Colloques en ligne

Catherine Douzou

Édouard Bourdet et Paul Morand : une amitié

Édouard Bourdet and Paul Morand: a friendship

« À Denise et à Édouard Bourdet, leur ami volant, Morand1 »

1Denise Rémon, future Denise Bourdet, écrit à propos de son mari dans un passionnant livre de souvenirs, Édouard Bourdet et ses amis (1956), que l’amitié était le sentiment qu’il plaçait le plus haut (p. 17). Attentifs à cet avis, nous suivrons le fil conducteur que nous tend la seconde Madame Bourdet, lequel paraît en effet très important pour comprendre l’homme et son action. Sans doute pourrait-on formuler exactement le même point de vue à propos de Denise Rémon elle-même et de leur ami commun Paul Morand, qui avec Édouard ont constitué un trio d’une vie. Tous trois ont presque le même âge : Denise Rémon est née en 1892, Édouard Bourdet en 1887, Paul Morand en 1888. Ils ont été élevés dans le milieu de la bourgeoisie peu ou prou parisienne. Une véritable affection les a réunis durant toute leur existence en dépit des aléas historiques et politiques qui eussent pu les éloigner. Plus encore que les mots, les données biographiques le prouvent.

2Traçons donc d’abord les contours de cette amitié. La proximité, voire la gémellité qu’ils ont ressentie du fait de l’accord de leur caractère, accord qui en outre a été travaillé avec constance, ne pouvaient être que profondes. Les œuvres respectives d’Édouard et de Paul présentent des points communs et chacun a fait preuve d’une compréhension très juste et fine de celle de l’autre. Les vues que Morand a sur le travail de Bourdet en feront la démonstration.

Les contours d’une amitié

3Impossible de comprendre le duo Bourdet-Morand sans envisager l’existence d’abord du trio constitué des deux hommes et de Denise Rémon. Rappelons l’importance qu’a eue Denise dans leur vie respective : elle leur a permis de se rencontrer puis, elle a été un des ciments de cette amitié. Denise Rémon rencontre son mari en 1914 probablement pendant une villégiature estivale à Royans et l’épouse le 17 novembre 1921 après leurs divorces respectifs, elle du comte de Saint-Léger (février 1919) et lui de Catherine Pozzi (mars 1921) dont il avait eu un fils, Claude. Denise est une amie d’enfance de Paul Morand. Son père, Maurice Rémon, est professeur d’allemand au lycée Carnot dans le VIIe arrondissement de Paris ; romancier lui-même, il traduit de nombreux romans et pièces de théâtre, de l’anglais et de l’allemand vers le français. Il est très ami avec les parents de Paul Morand de sorte que les familles se reçoivent régulièrement. De ce fait, Denise et Paul se connaissent depuis l’enfance au point que celle-ci ne se souvient même pas de leur première rencontre, tant il a toujours fait partie de sa vie. Devenue jeune fille, Denise vit librement. Elle et Paul ont probablement une liaison pendant l’adolescence – on en attribue d’autres à Denise – ; ils resteront amis intimes toute leur vie.

4Femme de lettres, traductrice, critique littéraire et musicale, Denise témoignera de la relation entre Édouard et Paul à travers deux livres, Édouard Bourdet et ses amis (1946) et Pris sur le vif (1957). Les circonstances de la rencontre entre Paul et Édouard, qui a eu lieu en 1922, sont racontées par Denise Bourdet dans son premier récit de souvenirs (préfacé par Paul Morand en forme d’hommage) : « Édouard Bourdet avait environ trente ans quand il rencontra pour la première fois Jean Giraudoux et Paul Morand » (Denise Bourdet, 1946, p. 23). Plus loin, elle précise les circonstances de la rencontre :

C’est un peu avant que la pièce2 fût jouée au Théâtre Antoine, dirigé alors par Henri de Rothschild, qu’à Noël il réveillonna avec Giraudoux et Morand, chez ce dernier, avec une demi-douzaine d’amis intimes, liés depuis leur enfance et, si l’on peut dire, depuis l’enfance de leurs parents, eux-mêmes amis de toujours. (Denise Bourdet, 1946, p. 25)

5Après la mort d’Édouard, Paul évoque ce souvenir avec une variante, puisque pour lui la rencontre a lieu chez les parents de Denise :

Édouard, que j’ai connu après l’autre guerre, quand il n’avait donné que Le Rubicon et qu’il était correspondant de L’Écho de Paris à Londres, avait été amené en 1922 par Denise à un déjeuner, 10, rue Daubigny chez ses parents pour nous faire connaître Bourdet, à Giraudoux et à moi, « ses amis d’enfance ». […] Il fut admis à nos dîners du dimanche, puis épousa Denise […]. Pendant un quart de siècle nous dînâmes ensemble tous les dimanches. (Morand, 2022, vol. II, p. 474)

6Ainsi que le raconte Denise, Édouard Bourdet entre dans un cercle déjà constitué de longue date où il est aussitôt très apprécié et bien vite adoubé, malgré sa jalousie première car il est très épris de Denise. En effet, les parents de Paul Morand tiennent leur traditionnel thé du dimanche où ils reçoivent leurs amis et leurs enfants. Auparavant, Morand avait introduit Giraudoux chez ses parents à cette occasion. Ces rendez-vous hebdomadaires rituels ont permis à Paul Morand de constituer un cercle d’amis pour la vie. Au fil du temps, la réception à l’heure du thé se poursuit pour les jeunes de l’assemblée, au restaurant, où ils dînent ensemble de façon coutumière.

7Édouard Bourdet, ami de Denise Rémon, devient également l’ami de Paul Morand et du petit groupe déjà constitué, autant qu’il devient aussi celui de la famille Morand. Cela n’est pas de moindre importance car Eugène Morand qui est le père de Paul Morand, est ce qu’on appellerait aujourd’hui un fonctionnaire de la culture3 mais aussi un artiste qui peint, écrit des pièces, traduit Shakespeare et qui fréquente les milieux du théâtre, de la littérature et de l’art (Sarah Bernhard, Auguste Rodin, Marcel Schwob, Henri de Régnier, etc.). Édouard a donc des affinités avec le père, Eugène Morand, qui l’apprécie tout particulièrement au sein du groupe des amis de Paul. Édouard est pour Eugène un jeune confrère « qu’il était heureux d’interroger » (Denise Bourdet, 1946, p. 29). On imagine volontiers que ces conversations régulières avec Eugène ont pu avoir de l’influence sur le jeune dramaturge mais aussi sur le futur fonctionnaire de la culture qu’il deviendra en prenant la tête du Français. Eugène est très marqué par les naturalistes, leur vision désillusionnée d’une société gouvernée par l’argent et les plaisirs, comme la mettra en scène le théâtre d’Édouard. Il l’est aussi par les symbolistes : pour Eugène, l’art est au-dessus de tout et doit rester la seule préoccupation de l’artiste, le cœur exclusif de ses exigences. Édouard s’en souviendra sans doute au moment de prendre la tête du Français : il restera un homme épris d’art, exigeant moralement et intègre. Après la discussion hebdomadaire, Eugène Morand laisse Édouard Bourdet rejoindre les jeunes gens de son âge pour un poker, qui se joue à six ou huit, où l’on mise de l’argent, tout en commençant à chercher à 8 heures dans quel restaurant aller dîner. S’est instaurée, après le thé et le poker, la tradition des dîners du dimanche soir qui continuera pendant l’entre-deux-guerres, soit pendant plus de vingt ans. Aucune absence n’est tolérée. Le groupe du dimanche passe avant tout. Ces repas, comme une messe amicale, sont animés de divers cérémoniaux. Parmi ceux-ci, Giraudoux exige des participants la récitation du menu dans un sens (des hors-d’œuvre au dessert) puis dans l’autre (des desserts aux hors-d’œuvre) avec une amende pour ceux qui se trompent : elle consiste à régler la note des cocktails. Ces pokers et ces dîners se poursuivront ensuite longtemps chez l’un d’entre eux, pour éviter les gênes dues à la célébrité : soit au Champ-de-Mars, chez Paul Morand, soit au quai d’Orsay, chez Édouard Bourdet, soit chez Jean Giraudoux, rue du Pré-aux-Clercs.

8Soutenue par ces rendez-vous du dimanche, auxquels seuls participent les amis rencontrés lors des thés « aux Marbres » ou « aux Cordeliers », lieux successifs de résidence des parents Morand, l’amitié entre Édouard et Paul prend des visages très différents. Elle se développe dans le cadre de moments festifs dont les nombreux dîners partagés ne sont pas les seules circonstances. Les événements mondains bourgeois liés à divers plaisirs y prennent part comme les croisières en mer. Ainsi, du 15 août au 13 septembre 1928, les Fabre-Luce emmènent les Bourdet, les Morand et quelques autres amis en croisière sur leur yacht, de Barcelone à Alicante, en passant par d’autres îles méditerranéennes (Ginette Guitard-Auviste, p. 162). Paul Morand, Édouard Bourdet et leurs amis partagent aussi du temps à Fontaine-le-Port près de Paris où ils font du canotage, ou encore à Trianel le manoir normand que Paul Morand a acheté. Celui-ci sera même un des témoins d’Édouard Bourdet lors de son duel à l’épée en 1938 contre un autre dramaturge en vogue, Henry Bernstein.

9Les deux amis partagent quelques activités plus professionnelles. Ainsi Paul Morand fait partie avec Édouard Bourdet, Pierre Benoit et Sacha Guitry du comité littéraire de la filiale que la firme Paramount tente d’implanter en France. En novembre 1930, Bourdet, Morand et Giraudoux rédigent une préface à la plaquette de l’exposition4 de leur amie commune, l’artiste Suzanne Lalique, fille du célèbre verrier René Lalique, qui a été une élève en peinture du père de Morand, Eugène. À partir de 1930, Suzanne Lalique créera des costumes et des décors pour la Comédie-Française à la demande d’Édouard Bourdet puis de Charles Dullin. Elle contribuera ainsi à lui redonner un nouveau souffle artistique. Paul Morand et Édouard Bourdet se sont mutuellement encouragés en tant que créateurs. Le Sexe faible de Bourdet est donné en avant-première devant cinq cents familiers en 1929 dans le salon « cathédrale » à la Citizen Kane du somptueux hôtel particulier, avenue Charles-Floquet, construit au début du xxe siècle, pour la princesse Hélène Soutzo, devenue après son divorce Mme Hélène Morand (Ginette Guitard-Auviste, p. 82). Par ailleurs, Paul Morand et les amis du cercle séjournent régulièrement à Tamaris-sur-mer, près de Toulon, dans la Villa blanche, achetée en 1924 par les Bourdet, lieu de rencontres artistiques et littéraires, mais avant tout espace amical. Morand y vient pour travailler ou s’y reposer (Tessarech, p. 212, p. 216-217). Dans le Journal de guerre (vol. II) il se souvient d’y avoir écrit deux romans : Lewis et Irène (1924) et Bouddha vivant (1927) :

J’allais chez lui quand je voulais, je m’installais à la Villa Blanche, à Tamaris, qu’il avait acheté en 1923 [sic]. Que d’heures charmantes à jouer aux boules et au poker avec « le Professeur », comme nous disions. Un rien le mettait en fureur et Giraudoux riait tellement quand il découvrait que l’une de ses colères blanches (sa voix blanche, décolorée, glacée alors) avait pour cause une éraflure à la peinture de l’aile de sa Talbot. » (Morand, 2022, p. 474)

10Quant à Édouard Bourdet, il séjourne régulièrement à Trianel, dans le manoir normand de Paul Morand, où il travaille, se repose et se divertit également.

11Quoiqu’ils soient tous deux écrivains, leur amitié ne se fonde pas sur la littérature, pas plus qu’elle n’est affectée par la politique et les événements historiques qu’ils traverseront. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la part d’influences mutuelles qui a dû exister entre les membres de ce groupe d’amis. Après la mort de Bourdet, Morand se remémore dans son Journal l’ami qu’il vient de perdre et note en parlant des dimanches le rôle que les fréquentations de Bourdet ont eu, selon lui, sur son art : « Sous notre influence et celle de Mauriac, son talent s’approfondit, son style se creusa et il donna la meilleure de ses pièces, Les Temps difficiles » (Morand, 2022, p. 474). Mais lorsqu’Édouard Bourdet rencontre Paul Morand et Jean Giraudoux, ’les liens amicaux qui se nouent très vite ne sont pas fondés sur leur célébrité et restent dénués d’intérêt carriériste. Denise Bourdet le précise lorsqu’elle raconte l’arrivée d’Édouard dans leur cercle d’amis pour le réveillon de Noël chez Morand. À cette époque, Bourdet a eu un premier succès avec Le Rubicon (1910) ; mais Morand et surtout Giraudoux sont déjà connus en tant qu’écrivains :

Mais il ne parla, ce soir-là, ni à Giraudoux ni à Morand, de leurs œuvres qu’il admirait, pas plus que ceux-ci ne lui rappelèrent l’éclatant succès du « Rubicon ». Dans ce petit groupe ce n’était pas, ce ne fut jamais sur l’œuvre qu’on jugeait l’homme. (Denise Bourdet, 1946, p. 25-26)

12Denise Bourdet a insisté dans plusieurs livres sur ce point ; ainsi dans Pris sur le vif :

On imaginait bien à tort entre Giraudoux, Morand et Bourdet des conversations exclusivement littéraires, où chacun exposait ses projets, racontait son prochain ouvrage, enfin un échange d’idées lourd de profit pour ceux qui avaient l’aubaine d’écouter Au lieu de cela, on jouait au poker. Giraudoux était le seul qui aimât véritablement le poker, mais Édouard Bourdet était le seul qui sût véritablement y jouer, ce qui lui avait valu d’être appelé « le professeur » (Denise Bourdet, 1957, p. 101).

13Il s’agit davantage d’une affaire de communauté de goûts et d’accords sympathiques entre personnes qu’une affaire de littérature. Denise Bourdet parle en août 1945 « des hasards d’alliances, des habitudes de villégiature ou des similitudes de goût indépendantes de la littérature » qui ont mis Édouard Bourdet, dès le début de sa carrière, « en contact intime et fréquent avec Colette, Giraudoux, Mauriac, Cocteau, Morand, Lacretelle, alors que leur gloire ou leur notoriété commençaient également à peine » (Denise Bourdet, 1946, p. 13-14).

14Cette amitié qui ne se fonde pas sur la littérature n’est pas marquée non plus par la politique. « Jamais notre amitié n’avait fait faillite et cédé devant les opinions politiques », écrit Paul Morand dans son Journal, très affligé par la mort d’Édouard Bourdet le 19 janvier 1945 (Morand, 2022, p. 475). En effet, leur lien ne s’est pas distendu, même lorsque Paul reprend du service en tant que fonctionnaire sous Vichy en 19425, tandis qu’Édouard, gaulliste, est plus réceptif aux idées de la Résistance où son fils Claude est entré activement. Ils continuent à se voir régulièrement et à dîner ensemble comme l’atteste le Journal de Paul Morand. Ainsi le 29 octobre 1943, il note : « Dîner chez les Bourdet avec Rosine et maman » (Morand, 2022, p. 64) et il consigne même les anecdotes amusantes que raconte Édouard à Marie-Laure de Noailles. À la fin de la guerre, restant en Suisse avec sa femme, par crainte de représailles, Morand se félicite dans son Journal inutile que les Bourdet prennent soin de sa mère à Paris pendant l’hiver 1944 : « Denise et Édouard, très bien pour elle » (p. 343). Il est vrai que c’est aussi aux Bourdet qu’il a demandé d’aider sa mère en 1939, au début de la guerre puis pendant l’exode. Alors que dans son exil suisse, tout juste après la Libération, Morand se trouve très isolé, les Bourdet font partie des rares personnes qui continuent à être en relation avec lui, grâce au courrier6. Édouard fournit à Paul un avocat, Me Ribet, pour suivre son dossier administratif et sa situation judiciaire à la Libération comme il l’écrit le 9 novembre 1944 dans son Journal (Morand, 2022, p. 361, p. 475). Une des biographes de Morand, Ginette Guitard-Auviste affirme que « [l]e dramaturge a sans doute été, dans la maturité de Morand, l’ami qui a compté le plus pour lui, tous deux moralistes avec humour » (p. 124). À ma connaissance, Paul Morand ne parlera jamais de lui ou de son œuvre autrement qu’en bien. Preuve incontestable de la proximité des deux hommes, Denise précise que Paul sera une des seules personnes qu’Édouard finira par tutoyer. Alors exilé en Suisse, Morand, peu expressif habituellement sur ses sentiments, évoque le chagrin qu’il ressent à la mort de Bourdet (le 17 janvier 1945), notant dans le Journal le 26 janvier 1945 :

Et Denise qui me disait : « Mon expérience, c’est que quand on tient à quelqu’un, il ne faut pas le lâcher. » Et je pense (car ce mot m’a fait bien souffrir) qu’alors c’est la mort qui arrive, comme ce fut le cas pour Édouard. » (Morand, 2022, p. 483)

15Ailleurs, toujours de Suisse, sur les bords du Léman où il réside, il écrit à Denise : « J’ai accroché Édouard dans mon bureau, face aux mouettes. Je ne savais pas que j’avais le cœur tellement fait pour regretter » (Morand, 1988, p. 33). Plus tard, soit dix ans après sa mort, pour commémorer sa disparition, il évoque son ami dans un texte d’hommage touchant, « Édouard Bourdet dix ans après », que publie La Revue de Paris en 1955, texte dans lequel il fait le portrait de l’homme et parle de son œuvre : « […] finie la vie de cet honnête homme qui, sans doute, ne voulut pas avoir sa place dans l’ère de manège et de mensonge qui marqua profondément son époque, d’un ami d’une noblesse extrême, d’un homme exact dans l’honneur » (p.75).

16Bourdet, quoiqu’il connaisse très bien les milieux théâtraux, et qu’il soit un véritable homme de théâtre, sensible à tous les aspects d’une représentation, ne fréquentera pas ces milieux en dehors de ses activités professionnelles. Sa deuxième femme, Denise, l’a introduit dans un milieu plus mondain qui constituera son cercle amical. Morand rappelle dans son Journal que Bourdet « avait évolué, vers 1928-1930, vers le grand monde sous l’influence de son amie Marie-Blanche de Polignac, et avait lié amitié avec toutes les jeunes gloires, Bérard7, Poulenc, etc. » (Morand, 1922, p. 474). S’il n’y avait pas dans cette amitié – comme dans le groupe d’amis qui se fréquentaient au cours des « dimanches » – de conversations liées à leur activité propre d’écrivains, la littérature a cependant bel et bien joué un rôle dans leur amitié comme dans leurs travaux d’écriture.

Gémellités littéraires

17Si l’amitié entre Bourdet et Morand ne se fonde pas sur la littérature, il existe entre eux une admiration mutuelle. Édouard Bourdet avait été séduit par les premiers recueils de Paul Morand, Ouvert la nuit (1921) et Fermé la nuit (1922), qui valent à ce dernier une notoriété fulgurante et le consacrent comme un des écrivains phares de la modernité ; dans Édouard Bourdet et ses amis, Denise Bourdet en témoigne : « Édouard Bourdet [en] avait été le lecteur ébloui » (p. 25-26). De son côté, Paul Morand, par amitié mais aussi par intérêt, n’a jamais manqué une première de ses pièces comme le rappelle sa plus récente biographe (Dreyfus, 2020, p. 309). Paul Morand a d’ailleurs décrit son ami plusieurs fois en phase de création à Tamaris-sur-mer dans la Villa blanche ou à Paris, pendant qu’Édouard surveille les répétitions et plus tard, les représentations de ses pièces ou son travail solitaire à Tamaris dans « Édouard Bourdet dix ans après » (p. 74). Car Bourdet est un véritable homme de théâtre qui suit les répétitions et explique aux comédiens comment le texte doit être prononcé : « Il indiquait merveilleusement aux acteurs l’intonation exacte », affirme Denise dans Édouard Bourdet et ses amis (p. 49). Celle-ci précise plus loin que son mari suivait les représentations incognito et prenait des notes, donnant à chacun son papier après la représentation (p. 55).

18Il est également nécessaire de rappeler que Morand a l’occasion d’observer le travail de son ami lorsqu’il est nommé à la Comédie-Française et qu’il salue la rénovation que celui-ci entreprend. Dans « Édouard Bourdet dix ans après », il rend ainsi un hommage appuyé à l’action de Bourdet, dont il a compris le sens profond, qui est de rendre l’institution à un art exigeant, préoccupation centrale de son organisation :

Ce que fit Bourdet d’un illustre conservatoire, plus semblable à la Chambre des Lords qu’à des tréteaux, l’oublieux Paris ne l’a pas oublié. Avec un magnifique courage – mais le courage lui était habituel – Édouard Bourdet innova sur tous les plans, se réservant le choix des pièces, réglant de façon napoléonienne la terrible question des chefs d’emploi, remplaçant hardiment les titulaires des rôles, fonctionnarisés par un droit coutumier, doublant, en bon navigateur à voile qu’il était, le cap des congés, les écueils des comités de fin d’année […]. (p. 72)

19À l’évidence, on constate une forme de communauté dans leur façon de voir le monde et de le représenter. D’abord ils observent tous deux avec un réalisme lucide et impitoyable la société contemporaine et ses mœurs, dont ils mettent en évidence les évolutions d’une manière propre à faire sourire. Paul Morand le souligne :

Cet être lent, quadrangulaire, qui semblait traîner après soi de la difficulté à vivre, trouvait une joie amère à observer la fausseté des mœurs, les procédés piratiques des échotiers, ou l’évolution mondaine de jolis mensonges exotiques et parfumés, façonnés comme un chapeau. […] Le beau monde en était surpris, les gens de théâtre étonnés, la Comédie-Française n’en est pas encore revenue. (p. 72)

20Leur audace dans le choix de leurs histoires et situations les rapproche. Ils sont tous deux capables d’aborder certains sujets délicats, voire scabreux, en leur temps : La Prisonnière (1926) dont le titre pourrait bien être un clin d’œil à Proust, dont Paul Morand a été très proche, évoque l’homosexualité féminine et la met au centre de la pièce, quoiqu’elle ne soit jamais représentée. Le personnage central d’Irène veut échapper à sa passion pour une femme aimée en tentant d’épouser son cousin qui est amoureux d’elle. Ce mélodrame en trois actes, créé au théâtre Femina à Paris le 6 mars 1926, a été l’une des premières pièces de Broadway qui traite du thème des lesbiennes. Malgré son prodigieux succès à New York sous le titre de The Captive, elle finit par provoquer un scandale au point qu’elle fut interdite après 160 représentations suite à une campagne moralisatrice de la presse Hearst (Tessarech, p. 152), qui entraîna l’adoption d’une loi d’État sur l’obscénité (Sowa, 2004). Entendant défendre son ami en soulignant l’originalité et l’intérêt de la pièce, Morand choisit d’en parler dans une de ses Lettres de Paris qu’il fournit en avril 1926 à un journal américain The Dial pour présenter l’actualité culturelle parisienne :

La pièce de M. Bourdet, La Prisonnière, ne porte pas à propos le titre du livre de M. Proust, car elle présente le même thème de la jalousie, la jalousie d’un homme envers une femme qui se refuse à lui pour revenir à ses anciennes amours auxquelles il ne peut, en tant qu’homme, prendre part. M. Bourdet a eu le courage de présenter, pour la première fois, à la scène un thème qui, jusqu’alors, n’avait été traité que dans le confessionnel discret et ombreux du roman. (Morand, 1996, p. 150)

21Morand revient d’autant plus sur le sujet que la pièce, jouée aussi à Vienne et à Berlin, mise en scène par Max Reinhardt, connaît également un triomphe. Morand la présente dans une « Lettre de Paris » destinée au public états-unien, décrivant ainsi son auteur Édouard Bourdet :

C’est un Français de ma génération, un peu plus de trente-cinq ans ; intellectuellement, il est lucide, réaliste et bien informé ; émotionnellement, profond et réservé. Bourdet est aussi éloigné qu’on peut l’être des dramaturges français d’avant-guerre, du romantisme messianique turbulent et sensuel de Bernstein, de la corruption affectée et du faux art de Bataille. Le sujet qu’il a traité est tout à fait original, mais il ne l’a pas abordé avec la violence facile d’un auteur d’avant-guerre, dont le seul but aurait été de scandaliser le public, ou avec l’utilisation hypocrite de ces institutions malicieuses que nous appelons « suggestives ». Il a traité son sujet honorablement et avec une bonne fin objective, simplement en communiquant au public tout ce qu’il peut y avoir d’humain et d’émouvant dans un cas si peu en conformité avec la nature. (p. 186)

22À l’instar de Bourdet, Morand fait souvent preuve d’audace, notamment sur ce même sujet. Il aborde l’homosexualité masculine et féminine dans plusieurs nouvelles du recueil L’Europe galante (1928), où quelques personnages affichent leurs préférences. Le protagoniste de « Lorenzaccio ou le retour du proscrit », une des nouvelles du recueil, représente une scène d’homosexualité masculine8. « La Marquise de Beausemblant », issu du même recueil, met en scène deux générations différentes de femmes homosexuelles et les évolutions de leurs comportements. D’une façon plus générale, les nouvelles de Paul Morand donnent une grande importance aux mœurs sexuelles du temps et les observent avec amusement9, en rompant avec certains clichés au nom du réalisme, comme le fait Édouard Bourdet dans ses pièces de théâtre. Comme lui, il vise moins à choquer qu’à écrire le monde dont il est le témoin.

23D’une façon plus générale, tous deux se retrouvent dans leur goût de la satire sociale. Celle-ci met parfois en difficulté Morand qui connaît une période snob et fréquente les grands bals costumés à la mode au début des années trente. La satire sociale d’Édouard Bourdet s’attaque notamment dans La Fleur des pois (1932) aux mondains du temps dont il étrille la frivolité et le ridicule. Une biographe de Paul Morand explique à quel point ce dernier craint les répercussions sur lui-même de son amitié avec le dramaturge. Denise Bourdet ne sera plus invitée pendant un temps aux grands bals ! Morand s’efforce de ne pas vexer un ami, Étienne de Beaumont (Tessarech, p. 174) qu’Édouard Bourdet a pris comme modèle pour un personnage ridicule de sa pièce, Toto d’Anche. En effet, Étienne de Beaumont dîne chez Paul Morand trois jours après la générale en octobre 1932 :

Le personnage principal de cette pièce ressemble furieusement à Étienne de Beaumont ; trois jours après la générale, en octobre 1932, celui-ci dîne avec Morand dans son hôtel particulier rue Charles-Floquet, Morand « côtoie divers précipices » pour éviter la moindre allusion à une pièce si insultante pour lui. (Dreyfus, p. 153)

24Ce regard cruel inspiré des écrivains naturalistes mais aussi des moralistes qui ont compté comme modèles pour l’un et l’autre, se double d’une volonté d’économie de moyens. Paul Morand déteste la logorrhée, les discours rhétoriques à période. Il devint vite célèbre par son style rapide et saccadé, qui joue de la litote. Or le théâtre d’Édouard Bourdet veut rompre avec les codes outranciers du précédent boulevard. Paul Morand ne pouvait qu’apprécier sa sobriété de moyen, son refus des effets faciles et attendus dans le Boulevard. À ce sujet, Morand évoque la nouveauté du théâtre de Bourdet dans le texte que publie La Revue de Paris en mars 1955, « Édouard Bourdet dix ans après » :

Il fut le premier à faire descendre de plusieurs tons, non seulement le dialogue dramatique, mais les hyperboles des coulisses et des loges, ce perpétuel orgasme où vivent les gens de théâtre. On sait avec quelle perfection inégalée il lisait ses pièces ; c’est qu’il y mettait cette réserve concentrée, ce souci de l’intonation vraie, son dédain du couplet […]. L’éloquence gesticulante, la fausse grandeur montée sur cothurnes, la volcanicité de tempéraments mensongers, le gelaient […]. Ces réactions naturelles contre l’inflation oratoire ou le trop-plein sentimental étaient le signe d’une nature bien trempée, d’une conscience absolument nette, toute loyauté, fidélité, vérité. (p. 71)

25Le 22 avril 1969, dans son Journal inutile, il souligne la communauté d’un de leur modèle, le dramaturge naturaliste Henry Becque, et des leçons données par son œuvre :

Ce soir, à la télévision, Les Corbeaux. La pièce, magnifique, n’a pas bougé. Édouard Bourdet a emprunté à Becques la trame serrée, l’auditeur emmené d’autorité, de scène en scène, jusqu’à la fin, sans pouvoir s’échapper, le dialogue simple, pur, parfait. J’ai été élevé dans le culte de Becque. (p. 181)

26Plus loin le 28 septembre 1969, toujours dans son Journal inutile, il consigne la règle à suivre selon Bourdet pour faire une bonne pièce, mettant en évidence la rigueur de la construction et la recherche de la surprise :

Bourdet faisait cette remarque juste, émanant d’un grand homme de métier : « Il faut faire une pièce pour que son déroulement soit, à la fois, imprévisible et fatal. » (Journal inutile, vol. I, p. 272)

27On retrouve chez Morand un même goût de l’économie de moyen et de la sobriété. S’il voulait écrire des nouvelles « à l’os10 », on peut parler en ce qui concerne Bourdet de dialogues et de situations dramatiques qui pourraient être également « à l’os », à savoir dénués de fioritures, par exemple d’effets propres au Boulevard, qui sont soulignés et amplifiés pour le plaisir du public. Les dialogues chez Bourdet sont taiseux, économes, ils vont à l’essentiel, ce qui permet de mettre en évidence le mécanisme social et humain ciblé par l’auteur, la transaction qui existe entre les personnages en présence, l’enjeu qui les définit, ainsi que leur rôle dans la comédie sociale.

28Dans leur amitié a certainement compté un sentiment d’admiration pour l’excellence de la pratique d’un genre où l’autre scintillait. Morand écrit après la mort de Bourdet l’importance de celui-ci sur la scène artistique de l’entre-deux-guerres :

Il aura été un des rois de l’entre-deux-guerres, n’ayant eu que d’immenses succès (sauf Margot) au théâtre, ayant gagné beaucoup d’argent, le dépensant bien, économe rangé, resté grand bourgeois précis et difficile. (Morand, 1922, p. 474)

29Jeune homme, Édouard Bourdet a essayé d’écrire un roman sans y parvenir (Tessarech, p. 82). Il enviait les romanciers car, entre autres raisons, le roman expose moins son auteur que le théâtre, où l’échec est cinglant parce que public et instantané. Denise le rappelle :

Édouard Bourdet enviait les romanciers. Vous n’avez pas, leur disait-il, à supporter cette longue succession d’épreuves et de tourments jusqu’à l’apparition de votre œuvre devant le public. Vous l’écrivez, comme vous le sentez, de votre mieux, et vous vous en débarrassez chez votre éditeur, qui fait le reste. […] Un livre manqué n’atteint pas la réputation de son auteur aussi vite que le fait un fiasco au théâtre. Et quel agrément, un roman une fois terminé, de pouvoir immédiatement en commencer un autre sans que rien vienne vous en distraire ! » (Denise Bourdet, 1946, p. 55)

30De même, Paul Morand s’essaie à de nombreux genres, sans y rencontrer toujours le triomphe espéré. Alors que certaines pièces de Bourdet deviennent des films célèbres, Le Sexe faible 11 (1933) puis Fric-Frac 12 (1936), Morand ne réussit jamais à vraiment percer dans le monde du cinéma, alors un nouvel art émanant de la modernité du temps. En revanche, il rencontre un certain succès avec le théâtre, et ce n’est pas sans rapport avec Édouard. En effet, même si Morand trouve l’art théâtral trop envahissant dans une existence, sentiment auquel les angoisses d’Édouard Bourdet dont Morand est le témoin proche, donnent raison, il écrit quelques pièces. L’une Le Voyageur et l’Amour sera portée sur scène à la Comédie-Française. Ainsi que le précise Michel Collomb dans la notice des Nouvelles complètes de La Pléiade (vol. I, p. 1077), ce texte fut écrit en 1929 pour être offert aux meilleurs clients d’une grande « maison de blanc » parisienne du quartier de l’Opéra. Présenté initialement comme un « conte dialogué inédit », il est republié sous l’appellation « récit dialogué » dans Papier d’identité (1931) et dans d’autres supports, avant d’être repris dans un recueil de pièces de Morand Petit théâtre (1942). Ce conte, qui n’a pas été écrit initialement pour la scène, est devenu son premier succès théâtral. Joué au Français à partir du 26 janvier 1932, sa réussite fut réelle. Michel Collomb constate que Morand a suivi les conseils de Bourdet, qui montrent que celui-ci ne méprise pas le Boulevard . Il lui suggère de faire « quelques ajouts dans l’esprit du Boulevard et – ce qui est plus étonnant – de réécrire complètement la dernière scène en lui donnant un dénouement opposé au premier » (vol. I, p. 1077). Denise Bourdet rappelle cette aventure dans Édouard Bourdet et ses amis où elle présente un peu Paul Morand comme un dramaturge malgré lui :

Quant à Morand, il fut joué à la Comédie-Française, sans l’avoir désiré. Pierre Bertin13 découvrit « Le Voyageur et l’Amour » dans une petite édition de luxe. Il s’avisa fort heureusement que, dans ce théâtre où la consommation de pièces en un acte est grande, celle-ci ferait merveille pour alterner avec les proverbes de Musset. Mais il ne semble pas que Morand ait jamais pris au sérieux son nouveau métier d’auteur dramatique. (p. 59)

31Longtemps après, le 29 mars 1972 dans son Journal inutile (t. 1), Paul Morand s’en souvient et ce d’autant plus qu’Édouard Bourdet l’a conseillé pour retoucher la fin et la rendre plus efficace à la scène : « J’avais oublié le gentil geste de Bourdet, reprenant Le Voyageur en 1938 à la Comédie-Française. La Correspondance de R.M. du G14 et de Copeau m’y fait repenser » (p. 691).

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32Le Voyageur et l’Amour est sans doute l’unique véritable collaboration d’écriture de Bourdet et Morand. Ils n’ont pas constitué un duo littéraire à proprement parler. Mais toutes sortes d’influences ont existé entre eux : déjà par leurs œuvres respectives que chacun connaît bien et dont chacun suit, voire aide la gestation ; par le partage d’une même vision cruelle du monde relevant d’un moralisme souriant ou tentant de l’être, que leurs conversations amicales n’ont cessé de renforcer. La relation reste avant tout construite sur une affection amicale et une estime profonde, qu’une vie partagée avec régularité et l’amour d’une même femme Denise, n’aura cessé de renforcer.