Bourdet queer ? Une lecture de La Prisonnière
1Si l’on entend par queer une posture consciente voire militante visant à remettre en cause une vision du monde non seulement hétéronormée mais, plus largement, binaire, de surcroît volontiers oublieuse des considérations sociales, raciales, etc. – lesquelles entrent dans la définition de la norme et, par extension, dans le système de domination1 –, alors la question posée dans le titre de cette étude doit avoir pour réponse « non ». Non seulement Bourdet n’a rien d’un militant (au sens où son discours artistique n’est pas relayé, explicité voire mis en ordre de bataille par un discours théorique), mais son univers est aussi socialement trop homogène (il est composé exclusivement de bourgeois blancs) pour pouvoir dire « queer » sans grincer des dents. Reste que cet auteur aborde le thème de l’homosexualité dans deux de ses pièces ; c’est beaucoup si l’on se souvient qu’il n’en achève que treize. De même, si Bourdet pense le monde selon les catégories genrées de son époque, je ferai l’argument que cela ne l’empêche pas d’en souligner discrètement les limitations et même de malmener (un peu !) ce qu’on appellera plus tard l’hétérosexisme, « c’est-à-dire les pratiques institutionnelles et discursives qui sous-tendent l’hégémonie de l’hétérosexualité au profit de la domination masculine » (Chetcuti, 2003, p. 290).
2Même si la formule paraît usée, Bourdet est un observateur de ses contemporains. Il hérite d’une longue tradition théâtrale qui se pique d’analyse (psychologique, pour le dire vite) et doit aussi beaucoup au théâtre naturaliste (y compris dans ses avatars dégradés, embourgeoisés et commerciaux), qui aborde le monde de manière un peu plus systémique, qui a pris conscience de l’importance du milieu. Certes, Bourdet s’en tient le plus souvent à sa propre classe sociale. Mais il aborde cette élite à travers la question des relations amoureuses, au sens affectif mais aussi sexuel du terme. Il s’attache en effet au désir et, plus que d’autres à son époque, il semble sensible aux questions de pouvoir associées à la sexualité2. C’est cet intérêt transversal pour l’individu sexué, situé au sein de relations duales ou triangulaires et au cœur d’une classe sociale privilégiée mais à deux vitesses, qui pousse Bourdet à se pencher sur « l’altérité homosexuelle », à deux reprises et de deux manières différentes : par une comédie de mœurs (La Fleur des pois) et par un drame psychologique (La Prisonnière), labels génériques à nuancer d’emblée. Chez Bourdet, la comédie (qui peint le monde ou certains de ses groupes constitués) est potentiellement acide et le drame (qui peint d’abord l’individu, généralement au sein d’un couple) est souvent minoré, assourdi. Il convient d’insister sur cette complexification tonale car elle est l’indice d’une circonspection à l’égard des étiquettes que Bourdet étend à la question de l’homosexualité. Sa vision n’est évidemment pas exempte de stéréotypes et il opère parfois des « raccourcis3 ». Toutefois il s’efforce d’éviter la caricature et s’applique à proposer des peintures en bistre, tout particulièrement dans La Prisonnière, pièce sur laquelle nous nous pencherons ici, laissant pour une autre occasion l’exploration du monde inversé de La Fleur des pois.
3Chose suffisamment rare pour être notée, La Prisonnière prend l’homosexualité féminine pour thème principal. De fait, malgré une vogue saphique à la Belle Époque, vogue qui se cantonne d’ailleurs essentiellement à la poésie et au récit, la figure de la lesbienne reste minoritaire dans la littérature touchant à l’homosexualité. Comme le constate Monique Wittig, le lesbianisme est
un thème dont on ne peut même pas dire qu’il est tabou, il n’a aucune réalité dans l’histoire de la littérature. La littérature homosexuelle mâle a un passé, elle a un présent. Les lesbiennes, elles, sont muettes – comme d’ailleurs toutes les femmes en tant que femmes à tous les niveaux. Quand on a lu les poèmes de Sapho, Le Puits de solitude de Radclyffe Hall, des poèmes de Sylvia Plath et d’Anaïs Nin, La Bâtarde de Violette Leduc, on a tout lu. (Wittig, [1973] 2023, n.p.)
4Au théâtre, la lesbienne est plus minoritaire encore4. Contrairement à ce qu’ont pu dire certains critiques lors de la création en 19265, La Prisonnière de Bourdet n’est pas la première pièce à mettre en scène le lesbianisme6. Cependant, alors même qu’au cours des années 1920 les lesbiennes s’affichent un peu plus aisément dans la société7, La Prisonnière reste l’une des très rares œuvres dramatiques à aborder la question, et peut-être celle qui l’aborde avec le plus de probité et le moins de sensationnalisme.
5La pièce comprend deux figures de lesbiennes : Irène et Madame d’Aiguines. L’une est la prisonnière du titre et le rôle principal féminin ; l’autre est sa « geôlière » et n’apparaît jamais en scène : elle reste donc un fantôme dramatique, une construction discursive et fantasmatique. La composition duelle et dissymétrique est assez habile. Si Bourdet n’évite pas tous les clichés homophobes et/ou lesbophobes, il les limite en nombre et en concentre la majorité sur la figure lointaine, spectralisée, déréalisée de Madame d’Aiguines. Cela permet d’appréhender Irène d’un œil moins normatif que ce à quoi on aurait pu s’attendre pour une pièce créée en 1926. De ce point de vue, La Prisonnière offre un discours généralement mesuré, surtout si on le rapporte à la vulgate lesbophobe de l’époque8.
6Dès l’ouverture de la pièce, à un moment où l’on n’a encore aucune idée de ce qui constitue le drame sentimental et sexuel du personnage – on ne l’apprend qu’au milieu du deuxième acte –, Irène est marquée par la différence, tantôt négativement (elle vit de manière anormale), tantôt positivement (elle est exceptionnelle). Mademoiselle Marchand – l’incarnation de la règle puisqu’elle est aujourd’hui la gouvernante/institutrice de Gisèle après avoir été celle d’Irène naguère – suggère d’emblée l’excentricité de la jeune femme : « Votre père commence peut-être à s’apercevoir qu’Irène mène une existence un peu anormale pour une jeune fille… » (Bourdet, [1926] 1960, p. 183). M. de Montcel fait chorus un peu plus tard : Irène vit trop librement pour une demoiselle, quand bien même elle a 27 ans : elle sort sans chaperon, vit sa vie quasiment sans supervision, ne rend guère de compte sur ce qu’elle fait ou qui elle voit9. Mais aussi est-ce la rançon d’un caractère d’exception10. Dès l’ouverture de la pièce, Gisèle dit tout le bien qu’elle pense de sa sœur aînée :
GISÈLE : Vous savez bien qu’Irène n’est pas une jeune fille comme les autres, voyons ! […] Vous en connaissez beaucoup d’aussi intelligentes, d’aussi cultivées, d’aussi séduisantes qu’elle, de toutes les manières ? […] On ne peut pas demander à un être comme elle de vivre en oie blanche, entre sa petite sœur et son institutrice ! Elle mourrait d’ennui ! (Bourdet, [1926] 1960, p. 184-185).
7Bourdet insiste sur l’âge d’Irène pour signifier qu’il ne s’agit nullement d’une petite jeune fille11 ; c’est au contraire une femme faite, indépendante et résolue. En témoigne la scène qui l’oppose à son père :
MONTCEL : Prends garde, Irène ! Tu devrais cependant me connaître et savoir que quand j’ai décidé une chose, il est dangereux d’essayer de s’y opposer. J’ai brisé dans ma vie des résistances plus solides que la tienne, crois-le bien !
IRÈNE : Toi aussi, papa, tu devrais me connaître. Je suis ta fille et, sous ce rapport-là, nous nous ressemblons. (Bourdet, [1926] 1960, p. 193)
8Et un peu plus tard, face à Jacques : « Tu devrais me connaître assez, Jacques, pour savoir que je ferai ce que j’ai décidé de faire et que, s’il faut absolument pour ça casser les vitres, eh bien, je les casserai ! » (Bourdet, [1926] 1960, p. 225). Casser les vitres : la métaphore n’est pas sans évoquer le plafond de verre, quand bien même l’expression n’apparaîtra que des décennies plus tard…
9En somme, Bourdet pose stratégiquement, au seuil de sa pièce, une caractérisation très positive d’Irène que rien ne pourra complètement effacer. Le portrait aura beau se complexifier au fil de la pièce, il ne sera pas déjugé. D’autant qu’Irène bénéficie d’une forme très paradoxale de positivité : celle liée au statut de victime12. Victime du système normatif dans lequel elle évolue, d’abord. Même si c’est très discrètement, la pièce suggère ce qui deviendra plus tard un poncif dans la littérature LGBT : le poids de la contrainte sociale, c’est-à-dire l’impossibilité d’être et de dire qu’on est gay ou lesbienne. À l’acte I, à un moment où personne ne sait encore le secret d’Irène, Bourdet insère cet échange :
JACQUES : Tu ne crois pas qu’il aurait mieux valu lui avouer la vérité ?
IRÈNE, brusquement, le regardant : Quelle vérité ?
JACQUES : Je ne sais pas. Mais, quelle qu’elle soit, elle valait mieux que ce mensonge-là.
IRÈNE, les yeux fixes : Si je l’avais dite, personne ne l’aurait comprise.
JACQUES : Pourquoi ?… (Irène se tait.) Hein ?
IRÈNE : … Peu importe.
JACQUES : Tu ne peux pas me la dire, à moi, cette vérité ?
IRÈNE : … Non. (Bourdet, [1926] 1960, p. 215-216)
10Le désir/sentiment est indicible et ne peut que rencontrer de l’incompréhension. De là silence ou mensonge :
IRÈNE : Si je mens, c’est qu’on m’y force !
JACQUES : Qui ?
IRÈNE : Tout le monde !… Je n’ai pas d’autre ressource. (Bourdet, [1926] 1960, p. 221)
11Certes, c’est dit en coup de vent et avant que l’on apprenne le secret d’Irène. La douleur de cette prescription normative – la jeune femme se dit « harcelée, traquée » (Bourdet, [1926] 1960, p. 216) – n’est donc associable clairement à l’homosexualité qu’en seconde instance, à la relecture, ce qui est peut-être l’indice d’une prudence de la part de Bourdet. Nonobstant, c’est dit : quand bien même c’est à toute vitesse, Irène s’en prend verbalement à l’ordre social qui refuse la différence. De surcroît, c’est dit à une époque où ce type de discours n’est pas très répandu et dans un lieu/un genre (le théâtre de Boulevard, pour aller vite) où cela n’avait finalement jamais été dit. Pas de quoi parler de militantisme pour autant : La Prisonnière reste un drame individuel et domestique, une « étude de psychologie aux confins de la sexualité admise » – la formule est de Martin du Gard (1993, p. 890) pour définir Un taciturne, sa propre pièce sur l’homosexualité – et non une pensée systématique du placard.
12Discrètement victime du système hétéronormatif dans lequel elle vit, Irène est surtout victime d’une passion qui la subjugue. Si forte soit-elle, elle est le jouet d’une pulsion affective et, on le devine, érotique, qu’elle ne parvient pas à juguler :
IRÈNE : Tu ne comprends pas qu’il y a des heures, comme en ce moment, où je vois clair, où j’ai mon bon sens, mon libre arbitre… Mais, à d’autres heures, je ne l’ai plus, je ne sais plus ce que je fais ! C’est comme… une prison où il faut que je retourne malgré moi ! (Bourdet, [1926] 1960, p. 288)
13Pour éviter cette prison, elle entend se jeter dans une autre : le mariage. « Il faudrait que quelqu’un me garde, me retienne… » (Bourdet, [1926] 1960, p. 288), dit Irène quelques instants avant de s’offrir à Jacques. Quelques minutes auparavant, les termes étaient plus positifs :
IRÈNE : […] Je n’ai que toi, Jacques ! Il n’y a que toi qui puisses me venir en aide !
JACQUES : Mais qu’est-ce que tu veux de moi ?
IRÈNE : Que tu me protèges ! Que tu me défendes ! (Bourdet, [1926] 1960, p. 286 ; je souligne)
14On est passé de la demoiselle en détresse à la recluse… Par rebond, Jacques rétrograde du statut de preux chevalier à celui de geôlier. Pour échapper à l’emprise de Madame d’Aiguines, Irène entend en effet prendre un mari-maton voire un mari-planton : « j’ai accepté de monter la garde auprès de toi » (Bourdet, [1926] 1960, p. 343), dit Jacques. Elle entretient l’espoir que les liens du mariage la forcent à rester dans le droit chemin ; « droit » au sens de straight.
15Mais ce motif proprement lié à la sexualité alternative se double d’autres motifs, moins clairement indexés sur la nature homosexuelle du désir. C’est une tresse à trois brins : grâce à l’aide de Jacques, Irène vise en effet à :
– éloigner Madame d’Aiguines par un geste hétérosexuel drastique s’apparentant à une tromperie : « Tu veux te donner à moi pour pouvoir dire à cette femme… […] lui dire que tu t’es donnée à un homme, pour qu’après cela elle te laisse tranquille ?… » (Bourdet, [1926] 1960, p. 290) ;
– échapper au pouvoir de Madame d’Aiguines et garder une forme d’indépendance , éviter une dissolution du moi dans une volonté autre13 ;
– se garder de ses propres pulsions – « J’ai peur de moi ! », s’exclame Irène (Bourdet, [1926] 1960, p. 287) – en faisant intervenir la parole donnée comme une sorte d’externalisation du surmoi. Jacques le confirme : « Mais j’ai toujours eu confiance en toi, Irène. Je n’ai jamais douté que tu agirais, le moment venu, comme tu as agi. Tu t’étais engagée, en m’épousant, à ne jamais revoir cette femme. J’étais sûr que tu ne la reverrais pas » (Bourdet, [1926] 1960, p. 307).
16Le lesbianisme ne constitue finalement qu’une partie du « problème » : c’est aussi une question d’autonomie individuelle face à un sentiment/désir submergeant ; et, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme, les termes du problème ne se poseraient pas autrement. Preuve en est, jusqu’au milieu du deuxième acte, on peut croire que c’est un amant qui assujettit Irène. C’est probablement par stratégie que Bourdet resserre le nœud gordien psychologique par des composantes qui fonctionnent en dehors de la question du genre de l’être aimé.
17Dans l’ensemble, Irène est donc présentée comme une victime, et c’est l’autre lesbienne de la pièce, celle qu’on ne verra jamais14, qui concentre la plus grande part du jugement négatif et des clichés lesbophobes. Dès sa première évocation, Madame d’Aiguines est une figure équivoque que le père d’Irène met à l’index. Elle est une étrangère, et c’est pour cette raison que son mari a dû abandonner la diplomatie. Du reste, elle n’est pas qu’une étrangère : c’est « une Autrichienne » (Bourdet, [1926] 1960, p. 191), ce qui est dire beaucoup en disant peu. Austrophobie d’époque peut-être, cousine de la germanophobie ? Ou peut-être joue-t-on ici sur une mémoire plus longue ? De fait, tout le monde semble connaître la nationalité de Madame d’Aiguines sauf la jeune et gentille Gisèle qui hésite entre polonaise et autrichienne15, entre la « bonne épouse » de Louis XV et la « mauvaise épouse » de Louis XVI, celle à qui l’on a reproché (entre autres) ses mœurs sexuelles : adultère (avec Fersen), lesbianisme (avec Lamballe), inceste (avec le Dauphin). Accessoirement, on lui a aussi reproché la « dévirilisation » de Louis XVI… Dans la pièce de Bourdet, Aiguines n’est peut-être pas dévirilisé mais il paraît prématurément usé et vieilli par sa situation de mari postiche16. Face à un être de la trempe de Madame d’Aiguines, les forts – et Irène compte parmi ceux-ci – s’affaiblissent17.
18Madame d’Aiguines est donc une femme puissante, mais c’est là un oxymore… La domination qu’elle exerce sur son entourage immédiat n’annule pas l’infériorité sociolégale propre à son genre. La femme est toujours en situation précaire, tributaire d’une tutelle masculine (le père puis l’époux). Aiguines le dit : « Je ne peux pas l’abandonner. Nous sommes mariés depuis huit ans. Où irait-elle ?… » (Bourdet, [1926] 1960, p. 274). La femme reste une mineure, nécessitant un mari non seulement comme alibi mais comme soutien financier et légal. « Ce n’est pas toujours facile, pour une femme, de vivre », résume Aiguines (Bourdet, [1926] 1960, p. 273)…
19À cette déficience sociale (faiblesse structurelle) s’ajoute la piètre santé de Madame d’Aiguines (faiblesse conjoncturelle). Elle est malade – l’acte III insiste sur ce point18 – et l’on est ici en plein cliché physiognomonique : la détérioration physique serait l’indice d’une décrépitude morale19. Irène emploie aussi ce vocabulaire explicitement médical quand elle évoque sa situation et imagine Jacques comme un mari capable de la tenir à l’écart de Madame d’Aiguines : « quand tu m’auras guérie », dit-elle (Bourdet, [1926] 1960, p. 291 ; je souligne). Paraphrasons : en se mariant, Irène tente une empirique thérapie de conversion. En cela, la pièce est apparemment à l’unisson de la pensée de l’époque, qui fait de l’homosexualité une tare, une perversion, une dépravation, une aberration 20. Mais ce vocabulaire univoque et dégradant est justement employé avec une extrême parcimonie dans la pièce de Bourdet. Il est question d’un danger – tension dramatique oblige ! – mais le lexique d’explication – et, par extension, de condamnation – emprunté à la médecine ou à la morale n’apparaît que de loin en loin. Irène, par exemple, se traite de « folle » qu’il faut « soigner » (Bourdet, [1926] 1960, p. 286), ce qui consonne avec la vision de l’homosexualité comme pathologie psychique. De même, quand Jacques apprend qu’Irène aime une femme, il parle de déséquilibre. Mais le mot n’apparaît qu’une fois et Aiguines ne manque pas de mettre en doute le poncif :
JACQUES : Mais enfin, voyons, c’est impossible ! Irène est beaucoup trop équilibrée…
AIGUINES : Qu’est-ce que ça prouve ? (Bourdet, [1926] 1960, p. 271)
20Le mot « guérir » lui-même est finalement moins connoté qu’on aurait pu le croire. Irène l’emploie pour évoquer son attirance pour Madame d’Aiguines tandis qu’Aiguines l’emploie pour parler du sentiment que Jacques éprouve pour Irène21 et que Jacques l’utilise pour définir son rapport à Irène22. En somme, le terme « guérir » est largement dépouillé de ses connotations homophobes ainsi employé pour décrire une relation « dans les clous » mais impossible car non réciproque : c’est le mal d’amour, ni plus ni moins, et il ne discrimine pas23. On souffre d’aimer dès lors qu’on n’est pas dans une relation symétrique, quelles que soient les orientations. Aiguines ne dit pas autre chose :
AIGUINES : … Pourquoi ne souffrirait-elle pas ? Je souffre bien, moi.
JACQUES : Ce n’est pas la même chose !
AIGUINES : Tu crois ? J’imagine, au contraire, que ça doit beaucoup se ressembler. Il n’y a qu’une façon d’aimer, va, et qu’une manière de souffrir. C’est la même formule pour tout le monde et, sous ce rapport-là, nous pouvons nous donner la main, elle et moi, depuis quelque temps. Seulement, elle n’a pas encore l’habitude. Moi, je l’ai. (Bourdet, [1926] 1960, p. 275)
21On sait aujourd’hui que cette vision homogénéisante de l’amour et du désir est potentiellement problématique pour la cause LGBT24 ; mais à l’aune du contexte de l’époque, c’est clairement l’indice d’une tolérance élevée, d’un vœu de normaliser l’homosexualité.
22Pour parvenir à ce but, Bourdet use d’une autre technique que j’appellerais volontiers le sfumato (puisqu’Irène est peintre). C’est l’usage, par exemple, d’une chronologie lacunaire et imprécise. Tout ce qu’on sait, c’est que « l’an passé » (Bourdet, [1926] 1960, p. 190), Irène a convaincu son père de la laisser aller à Florence ; que c’est là qu’elle a rencontré M. et Madame d’Aiguines. Elle les fréquente depuis un an (Bourdet, [1926] 1960, p. 217 et p. 222). On apprend que, « depuis un mois » (Bourdet, [1926] 1960, p. 192), Irène ne se rend plus chez son maître en peinture et qu’elle passe donc probablement son temps chez Madame d’Aiguines. À l’acte II, qui se déroule environ un mois après le premier acte25, Irène confie à Jacques qu’elle redoute de partir en voyage avec Madame d’Aiguines, car cela signerait sa « perte » ; elle serait alors entièrement sous le pouvoir de cette femme. On ne sait exactement ni quand la relation a commencé ni comment elle a progressé ; pour le dire crûment, on n’est même pas sûr que les deux femmes aient couché ensemble… Bourdet se garde bien de préciser ; cela lui évite d’être scabreux26 et lui permet de flouter son propos, de noyer un peu le poisson lesbien27.
23Assurément, il reste des clichés lesbophobes dans la pièce. L’opposition entre les « vraies » femmes (hétérosexuelles28) et les femmes « fantômes » (lesbiennes) en est l’exemple le plus flagrant. Mais si l’on considère tout ce que Bourdet laisse de côté, j’aurais tendance à croire que ce qu’il conserve de la vulgate homophobe est là pour payer son tribut à la société et au public de son temps. Outre la réduction du nombre de clichés lesbophobes et leur atténuation, Bourdet use aussi littéralement de la mise à distance. Madame d’Aiguines, l’étrangère, celle qui tient son entourage dans ses rets, reste hors scène, fantasmatique. Elle ne prendra jamais forme physique pour nous, spectateurs ; elle restera cet être fait de la fumée des mots, aux portes du mythe. Le mari donne le ton :
AIGUINES : […] Je ne pourrais plus vivre sans elle… Qu’est-ce que tu veux, je l’aime… (Un temps.) Tu ne l’as jamais vue ? (Jacques fait signe que non.) Tu comprendrais mieux si tu la connaissais… Elle a… toutes les séductions, toutes… Dès qu’on l’approche, on subit, je ne sais pas comment dire… une espèce de charme. Pas moi seulement. Tout le monde. Mais moi, plus que tout le monde puisque je vis près d’elle. Je crois bien que c’est l’être le plus charmant, le plus harmonieux qui ait jamais existé… Quand je suis loin d’elle, j’ai quelquefois la force de la haïr pour le mal qu’elle me fait ; mais, près d’elle, je ne discute pas, je la regarde, je l’écoute, je l’admire. (Bourdet, [1926] 1960, p. 274)
24Le terme « charme » est flouté par le déterminant complexe (« une espèce de ») puis rapidement dégradé/camouflé en adjectif (« charmant »). Malgré tout, il suggère un paradigme connu : la sorcière. Aiguines est clairement envoûté, Irène « fascinée » (Bourdet, [1926] 1960, p. 288), mot également empreint de magie. Et si le charme ne suffit pas, il reste la poursuite :
IRÈNE, tremblante toute et baissant la tête : Je l’ai revue.
JACQUES : Ah ?… (Un temps.) Où l’as-tu revue ?
IRÈNE : Chez Apraxine… Elle savait que je devais y venir. Elle m’attendait.
JACQUES : Comment l’a-t-elle su ?
IRÈNE : Oh ! elle sait tout. (Bourdet, [1926] 1960, p. 338-339)
25Aiguines a beau dire « charmant » et « harmonieux », il y a quelque chose d’inquiétant dans cette figure perpétuellement hors scène, capable d’ensorceler ses proches et faisant preuve d’un savoir aussi universel qu’inexplicable.
26Caractérisée par les discours qu’on tient sur elle et les effets qu’elle provoque sur les personnages en scène (Irène et Aiguines), la lesbienne lointaine est également dotée d’une présence métonymique sur le plateau via les violettes, leitmotiv de la pièce. La fleur est bien choisie : elle convoque un imaginaire lesbien, au moins depuis Renée Vivien29. Au fil de la pièce, de didascalie en didascalie, on voit que les fleurs s’élèvent pratiquement au rang d’hypostase de la personne. À la fin du premier acte, Irène contemple les violettes et, brusquement, saisit le téléphone. À fin du troisième acte, la pantomime est plus explicite encore :
Irène continue à fixer les violettes. Peu à peu ses yeux se remplissent de larmes. Elle approche le bouquet de sa figure, l’effleure de ses lèvres et le met contre sa joue. Son regard, devenant dur, se tourne un instant vers la porte par où Jacques est sorti, puis se repose de nouveau sur les fleurs et les contemple longuement. Enfin, incapable de résister plus longtemps à l’appel qui en émane, elle se lève, gagne la porte de gauche, se retourne une dernière fois, comme si elle résistait encore, et sort brusquement. (Bourdet, [1926] 1960, p. 345)
27Madame d’Aiguines apparaît dans le texte comme une figure d’exception – elle aussi ! – mais dangereuse ; c’est une lesbienne agressive, masculine pour ainsi dire. On l’a dit : elle fascine Irène. Proposé par Jacques et confirmé par Irène30, le mot est particulièrement intéressant car il évoque le membre viril (fascinum). Outre cette coïncidence étymologique, Madame d’Aiguines envoie des fleurs à la femme qu’elle poursuit, ce qui est plutôt un geste masculin pour l’époque, surtout dans une telle perspective de séduction. Et ces fleurs ont de surcroît quelque chose de violent du fait de la paronomase (violette/violence) et de l’étymologie31. La violette cesse d’être délicate et devient une extension de la prédatrice qu’est Madame d’Aiguines. Parler de harcèlement ne serait pas déplacé : à peine Irène quitte-t-elle Madame d’Aiguines, non sans effort du reste, qu’elle reçoit, chez elle, un bouquet de violettes… Qu’il s’agisse de fleurs change sans doute un peu la donne mais, structurellement, le fait demeure : Irène cherche à s’enfuir et Madame d’Aiguines s’insinue par-delà sa porte fermée, jusque dans son appartement, via un objet qui est, encore une fois, un ersatz de son corps. À tout le moins, elle est celle qui trouble la paix (εἰρήνη) d’Irène.
28En première lecture, La Prisonnière est donc une pièce qui peint l’homosexualité de manière ambiguë. En premier lieu, elle pose une lesbienne lointaine et abusive qui réduit à sa merci une jeune femme pourtant forte et pleine de qualités. Mais, ce faisant, Bourdet ménage la figure d’Irène, largement victimisée. Surtout, le discours véhiculé n’est pas si catégorique que cela : les clichés lesbophobes les plus violents sont évités ; ceux qui demeurent sont le plus souvent tamisés ; et, çà et là, quand il s’agit d’Irène, on relève un regard en empathie et, plus généralement, une idéologie du « laisser-faire » point trop empreinte de morale en matière de pratiques amoureuses. Ainsi ne reproche-t-on guère à Montcel de préférer sa maîtresse à ses filles. Après avoir accusé son père de les avoir abandonnées, elle et sa sœur, Irène prononce en effet cette phrase qui dilue le reproche et pourrait constituer la moralité de la pièce : « Tu as fait ce qu’il t’a plu. Nous n’avons pas à te juger : ce n’est pas notre rôle » (Bourdet, [1926] 1960, p. 196). Par ailleurs, on plaide en faveur de relations érotiques décontractées et tendres mais débarrassées des habituelles scories sentimentales32. Enfin, on ne cherche pas à régenter les actions et encore moins les pensées des autres :
JACQUES : Comment veux-tu que je connaisse tes pensées ? Elles sont à toi, d’ailleurs. Les pensées de chaque être lui appartiennent et les tiennes ne me regardent pas.
IRÈNE : Mais je ne te cache rien ! Rien dont tu doives te tourmenter, je te le jure.
JACQUES : Ça… (Geste.)
IRÈNE : Tu ne me crois pas ? Eh bien, interroge-moi, alors. J’aime encore mieux ça.
JACQUES : Oh ! non, non… Surtout pas ça ! Laissons dans l’ombre ce qui est fait pour l’ombre ! (Bourdet, [1926] 1960, p. 302)
29La mention de l’ombre teinte négativement la phrase ; toutefois, l’ensemble dessine le périmètre d’un jardin secret et une tolérance raisonnable à défaut d’une acceptation pleine, entière et publique. Redisons-le : ce n’est pas si mal pour un texte qui a cent ans.
30Là où Bourdet va vraiment plus loin que ce qu’on attend d’une pièce écrite par un homme en 1926, c’est la manière dont il complexifie le portrait des maris. Les critiques les plus perspicaces de 1926 ont noté que La Prisonnière était finalement une pièce d’hommes33. C’est vrai à condition d’ajouter que leur octroyer une telle place permet à l’auteur de donner des ombres aux portraits masculins, tout particulièrement celui de Jacques Virieu – l’homme par excellence, si l’on en juge par son nom fondé sur « vir ». À première vue, le personnage est positif. L’amoureux sans espoir d’Irène est une victime par rebond. Malgré cela, il apparaît d’abord comme un soutien, le seul sur lequel puisse compter Irène. Il participe au subterfuge d’Irène, pris de pitié devant sa détresse. Cela se reproduit à la fin du deuxième acte quand la jeune femme vient lui offrir sa main (et le reste) dans une tentative désespérée de se soustraire au pouvoir de Madame d’Aiguines. Il la met en garde plusieurs fois et ses scrupules l’honorent. Jusque-là, c’est un Jacques auquel on peut souscrire : il souffre lui aussi et on sent, dès la fin de l’acte II, qu’il vient de signer un marché de dupes. Plus encore que pour Irène – car son mal à elle échappe : on n’en voit que le résultat, jamais la cause de front –, le mal de Jacques peut toucher le public.
31Mais Bourdet trouble l’eau et Jacques devient équivoque, tout particulièrement au troisième acte. En réalité, le terrain avait été préparé dès son entrée en scène. D’un côté, Jacques se montre compatissant et professe ses sentiments pour Irène. De l’autre, il fait déjà montre d’un désir puissant34 sous-tendu par une pensée de la subjugation, de la manipulation (en mineur) et de l’ordre :
IRÈNE : Si tu étais vraiment mon ami, tu écouterais un peu plus ton cœur et un peu moins les préceptes de la morale bourgeoise !
JACQUES : Oh ! la morale bourgeoise a quelquefois du bon, tu sais !
IRÈNE : Oui, cela dépend de celui à qui elle profite !
JACQUES : Qu’est-ce que ça veut dire !
IRÈNE : Est-ce que c’est au nom de la morale bourgeoise que tu parlais, il y a un an, quand tu as essayé de faire de moi ta maîtresse ? Tu ne te souviens pas ?
JACQUES : Si !
IRÈNE : Et tu trouves que c’était moral, ça ? […]
JACQUES : Oui, parce que si tu m’avais appartenu, tu aurais bien fini par m’aimer et par consentir à m’épouser. Cette répugnance que tu éprouvais à l’idée d’engager ta liberté, ta sacro-sainte liberté, j’avais la prétention, oui, d’en venir à bout peu à peu, du jour où tu aurais été à moi ! Et, dans ma pensée, ta possession n’était qu’une étape vers la seule solution normale pour une jeune fille, c’est-à-dire : le mariage. Voilà ! (Bourdet, [1926] 1960, p. 223-224)
32De manière piquante, c’est exactement le plan qu’Irène imagine pour elle-même à l’acte II : se donner à Jacques pour rompre les liens avec Madame d’Aiguines et espérer que l’amour – désir inclus – naisse chemin faisant (Bourdet, [1926] 1960, p. 290-293). Mais les termes employés ne sont pas les mêmes non plus que les idées qu’ils véhiculent : « venir à bout peu à peu », « ta possession », normalité du mariage, moralité utilitaire… Jacques est un dominant comme l’est Madame d’Aiguines, à cette différence près qu’elle l’est par sa personnalité ; Jacques l’est par son genre. Sans complètement s’en rendre compte, c’est bien son privilège de genre qu’il met en évidence, ce qu’Irène décrypte pour le bénéfice du public : la morale bourgeoise profite aux hommes.
33La scène avec Françoise, à l’acte III (Bourdet, [1926] 1960, p. 314-335), montre le mieux la part sombre de Jacques, son masculinisme sous-jacent. Rappelons le contexte : il est marié depuis un an environ et malheureux en ménage. Qui pis est, il n’a rien d’important à reprocher à Irène puisque c’est une épouse parfaite ; rien d’important mais l’essentiel, à ses yeux, puisqu’elle ne le désire pas comme lui la désire. Il décide donc de porter sa libido ailleurs, aux pieds de son ancienne maîtresse, qui vient de le recontacter pour récupérer ses lettres. Faute de violettes, on respire des œillets35… Le potentiel de prédation de Jacques se fait jour dans cette scène qui commence pourtant doucement, par des propos généraux et un peu aigres de la part de Françoise. Jacques enchaîne par des agaceries et des circonlocutions : « racontez-moi vos amours », puis : « vous êtes bien jolie, plus encore que dans mon souvenir », puis : « ne voulez-vous pas m’aimer moi ? » La scène prend ensuite un virage – Jacques se fait plus pressant tandis que Françoise ne cesse d’exprimer son refus – et atteint vite son point culminant :
Il veut la prendre dans ses bras.
FRANÇOISE, se défendant : Non, je ne veux pas
JACQUES : Je vous en conjure !
FRANÇOISE, suppliante : Laissez-moi !
JACQUES : Françoise !…
FRANÇOISE, même jeu : Laissez-moi ! Je vous en prie !… Je ne veux pas !… (Plus faiblement.) Je ne veux pas !… Je ne v…
Leurs lèvres se joignent. Elle s’abandonne. Le baiser, très long, la laisse anéantie, la tête renversée sur la poitrine de Jacques, les yeux clos (Bourdet, [1926] 1960, p. 331).
34Peu après, Jacques arrache un rendez-vous au domicile de Françoise, ignorant encore une fois ses refus et ses supplications :
FRANÇOISE : Mais je ne veux pas que vous veniez !
JACQUES, la prend par les bras et la force à le regarder : Vous ne voulez pas ?
FRANÇOISE, avec moins d’assurance : Non…
JACQUES : C’est vrai ? Vous ne voulez pas ?
FRANÇOISE, d’un ton suppliant : Non…
JACQUES : Françoise !…
FRANÇOISE, après un temps, baissant la tête : Oh !… Ça va recommencer… (Bourdet, [1926] 1960, p. 332-333)
35En son cœur, c’est là une scène d’agression : Jacques s’impose moralement et physiquement à Françoise.
36Ces « non » de Françoise transformés en « oui » sous la pression de Jacques font évidemment penser aux « non » de Jacques transformés en « oui » sous la pression d’Irène : à la fin de l’acte I, Jacques s’était résolu à servir d’alibi à Irène ; à la fin de l’acte II, il s’était résolu à épouser Irène dans l’espoir qu’elle finira par l’aimer et le désirer. Il y a pourtant une différence entre les non/oui de Jacques et les non/oui de Françoise.
37D’abord, le paramétrage est différent. À la fin de l’acte II, Irène s’offre et Jacques la prend ; à l’acte III, Françoise se refuse et Jacques la prend. Peu importe qui dit « oui » ou « non » puisque c’est toujours Jacques qui décide. Selon un schéma que l’on connaît car il est encore dominant dans la culture populaire (ne parlons même pas de la réalité…), le personnage masculin impose son désir au personnage féminin, joue de sa supériorité musculaire et symbolique pour réduire la réticence adverse. Irène n’avait que sa détresse à avancer ; si malavisé que fût son plan, elle appelait à l’aide. Jacques accède à ses suppliques car elles s’accordent à son désir ; il est sourd aux supplications de Françoise car elles vont à l’encontre de ce qu’il désire.
38Ensuite, et c’est le pire, le dénouement de la scène peint Jacques comme ayant eu raison d’insister, raison d’ignorer les « non » de Françoise, puisqu’elle « s’abandonne » et se déclare même, in fine, « heureuse »… (Bourdet, [1926] 1960, p. 335). La scène expose l’agressivité sexuelle de Jacques et la légitime d’un point de vue diégétique puisque Françoise l’aime encore et que sa résistance était sinon feinte, du moins peu solide. On est en pleine masculinité toxique – et en plein male narrative – avec cette romance fondée sur la soumission de l’autre, sur une structure d’agression aboutissant à une « récompense »36. Cette agression s’opère sur Françoise, car c’est la seule femme que Jacques a en son pouvoir. Irène, pour sa part, est au pouvoir de Madame d’Aiguines. « Ah, si seulement je pouvais te faire souffrir ! » (Bourdet, [1926] 1960, p. 308), regrette-t-il en s’adressant à sa femme37…
39Ce que je viens d’analyser avec un regard de 2025 ne correspond évidemment pas à la manière dont fut reçue la scène à l’époque de Bourdet. Comœdia, pourtant l’un des journaux les plus mesurés pour évoquer la sexualité alternative dont traite la pièce, parle d’une « scène charmante » où Jacques « refait de nouveau [la] conquête » de Françoise (Rey, 1926, p. 2). Dans La Presse, on lit : « Jacques, dans son immense besoin d’être aimé, tâche à réveiller l’amour de Françoise. Il n’y a pas grand’peine et la scène est charmante. » (Catulle-Mendès, 1926, p. 2) Sans doute la scène fut-elle perçue de cette manière. Cependant, étant donné le thème de la pièce, peut-être faut-il ici s’écarter de la doxa et privilégier une voix minoritaire. Cette voix, c’est celle de Mauriac :
Ce que nous goûtons le moins, dans cette étonnante pièce, ce sont les deux scènes de comédie, d’ailleurs d’une science consommée et sans doute indispensables, faites pour rassurer les couples normaux de la salle, et où nous voyons Jacques aux prises avec une maîtresse appétissante ; – les deux seules scènes scabreuses de la pièce, en vérité ! (Mauriac, 1926, p. 629)
40En d’autres termes, Bourdet ménage son public. La scène hétéronormative où Jacques « refait la conquête » de Françoise vise à rassurer les « normaux »38. Néanmoins, elle contribue à troubler l’image de celui que la pièce a d’abord présenté comme un homme intègre et amoureux, capable d’aider, voire de comprendre Irène… Là encore, Mauriac voit juste : « Jacques est un mâle peu nuancé (en dépit de ce que nous pourrait faire croire le visage juvénile, l’apparence frêle de M. Pierre Blanchar). Jacques Virieu est moins capable qu’aucun autre de se résigner à des compromis délicats » (Mauriac, 1926, p. 628). Jacques a l’assurance dogmatique et potentiellement brutale du mâle. La fin du deuxième acte en donne une autre preuve :
IRÈNE : Jacques, regarde-moi ! Regarde dans mes yeux ! Tout ce qu’un homme peut attendre de la femme qu’il aime, je te le donnerai !
JACQUES, troublé : Ne me tente pas, Irène ! J’ai rêvé trop longtemps à cette minute-là. Prends garde.
IRÈNE : Eh bien, elle est arrivée… Prends-moi dans tes bras. Je suis à toi, Jacques…
JACQUES : Tu ne sais pas à quoi tu t’engages !
IRÈNE : Si.
JACQUES : Il est encore temps… Tu peux encore t’en aller…
IRÈNE : Je n’ai pas peur.
JACQUES : Tu le veux ? Tu es sûre que tu le veux ?
IRÈNE : Oui.
JACQUES, l’attirant contre lui : Irène ?… C’est vrai ?… (Il se penche vers ses lèvres. Devant ce visage d’homme, bouleversé de désir, elle a un brusque mouvement de recul. Il la lâche.) (Bourdet, [1926] 1960, p. 292-293)
41Certes, Jacques fait son devoir en multipliant les mises en garde et, certes, Irène s’offre à lui corps et âme. Agir réglementairement est une chose ; mais cela ne dispense pas de faire preuve de délicatesse. C’est une femme en larmes, désemparée, désespérée qu’il prend dans ses bras et cherche à embrasser. Elle est bouleversée ; lui « bouleversé de désir ». Irène le dit à l’acte III : « J’attendais un peu plus de tendresse et pas seulement, éternellement… du désir ! » (Bourdet, [1926] 1960, p. 344).
42La scène où Jacques s’impose à Françoise prouve en tout cas la faculté de Bourdet à peindre des personnages semblables et grisés, des deux côtés de la barrière. Il suggère qu’il y a des victimes et des bourreaux dans toutes les relations et que cela se joue en dehors de la répartition genrée et de l’orientation sexuelle. Entre Madame d’Aiguines et Irène, entre Jacques et Françoise, c’est à peu près le même rapport de force. Peu importe qu’un couple soit lesbien et l’autre non, chacun comprend clairement un dominant et un dominé. Tout se passe comme si, chez Bourdet, le désir était non seulement impérieux – pour ne pas dire totalitaire39 – mais agressif (Bob Laroche raconte la même histoire dans Les Temps difficiles…). Sauf qu’on ne voit jamais Madame d’Aiguines ni la manière dont elle subjugue Irène, tandis qu’on suit de près Jacques vainquant Françoise et échouant à soumettre Irène.
43C’est à la lumière de cette conception sexuelle hétéronormée et banalement masculiniste que l’on doit lire le passage apparemment le plus lesbophobe de la pièce :
AIGUINES : […] Si elle [Irène] avait un amant, je te dirais : « Patience, mon vieux. Patience et courage. Rien n’est perdu. Un homme, ce n’est pas éternel dans la vie d’une femme. Tu l’aimes. Elle te reviendra, si tu sais l’attendre. » Mais, là, je te dis : Ne l’attends pas. Ce n’est pas la peine. Elle ne reviendra pas. Et si jamais le destin la remet sur ta route, fuis-la. Fuis-la, tu entends. Ou sinon, tu es perdu ! Tu passeras ta vie à courir après un fantôme que tu ne rejoindras jamais ! Car on ne les rejoint jamais. Ce sont des ombres. Il faut les laisser se promener entre elles dans leur royaume d’ombres ! Ne pas s’en approcher. Elles sont dangereuses. Surtout, ne pas vouloir être quelque chose pour elles, si peu que ce soit. C’est ça le danger ! Car elles ont tout de même un peu besoin de nous dans la vie. Ce n’est pas toujours facile, pour une femme, de vivre. Alors, si un homme lui propose de l’y aider, de partager ce qu’il a avec elle et de lui donner son nom, elle accepte, naturellement. Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Pourvu qu’on ne lui demande pas d’amour, elle n’est pas avare du reste. Seulement, imagines-tu ce que peut être l’existence de cet homme s’il a le malheur d’aimer, lui, d’adorer l’ombre auprès de laquelle il vit ? Dis, l’imagines-tu ?… Eh bien, crois-moi, mon vieux, c’est une sale existence ! On s’use vite à ce métier-là. On vieillit avant l’âge et à trente-cinq ans, regarde : on a les cheveux gris, voilà !
JACQUES, le regardant, saisi : Comment ?
AIGUINES : Eh bien, oui… que mon exemple te serve au moins à toi ! Comprends-tu : elles ne sont pas pour nous. Il faut les fuir ! les laisser ! Ne fais pas comme moi ! Ne dis pas, comme j’ai dit dans des circonstances presque identiques à celle où tu te trouves, ne dis pas : « Ah ! bon. Ce n’est que ça… Amitié passionnée… Intimité trop tendre… Pas très grave. Nous connaissons ça ! » Non ! Nous ne connaissons pas ! Nous ne savons pas ce que c’est ! C’est mystérieux… et redoutable. L’amitié, oui, ça c’est le masque. Sous le couvert de l’amitié une femme s’introduit dans un ménage quand elle veut, comme elle veut, à toute heure du jour, et elle y empoisonne tout, elle y saccage tout sans que l’homme, dont on est en train de détruire le foyer, s’aperçoive seulement de ce qui lui arrive. Quand il s’en aperçoit, c’est trop tard, il est seul ! Seul ! devant l’alliance secrète de deux êtres qui s’entendent, qui se devinent parce qu’ils sont pareils, parce qu’ils sont du même sexe, d’une autre planète que lui, l’étranger, l’ennemi. (Bourdet, [1926] 1960, p. 272-273)
44On relève aisément les clichés lesbophobes : femmes-ombres, femmes-fantômes40, femmes dangereuses, femmes masquées, femmes mortifères (responsables de la dévitalisation masculine) pour ne pas dire femmes infernales (« royaume d’ombres », supplice de Tantale : « on ne les rejoint jamais »…), femmes formant volontiers des alliances androphobes, etc. Certes, Aiguines fait preuve d’un regard empathique avec la situation sociolégale des femmes jusqu’à excuser – ou peu s’en faut – la pratique du mariage-alibi : « elle accepte, naturellement »… Malgré tout, l’aigreur domine : c’est le mari floué qui parle et il révèle pourquoi les lesbiennes font peur : parce qu’elles déploient un pouvoir (mystérieux) en contradiction avec le système de domination qui agit en plein jour. Paraphrasons encore une fois ce distinguo entre les vraies femmes et les femmes-fantômes : il y a les femmes qui sont pour les hommes – et la formule est à comprendre littéralement : pour leur usage et leur plaisir – et les autres, celles qui s’affranchissent du système non seulement hétéronormé mais hétérosexiste, celles qui sont capables d’empoisonner un ménage, de détruire le foyer. Bourdet touche du doigt la domination de genre – y compris le mariage comme outil du patriarcat – sinon pour la remettre nettement en question, au moins pour en noter l’existence.
45Dans cette perspective, il convient de considérer le dénouement de la pièce. À première vue, il favorise le mari. Après la dernière explication entre les époux, Jacques a claqué la porte pour se rendre chez Françoise ; Irène, seule, lutte un instant puis prend à son tour la direction de la sortie, vers Madame d’Aiguines. Bourdet fait pourtant revenir Jacques une dernière fois : il appelle Irène, constate qu’elle est partie et sort à son tour, cette fois pour de bon, pour rejoindre sa « nouvelle » maîtresse. Ce retour en scène est un revirement de plus, comme Jacques en a connu à la fin de chaque acte, à chaque fois qu’il a essayé de dire non à Irène. Des deux, c’est celui qui apparaît in extremis comme le plus amoureux du couple, comme celui qui fait l’effort, qui est prêt à lutter encore. Irène, a contrario, apparaît comme celle qui entérine la fin du couple ; eût-elle résisté quelques instants de plus, Jacques serait revenu et elle n’aurait peut-être pas succombé à l’appel de Madame d’Aiguines. Tel est le dernier message qu’envoie la pièce, comme une concession de plus aux bonnes mœurs de l’époque : la lesbienne est la plus coupable des deux. Une autre lecture est cependant possible. Qu’Irène puisse à la fin préférer son amour/désir à son devoir conjugal est significatif ; que Virieu, tout souffrant qu’il soit, puisse se consoler dans les bras d’une autre femme prouve que sa vie n’est pas finie, loin de là ; que ce double adultère se passe sous le sceau du mariage, désormais coquille vide, est assez savoureux. En gros, c’est une fin en forme de statu quo où personne n’est puni. Ni la lesbienne ni l’époux adultère ne sont voués aux gémonies ou pire : promis à la mort. Bourdet écarte sans ambages ce possible dramatique :
IRÈNE : Il y a des moments où je voudrais être morte.
JACQUES : Évidemment, c’est une solution, mais…
IRÈNE : Tu ne le crois pas ?
JACQUES : J’espère que tu exagères : s’il fallait se tuer chaque fois qu’on n’est pas heureux…
IRÈNE : Oh ! Je ne songe pas à me tuer. Il faut du courage pour se tuer. Et, le courage, je n’ai même plus ça ! Je n’ai plus rien… (Bourdet, [1926] 1960, p. 282)
46En d’autres termes, la pièce évite ce qui deviendra bientôt un poncif des drames sur l’homosexualité : le suicide. C’est la fin topique du Taciturne et de Sud, une fin assurément ambiguë41 mais puissante. Bourdet repousse délibérément cette dramatisation extrême et choisit une fin en demi-teinte : la vie continue pour les deux personnages. S’il y a un vague fond tragique qui court pendant la pièce (via une sorte d’inéluctabilité42), on en désamorce le bang final. C’est ce que la critique a reproché au troisième acte : d’être en dessous. Il y a pourtant une valeur antinormative et en même temps normalisante de cette fin en demi-ton. Nulle catastrophe et une pièce qui revient à son point de départ : la fin de l’acte III recoupe la fin de l’acte I. L’acte II et l’entracte avant le troisième acte n’auront été qu’une parenthèse pour rien. En ce sens, La Prisonnière n’est pas une pièce bien faite ; elle est profondément involutive, ne dénoue rien et affiche un acte central finalement superfétatoire. Elle fonctionne en boucle. La différence des désirs et l’inutilité de tenter de les contrecarrer sont constatés. On aime qui on aime ; et de part et d’autre de la ligne, les sentiments se ressemblent. La structure de la pièce appuie le discours sous-jacent.
47Relevons une dernière grande qualité de la pièce : même si le regard masculin est celui qui cadre globalement la fiction, Bourdet évite tout le fatras saphique dont nombre d’auteurs masculins ont fait leurs délices depuis Pierre Louÿs. La critique a copieusement noté ce « manque » : « Ceux qui chercheront en sa pièce des allusions grivoises seront désappointés. […] Vous voudriez des détails sur ce qui se passe entre elles [Madame d’Aiguines] et Irène ? Allez voir la pièce et vous vous rendrez compte que la question ne se pose pas un instant » (Lalois, 1926, p. 3). Ce n’est pas – ou pas complètement – un lesbianisme pour homme, un lesbianisme de fantasme : pas de « sous-entendu qui raccroche » (Le Cardonnel, 1926, n. p.) ; « aucune de ces complaisances équivoques, de ces allusions frôleuses » (Rey, 1926, p. 1) qui jalonnent généralement les écrits saphiques écrits par des hommes. Bourdet parle d’attraction et de domination/subjugation en termes très généraux, puissamment intimes, et il en montre les effets physiques. Mais à parler de désir, l’auteur ne se permet de parler que de celui qu’il connaît intus et in cute : le désir masculin. En cela, il se montre circonspect et probe. De là, la question : Bourdet queer ?… Fatalement, non. Mais en remettant la pièce dans son contexte, on s’aperçoit ce que cet auteur ose : un « contre-texte » – discret – au scénario hégémonique à la fois violemment lesbophobe, banalement masculiniste et puissamment hétéronormatif.

