Colloques en ligne

Anna-Louise Milne

De l’idée de littérature au désir de loi : vers quoi Paulhan avance-t-il ?

J’avance en aveugle. Je vais comme les rhétoriqueurs me mènent. Je les suis, je les imite, et c’est tout au plus si je tente, appliquant leur méthode à des exemples nouveaux, de les dépayser quelque peu1.

1Cette réflexion commence en avançant, peut-être pas tout à fait « en aveugle », mais bien à partir d’un certain « dépaysement » tout de même, une certaine étrangeté ou foreignness, celle d’un hasard de naissance2. Car pour essayer de répondre à une notion, celle de « l’idée de littérature » qui réunit les contributions ici rassemblées, il fallait bien d’abord essayer de cerner une expression – de nouveau, cette « idée de littérature » –, une expression qui tient à peu, mais qui se présenta à moi dans un premier temps comme un bloc, pour ne pas dire un blocage. Comment l’aborder, au lieu de la contourner en lui préférant peut-être la version plus accueillante et habituelle de « la forme de la littérature », également proposée comme manière de regrouper nos réflexions ? Il fallait bien laisser cette phrase donner le la, puis la suivre tout simplement, en la mimant peut-être, mais de cette façon à la fois fidèle et intéressée, reconnaissante et expropriative : en la traduisant, vers l’anglais, m’appuyant contre elle pour la lire à partir de mon dépaysement.

L’idée de littérature

2C’est autour du « de » que notre problème se situe, et que nous distinguerons bien de « l’idée de la littérature ». Pour la suivre – mais comment suivre une occlusion ? – nous la fendrons en deux possibles traductions : celle, évidente, de the idea of literature, et celle, plus improbable, de the literature idea, comme on pourrait dire the Manga craze ou the Genome Project, où il y a à la fois un of et un for, un périmètre et un projet. Alors que la première – the idea of literature – exprime bien la perspective que l’on se forme, ou que l’on s’est formée à différentes époques, sur une certaine convergence plus ou moins serrée d’ordres de discours, la deuxième version – the literature idea – est plus équivoque et instable, laissant en suspens une possibilité qui hante les différents périmètres que l’on dessine. La suspension de l’article défini a bien pour effet une certaine sous-détermination de l’objet dont on parle, et par le même biais, une certaine absolutisation. Mais il y a plus encore. À travers la deuxième traduction de cette contraction de l’expression, on discerne mieux une certaine réversibilité entre l’appréhension phénoménologique – un for modelé par l’intentionnalité – et l’existence, où l’accent tombe sur l’être. En d’autres termes, la deuxième traduction marque très clairement sa différence avec une approche épistémologique en opérant une encore plus grande contraction que l’original. Elle invite même à pousser jusqu’à revenir au français avec « l’idée-littérature » : une indifférenciation entre pensée et mots qui se veut un premier branchement qui nous ramènera plus près de Paulhan, et qui a pour effet aussi de problématiser l’historicité dont il est question ici en écartant la vénérable science de l’histoire des idées.

3Mais avant de le prendre, ce branchement, restons sur la voie de l’expression qui nous mènera brièvement du côté de Barthes. Lorsque celui-ci articule le plus pleinement cette notion de « l’idée de littérature », il s’agit de répondre à la question si oui ou non, la littérature aurait une forme éternelle, ou transhistorique. Barthes affirme qu’il nous manque « une histoire de l’idée de littérature », qu’il distingue de l’histoire des œuvres, des écoles, des mouvements. Puis il ajoute : « On n’a jamais encore écrit l’histoire de l’être littéraire. Qu’est-ce que la littérature ? Cette question célèbre reste paradoxalement une question de philosophe ou de critique, ce n’est pas encore une question d’historien3. » De l’idée (de littérature) à l’être (littéraire), les deux en italiques dans le texte, le passage est rapide. Il fait pendant à la réponse précédente dans ce texte composé de questions et de réponses publié d’abord dans Tel Quel en 1963, où l’on trouve beaucoup d’échos paulhaniens, même si nous savons le désintérêt de Barthes pour le travail du directeur de la Nouvelle Nouvelle Revue française. Il est question de distinguer la fécondité de la littérature par rapport aux autres arts. Barthes insiste sur la spécificité du cas de la littérature car sa matière première est signifiante, alors que la peinture – dit-il – se forme à partir d’une substance plus « inerte », qui n’est pas signifiante en soi. La difficulté de la littérature, c’est bien de la démêler de la communication, d’en reconnaître le « signifié » en plus, marginal, qui flotte autour du système de sens de la langue française et qui constitue l’être de ce que l’on lit – « son réel » ou son effectivité, c’est-à-dire ce qui fait de la littérature une activité libre :

Chaque fois que l’on ne ferme pas la description, chaque fois que l’on écrit de façon suffisamment ambiguë pour laisser fuir le sens, chaque fois que l’on fait comme si le monde signifiait, sans cependant dire quoi, alors l’écriture libère une question, elle secoue ce qui existe, sans pourtant jamais préformer ce qui n’existe pas encore, elle donne du souffle au monde ; en somme la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer4.

4C’est l’inséparabilité des deux systèmes de sens, celui du langage communicationnel et celui, qui n’en est pas un, de la littérature, qui explique que celle-ci est toujours apte à nous décevoir, à ne plus être que mots, de la même manière qu’elle détient la possibilité de nous surprendre à tout bout de champ, qu’elle active potentiellement tout acte de langage. Barthes emploie l’image du tourniquet : « voyez mes mots, je suis langage, voyez mon sens, je suis littérature5 ». Mais dès que l’on se retourne, à l’instar d’Orphée, sur ce qu’on aime, qu’il appellera aussi « une allure du signe », ou « le souffle de la technique romanesque », le sens se fige, les mots s’immobilisent : « il ne reste plus entre ses mains qu’un sens nommé, c’est-à-dire un sens mort6 ».

5C’est proche de ce que Paulhan avance dans la première version des Fleurs de Tarbes, publiée dans La Nouvelle Revue française en 1936 : « Il existe cependant un trait particulier des Lettres par quoi elles diffèrent du monde et des choses, c’est qu’il leur est donné de nous présenter, si je puis dire, à l’état pur – encore est-ce à condition de n’y pas trop songer – cela qui va être tout à l’heure, à notre choix, langage ou pensée7. » Être insaisissable, en effet, cet être littéraire de Barthes, ou le propre des Lettres selon le lexique de Paulhan, qui n’existe que dans sa projection, doublure des mots et qui est elle-même doublée d’un langage toujours apte à glisser vers le figural.

6Or, l’attention à comment le figural virevolte jusque dans les textes les plus apparemment abstraits de Paulhan a été au cœur d’un certain nombre de réflexions très riches issues de cette œuvre depuis quelques années, et tout récemment du livre d’Éric Trudel, La Terreur à l’œuvre. Celui-ci offre une exploration soutenue de ce « souffle », de cette « allure » qui habitent le langage, même s’il préfère évoquer ce sens qui « excède » son texte à travers un registre figural peut-être plus sombre, voire torturé, en insistant sur l’« inquiétude » qui sourd en tout propos. Ainsi se propose-t-il « de lire la terreur à l’œuvre (mais il faudrait ici pouvoir entendre un autre sens, terreur à l’œuvre comme on dirait que quelque chose prend à la gorge), c’est-à-dire reconnaître sa part dans l’écriture à travers l’“épreuve réelle de l’inarticulé qui [lui] donne accès” et donc en interrogeant ce “moment ambigu et difficile qui, tout à la fois, conjure et rappelle l’innommable” – ce dehors du langage –, “le médiatise et le représente, le divise et l’énonce, le produit dans sa nouveauté et l’intègre à un ordre8”. »

7Cet « en plus » ou ce « dehors » qui échappe au langage, mais auquel on assiste à travers le langage, Trudel le découvre de plusieurs façons, mais notamment dans sa lecture de Clef de la poésie, le texte qui nous intéressera surtout ici. Trudel propose que notre expérience du texte consiste à nous trouver confrontés à une certaine illisibilité qui fait basculer la visée toute logique de ce texte : une illisibilité qui reste « en creux » ou remise à plus tard, qu’il rapproche ensuite, par le biais d’un rapport à Francis Ponge, du « mystère » du poème9. C’est poser d’emblée la question du rapport entre la critique et son « autre », c’est-à-dire entre le méthodique et le poétique : entre Paulhan et Ponge, dans la disposition que Trudel nous propose pour la première « scène » où Paulhan se trouve confronté à ses contemporains. Et cette question nous ramène, assez directement, au point de départ de notre réflexion, à savoir la proposition que la forme sur laquelle elle embraye, celle de « l’idée de littérature », s’ouvre non seulement sur l’interrogation de l’idée que Paulhan se faisait de la littérature, ce qui nous met sur la voie de sa posture critique, mais plus encore sur cette projection vers l’œuvre à faire, cette literature idea où l’œuvre est la finalité, obscure peut-être, de la visée critique, comme on le voit chez Barthes aussi, où la notion apparaît déjà pleine de son désir d’écrivain qui va s’affirmer et dont on voit justement une première anticipation dans la préface aux Essais critiques10. Afin de sortir, donc, d’une certaine circularité, ou « tourniquet », entre ces notions qui se répondent et se répercutent, posons dorénavant quelques jalons, ou objectifs, qui en découlent et pour lesquels ces Actes dans leur ensemble proposent de nombreuses pistes possibles de réflexion :

8– Si « l’idée de littérature » est habitée par un projet, comment penser l’horizon du vouloir-écrire chez Paulhan, qui s’exprime en effet de tant de façons différentes dans le paratexte de sa correspondance, en affirmation et en creux, aussi bien par une certaine frustration que par un effort de marquer ce qui distingue son projet de celui de l’écrivain ou du poète dont l’état est, dit-il à Ponge, « de communication naturelle, de ravissement11 » ? C’est une question en soi à plusieurs versants, biographiques aussi bien que textuels.

9– Et quels rapports entre l’expérience existentielle, pointée par la dimension affective de ce qui n’est peut-être pas entièrement une envie d’œuvre, ou de faire œuvre, et cette qualité quasi transcendante – « naturelle » et pure – qui siège aussi au cœur de la pensée de la littérature chez Paulhan ?

Le désir de loi

10Si nous choisissons ici de formuler la notion d’une envie d’œuvre chez Paulhan – à l’instar de Barthes et de son « envie de Haïku » – au mode suspensif, comme si là aussi il s’agissait de cette condition « de n’y pas trop songer », nous affirmons et soulignons la présence incontestable d’un certain désir de loi chez notre auteur. De surcroît, ce désir déclenche un des textes les plus austères de sa pensée critique, cette Clef de la poésie dont il a déjà été question. Que cette intrusion du désir dans un texte d’une grande rigueur méthodologique ait quelque chose « d’incongru », pour citer Trudel encore, il va sans le dire, mais c’est un « incongru » sur lequel il importe justement de s’attarder au lieu de le « dispatcher »12. C’est même, faisons-en le pari, dans cette irruption du désir que nous pouvons percevoir ce qui va relier la loi critique qui nous fait « terriblement défaut » à l’œuvre qu’il s’agit peut-être de courtiser.

11Toutefois, il ne suffit pas de souligner la « tache » que fait ce « plus vif désir » au sein de ce texte a priori méthodique ; il faut aussi mesurer comment cette tache se démarque de la volonté presqu’impersonnelle qui caractérise cette Clef, rédigée fin 1943 et publiée pour la première fois au début de 1944, puis en volume en octobre 1944, et dont Paulhan dit à Jean Lescure en octobre 44 qu’il aurait souhaité ne pas la signer, « pas plus qu’on ne signe un théorème ou une soustraction13 ». Il est vrai que le désir a lui-même quelque chose d’impersonnel et ne se formule pas à la première personne. Il est plutôt l’effet qui émerge des contradictions du champ de la poésie : « Les enquêtes diverses, les doctrines et les aphorismes, les commentaires et les aveux, dont on voit de nos jours la poésie accablée, donnent, dans leur contrariété, le plus vif désir de dégager enfin quelque méthode ou clef, qui permette d’y séparer le vrai du faux14. » Mais cette suspension du sujet n’est-elle pas nécessaire pour sortir de la confusion qui accable la poésie, pour sortir justement des opinions diverses et variées dont Paulhan va faire l’épreuve ou l’expérience ici comme dans de nombreux textes15 ? Cette absence de la première personne ne serait-elle pas ce qui permet à celui-ci de se trouver, ou se retrouver, débarrassé de sa partialité, à partir de ce désir, comme si la production d’une vue « juste » dépendait d’abord de la perte de toute vue : « j’avance en aveugle16… » ?

12La notion de la justice ou de la justesse – de la vue, mais plus largement encore – résonne bien évidemment avec le contexte tout particulier de la rédaction et de la publication de cette Clef, dont on a énuméré ci-dessus les étapes avec une certaine précision. Car il ne peut être question de permettre à l’abord tout général et abstrait de ce texte d’éclipser la particularité de cette année 1944 qui verra Paulhan publier tant de choses diverses dans des situations d’extrême vulnérabilité politique, physique et psychologique. La lettre à Lescure est de nouveau éclairante. Elle pose aussi « l’autre question, qui [les] préoccupe », mais à laquelle la Clef ne répond pas exactement, à savoir : « Qui jugera, comment juger un poème17. » Ceci au moment précis où le désaccord entre Paulhan et ses compatriotes au CNE sur le « comment juger » commence à pointer. S’il ne peut s’agir en aucune manière d’« écraser » le texte de la Clef sous le poids de l’événement, n’est-ce pas en cherchant comment les articuler ensemble que nous allons répondre à ce que Barthes appelait de ses vœux, à savoir une histoire de « l’idée de littérature » ? Et ne faut-il pas s’étonner, en effet, devant la juxtaposition, dans sa correspondance de cette époque, de toutes sortes de références à l’évolution extrêmement rapide des événements à partir de l’été 1944 (notations liées à la vie quotidienne, à la santé, au danger, à la mort des uns et des autres, désespérément nombreux, aux actions de ceux qui ont survécu…), et l’articulation méthodique de cette pensée souvent opaque mais obstinée. De nouveau, la lettre à Lescure nous est utile où, après avoir dit sa volonté de ne pas signer, il ajoute, quelques lignes plus bas, des excuses pour son « écriture tremblée », due au froid. Signer ou ne pas signer ; laisser transparaître ou camoufler son écriture : les enjeux de coucher sur le papier qui on est et ce qu’on est sont partout présents pour Paulhan en cette fin de 1944.

13Nous ne négligeons pas l’effet de suspension dû à la guerre : Paulhan écrit beaucoup ces années-là et il dit à Franz Hellens, dans la lettre où il annonce avoir achevé sa Clef, fin 1943, qu’il se sent en ce moment « capable d’écrire » des choses très différentes, ou plutôt qu’il écrit ces choses « avec assez de joie18 ». Quelques mois plus tard, dans une lettre de juin 1944 à Raymond Guérin, le dénuement matériel et social ne lui laisse pas d’autre choix que de se plonger dans le travail : « Quel calme ! Justement, j’en étais à un endroit plutôt difficile dans les Fleurs (II). Je n’ai pas trop de toute la journée pour y songer. Bien19. » Et il y a aussi, bien sûr, l’impossibilité de dire énormément de choses. Mais tout de même, je ne me contente pas complètement de ces raisonnements quand je me heurte à cette situation exceptionnelle d’écriture, telle la lettre qu’il adresse à André Rolland de Renéville en mai 1944, où il s’excuse pour le retard de sa réponse, dû aux « divers incidents en nous privant de domicile » (avouable) qui sont venus le « troubler », et dans le même souffle, si je puis dire, de continuer « mais je reprends vos objections » : la méthode envers et contre tout, même une perquisition matinale par la police allemande20. Et je ne me contente d’autant moins de l’alibi des circonstances que Paulhan lui-même, quand le temps se prête de nouveau à la publication de choses tirées directement et explicitement de l’extrême exposition au danger – et que des publications de ce genre coulent à flots – préfère glisser subrepticement vers son lexique habituel, celui d’une recherche abstraite sur le langage, même s’il s’agit aussi de parler de tout autre chose. Je pense, bien sûr, aux « Morts », le texte, où la boutade ironique – « c’est étonnant ce qu’on peut avoir envie d’un journal clandestin depuis quelques temps » – sera étayée par une version très condensée de sa « théorie » du langage selon laquelle il est impossible de « dire le vrai », car dans toute parole il y a « un manque mystérieux, une part de silence et d’obscurité21 ». Le « silence » qui résonne dans un sens nécessairement dans sa correspondance pendant ces années n’est pas que conjoncturel, et « oublier » ce silence dans la joie de la Libération, c’est se leurrer. Il n’est pas facile de parler, ou en tout cas de parler d’une certaine façon, c’est-à-dire, comme l’on verra, selon une loi qui s’avérera bien étrange.

14L’éclaircissement qu’on dégage en lisant ses textes circonstanciels de la fin de 1944 à la lumière de son élaboration critique de longue durée, fonctionne aussi dans l’autre sens. Si la difficulté de parler abordée dans Les Fleurs résonne avec « Les Morts », de même « L’Abeille » et sa proposition véritablement scandaleuse que la décision de s’engager dans la Résistance ne relevait pas d’une certitude pleinement consciente et assumée, mais bien plutôt d’une intuition presque frivole inspirée d’« une chanson, un claquement de doigts, un sourire », vient éclairer la scène poétique décrite dans la Clef. Dans celle-ci nous lisons que la poésie est partout, dans tous les « instants où la nature tout entière semble lier avec nous commerce et comme nous entretenir : un lac à l’aurore, une tempête […], il est des cris et jusqu’à des rires ou des pleurs qui sont poétiques. En somme, il faut – mais il semble suffire – pour qu’il y ait lieu à poésie, qu’il y ait communication, entretien, commerce22 ». Le contexte de « L’Abeille » fait ressortir la gratuité de ce « commerce humain », c’est-à-dire sa non-obligation, alors que celui de la Clef souligne plutôt une sorte d’universalité de l’expérience poétique, mais à les lire l’une en fonction de l’autre, on devine mieux le rapport entre une perspective d’une portée universelle et les bribes de vie partagée, aussi banales et en même temps aussi intégrales à une certaine forme de vie que les proverbes, et qui, d’après Paulhan, motivent une transformation de soi – une véritable mise en jeu de son être même.

15Le rapport tient à la qualité radicalement indéterminée de ces motifs – leur saugrenu, pour utiliser un mot pour lequel on connaît la prédilection de Paulhan, et d’un certain nombre de nous autres, lecteurs de son œuvre23. Cette prédilection ne tient pas simplement de la provocation, façon de déstabiliser, ni ne tend à maintenir dans un léger inconfort une institution telle que La NRF24 ; plus profondément, elle est ce qui véhicule cette visée modeste mais soutenue de « réenchantement » du monde, toute différente de la douloureuse posture moderne devant l’œuvre qui reste toujours « à venir ». Paulhan partage le constat paradigmatique de la modernité : que « nous qui avons peu », là où les anciens accueillaient l’abondance, « risquons à tout instant de perdre ce peu25 ». Et face au scepticisme et à la fragmentation sociale – à cette contrariété qui nous accable –, Paulhan n’a de cesse d’insister sur la nécessité de continuer à faire sens ensemble, non pas à partir d’une doctrine toute neuve et compréhensive, mais en prenant appui sur l’occasion des « petits riens » qui échappent aux désaccords politiques et permettent une redécouverte du monde26. Ces « riens » rendent au sujet humain la possibilité d’agir en fonction de principes qu’il s’impose lui-même, au-delà, ou mieux à côté de l’habitude, de l’autorité, de la coercition – seule condition, donc, de la liberté comprise comme une discontinuité presque insoupçonnée dans l’expérience, une ouverture qui donne à l’individu la possibilité de se constituer comme sujet indépendamment des forces qui le déterminent.

16Cet investissement dans les restes, dans les « riens » et leurs ressources éventuelles et inattendues, offre une manière de réfléchir à ce que l’on pourrait appeler un tarissement volontaire de l’expression et qui est un des tropes récurrents de cette œuvre : comme un bémol qui transforme le chromatisme du texte. Paulhan le dit : ces minces choses, ces claquements de doigts et ces pleurs, suffisent. De même, très souvent, une phrase qui minore vient clore l’analyse. Et ce tarissement volontaire, on le ressent a fortiori si l’on compare ces « pauvres signes », sur lesquels Paulhan fait peser la poésie et le monde, avec le moment dans la Clef où le déclenchement déterminant est censé avoir lieu. Il s’agit de la huitième partie du premier argument, où il en vient à articuler la spécificité de la loi poétique, à savoir si elle « demeure valable malgré le mystère et la transmutation de ses éléments : si elle est propre à résister à ce mystère et (pour ainsi dire) à boire l’obstacle27 ».

17Tout différent du bémol caractéristique, et malgré le diminuendo entre parenthèses, cette étrange expression de « boire l’obstacle » fait irruption de la même manière que le désir qui donne lieu au projet de la Clef. Elle est suivie d’une série de précisions allant dans le sens de l’impuissance de l’auteur : « je ne sais […] je ne sais […] Je n’ai pas le moindre souci… ». On serait tenté d’en conclure alors à la proposition qu’elle prend justement « à la gorge », comme Trudel le dit de la Terreur dans les signes, c’est-à-dire de raisonner en termes d’une coupure de sens selon laquelle la figure – « boire l’obstacle » – instaure une sorte de suffocation, empêchant ainsi tout gage d’« authenticité ». Mais restons d’abord en amont de cette déchirure dans le tissu serré du texte. Car il faut aussi interroger la première formulation de cette disposition, à savoir que la loi doit « résister au mystère ». L’expression est tout aussi étrange. Il ne s’agit pas de résister à quelque chose d’extérieur à la loi et qui viendrait la troubler. Aussi cette résistance que prône Paulhan ne peut-elle se calquer sur une notion de la résistance à un mal absolu, tel le régime nazi, face auquel il aurait fallu répondre au nom d’une valeur tout aussi absolue, celle d’être dans le vrai comme il a été dit par un certain nombre des contemporains de Paulhan dans le reflux de l’Occupation. Le rapprochement au contexte historique ne saurait être direct : il s’agit d’une loi et de sa résistance à elle-même, en quelque sorte. Cette contradiction au sein même de la loi laisse envisager une idée de la justice assez surprenante, une idée de la justice qui se conçoit notamment selon sa propre itération – « une justice », suivie, on le suppose, d’une autre justice, et non pas « la justice », absolue28. Car ce qui fait la particularité de la loi désirée par Paulhan, c’est sa capacité à incorporer ce qui apparaît comme son contraire. Elle doit tenir, nous dit-il, quel que soient l’ordre des éléments qu’on lui soumet. La formule qu’il propose ne sert pas à exclure les cas contraires, mais bien plutôt à les inclure au titre même de leur incompatibilité. En faire une démonstration telle que nous la découvrons dans le texte sert en fin de compte surtout à ciseler toujours plus près cette réversibilité – à la ciseler jusqu’à ce que la disparition de ce qui distingue mots et idées s’effectue sous nos yeux, nous laissant au point mort : « Quant à aller plus loin et penser la loi […] dans sa simplicité, dans ce qui en fait une loi valable pour un trait de la poésie, comment cela se pourrait-il29 ? » Cette loi n’aura pas de forme « arrêtée » ; il s’agit bien d’un désir de loi et non pas d’une loi, et encore moins de la loi. Il faut plutôt penser en termes d’une exigence qui transperce tous les termes dans lesquels elle trouverait une forme.

18C’est bien le sens, il me semble, de l’invitation que Paulhan adresse à son lecteur à la fin de son théorème : « Que le lecteur veuille bien appliquer cette clef aux commentaires divers, aux confidences, aux thèmes et doctrines qui ont cours sur la poésie. Je m’assure qu’il se verra conduit à plus d’une remarque ou découverte, qui le décevra peut-être d’abord, pour le combler ensuite30. » Comment le lecteur pourrait-il être autre chose que déçu ? Appliquer cette clef veut bien dire renoncer aux confidences auxquelles nous tenons, aux doctrines qui ont modelé notre pensée. Car Paulhan prône cette notion de la réversibilité de toute loi poétique sans du tout sous-estimer l’emprise des lois qui ont cours. L’auteur des Fleurs des Tarbes, tout occupé à attester de ces lois, à les relever pour les comparer, ne va pas jusqu’à imaginer l’impossibilité et la force de toute loi. C’est pourtant ce que Rolland de Renéville lui rétorque, et Paulhan de répondre de son refuge à Neuilly : « je ne m’inquiète pas de la possibilité des lois. Je dis simplement : si elles sont possibles, ce ne peut être qu’à telles et telles conditions31 ». La condition de toute loi particulière et qui exerce sa force sera donc qu’elle éclipse par sa violence sa non-nécessité, c’est-à-dire son contraire qu’elle cache en elle-même.

19Notons au passage la résonance de cette courte rectification adressée à Rolland de Renéville à l’époque où elle fut prononcée : l’inquiétude qu’éprouve Paulhan ne porte pas sur l’absence de lois, c’est-à-dire l’illégitimité du régime, mais sur les conditions nécessaires pour que ce régime arrive à imposer sa loi. Autrement dit, ce qu’il faut dénoncer, c’est la violence qui permet de maintenir l’ordre, violence qui n’est que trop dangereusement présente pour Paulhan en cette fin de guerre. Mais par-delà sa préoccupation à l’égard de la force meurtrière de la loi en cours, plus importante encore est sa manière de conceptualiser le rapport entre une loi qui n’en est pas une, mais plutôt une exigence pour loi, et la posture de résistance.

20Dans la Clef, ce terme de résistance n’est qu’une façon parmi plusieurs d’évoquer le rapport entre loi et mystère. Paulhan dira également que le mystère doit faire partie de la loi, et même que cette loi ne parviendra au sens que « suivant mystère ». Résister, accommoder, en dépendre – de toutes ces configurations, nous déduisons surtout le caractère essentiellement relationnel de cette matrice loi-mystère. Entre l’impératif et la défiance, ou la régularité et l’inconnaissable, on n’a pas affaire à une forme immuable mise à mal par un élément extérieur et perturbateur, mais bien plutôt à ce qui n’est que projection vers une forme et qui, en même temps, rencontre « sa » forme dans quelque chose d’insoupçonné – une chanson, un claquement de doigts, par exemple. Autrement dit, cette loi n’est pas forme ou structure avant d’accueillir son mystère, qui est sa faiblesse constitutive, pas plus qu’elle ne découle du mystère, impératif catégorique dont on ne saura l’origine. Il faut plutôt penser en termes de visée ou de vigilance, mais continuellement secouée, confrontée aux obstacles qu’il faudra boire et qui feront que la pensée de Paulhan (malgré l’importance évidente dans ses textes de notions totalisantes, telles la poésie) est toujours happée par le monde et du coup profondément irriguée par la vie.

21L’importance de l’étrangeté de l’expression « boire l’obstacle » ne se résume donc pas à cette étrangeté en soi et qui survient comme obstacle – qu’il faudra boire et que l’on ne pourra pas boire, comme s’il s’agissait d’une contradiction qui tourne en rond, comme un tourniquet. Elle contribue aussi à faire émerger la dimension existentielle du texte et à situer l’épreuve de la contrariété dans le corps. On y découvre le sujet avançant péniblement dans l’épaisseur de l’espace, obligé d’avaler les choses (opinions, idées, œuvres) qui se trouvent devant lui – c’est-à-dire d’y prêter en quelque sorte croyance, son être. Pour boire l’obstacle, il faut accepter d’y adhérer, comme Paulhan dira qu’il adhérait à l’espace – pris dedans, englué – dans La Peinture cubiste. C’est ce qu’il dira à Yvon Belaval dans l’échange fourni de lettres où il est beaucoup question de Clef de la poésie, mais également de la série importante des textes du début des années 1950 : l’élaboration de La Peinture cubiste (1953), justement, mais aussi la Lettre aux directeurs de la Résistance (1952) et Petite préface à toute critique (1950). Refusant de s’attaquer au langage « de droit fil », il propose « qu’erreurs, superstitions, observations fausses et le reste font partie du langage et qu’il faut s’y prêter d’abord et feindre de les adopter, quitte à les exténuer, et les dépasser par la suite32 ». En d’autres termes, la friction qu’installe une expression telle que « boire l’obstacle » dans le texte participe de la « performativité » de celui-ci au sens où, par exemple, Barbara Cassin a mobilisé la notion de « performance » dans une réflexion au sujet de la loi et son exception33. Pour Cassin, il s’agit d’opposer à la conception aristotélicienne de la loi la pratique de la justice par la commission Truth and Reconciliation en Afrique du Sud. Au lieu que la loi serve à exclure, celle-ci se conçoit dans le second cas comme une évolution qui inclut jusqu’aux perpetrators des crimes de l’apartheid, ceux-ci devenant ainsi potentiellement les perpetrators, c’est-à-dire les acteurs, d’une nouvelle justice et d’une nouvelle nation. On comprend la pertinence de cette réflexion pour saisir les efforts de Paulhan, à la fin de l’Occupation, afin de penser « une justice ». D’après Cassin : « Il y va du langage comme pharmakon, c’est-à-dire comme remède et poison. On est dans la conscience la plus performative qui soit du politique34. »

22Mais avant de pousser plus loin sur un terrain – celui de la pensée contemporaine aux prises avec la différence entre un universel logique et un consensus politique – qui semble nous éloigner de l’idée de littérature, il est utile de recentrer le propos sur la question d’une histoire de celle-ci. L’effort qui a été ici le nôtre pour lire Clef de la poésie en fonction de ce qui est, de tous les points de vue, un état d’exception – la France en 1944 – invite à poser la question de la chronologie de l’œuvre de Paulhan. D’aucuns ont souligné l’importance du travail sur la peinture, qui lui aurait permis de surmonter les embûches rencontrées dans la rédaction des Fleurs ; d’autres ont plutôt cherché à placer Paulhan en termes d’une rupture plus globale du champ littéraire, qui ferait que 1945 n’a plus rien à voir avec les années d’ascendantes de La NRF. De ces deux propositions, ce qui ressort, c’est l’irrecevabilité de la position de Paulhan au moment de l’Épuration. Or, pour écrire une histoire de « l’idée de littérature », il nous faut un cadre qui permette de situer ce droit à l’erreur qu’il revendiquait pour l’écrivain. Trop vite expédié comme apologie de la « littérature pure », et trop peu pesé dans une approche qui remonte vers Paulhan pour le poser en avant-coureur d’une interrogation rhétoricienne qui va éclore à la lumière du structuralisme, ce droit était revendiqué au nom de tout écrivain, et non pas au nom de la littérature ou du texte. La pensée de Paulhan se place plutôt dans une optique d’efficacité du sujet et du langage ; plus, dans une optique de leur destin foncièrement imbriqué selon laquelle le « dépaysement » dû au travail sur et avec la langue est ce auprès de quoi « la cité, la patrie sont des choses légères35 ».

23Mais pour revenir plus précisément à la question du désir de loi et son rapport à l’idée de littérature, cette réflexion va se clore en se dépaysant encore un peu, grâce à une autre voix étrangère, inattendue peut-être, mais qui s’enracine tant bien que mal elle aussi dans ce contexte que nous avons rattaché surtout à 1944. Il s’agit de Giorgio Agamben et de son exploration de la notion de l’état d’exception, nourrie de la pensée de Benjamin, et controversée pour le télescopage qu’elle effectue entre l’actualité et les camps d’extermination de l’État nazi. Sans vouloir minimiser le danger évident à poser trop vite des analogies – tout autant entre 1944 en France et le milieu des années 1990 en Afrique du Sud –, retenons surtout le plus important, à savoir que pour Agamben, l’exception n’est pas contraire ou extérieure à la loi, comme elle le serait pour toute pensée héritière de Hegel. Au contraire, il insistera sur la coexistence dans l’État de deux forces contradictoires : la loi et la vie, la force qui régit et celle qui impose, d’où son analyse fournie de l’imbrication dans les faits du pouvoir autoritaire et du pouvoir législatif – on aurait envie de dire de la Terreur et de la Rhétorique… Agamben nous est utile dans ce sens qu’il écarte toute idée de la priorité d’une force sur l’autre, ce qui écarte aussi cette tendance interprétative que nous devons en partie au moins à la réception si persuasive des Fleurs par Blanchot, qui pose magistralement, à l’horizon de l’œuvre, la Terreur du langage meurtrier, qui vient anéantir l’existence qu’il nomme.

24Mais Agamben peut être plus utile encore. Quelles que soient les réserves qu’il faut exprimer au sujet du but principal de son essai, il existe une forte résonance entre la démarche logique de Paulhan dans la Clef et l’étrange formulation proposée par Agamben de la force de la loi barrée, par laquelle il signifie que là où une loi – la loi – a cours, c’est le lieu aussi où elle est annulée. À tout moment, en tout lieu, d’après Agamben, la violence sous-tend le droit. Pour s’opposer à cette force bivalente – si l’on souhaite faire émerger autre chose, le nouveau, ou pour atteindre à une certaine pureté, à une « justice » –, il ne peut donc s’agir d’annuler la loi – c’est-à-dire de renverser la rhétorique, ou même de se former une opinion définitive sur la rhétorique, car celle-ci est déjà sans fondement. L’annuler ne peut que mener à la promulgation d’une nouvelle loi. Agamben recrute ici Benjamin comme l’apologiste d’une violence pure, dans le sens où cette violence ne serait jamais un moyen vers une fin, mais bien plutôt l’occasion d’exposer le lien entre violence et loi sans, pour ainsi dire, l’annuler. Pour Agamben, cette exposition qui révèle la « figure spectrale » du droit s’opère essentiellement par l’étude et par le jeu : « un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. […] Cette libération est la tâche de l’étude – ou du jeu36 ».

25Ce texte nous est utile en ce qu’il propose autre chose que « l’œuvre » comme horizon – jeu, étude : ces deux mots me semblent plus aptes pour le corpus de Paulhan, façonné comme il l’est par un sérieux inébranlable et une originalité qui n’appartient qu’à celui dont on peut dire « c’est un original ». L’absorption et la méthode propres à l’étude, qui ont gouverné ce questionnement mené au long d’une longue vie, sont croisées par les formes hétérogènes, presque baroques, qui la matérialisent, et qui s’offrent à nous comme une incitation à penser. C’est bien le paradoxe de la démarche de Paulhan : d’avoir refusé toute sorte d’habitude, sans pour autant renoncer à la recherche d’une forme de régularité37. Et c’est peut-être cela, une loi qui détient sa propre résistance à elle-même – un effort qui se veut entier mais qui est, en même temps, « suivant jeu », c’est-à-dire suivant les curiosités et les occasions que le monde fait surgir à notre rencontre.

26Il ne s’agit pas tant, donc, de nous amener vers la découverte de la duplicité de la Clef, que de nous la mettre entre les mains, comme la littérature met le langage « entre les mains » : on sera déconcerté, qu’est-ce qu’on peut bien faire avec cela ? Je me suis détournée de ce texte de la Clef maintes fois, trop déboussolée. Et puis – à condition de vouloir cette loi, c’est-à-dire de sortir de notre contrariété – nous découvrons que cela vient, la fascination s’installe et le plaisir du jeu et de l’étude se déploie, et il ne nous reste plus qu’à jouer sérieusement, encore un tour.

27Anna-Louise Milne

28University of London Institute in Paris