Colloques en ligne

Richard Rand

Absence

…l’idée de l’absence n’est pas une idée absente ; c’est une idée fort présente (et diablement abstraite1.

1I.

2Expérience partielle ? clivée ? Fait-on l’expérience du mot comme d’un mot ? comme d’une chose matérielle ? comme d’une pensée ? Les trois en même temps ? Ou bien l’un des trois vaut-il, à nos yeux, pour le tout, pars pro toto ?

3Pour Jean Paulhan, notre expérience du langage est limitée et partielle, parce qu’à chaque instant notre attention se renferme ou se fixe uniquement sur l’une ou l’autre de ces trois réalités2. Et c’est précisément là, selon lui, que réside le problème, comme l’illustre l’exemple suivant :

CONSEILS À AYTRÉ

Il faut prendre sur le fait une singulière duplicité.

*

Il m’est arrivé de dire à Aytré que je n’aimais pas son livre ; il m’a répondu avec violence. Je lui ai écrit :

Il faudra que vous m’écriviez encore plusieurs lettres désagréables avant que je cesse de vous dire

Mon cher Aytré,

Voilà longtemps que nous ne nous sommes pas rencontrés. Ne seriez-vous pas libre jeudi soir ? J’espère…

L’on a bien senti au passage quelque trouble, quelque différence, un endroit difficile. Mon cher Aytré se trouve, en réalité, deux fois dans la lettre. Il y est d’abord comme mots (et mots que l’on pourrait cesser de dire…) ; mais il y est ensuite comme chose, comme personne, comme une personne véritable à qui l’on s’adresse (Mon cher Aytré, voilà longtemps…). Or il tient à un étrange défaut du langage qu’à des faits aussi absolument différents, une seule expression convienne et qu’étant présent deux fois ce Cher Aytré n’ait besoin d’être dit qu’une fois.

*

Ce défaut peut se nommer. Il tient à ce que le langage ne peut distinguer la personne et le nom de cette personne, entre la chose et le mot qui sert à la désigner. Il ne se dénonce pas lui-même. Il n’y a pas de signe du signe. Il en résulte à peu près que toute réflexion sur ce langage – tout usage qui en est fait, toute démonstration, toute preuve – risque de nous échapper. Et aussi bien toute réflexion sur les choses en elles-mêmes, sur les choses hors-langage3.

4Paulhan met l’accent sur deux phénomènes : d’une part, nous faisons effectivement l’expérience de la division, de la « singulière duplicité » comme « défaut du langage » (comme manque, absence, perte,« il n’y a pas de signe du signe ») ; d’autre part, ce défaut est pour nous une expérience inexplicable (ou, comme il aime à le formuler, « troublante »).On ne peut vraiment comprendre Paulhan si l’on considère que cette faiblesse ambiguë du langage va de soi, qu’elle se comprend d’elle-même et peut s’éclaircir aisément (« toute réflexion sur ce langage […] risque de nous échapper »). Notre attention, maintenue dans l’une ou l’autre des versions du mot (« chose » ou « mot », l’un dans l’absence de l’autre), est constamment surprise, dérangée, troublée par la soudaineté des changements de contexte. Le langage, particulièrement le langage littéraire, échappe à toute analyse qui chercherait à situer, à saisir, à faire l’expérience des mots dans leur « totalité » (la recherche d’une saisie simultanée du mot comme chose, mot et pensée). Réticent à accepter cette impossibilité – et peut-être est-ce inévitable –, on se condamne à passer à côté de ce « défaut du langage », en faisant comme si l’un ou l’autre des aspects du mot était englobant, suffisant. Partant, nous tombons sous le coup de « l’illusion de la totalité4 ». Il arrive que nous privilégiions les mots comme choses parce que nous croyons qu’ils sont transparents, pour apercevoir ces mots comme mots, seulement lorsqu’ils émergent sans prévenir, du choc d’un changement de contexte (« Mon cher Aytré »).

5Pour conjurer le « décalage », un autre geste de totalisation consiste, d’après Paulhan, à convertir les expériences divergentes d’un mot en une « structure-signe », comme quand, par exemple, on considère que le mot comme chose et le mot comme pensée ont chacun une signification fiable et stable (Aytré voulant dire « Aytré »)5. Paulhan considère que le privilège accordé au signe comme structure stable nous permet d’ignorer, de passer à côté de la confusion, du choc provoqués par un changement de contexte6.

6Ses confrontations répétées avec (entre autres) Freud et Saussure tournent autour de leur tentative, du moins telle que Paulhan la perçoit, pour canaliser le flux arbitraire de l’esprit qui ne cesse de passer d’un contexte à l’autre, autour de leur désir de marginaliser l’expérience de la partialité en subordonnant les différentes réalités du mot (mot, chose, pensée) à la compréhension unifiante d’une structure-signe7.

7Dans ses textes de fiction, Paulhan figure ce « défaut », cette inexplicable partialité en imaginant des changements de contexte. Ainsi, par exemple, dans La Guérison sévère, un narrateur en proie au délire de la fièvre aperçoit, depuis son lit, des inscriptions sur les murs de sa chambre et des histoires fabuleuses d’étranges personnages ; mais quand il essaie de se lever de son lit, la douleur le saisit. Son esprit passe alors brusquement de cette scène imaginaire et de ces inscriptions à la douleur physique elle-même, c’est alors qu’il fait l’expérience d’une « absence » :

Combien cependant les inscriptions à leur tour s’effacèrent plus vite que n’avaient fait les histoires, et mes idées avec elles diminuèrent aussitôt que je me préparai, non sans quelque début de mouvement, à me lever et marcher, et n’ayant plus rien de commun deces jambes difficiles, ce ventre ou bien la table, autre que cette absence aussitôt de ma pensée8.

8 « […] les inscriptions s’effacèrent […] et mes idées […] diminuèrent » : se levant de son lit, le narrateur ne se trouve « rien de commun avec ces jambes […] que cette absence aussitôt de ma pensée9 ». « Absence de pensée », passage crucial : c’est précisément lorsque nous nous plongeons dans les « idées » que nous nous « absentons » des choses, et ce faisant, des « pensées », pendant que se ressent le poids, la résistance de ce « rien de commun de ces jambes difficiles, ce ventre ou bien la table ». La concentration du narrateur crée ce « manque de pensée ». Cette diversion ou dislocation en cours, cette rupture dans l’attention furent les préoccupations permanentes de Paulhan, de l’Entretien sur des faits divers (1909) au Don des langues (1967).

9Par-dessus tout, Paulhan s’intéresse aux « partisans » troublés, aux lecteurs et aux écrivains qui manifestent dans leur recherche littéraire l’expérience de cette situation difficile. Les Fleurs de Tarbes en présentent la description la plus célèbre, avec d’un côté les « terroristes », qui prennent les « idées » comme une norme totalisante, ignorant ainsi la fonction des mots, et de l’autre les « rhétoriciens », qui s’attardent sur la « réalité » des mots au détriment des « choses » et des « idées ». Paulhan analyse les troubles des partisans – nonclairement identifiés par les partisans eux-mêmes – à travers une lecture rapprochée et méticuleuse de leurs affirmations contradictoires, suivant à la trace une série de citations qui révèlent leur interprétation conflictuelle du langage. Fondant son argument sur l’étude des contestations entre les « partis » divergents, Paulhan ne manque jamais de découvrir les « absences » à l’œuvre partout où les écrivains poursuivent le rêve d’une complétude, l’illusion de la totalité.

10II.

11Maurice Blanchot a été profondément marqué par les réflexions de Paulhan sur l’absence et le « défaut des langues ». On peut suivre à la trace cette influence tout au long du développement de ses écrits, de Faux Pas (1943) à La Part du feu (1949), et plus fondamentalement dans ses trois articles (publiés pour la première fois au printemps 1946) sur Paulhan et Mallarmé. Ces articles énoncent ce qui, pour lui, constitue les prémisses rhétoriques communes aux deux auteurs, qu’il entrelace à tel point qu’elles deviennent difficilement séparables des siennes10.

12Parus presque simultanément dans L’Arche et Les Temps modernes, ces trois essais ont été réédités en triptyque dans La Part du feu. « Le mystère dans les Lettres », sur Paulhan, en est le panneau central, précédé par l’article sur Mallarmé, « Le mythe de Mallarmé », et suivi de celui sur la rhétorique de la fiction (« Le paradoxe d’Aytré »), qui s’appuie sur les deux essais précédents11. Selon le principe du triptyque, chaque panneau se lit plus facilement comme une constellation dans l’espace que comme une séquence temporelle (une trilogie). Les trois panneaux en regard font apparaître comme une évidence flagrante la parenté entre les trois auteurs.

13Le titre que Blanchot a donné au panneau central : « Le mystère dans les Lettres » – c’est un compte rendu de Clef de la poésie, de Paulhan12 – est représentatif de ce jeu de miroir. Geste singulier que ce titre : tant qu’il ne fait que désigner le sujet de l’essai sur Paulhan, il n’a rien d’exceptionnel, il est presque banal. Mais il reprend aussi le titre devenu canonique du texte polémique de Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », publié en 1896. Quel statut acquiert un tel titre quand c’est Blanchot qui le reprend ? On voit mal comment voler, ou ne serait-ce qu’emprunter le titre universellement reconnu d’un essai de Mallarmé : pourtant Blanchot, qui n’a aucun titre, justement, à faire valoir pour le reprendre, se l’approprie, et en référence à Paulhan encore.

14Les liens entre Mallarmé et Paulhan sont loin d’être évidents (Paulhan n’a jamais rien publié sur Mallarmé), et le titre de Blanchot n’est pas, à proprement parler, une citation ni une allusion : ni guillemets ni italiques. Plus étrange encore, Blanchot ne discute jamais de l’essai de Mallarmé, ni même ne mentionneson titre (comme, du reste, ailleurs dans son œuvre) ; tout se passe comme si le simple usage du titre avait en quelque sorte pour effet de soustraire à notre regard l’essai original qu’il nommait, comme si le titre ne renvoyait à rien ni personne en particulier, un titre sans propriété, désignant un simple concept, un cliché, un lieu commun13. N’y aurait-il donc aucune différence entre ce que Mallarmé, Paulhan et Blanchot appellent « le mystère » ? Faut-il comprendre que Blanchot endosse, de manière quasi fantastique, les identités mêmes de Mallarmé et Paulhan ? Sans doute pas, puisqu’il signe le texte de son nom. Au bout du compte, rien dans le titre de Blanchot ne va de soi ; son geste elliptique est unique, un hapax, si l’on veut, une bagatelle, un ouvrage littéraire miniature dans son plein droit.

15Ce titre n’en finit pas d’être énigmatique, si une telle chose est possible, quand on l’envisage comme panneau central d’un triptyque : publié dans le numéro du mois de mai 1946 de L’Arche, l’essai sur Paulhan suit immédiatement l’article sur Mallarmé (appelé d’abord « Mallarmé et le langage » et paru dans le numéro de mars-avril de la même revue14). Sans compter qu’à la fin de son texte sur Mallarmé, Blanchot annonce l’essai à venir sur Paulhan :

S’il n’y a pas de poésie possible sans une vue qui, par un faux semblant, concède au langage les caractères d’une conscience pure, maîtresse et principe d’elle-même, ne se pourrait-il pas que l’objet et le sens de la poésie fussent précisément de créer un tel langage ?… La poésie, tous les poètes nous l’ont dit, n’a d’autre but que la possibilité de la poésie. Cette possibilité ne serait-elle pas liée à la fiction d’un langage […] ? Cette question, Mallarmé nous conduit à la poser et sa poésie à la regarder comme l’espoir et le sens de la poésie. Toutefois, nous le verrons mieux en nous tournant vers des livres comme Clef de la Poésie ou Entretien sur des Faits divers (I), une telle question peut prendre bien des formes différentes, et il reste à trouver (ou à supposer) celle qui l’exprime complètement, qui l’accomplit d’une manière assez authentique pour, une fois découverte, paraître aussi inévitable qu’un beau vers et telle qu’elle semble impliquée dans tout poème comme un autre poème et cependant capable, par illusion, par « leurre », d’en être isolée et d’exister à part. Curieux ensemble d’impossibilités, mais cela ne saurait nous surprendre, si cette question est précisément la poésie.

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(I). JEAN PAULHAN, Clef de la Poésie, Collection Métamorphoses (Gallimard) ; Entretien sur des Faits divers, I vol. (Gallimard)15.

16Ce passage, qui ne figure pas dans la version republiée dans La Part du feu, est particulièrement complexe. Pour le dire un peu vite, Blanchot explique que la possibilité de la poésie, but de tout poète, est liée à la question d’un langage fictif ; que cette question prend des formes diverses – une chez Mallarmé, une autre chez Paulhan. Il nous dit aussi qu’alors qu’aucune des versions n’épuise la question, il nous faut pourtant découvrir la forme qui l’exprimera dans sa totalité et qu’« une fois découverte, [elle peut] paraître aussi inévitable qu’un beau vers et telle qu’elle semble impliquée dans tout poème comme un autre poème ». La « question », pour ainsi dire, est elle-même un poème, impliqué par (ou « dans ») d’autres poèmes, même si elle est détachée d’eux. Cette recherche habituelle des fondements de la poésie, comme cousus dans un langage fictif, est à la fois une caractéristique singulière de l’auteur et une proposition générale, une question impersonnelle émergeant de la logique même de la littérature (ce que Blanchot appelle « la fonction logique » de la langue littéraire16). Mallarmé, semble-t-il, voit les choses ainsi, et Blanchot pourrait en revendiquer autant. Même si Paulhan ne le dit pas explicitement, il n’en demeure pas moins que la « question » est à l’œuvre dans ses écrits. Étant donné le degré de généralité de la question, Blanchot semble suggérer que la lecture de Mallarmé implique la lecture de Paulhan, que la lecture de Blanchot lui-même entraînerait probablement des lectures de Paulhan et Mallarmé. Ainsi s’expliquent peut-être la composition et la publication de ces trois essais en triptyque : la présence de Blanchot y est « implicite », dans la mesure où il suit, et trouve, la « question » partagée par Paulhan et Mallarmé. Ou du moins l’espère-t-il, quand bien même il évoque un « curieux ensemble d’impossibilités ».

17III.

18Cet « ensemble » d’essais est une nouveauté dans la pratique critique de Blanchot. Certes, on trouve dans Faux Pas (1943) trois articles sur Mallarmé17, mais ils ne forment pas un « ensemble » et ne mentionnent pas Paulhan. L’essai sur Les Fleurs de Tarbes de Paulhan, « Comment la littérature est-elle possible ? », ne mentionne jamais Mallarmé. Ce qui revient à dire que Blanchot n’explore aucun lien entre ces deux auteurs avant son triptyque de 1946.

19Entre 1943 et 1946, la pensée critique de Blanchot connaît d’importants changements, la plupart d’entre eux étant préparés par le commentaire radical proposé à la fin de « Comment la littérature est-elle possible ? », lequel porte sur le rôle déterminant de la pensée de Paulhan :

[…] Jean Paulhan, par une révolution qu’on peut dire copernicienne, comme celle de Kant, se propose de tirer un règne littéraire plus précis et plus rigoureux. […] Si l’on veut, sa révolution copernicienne consiste à ne plus faire tourner uniquement le langage autour de la pensée, mais à imaginer un autre mécanisme très subtil et très complexe où il arrive que la pensée, pour retrouver sa nature authentique, tourne autour du langage18 […].

20Pertinente pour une lecture de Paulhan, cette déclaration peut-elle être appliquée aux textes de Blanchot dans Faux Pas ? Blanchot a-t-il provoqué, à ce stade de sa trajectoire, une telle « révolution copernicienne » ? Sa « pensée a-t-elle trouvé sa nature authentique en tournant autour du langage » ? La question est, sans aucun doute, trop brutalement posée : bien sûr, le Blanchot de Faux Pas est attentif au langage littéraire, comme on le perçoit dans sa remarque sur la lecture de Mallarmé :

[…] la signification poétique est ce qui ne peut être séparé des mots, ce qui rend chaque mot important et qui se dénonce dans ce fait ou cette illusion que le langage a une réalité essentielle, une mission fondamentale : fonder les choses par et dans la parole19.

21Les déclarations de ce type, éparpillées dans Faux Pas, semblent très proches de l’esprit de la « révolution copernicienne » de Paulhan. Mais des différences notables l’emportent, à ce stade, sur les ressemblances entre les deux écrivains. On mentionnera, trop rapidement, les points suivants concernant la pratique critique de Blanchot par rapport à celle de Paulhan.

22Premièrement, on se souviendra de l’extraordinaire manière qu’a Paulhan de pratiquer la citation et le commentaire : rien de tel dans Faux Pas. Dans ses trois essais sur Mallarmé, par exemple, Blanchot ne cite jamais le travail de Mallarmé, ni sa prose ni sa poésie ; il cite uniquement la correspondance, et encore, très peu.

23Deuxièmement, en accord avec la « distance » prise à l’égard du texte réel de Mallarmé, Blanchot exalte intensément et de façon insistante la personne appelée Mallarmé, son héros intellectuel, son maître absolu de la « rigueur », un « sujet » humain très proche du Monsieur Teste de Paul Valéry. Blanchot décrit Mallarmé dans les termes suivants (et on pourrait aisément multiplier les exemples) :

on peut croire que cet esprit si lucide, si contraire aux hasards et aux ombres, s’était lui-même énoncé tout entier, s’était dit et s’était vu complètement20.

24Troisièmement, étant donné la façon dont il lit et la raison pour laquelle il lit, on peut immédiatement comprendre que Blanchot doive à présent se reconnaître dans la pensée paulhanienne de l’« absence ». Le mot « absence » dans Faux Pas, ne renvoie pas à un effet du langage : il ne désigne pas un manque, un défaut, comme événement fondamental de l’expérience verbale. C’est plutôt que l’« absence » est un objet du regard (héroïque) du poète : on lit par exemple que « l’histoire du silence de Mallarmé […] aurait […] l’intérêt d’un regard porté sur une absence, sur une réalité très profonde21 ». Même équivoques, de telles formulations ne situent pas la source de leur équivocité dans une « absence » qui serait inhérente à l’expérience du langage : si le poète peut discuter de l’« absence », ce n’est pas pour en faire l’expérience comme manque, mais plutôt comme quelque chose de situé à l’extérieur, quelque chose à contempler.

25Dans ses essais de 1946, les choses ont changé. Sa propre « révolution copernicienne » commence vraiment à ce moment-là.

26D’abord, on trouve dans tout le triptyque un Mallarmé qui n’est presque plus le maître idéalisé de la compréhension absolue. Au lieu de cela, Blanchot a démythifié sa précédente glorification d’un Mallarmé héroïque, si strictement rigoureux :

Le manque de cohérence des textes, un souci tout autre que logique, l’éclat de certaines formules qui n’expliquent pas mais qui montrent, rendent les méditations de Mallarmé peu réductibles à l’unité et à la simplicité d’une doctrine22.

27Ensuite, au lieu d’un aperçu de Mallarmé, à distance et sans citations comme on en trouvait dans Faux Pas, on lit désormais un texte où règnent les citations de Mallarmé. Sa prose et ses vers sont accompagnés de commentaires attentifs et patients qui pointent ce que Blanchot appelle, sans hésiter à mâcher ses mots, « le manque de cohérence des textes ».

28Enfin – et c’est dans doute le plus révélateur –, l’explication que Blanchot propose de cette chose appelée « absence », telle qu’il la trouve chez Mallarmé, est moins une explication du mot lui-même – même si une grande partie de la lecture de Blanchot tourne autour de la célèbre remarque de Crise de vers, « Je dis : une fleur ! et […] musicalement se lève l’absente de tous bouquets ») – qu’une reconnaissance de la partialité de toute expérience verbale, que Paulhan nomme « absence ». Blanchot lui-même proclame plus d’une fois que les formulations de Mallarmé sur le sujet sont en consonance avec celles de Paulhan. Prenons, par exemple, ce passage :

[…] les mots ont besoin d’être visibles, il leur faut une réalité propre pour s’interposer entre ce qui est et ce qu’ils expriment : ils ont à attirer l’attention sur eux-mêmes pour détourner le regard de la chose dont ils parlent. Seule, leur présence nous est le gage de l’absence de tout le reste.

On voit que, de ce point de vue, Mallarmé échappe peut-être aux ambitions de la « Terreur » aussi bien qu’aux facilités de la rhétorique23.

29Même sans une référence explicite aux Fleurs de Tarbes, on pourrait s’apercevoir que la lecture de Mallarmé par Blanchot est fondée sur sa compréhension intime de Paulhan (« les mots ont besoin d’être visibles […] ils ont à attirer l’attention sur eux-mêmes […] leur présence est le gage de l’absence de tout le reste » : on croit lire La Guérison sévère). On pourrait même aller jusqu’à dire, avec la prudence requise quant aux transferts à l’œuvre, que Paulhan a appris à Blanchot à relire Mallarmé d’un œil nouveau. Par conséquent, il convient de ne pas sous-estimer les implications de cette affirmation quant aux travaux suivants de Blanchot.

30Qu’a à nous dire Blanchot dans son essai de 1946 sur Paulhan ? Pour répondre à cette question relativement compliquée, on procèdera d’abord à une recension de la Clef de Paulhan, parce que le texte de Blanchot est exceptionnellement dense et résiste à un banal résumé.

31Richard Rand

32University of Alabama

33Traduit de l’anglais par Laure Depretto