Colloques en ligne

Élisabeth Le Corre

Le Rubicon d’Édouard Bourdet : les leçons de la nuit de noces

Le Rubicon by Édouard Bourdet : lessons from the wedding night

1Avec Le Rubicon 1, Bourdet place son théâtre sous le signe de l’audace, de la transgression et du coup d’éclat. Sa première comédie reprend un topos littéraire et théâtral2 sensible, secret, voire tabou3 : la nuit de noces. Germaine refuse obstinément de consommer son union avec Georges, mari aimant et désirant, après plusieurs mois de vie commune4. Son ancien ami d’enfance et de cœur, François Mareuil, profite de son désarroi pour tenter de la séduire mais, découvrant qu’elle est encore vierge, il pose pour condition à leur liaison qu’elle se donne d’abord à son mari. Pendant la nuit, Germaine découvre le plaisir et l’amour dans les bras de Georges : elle décide dès lors d’éconduire François, et, grâce à sa mère, tire une leçon de son aventure. Le titre de la pièce révèle l’imaginaire fantasmatique associé à la nuit de noces, présentée comme un franchissement périlleux et irréversible5 – mais il souligne aussi, indirectement, les rapports de force qui se jouent autour de ce premier acte sexuel, et les dangers encourus : franchir le Rubicon, c’est s’aventurer sur un terrain dangereux, c’est risquer la guerre. Bourdet ne se contente pas d’écrire une comédie légère à partir d’une situation paradoxale ni de proposer une variation sur un trio vaudevillesque : la révolte de Germaine souligne le poids des inégalités au sein du couple. Le théâtre révèle l’importance des négociations et des stratagèmes qu’il faut déployer pour vivre ensemble, sous le même toit et dans le même lit.

L’obstacle

2Toute l’intrigue s’articule autour d’un refus, puis d’un franchissement d’obstacle6. Tandis que sa famille désespère que son mariage soit consommé, Germaine refuse de se soumettre à cette injonction et explique ses raisons.

3L’acte I expose la situation. Les parents de Germaine, qui viennent fréquemment lui rendre visite, interrogent les domestiques : ils guettent en vain un signe de changement dans l’attitude de leur fille et s’inquiètent des conséquences de son obstination. Leur indiscrétion, dont Bourdet exploite la saveur comique, montre que la consommation du mariage reste une affaire semi-publique, étroitement surveillée et fortement encouragée par les proches. Un dialogue entre Germaine et Madame Sévin précise par ailleurs la nature de l’obstacle. Celui-ci n’est pas extérieur : le mariage entre Germaine et Georges a déjà eu lieu ; Germaine a elle-même choisi son époux, avec la bénédiction de ses parents7. Il n’est pas non plus physiologique – Madame Sévin prend soin de rappeler que Georges n’est pas impuissant8 – ni sentimental : Georges aime sa femme et la désire, si bien que Germaine ne prend pas au sérieux la menace d’adultère brandie par sa mère pour la faire fléchir9. Le refus de la jeune femme s’explique par une insurmontable peur, doublée d’une répulsion à l’idée de l’acte sexuel10. Elle l’affirme à plusieurs reprises au cours de la pièce : « Je n’ai pas pu ! » (p. 10) ; « Ce courage-là me manque. » (p. 16) ; « C’est un pas qui revient par trop cher » (p. 17) ; « Et puis, d’ailleurs, je ne pouvais pas… je n’aurais jamais pu… Il me semblait que c’était impossible… invraisemblable… contre-nature… » (p. 109).

4Bourdet analyse les causes de ce refus en quasi-sociologue. À sa mère, Germaine reproche de ne pas l’avoir préparée à la nuit de noces :

Mme Sévin. – Mais enfin, ma chérie, je t’avais prévenue !...

Germaine. – Oui, tu m’avais dit, la veille de la cérémonie : « Ma chérie, vois-tu, les débuts du mariage sont quelquefois pénibles. Il faudra être très courageuse, très docile, et accorder à ton mari tout ce qu’il te demandera… tout ce qu’il te demandera… » (p. 11)11.

5Germaine invoque une éducation lacunaire, où les mères « fabrique[nt] de l’ignorance » (Limbada, 2023, p. 5112) en évitant soigneusement de parler de sexualité13 puis, au seuil du lit, suscitent de l’inquiétude en présentant la nuit de noces de façon vague et angoissante, sous-entendant que la femme doit obéir à son mari tout-puissant, qui peut disposer d’elle comme il l’entend. Germaine s’en prend plus généralement à l’hypocrisie d’une société qui oblige les jeunes filles à jouer un rôle, stigmatisant à la fois leur trop grande expérience et leur trop grande ignorance, et les empêchant d’acquérir les connaissances nécessaires pour se préparer à l’acte sexuel. Menacées à la fois par le ridicule et l’opprobre, elles avancent sur une ligne de crête étroite :

Germaine. – Si tu savais, maman, ce que les sourires discrets, les allusions subtiles des jeunes filles de mon âge cachent d’innocence et de naïveté ! C’est que ça n’est pas toujours facile d’être dans la note, ni trop niaise, pour qu’on ne vous qualifie pas d’oie blanche, ni trop avertie, pour qu’on ne vous traite plus en demi-vierge14. […] on est, en fin de compte, une petite fille très pure que la révélation de la vérité stupéfie. Eh bien, j’ai été stupéfiée… tellement que je n’ai d’abord pas pu croire à ce que Georges essayait de m’expliquer. Et puis, quand j’ai compris qu’il… n’exagérait pas, alors j’ai été révoltée… je t’ai maudite… oui, de ne pas m’avoir crié gare ! (p. 13)

6On remarquera au passage que la femme est moins savante que l’homme en matière de sexualité. C’était déjà le point de départ L’École des femmes de Molière ; mais, contrairement à Agnès, Germaine est consciente de son ignorance, refuse d’en subir les conséquences, et exige de son mari une mise au point. Bourdet montre enfin la nature du bouleversement que représente le mariage pour une jeune femme :

Germaine. – Eh bien ! Ce n’est pas un changement de partir toute seule avec son mari, de quitter ses habitudes, ses parents, ses amis, d’habiter une autre maison, de se torturer l’esprit tous les matins pour commander les repas, de refaire les additions de la cuisinière, de vivre au milieu des meubles nouveaux, de se sentir enfin déracinée, transplantée, désorientée, est-ce que ce n’est pas un changement ? (p. 15)

7Le changement est à la fois d’ordre symbolique – c’est une émancipation, un passage à l’âge adulte, avec la perte de repères que cela implique – et matériel : les exemples de tâches domestiques soulignent la difficulté de Germaine à endosser son nouveau rôle, mais peut-être aussi sa frustration à s’y cantonner.

8Germaine poursuit sa justification face à Georges. Bourdet confronte ainsi les points de vue masculin et féminin, chacun se sentant dans son droit et rejetant la responsabilité sur l’autre :

Georges. – […] Mais, enfin pourquoi m’avez-vous épousé ?

Germaine. – Pourquoi m’avez-vous demandée ? C’est votre faute.

Georges. – Comment, pourquoi ? Mais c’était mon droit : c’est le droit de n’importe qui de prétendre à la main d’une jeune fille. Seulement, ce n’est pas son droit, à elle, de laisser un honnête homme lui donner son nom, lui consacrer sa vie sans rien rendre en échange.

Germaine. – Je ne vous ai jamais dit, en vous accordant ma main, que je vous accordais encore autre chose.

Georges. – Oh ! Mais enfin, ça va de soi, habituellement.

Germaine. – Ah ! vous trouvez ? Moi pas… (p. 6)

9Selon Georges, le don symbolique du mari appelle en contrepartie le don physique de l’épouse, c’est-à-dire la perte de son intégrité. L’ingénuité de Germaine l’invite à remettre en cause cet usage tacite et asymétrique dont elle montre l’étrangeté. Pour elle, le mariage ne se scelle pas dans l’acte sexuel. À travers le refus de Germaine, c’est donc tout un système familial, patriarcal et social qui est interrogé. Reste à savoir pourquoi, et comment elle surmontera cet obstacle.

Le franchissement

10Pour nouer son intrigue, Bourdet introduit à la fin de l’acte I le personnage de François Mareuil, ancien ami d’enfance de Germaine, que Georges a rencontré par un « heureux hasard » (p. 32) et invité chez lui. Son entrée a été préparée à l’acte I par une confidence de Germaine à sa mère : « Oui, il me semble parfois qu’avec un autre ça aurait été plus facile […]. Un autre que j’aurais aimé » (p. 15). À la fin de l’acte I, Germaine confirme à François qu’elle aurait voulu qu’il l’épouse : « J’étais lasse d’attendre une demande que rien ne retardait que votre seule volonté : vous étiez libre, n’est-ce pas ? Je l’étais aussi » (p. 100). Son amour pour François explique en partie sa résistance à consommer son mariage : Georges semble n’être qu’un pis-aller ou un lot de consolation.

11Bourdet accentue les contrastes : tandis que Georges était « parmi tous les prétendants [de Germaine], le moins en vue, le plus humble, celui qui [lui] offrait peut-être le moins d’avantages apparents » (p. 9), Mareuil est l’homme du monde accompli. « [T]ype du joli garçon » (p. 32) sûr de lui, séduisant et séducteur, il collectionne les succès et les conquêtes. Son personnage est aussi caricatural que celui de Georges peut sembler nuancé. François en fait trop, dans tous les sens du terme15. Il s’affiche partout : « […] roi de tous les bals, […] prince de tous les thés, […] héros de toutes les revues » (p. 38), il n’a « pas une minute à [lui] » (p. 33). Il multiplie les talents, à la fois meneur de cotillon et professeur d’art dramatique16. Ne pouvant tout faire, il prend soin de former des « doublures » (p. 43) parmi ses amis pour le remplacer au pied levé : il clone ainsi le modèle masculin conquérant et dominateur qu’il représente. En outre, François est un comédien chevronné, fin manipulateur et habile stratège. Il sait se faire désirer. Sa tactique passe par une alternance d’extrême visibilité – il sature l’espace mondain – et de disparition subite, qui crée la surprise et le manque : plus l’offre se fait rare, plus la demande devient forte. Il adopte cette même stratégie avec ses conquêtes. Dans la version de 1926, son ancienne maîtresse, Coco Sainclair – dont le nom connote peut-être la lucidité – perce à jour son modus operandi. Acteur habile, voire prestidigitateur, Mareuil sait y faire pour séduire ses conquêtes, en utilisant toujours les mêmes ficelles mélodramatiques :

Coco. – […] C’est votre spécialité, à vous, les amies d’enfance. Vous les prenez toutes petites, pour être sûr de ne pas les manquer. Vous êtes le premier homme qui leur fait la cour, alors, naturellement, elles vous trouvent unique ! Un flirt adorable s’engage, et puis, quand elles commencent à s’émouvoir, un beau jour, vous disparaissez. Oh ! pas longtemps, juste le temps qu’elles en épousent un autre. Vous les laissez deux ou trois mois à leur mari et puis vous rentrez en scène, avec de grands regards tristes, des phrases désabusées, tout un air de reproches muets qui les bouleverse, les pauvres petites !... Elles s’imaginent qu’elles vous ont mal compris, que vous étiez prêt à les épouser, elles sont pleines de remords, et huit jours après, elles tombent dans vos bras : ça y est, le tour est joué ! (Bourdet [1926], 1961, p. 62)

12François éprouve cette tactique sur Germaine, proie idéale. Il procède par étapes, témoignant de son habileté et de son savoir-faire : il ravive les souvenirs du passé et renoue l’amitié d’autrefois, lui déclare sa flamme avant de l’embrasser, puis de l’inviter chez lui. En homme de sang-froid et d’habitude, il lui promet prudence et discrétion. Il se montre subitement distant lorsqu’il comprend qu’elle n’a pas perdu sa virginité. Il la persuade de passer par le lit de son mari pour pouvoir rejoindre le sien et, devant sa résistance, tente de préciser ce que Germaine ne comprend pas, exploitant une nouvelle fois son ignorance :

François. […] Est-ce que vous croyez que le fait d’avoir dit « oui » devant M. le maire et devant le curé de Saint-Honoré d’Eylau, a beaucoup modifié votre situation ?… Non… il y a autre chose !... pour être une petite madame et avoir le droit de venir dans les garçonnières, il y a une petite condition à remplir… (p. 114)

13Si le mariage doit être consommé, ce n’est pas pour sceller une union conjugale, c’est pour vivre l’adultère en toute sécurité. Alors qu’elle est encore vierge, François appâte Germaine en lui faisant miroiter de multiples amants – la mention de la garçonnière ôte aux ébats toute dimension sentimentale. En outre, son discours transforme l’obstacle insurmontable en une simple formalité : il s’exprime en expert de la chose, avec pragmatisme, détachement et assurance.

14C’est donc pour François que Germaine décide de se donner à Georges et de le séduire. La dernière scène de l’acte II marque le point culminant de la pièce, car elle repose sur la lutte poignante entre le désir de Georges et la répulsion de Germaine. Georges tente de maîtriser ses pulsions sexuelles, qui risquent de le rendre « brutal » (p. 126)17. Mais il se dédouane, en imputant la violence de son désir d’une part, à l’attitude provocatrice de Germaine (« mais c’est votre faute aussi […] ce soir… vous m’attirez presque… […] C’est votre faute », p. 125), d’autre part, à l’amour qu’il lui porte. Bourdet rend ainsi son personnage profondément ambigu, à la fois pathétique – car aimant et souffrant – et insistant :

C’est vrai que je suis brutal, mais les amoureux sont maladroits, et je suis amoureux de vous. Je n’ai jamais cessé de l’être. […] Germaine… voyez… je n’ai jamais exigé… ce à quoi j’avais droit pourtant18… J’ai prié seulement… C’est que… je veux vous avoir… consentante… J’attendrai encore, s’il le faut… J’aurai de la patience… je vous aime tant ! (p. 62)

15Georges ne remet nullement en cause son « droit » – celui de coucher avec sa femme – mais il sous-entend que, n’en usant ou n’en abusant pas, il n’est pas une brute, ni un tyran. Il affirme en outre qu’il veut Germaine « consentante », mais toute la fin de la scène tend à prouver le contraire. Germaine perd le contrôle d’elle-même : elle se saoule de champagne au point que « tout tourne » autour d’elle (p. 128) et qu’elle « chancelle » (p. 130). Georges souligne son étrangeté : « Vous avez des yeux… si drôles, ce soir » (p. 127). Mais il tire profit de son état. Bourdet explore ainsi la zone grise du consentement, en brouillant les repères. Si Germaine accepte dans un premier temps que Georges lui « tienne la main » (p. 127), elle n’exprime jamais clairement le désir qu’il la suive dans son lit. Elle l’empêche de partir, par deux phrases négatives, avant de se laisser faire silencieusement – et peut-être inconsciemment :

Germaine. […] Non ! Ne vous en allez pas ! Pardonnez-moi. Je suis nerveuse… Mais ne vous en allez pas…

Georges la soulève dans ses bras. Elle s’abandonne. Il la porte dans sa chambre, par la porte de droite, premier plan. Quelques instants après il ressort. Il marche, baissé, cherchant quelque chose.

Georges, à la cantonade. – Où ça ? … par terre ?... (Arrivé près du divan.) Ah ! voilà ! (Il ramasse quelque chose.) Un œillet ? … pour quoi faire ?

Il rentre chez sa femme, ferme la porte. On entend le loquet qui se ferme. (p. 130-131).

16Le sémantisme des verbes traduit toute l’équivoque du passage à l’acte. Le mouvement de Georges (« la soulève dans ses bras ») fait penser à un rapt, autant qu’il rappelle le rituel selon lequel le marié porte son épouse dans sa chambre. Quant au verbe « s’abandonne 19 », sous-entend-il que Germaine se donne volontairement à Georges, ou qu’elle finit par lui céder par lassitude ? Le « loquet qui se ferme » évoque à la fois l’intimité d’une scène érotique qui se dérobe aux regards indiscrets, et l’enfermement d’une prisonnière livrée à son geôlier. Enfin, le retour de Georges sur scène, pour aller chercher l’œillet de François, sous-entend que le souvenir de ce dernier accompagne Germaine jusque dans son lit, quand bien même elle est ivre. La défloration pourrait bien être une réponse à cette fleur offerte par François, en témoignage cynique de galanterie. L’intensité dramatique de cette « scène à faire » repose aussi sur cette ambiguïté : au lecteur-spectateur d’imaginer ce qui se passe derrière la porte.

La stratégie

17Objet d’une ellipse, la nuit de noces marque le passage du malheur au bonheur, de la répulsion au plaisir. « Tout est bien qui finit bien » (p. 170), applaudit Madame Sévin, faisant écho à Georges : « Je suis heureux, tout à fait heureux… » (p. 164). Les échos et parallélismes entre l’acte I et l’acte III20 mettent en évidence ce retournement, qui semble exprimer, conformément aux attentes de la comédie, un retour à l’ordre et à la norme après le bouleversement un temps provoqué par le refus de Germaine21. La nuit de noces a été couronnée de « succès » (p. 146), et a révélé à la jeune femme qu’elle aimait Georges. L’obstacle franchi, les rites sociaux peuvent reprendre : les parents viennent féliciter les époux, qui décident de repartir sur le champ en voyage de noces, en Italie.

18Mais Bourdet n’en reste pas là : il montre les conséquences et les effets de la nuit sur l’attitude de Germaine. En consommant son mariage, celle-ci semble avoir intériorisé et accepté l’inégalité entre les genres véhiculée par le discours et les pratiques de son entourage, au point de mettre en danger son propre bonheur. Par loyauté, elle veut dire la vérité à Georges. Elle s’en ouvre à sa mère : « Comprends-moi, je voudrais qu’il me domine, qu’il me soit supérieur en tout ; « je ne puis m’empêcher de penser que lui… mon mari, mon maître, ignore un secret qu’un autre connaît » (p. 176-177). Les raisons de ce retournement de situation ne sont pas clairement expliquées par Bourdet, mais Germaine revendique désormais son infériorité et sa soumission. Madame Sévin remplace alors son éducation sexuelle manquée par d’autres conseils. Elle lui enseigne l’importance de la stratégie et de la ruse, nécessaires pour maintenir un rapport équilibré au sein de son couple. Jouant les rôles de confesseur, de confidente et d’éminence grise, Mme Sévin enjoint à Germaine de garder le silence et lui donne une leçon de pragmatisme :

Madame Sévin. – […] Et puis, s’il te faut à tout prix une absolution, je te donne la mienne, ma chérie, et de grand cœur. Moi, je suis pour la politique des résultats ! et du moment que nous n’avons fait que côtoyer le précipice, qu’il n’y a rien de cassé et que personne ne le sait […] (p. 178).

19Cette leçon est suivie d’une démonstration, puisque c’est Madame Sévin qui reçoit François à la place de sa fille pour lui donner son congé. Elle use d’un stratagème pour lui faire entendre qu’elle connaît la vérité, avant de le congédier :

Madame Sevin. – […] Voyons, c’est assez clair ! Vous avez su par Germaine la situation anormale où elle se trouvait vis-à-vis de son mari. Vous avez compris qu’elle était malheureuse […]. Vous avez essayé de la convaincre… vous n’avez pas réussi… Alors vous avez employé une supercherie : vous lui avez montré au-delà du fossé un… appât… Pour saisir l’appât, il fallait franchir le fossé […] Hein ? Osez me dire que je n’ai pas vu clair dans votre jeu ! Osez-le ! (p. 184)

20Au-delà de la pirouette et du retournement de situation comique (à malin, malin et demi), le discours révèle le sens de la diplomatie et de l’à-propos de Madame Sévin. Sa relecture de la pièce offre à François le beau rôle – celui de chevalier servant rusé, dévoué et plein d’abnégation – tout en montrant qu’elle a compris son ignominie : elle confond le fourbe avec panache et ironie. Qu’il entende son discours au premier ou au second degré, François comprend qu’il doit se retirer.

21Madame Sévin met ainsi en évidence la nécessité d’être stratégique22, et pour cela, de savoir jouer un rôle. Cette idée a été préparée dans les deux premiers actes par la présence du théâtre dans le théâtre. À l’acte I, François Mareuil a annoncé qu’il donnait des cours d’art dramatique :

François. – Madame d’Oribeau m’a demandé de faire pour elle, dans l’intimité, un cours sur le théâtre de salon… J’y donne quelques aperçus sur la mise en scène, quelques préceptes de déclamation, des conseils sur l’art de se grimer… Il y a pas mal de monde.

[…] Nous avons pensé, en effet, faciliter ainsi à un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles les débuts dans l’art théâtral. Nous voudrions ainsi préparer, jeter les bases ? d’une sorte d’académie privée, où les talents naissants trouveraient les adjuvants théoriques et pratiques nécessaires à leur perfectionnement. Nous espérons former ainsi les interprètes mieux instruits à la comédie de salon, et vulgariser en même temps ce genre encore trop peu répandu. […]

Georges. – C’est une idée remarquable, qui marque une phase nouvelle dans l’évolution de la société (p. 40-42).

22Le topos du monde comme théâtre est ici clairement développé : pour évoluer en société, il faut apprendre à ruser et à se mettre en scène23. Les plus brillants, les plus courtisés, ceux qui réussiront le mieux seront les acteurs les mieux formés, les plus habiles et les plus expérimentés. Cette idée est renforcée dans l’acte II, presque entièrement consacré à la pièce de théâtre qui se joue (dans la version de 1910) ou se prépare (dans la version de 1926) chez Germaine et Georges. Cette représentation paraît d’abord n’être qu’un divertissement, réclamé par Germaine pour sortir de sa vie conjugale monotone. Elle permet à François de tisser discrètement sa toile autour de la jeune femme : le couple-vedette évolue au milieu de personnages secondaires ou d’utilités qui lui servent de spectateurs et de faire-valoir, et disparaîtront dans l’acte III. Mais Bourdet s’attache moins au spectacle qu’à ses à-côtés. Dans la version de 1910, « une scène a été placée avec des décors dont on voit l’envers » (p. 58) : la « revue blanche », succession de numéros pittoresques, est vue depuis ses coulisses. On assiste aux préparatifs des acteurs, à leurs entrées et sorties, et aux commentaires des spectateurs24 et du metteur en scène. Dans la version de 1926, ce sont les préparatifs du spectacle mondain qui occupent les comédiens. La discussion porte d’abord sur le choix de la pièce, puis sur la distribution des rôles, chacun négociant âprement un numéro. Dans un cas comme dans l’autre, Bourdet met en évidence les manœuvres de chaque personnage pour briller le plus possible, obtenir plus d’applaudissements (dans la version de 1910) ou décrocher le clou du spectacle (en 1926), et être au centre de l’attention. Au-delà de la satire des caprices de stars, où percent susceptibilités et rivalités, le théâtre apparaît comme un reflet de la vie sociale et met en lumière l’importance des négociations et des stratagèmes qu’il faut y mener pour exister, s’affirmer, y trouver son compte. Car à la scène comme à la ville, les relations humaines reposent sur un système de transactions où l’offre et la demande doivent s’équilibrer, où chaque dépense doit être compensée ou récompensée par un retour. François Mareuil ne se donne pas en pure perte à son public, comme le remarque Georges : « Je le conçois… mais les succès mérités que vous remportez sont bien une compensation au mal que vous vous donnez… » (p. 34), et Jacques Sainclair avance plus loin la même idée : « Il ne joue pas pour des prunes, celui-là ! » (p. 77 ; je souligne). Les métaphores économiques et commerciales, omniprésentes dans la pièce, montrent que les relations conjugales obéissent aux mêmes règles. Ainsi, Madame Sévin montre à Germaine le profit qu’elle peut, elle aussi, tirer de l’acte sexuel : « Je te promets qu’il n’y a que le premier pas qui coûte » ; « La première fois, on le fait… pour son mari. Ensuite, on continue pour soi » (p. 17 ; je souligne). Le bonheur conjugal passe par un équilibre des forces et des moyens, où chacun doit négocier ou ruser pour trouver sa place et s’épanouir.

*

23Ce n’est pas un hasard si Bourdet commence son exploration de la vie conjugale, qui deviendra sa grande affaire, au seuil de la chambre nuptiale. Le refus de Germaine met au jour les dysfonctionnements éducatifs, légaux, institutionnels qui conditionnent les comportements et les relations entre les hommes et les femmes, et peuvent expliquer leurs différences et leurs différends. Sans visée moralisatrice, avec une légèreté qui n’exclut pas le pathos, Bourdet pose de façon discrète la question de l’égalité des droits, de l’éducation à la sexualité, du consentement réciproque – enjeux que son époque de libéralisation commence à prendre au sérieux25, et qui préoccupent encore la nôtre. Ses pièces suivantes – La Prisonnière, Le Sexe faible, La Fleur des pois – poursuivront et accentueront la remise en cause des comportements sociaux établis, en proposant parfois une inversion des codes et des rôles. Enfin, Le Rubicon souligne, non sans ironie, l’utilité et la fonction du théâtre, miroir d’une société où chacun doit jouer un rôle et être suffisamment calculateur et habile pour s’imposer. Les coulisses de la représentation laissent entrevoir l’envers du décor mondain, sans concession pour les acteurs : c’est de ce lieu que le dramaturge observe ses personnages, avec une lucidité souriante.