaud, André Beucler, Pierre Drieu la Rochelle, Jean Follain, Jean Giono, René Guilleré, Franz Hellens, Henri Hertz, Max Jacob, Marcel Jouhandeau, Pierre Jean Jouve, Georges Limbour, André Malraux, Henri Michaux, Georges Neveux, Francis Ponge, Georges Ribemont-Dessaignes, André Suarès, Jules Supervielle, Roger Vitrac18.

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20Cependant, il serait excessif d’attribuer à Paulhan le statut de secrétaire de rédaction occulte. Son rôle est variable d’un numéro à l’autre, sans que l’on puisse franchement dessiner une évolution au fil des vingt-neuf cahiers. Parfois, Paulhan et Marguerite Caetani élaborent le sommaire ensemble, et il est intervenu d’une façon ou d’une autre pour presque tous les textes ; il arrive aussi qu’il lui demande comment sera organisé le numéro suivant de Commerce. Paulhan a une fonction très importante de proposition de textes, de conseiller, mais avec une influence limitée, puisqu’une fois que le texte est soumis à la princesse, elle se garde tout à fait la liberté de le refuser.

21Paulhan ne pouvait jamais être certain que ses propositions seraient acceptées par Marguerite de Bassiano. De fait, elle n’hésite pas à repousser des manuscrits qu’il lui propose, le faisant parfois soupirer, comme dans une lettre à Larbaud de 1929 (« Il me semble que Mme de B. devient trop difficile. Cette fois-ci, tous mes candidats ont été recalés19 »), ou auprès de Gide : « mon avis, si j’avais eu à le donner, n’aurait eu que peu de poids, sinon point du tout20 ». Il est « un peu malheureux » et jaloux de Ribemont-Dessaignes, qui lui semble davantage écouté que lui, et la « trouve en général trop sévère pour les manuscrits qu’[il lui] présente21 », mais on est en octobre 1931, période où son rôle est peut-être en effet moins crucial. Il n’a pas réussi à faire publier des lettres de Léautaud, malgré son envie « d’embêter Claudel22 », fâché avec La NRF. L’impression qu’il a essuyé un grand nombre de refus tient surtout au nombre considérable de ses suggestions. Parmi les publications refusées ou avortées, pour une raison parfois obscure, figurent des noms qui peuvent étonner. Si certains auteurs sont un peu oubliés aujourd’hui23, injustement peut-être, en revanche Paul Éluard, Julien Green, Paul Léautaud, Michel Leiris ou Charles-Ferdinand Ramuz sont loin d’être des inconnus.

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23L’attitude de Jean Paulhan envers Commerce et La NRF a de quoi surprendre. Certes, Paulhan favorise durant toute l’existence de La NRF les projets parallèles, Commerce ne représentant pas à ce titre un cas unique. Cependant, Paulhan semble être allé vraiment très loin, et plusieurs exemples montrent qu’il a parfois privilégié Commerce au détriment de La NRF. Ainsi, de nombreux textes sont publiés dans La NRF parce que Marguerite de Bassiano n’en voulait pas. Bien souvent Paulhan lui cède, apparemment toujours de bonne grâce, des manuscrits auxquels pourtant il tient.

24Paulhan use souvent de la formule « Mme de B[assiano] l’aime énormément » pour justifier le fait qu’un texte soit orienté vers Commerce. C’est une façon de flatter l’auteur et ainsi de lui faire accepter le refus de La NRF, le plus faible tirage étant compensé par le chèque substantiel et l’impression d’être accueilli au sein d’une confrérie d’élite. Comment comprendre autrement ce type de remarques, fréquentes, comme à Marcel Jouhandeau : « J’ai dû remettre tout de suite à Mme de Bassiano, pour que l’une d’elles pût passer dans le prochain Commerce, vos trois nouvelles. Me voilà bien puni24. » Même s’il apprécie beaucoup l’œuvre de Jouhandeau, il ne peut pas tout publier de cet écrivain prolixe dans La NRF. Cependant, l’équilibre entre les deux revues n’est pas toujours facile à maintenir : la dernière contribution de Jouhandeau a failli être problématique, Gallimard s’intéressant également à « Tite-le-long », finalement publié dans Commerce.

25On comprend que Paulhan ait fait passer des textes de Michaux trop expérimentaux pour La NRF et plus adaptés au laboratoire de littérature que constitue Commerce. En revanche, son insistance sur les qualités du récit « Colline », de Jean Giono, écrivain encore inconnu, paru à l’été 1928 dans Commerce, est franchement étonnante. Pourquoi Paulhan fait-il autant l’éloge d’un texte qu’il n’a pas publié dans La NRF, et n’estime-t-il pas davantage la courte nouvelle « Champs », publiée dans La NRF en août 1928 ?

26Il existe même un cas avéré de texte déjà annoncé pour La NRF et finalement publié dans Commerce. Alors que La NRF du 1er septembre 1928 annonce « très prochainement » des « Fragments, par Rosanov », c’est Commerce qui publie l’écrivain russe dans son cahier de l’été 1929, sous le titre « L’Apocalypse de notre temps ». Il semble y avoir eu un projet de publication parallèle entre les deux revues, finalement abandonné : « Chère amie, je renoncerai volontiers au Rosanov si vous désirez que Commerce soit seul à le donner25. » La NRF doit se contenter de le citer dans la rubrique « Les revues » du 1er novembre 1929.

27Paulhan ne maîtrise pas toujours la répartition entre les deux revues. Par exemple, André Suarès, revenu à La NRF par les bons soins de Paulhan, insiste pour donner le « gros morceau » à Commerce, quarante-quatre pages intitulées « Valeurs » au printemps 1928, alors qu’il ne confie à La NRF qu’un chapitre de quatre pages, « Remarques », au 1er juillet 1928. Paulhan doit parfois arbitrer entre Commerce et La NRF, comme dans le cas de la pièce de Gide, Œdipe, promise en même temps aux deux revues. Paulhan arrive difficilement à le faire admettre à la princesse d’un côté, à Gallimard et Schlumberger de l’autre.

28Paulhan s’est sans doute laissé prendre au jeu de Commerce, revue particulièrement séduisante pour tout amoureux des lettres par son intransigeance esthétique. Si Paulhan est très important pour Commerce, la revue a également influencé son œuvre de façon marquante.

Jean Paulhan écrivain contributeur

29La proportion entre les textes de lui publiés dans Commerce et son rôle de pourvoyeur de manuscrits semble complètement inverse par rapport à Valéry et Fargue. À y regarder de plus près, même en tant que contributeur, sa présence n’a rien de négligeable, surtout si on la compare à ses publications dans d’autres périodiques à la même époque, qui ne dépassent jamais deux ou trois pages, à l’exception notable des « Carnets du spectateur » dans La NRF de 1928 et 1929, et de la « Lettre au médecin » en mars 193026. Cinq contributions personnelles sont signées de Paulhan dans Commerce, deux récits et trois essais critiques.

30Il faut y ajouter les multiples traductions qu’il a réalisées pour Commerce. On ne sait pas toujours que Paulhan a aussi été traducteur, visiblement uniquement pour Commerce, ce qui témoigne d’un intérêt commun avec Marguerite Caetani, traductrice occasionnelle. Il lui demande même un jour de songer à une traduction pour La NRF comme à « une bien gentille preuve d’amitié27 ». Ses traductions ne sont pas toutes signées de Paulhan, même si c’est bien lui qui les a effectuées, souvent en collaboration avec Bernard Groethuysen, dont le nom reste lui aussi fréquemment dans l’ombre. Paulhan a en outre retravaillé un certain nombre de traductions. Ainsi, Paulhan et Groethuysen ont à ce point revu la traduction de Kassner, « Des éléments de la grandeur humaine », due initialement à la princesse Thurn und Taxis, que celle-ci est fâchée de ne plus reconnaître son travail, même si c’est son nom à elle qui figure au sommaire. D’ailleurs, quand le texte est édité en 1931 aux Éditions de la Nouvelle Revue française, c’est sans nom de traducteur. Paulhan a traduit, seul ou en collaboration, près de la moitié des contributions de langue allemande de Commerce, sept sur seize : deux conférences de Nietzsche, quatre des six essais de Kassner, et « Woyzeck » de Büchner. Il traduit du malgache le conte « Ra-Chrysalide ». Il travaille parfois à partir d’une première version française : il ne s’agit pas toujours de textes dont il maîtrise parfaitement la langue originale. Paulhan a ainsi revu complètement des traductions de Pouchkine. Il traduit aussi de l’italien, aidant Ungaretti à traduire ses propres poèmes et à traduire Leopardi. Plusieurs traductions ébauchées et finalement abandonnées sont évoquées dans la correspondance : c’est dire l’immensité du travail souterrain qu’il a accompli pour Commerce.

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32« Luce, l’enfant négligée », sa première contribution, publiée dans le deuxième cahier, constitue une version très remaniée du dixième chapitre de Progrès en amour assez lents. Paulhan exprime ses doutes : « Princesse, voici Luce ; je n’ose pas trop compter sur votre bienveillance pour une fille qui a encore maigri28 », et qui n’occupe en effet que quatre pages de Commerce. C’est un bel exemple de Paulhan « récrivain », pour reprendre l’expression de Jean-Claude Zylberstein. En effet, ce récit, écrit entre 1917 et 1918, est resté inédit jusqu’en 1966, au moment de la publication du premier volume des Œuvres complètes de Jean Paulhan, à l’exception de deux chapitres29, dont celui qui figure dans Commerce. Au moment où le texte est publié dans le cahier de l’automne 1924, il se donne donc à lire comme un tout complet par sa publication autonome en revue, et le récit intégral n’existe pas encore vraiment à proprement parler.

33Paulhan contribue également au numéro 19 du printemps 1929 avec le récit « Les Gardiens ». Un jeu entre espace intime et prolongement de leurs échanges privés se lit dans l’espace public de la revue. Le texte s’ouvre sur ces mots en italiques, qui peuvent évoquer une dédicace : « Chère amie, / Voici une histoire, que je voulais donner à “Commerce”. Mais laissez-moi d’abord la raconter à vous seule30. » Le récit est ensuite entrecoupé de huit interventions également en italiques et insérées entre parenthèses. Elles commentent le texte en train de s’écrire, et mettent en scène le « je » d’un auteur au moment où il conçoit sa fiction, un « je » qui ressemble fort à Jean Paulhan s’adressant à la princesse. Le ton est exactement celui des lettres que Paulhan et Marguerite de Bassiano échangeaient. L’exemple le plus frappant est le développement concernant Orso, le chien offert par Marguerite Caetani à Paulhan et dont il est très souvent question dans leur correspondance31. Quand le texte est repris pour constituer avec trois autres récits le recueil L’Aveuglette, en 195232, c’est la même version hormis quelques variantes minimes, comme la précision « c’est mon chien » qui accompagne le nom d’Orso, absente de la revue et ajoutée entre tirets33 : l’écriture pour Commerce marque donc durablement l’œuvre.

34C’est la partie critique qui est la plus conséquente, avec trois essais. Deux d’entre eux ont pour point de départ une interrogation sur la langue malgache, « L’Expérience du proverbe » dans le cinquième cahier et « Sur une poésie obscure » dans le numéro 23. Paulhan n’a pas achevé sa thèse sur la sémantique du proverbe, mais l’essai de Commerce en constitue un chapitre capital. « Expérience » et non « sémantique » du proverbe : ce glissement témoigne d’une insistance sur les tâtonnements, les doutes de celui qui expérimente la langue et, plus qu’une théorie, fait le récit de la rencontre avec le malgache, aussi bien dans les proverbes que dans les hain-tenys ou « poèmes obscurs ».

35C’est peut-être dans Commerce que Paulhan aurait publié Les Fleurs de Tarbes s’il avait achevé son essai avant la disparition de la revue en 1932. En effet, s’il publie peu dans les années 1920, presque tout figure dans Commerce. C’est dans cette revue qu’il a publié la première esquisse des Fleurs, « Sur un défaut de la pensée critique (suivi d’une note sur Taine et sur Rousseau) », à l’été 1928, et il évoque très fréquemment l’essai qu’il est en train d’écrire dans ses lettres à la princesse. Ainsi, il lui annonce à plusieurs reprises qu’il a terminé, ou qu’il a totalement recommencé. Ses doutes sont nombreux : « Je songe à un essai que je donnerai à Commerce (mais dans cinq à six mois seulement) et qui sera la chose la plus grave que j’aie jamais faite – et qui changera même, je pense, un peu le monde. (mais c’est là un sentiment qui doit tenir à la fièvre34). » Paulhan est alors réellement malade ; mais Marguerite Caetani est une confidente privilégiée à laquelle il exprime ses incertitudes, comme dans cette lettre de l’été 1927 :

C’est que je voulais vous obéir : il m’a bien fallu achever les fleurs de Tarbes. Eh bien, elles sont finies depuis hier soir, et j’ai cessé d’être tranquille : d’abord elles sont devenues un livre, ou à peu près ; puis il me semble que ceux que j’aime ne les aimeront pas.

Il y a quelque chose de plus grave ; j’ai peur qu’elles ne soient prétentieuses – je veux dire qu’elles aient un air de vouloir tout bouleverser : mais cela ne vient pas de moi, vous verrez. Je pense seulement que les meilleurs ne se défont pas, quand ils jugent les Lettres, d’une sorte d’illusion – dont je voudrais montrer qu’elle est une illusion, simplement. Mais vous les lirez, en ayant un peu confiance en moi, n’est-ce pas ?

36Ce qui est frappant est la proximité entre des pages critiques qui se rapprochent de la narration, et des récits proches de l’essai. L’histoire de « Luce » dans la version de Commerce est bien plus condensée et elliptique que dans le recueil. Elle se découvre comme une énigme, comme une fable sur le regard et l’attention, par la récurrence du verbe « voir ». C’est seulement par ellipse que l’on comprend que l’enfant, à la fin du récit, tombe de nouveau, mais cette fois sur la pierre placée par sa sœur. La dernière phrase qui évoque l’envie de la petite fille de partager les secrets des adultes, des « jeux véritables, qui fâchent et qui font pleurer35 », révèle de façon implicite le danger de l’attitude de Luce, qui a failli tuer son frère. Si la qualité du critique est celle de l’attention, au lecteur d’être mis en alerte, et plus attentif que les adultes dépeints dans ce bref apologue. « Les Gardiens » rejoignent les interrogations de Paulhan sur la folie et la sagesse, par une forme nouvelle saluée par Larbaud36.

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38L’insistance amicale de Marguerite Caetani pousse Paulhan à écrire et à publier. La princesse ne ménage pas ses encouragements, malgré les hésitations qu’il lui exprime. Éditer une revue implique pour Marguerite de Bassiano la diffusion régulière de l’œuvre de ses amis écrivains. Elle incite d’ailleurs Paulhan et Larbaud à écrire de la poésie. Elle déclare ainsi à Paulhan que le futur cahier 14, en 1927, devra comprendre « Un Poème De [Lui]37 », et elle insiste au début de 1928 : « Nous avons décidé ici à la Villa Feuillue que vous êtes un Poète. » Il doit absolument « écrire un poème pour le prochain cahier ». Si Paulhan n’a en définitive pas publié de poème dans Commerce, il semble bien en avoir écrit et n’en avoir pas été satisfait, comme en témoigne cette lettre, datée pour une fois, du 24 février 1928, et qui pourrait bien être une réponse à la lettre que je viens d’évoquer : « Mais le poème, comment y songer encore ? Il ne faut rien regretter, je pense que vous ne l’auriez pas aimé, que vous auriez eu raison. Mais je demeure triste de ne rien donner à ce Commerce. »

39Elle lui demande plusieurs fois un texte avec insistance, comme dans cette lettre qu’elle lui adresse au début de l’année 1928 : « Et Vous ? C’est promis. N’oubliez pas. Ce serait très grave cette fois ci. Et les “Fleurs de Tarbes” ? » À l’été 1928, elle évoque une « histoire » écrite par Paulhan :

J’aime tant, tant votre histoire. J’avais si peur que vous alliez me faire longtemps attendre la seconde partie et j’étais si heureuse de la voir venir. Vous êtes vraiment un être extraordinaire. Vous condensez en quelques pages ce qu’un autre mettrait 336 à dire. Là dans cette petite histoire je trouve le matériel pour un roman à la  Dostoiefsky [sic] en deux volumes de 300 pages chaque au moins. J’aimerais tant en parler avec vous. Vous y pensez depuis quelques temps ou seulement depuis que vous êtes là-bas ? / Naturellement vous l’écrivez pour Commerce ? Comme je serai[s] fière38.

40Il s’agit sans doute des « Gardiens », mais cela pourrait être aussi un autre texte resté à l’état de projet, du moins pour Commerce. Paulhan semble douter progressivement de la volonté de la princesse de vouloir le publier, et en ressent une certaine amertume. Pourtant, Marguerite Caetani écrit à l’automne 1928 : « Mais que si Commerce désire absolument “Les Gardiens”. Je pensais que c’était écrit pourCommerce” ! » et s’exclame ensuite : « Vous êtes bien ironique quand vous dites que nous laissons toujours neuf mois entre vos collaborations à Commerce ! C’est bien malgré nous et Commerce serait bien fière de pouvoir publier quelque chose de vous chaque fois qu’elle paraît ! Vous le savez bien j’espère. »

41Marguerite de Bassiano est très contente de « Secrets », qu’il lui envoie en 1929, écrit pour elle mais qu’il refuse de publier malgré le regret de la princesse (« C’est la chose la plus exquise que vous avez jamais écrite et vous me demandez de la déchirer ! Nous en reparlerons n’est-ce pas ? »). Il existe peut-être d’autres textes à jamais perdus, comme a failli l’être l’histoire de la femme vaincue par un proverbe, petit conte malgache recueilli et traduit par Paulhan, qu’il propose à Marguerite Caetani de garder pour elle, et qui suit finalement « L’Expérience du proverbe » dans le cinquième cahier. La ténacité de la fondatrice de Commerce a quand même permis que plusieurs textes échappent à l’oubli.

42*

43Commerce cristallise le rêve d’une revue secrète, d’une revue d’écrivains, pour des écrivains. Paulhan a joué un rôle crucial de « découvreur » dans Commerce en encourageant la publication de jeunes talents. Cette stratégie indirecte d’équilibre se retrouve non seulement dans le jeu qu’il cultive entre les différentes revues, selon son habitude de mener de front plusieurs projets revuistes, mais aussi au sein d’une même revue. Il a tout fait pour insuffler vie à Commerce, parfois même au détriment de La NRF. Cependant, en dépit de son rôle déterminant, il est excessif de le considérer comme secrétaire de rédaction occulte. En ce sens, et malgré la proximité du projet esthétique, on ne peut confondre avec Mesures, autre revue luxueuse commanditée par un riche Américain installé en France, Henry Church, de 1935 à 1940. L’adresse à laquelle envoyer les manuscrits est l’adresse personnelle de Paulhan, ce qui n’a jamais été le cas pour Commerce, même si les écrivains s’adressent souvent à lui pour La NRF aussi bien que pour Commerce. De même, Les Cahiers de la Pléiade, par leur aspect anthologique très proches de Commerce, sont encore plus clairement que Mesures l’œuvre de Paulhan.

44La correspondance entre Paulhan et Marguerite Caetani est riche, émouvante, révélatrice de la vie souterraine d’une revue, et de la profondeur de l’échange ou du commerce qui s’est noué entre deux amis amoureux de la littérature, et je voudrais terminer par ce fragment de lettre de Paulhan, caractéristique de l’écrivain et de la littérature illustrée par Commerce :

Les fleurs de Tarbes ne valaient rien, et j’ai dû les recommencer.

(et qu’il n’y ait pas de vrai langage sans grandeur, c’est la chose la plus difficile du monde à établir, dès que l’on veut être précis, et ne pas parler trop vite de la grandeur, un secret39.)

45Ève Rabaté

46Université Paris-Sorbonne