Le choix comme combat dans La nuit je suis Buffy Summers (2007) de Chloé Delaume : le roman-dont-vous-êtes-l’héroïne comme poétisation de la lutte contre le déterminisme
1La communication destinée au colloque « Organisations ludiques dans les productions européennes du XIXe siècle à la contemporanéité » (2024) à l’origine du présent article explorait la poétisation du libre arbitre et de la lutte contre l’oppression au sein du roman-jeu — ou « livre-dont-vous-êtes-l’héroïne », pour reprendre l’expression qui a désormais valeur de définition générique — La nuit je suis Buffy Summers (2007) de Chloé Delaume. Il s’agissait de démontrer que, par ses nombreuses digressions métafictionnelles et ses personnages féminins condamnés à l’incarcération dans un asile « soumis aux […] règles [du] monde des hommes, lecteurs et spectateurs » (Delaume, 2007, p. 61), le texte se situe au carrefour d’une illusion de liberté proposée par la fiction à embranchements et à choix multiples, et de l’échec de cette illusion induit par de nombreux effets métafictionnels et autoréférentiels. Il met ainsi en lumière une lutte sisyphéenne d’un sujet vulnérable, marginalisé, contre le patriarcat capitaliste, et présente le choix, propriété caractéristique du « livre-dont-vous-êtes-le-héros », comme la seule forme de résistance possible. En effet, tandis que la présence du personnage de Clotilde, alter ego autofictionnel de Delaume présent dans nombre de ses autres récits, constitue une référence intertextuelle inscrivant ce roman dans le reste de l’œuvre autofictionnelle de l’autrice, le texte souscrit par son dispositif mécanico-poétique aux conventions du livre-dont-vous-êtes-le-héros, qui laissent au lecteur·ice1 la liberté de choisir le déroulement du récit; ces deux aspects poétiques, apparemment paradoxaux, font ainsi du texte, par leur combinaison, une autofiction « collective » qui explore la possibilité du choix et de l’auto-détermination dans un système oppressif.
Fictionnalité et métalepse dans les romans-dont-vous-êtes-le-héros
2Quoique les « romans-dont-vous-êtes-le-héros » puissent être mis au rang d’une myriade de textes narratifs hyperfictionnels ou combinatoires, il est possible de les situer dans ce champ de manière à leur attribuer une certaine spécificité générique. Pour les fins de la présente analyse, il s’agit de les considérer en leur qualité de récits dont la responsabilité de la construction narrative est remise en partie aux lecteur·ice·s qui en sélectionnent des éléments constitutifs d’importance et de nature variable au fil de la lecture parmi des choix proposés, et qui enjoignent à ces mêmes lecteur·ice·s de se projeter en tant que protagonistes de l’univers fictionnel ou, du moins, à prendre des décisions influant sur le déroulement du récit avec cette autorité. L’emploi que je fais de la locution « roman-dont-vous-êtes-le-héros », laissée au masculin, pour désigner cette forme textuelle, découle de l’antonomase qui, depuis sa création dans les années 1980, a fait du titre de la collection Gallimard « un livre dont vous êtes le héros » une expression couramment comprise pour y faire référence2.
3Le caractère explicitement autofictionnel du texte de Delaume est ainsi a priori contradictoire avec sa qualité de roman-dont-vous-êtes-le-héros : comment est-ce qu’un texte se proposant de faire le récit des aventures idiosyncratiques de chaque lecteur·ice peut-il aussi raconter son autrice ? Couche supplémentaire de complexité métadiscursive, le contexte diégétique du roman est emprunté à l’univers fictionnel de Buffy the Vampire Slayer (1997-2003), ou Buffy contre les vampires, et plus spécifiquement à l’épisode 17 de la saison 6, dans lequel Buffy rêve qu’elle est dans un hôpital psychiatrique où des médecins lui apprennent que son statut de tueuse de vampires est une hallucination schizophrène. Dans le texte de Delaume, le contexte est aussi celui d’un hôpital psychiatrique, mais un hôpital dans lequel sont maintenus en captivité des personnages de fiction. Le·la lecteur·ice est invité·e à s’identifier à un personnage de fiction préexistant, Buffy Summers elle-même, tueuse de vampires, que les facultés surnaturelles attestées dans son univers fictionnel d’origine consacrent, au sein de La nuit je suis Buffy Summers en tant qu’héroïne et protagoniste, la seule détenant le pouvoir de prévenir un rituel démoniaque qui se prépare dans les souterrains de l’hôpital. L’univers fictionnel mis en place dans le texte de Delaume est, de ce fait, déjà métafictionnel, par sa reconnaissance explicite de la fictionnalité originelle de ses personnages.
4Pour les personnages secondaires, ce statut est plus aisé à concevoir. En effet, quoiqu’il soit complexifié par leur migration depuis leurs univers d’origine vers le roman de Delaume — on retrouve entre autres l’infirmière Mildred Ratched du Vol au-dessus d’un nid de coucou (1962) de Ken Kesey, Bree Van de Kamp de la série télévisée Beautés désespérées (Desperate Housewives) (2004-2012) et John Locke de la série télévisée Lost (2004-2010) — il demeure fictionnel dans La nuit je suis Buffy Summers. Endossant de nouvelles caractéristiques conférées par l’univers de Delaume, ils sont néanmoins partie intégrante de la diégèse, même sous une forme transmutée, à l’instar de ce qu’ils étaient dans leur fiction d’origine, c’est-à-dire de purs personnages. Le statut de la protagoniste se révèle, en revanche, plus compliqué à définir : certes fictionnelle a priori, en tant que Buffy Summers, et fictionnelle de nouveau en revenant au sein de La nuit je suis Buffy Summers, elle est incarnée par un·e lecteur·ice qui ne l’est pas. Cette ambiguïté est habituelle pour un roman-dont-vous-êtes-le-héros, mais bien peu d’entre eux insistent sur cette contradiction entre fiction et réalité, qui nuirait à l’immersion fictionnelle, à son caractère simulatoire, ou à l’illusion référentielle instituée par l’adresse au lecteur·ice rencontrée dans ce type d’œuvres, effectuée, le plus souvent, par l’emploi de la deuxième personne grammaticale.
5Ce « tu » ou ce « vous » des livres-jeux, par la variation des focalisations narratives effectuées au sein du texte, peut référer tour à tour au lecteur·ice dans son assimilation à au personnage principal, parfois plus ou moins simultanément, c’est-à-dire à l’entité diégétique composée par l’identification de l’un (l’une) à l’autre, et au lecteur·ice réel·le, cell·ui3 qui tourne les pages du livre, comme le montre Paul Wake dans « Life and Death in the Second Person: Identification, Empathy, and Antipathy in the Adventure Gamebook » (2016). Ainsi, par la focalisation narrative interne sur le personnage principal, le lecteur·ice peut, par exemple, autant se représenter l’environnement fictionnel du point de vue de le·la héros·ïne que se voir attribuer un monologue intérieur qui n’est pas le sien, mais qui est uniquement celui du héros (héroïne) ; quand la focalisation devient externe, le lecteur·ice est placé(e) en situation de dédoublement, dans la perspective impossible qu’offre son identification à un personnage soudainement perçu de l’extérieur ; finalement, le texte extradiégétique, et donc non narratif, peut aussi enjoindre au lecteur-ice réel-le de tourner les pages pour se rendre à un segment précis.
6En conséquence, la plupart des romans-dont-vous-êtes-le-héros, tout en jouant de cette fluidité de la narration à la deuxième personne, ne l’exploitent que de manière tacite, c’est-à-dire par des changements de focalisation effectués sans préavis, ou parfois annoncés par une typographie différente, pour ce qui est des énoncés extradiégétiques. Dans La nuit je suis Buffy Summers, toutefois, le paradoxe le·la lecteur·ice-héros·ïne est, en quelque sorte, explicité et, surtout, mis en parallèle avec le paradoxe de l’autofiction, qui, lui, tient d’une relation conflictuelle entre auteur·ice et personnage ; si l’on peut dire que l’autofiction relève d’une sorte d’amalgame entre auteur·ice et personnage de fiction, le roman-dont-vous-êtes-le-héros est celui de le·la lecteur·ice et et du personnage de fiction.
7La démarche autofictionnelle dans laquelle s’inscrit La nuit je suis Buffy Summers est attestée dans le « Didacticiel », ou le mode d’emploi, situé en début du livre : « La nuit je suis Buffy Summers : à toute action sa conséquence, ses avancées labyrinthiques, ses paragraphes numérotés. Une autofiction collective, caillouteuse est l’interaction, le crayon y est imposé et les jets de dés hasardeux. » (p. 11) Ce « didacticiel », qui constitue en fait une sorte d’art poétique mi-narratif, mi-didactique, préfigure la présence constante, à travers l’entièreté du texte, d’une ambiguïté narrative quant aux relations unissant narratrice, narrataire, héroïne et lecteur·ice :
Vous vous appelez comme vous voulez; l’apparence est à votre guise à l’instar de qui vous serez. C’est à vous de remplir la béance intérieure. Pour tous, vous êtes la 56, vous êtes arrivée avant-hier et n’avez pas quitté le lit. Vos avant-bras témoignent d’une récente perfusion. Qui je suis, moi qui parle, ça n’a pas d’importance. Qui raconte ne change rien à ce qui s’est passé, se passe et se passera. Encore moins à ce que vous allez vivre. Vous. Car vous serez le je, puisque que [sic] le jeu commence. [...] Vous entrez en vous-même. Vous n’avez pas le choix. Vous en aurez bientôt, si vous voulez poursuivre, poursuivre plus avant la fiction amorcée. (Delaume, 2007, p. 10)
8L’ambiguïté dont témoigne ce passage tient principalement à un effet métaleptique créé sur deux plans : d’abord celui devenu d’usage pour les romans-dont-vous-êtes-le-héros, qui identifie donc l’héroïne à son public ; ensuite celui, maintes fois étudié par les narratologues et remontant vraisemblablement à la littérature de l’Antiquité, qui consiste en l’intrusion de la voix narrative extradiégétique dans l’univers diégétique. Pour Monika Fludernik, cette métalepse consistant spécifiquement à faire passer le·la narrataire vers le niveau de la diégèse ou, inversement, un personnage diégétique vers le niveau extradiégétique, correspond à l’une des figures les plus retrouvées dans la narration à la deuxième personne (2003, p. 385). Elle examine par ailleurs la possibilité pour un texte narratif d’être entièrement rédigé sur un mode métaleptique, la métalepse devenant, en ce sens, « macrostructurelle » (2003, p. 392). À ce titre, elle cite un passage de Postmodernist Fiction (1987) de Brian McHale, dans lequel il établit un lien entre le mode métaleptique dans la fiction postmoderne et l’évolution des récits narrés à la deuxième personne, dont les romans-dont-vous-êtes-le-héros sont loin d’être les exemples les plus saillants, avec des romans comme La Modification (1957) de Michel Butor et Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979) d’Italo Calvino figurant, entre autres, parmi les plus cités en littérature postmoderne. De ces postulats, il est possible d’affirmer que le roman-dont-vous-êtes-le-héros constituerait une exécution hyperbolique, voire paroxystique, de la métalepse généralisée au texte entier, la périphrase lui donnant son nom décrivant justement par métaphore le phénomène du passage de le·la narrataire vers l’état de personnage au sein de la diégèse.
9L’originalité de La nuit je suis Buffy Summers par rapport aux autres récits du genre « dont vous êtes le héros » réside dans son utilisation particulière de la métalepse sur deux niveaux, qui en fait une œuvre autoréférentielle à teneur critique. Dans le « didacticiel » de l’œuvre, toujours, le dispositif métaleptique qui est élaboré n’est donc pas exceptionnel par son institution d’un passage du narrataire extradiégétique vers le niveau diégétique, soit une forme de métalepse commune pour un roman-dont-vous-êtes-le-héros, mais plutôt par l’attention qu’il attire sur sa propre artificialité. Si la plupart des romans-dont-vous-êtes-le-héros encouragent l’identification par l’entretien d’une illusion de rapport direct entre lecteur·ice réel·le et héros·ïne, c’est-à-dire l’illusion d’un plongeon dans le monde diégétique, La nuit je suis Buffy Summers, au contraire, rappelle constamment sa qualité de roman-dont-vous-êtes-le-héros, et érige la fiction comme un écran entre le monde réel et l’univers diégétique ; peut-être moins qu’un « livre dont vous êtes le héros », le texte se présente comme un « livre dont vous êtes le personnage fictionnel », personnage soumis aux aléas d’un récit prédéterminé. Le pouvoir identificatoire et immersif du roman-dont-vous-êtes-le-héros tenant déjà d’un équilibre précaire entre diverses focalisations narratives (descriptions à focalisation externe, retours à la focalisation interne de le·la héros·ïne), le genre ne s’aventure habituellement pas dans l’exercice autoréflexif, qui contribue à affaiblir l’illusion métaleptique, rareté qui ne souligne que plus la subversion effectuée par le texte de Delaume.
10L’idée d’une prédétermination de la destinée du personnage de fiction est, de surcroît, renforcée dans le « didacticiel » par l’intrusion métaleptique de la voix narrative, cette fois, au passage suivant : « Qui je suis, moi qui parle, ça n’a pas d’importance. » (p. 10) Il s’agit donc là du deuxième niveau de métalepse franchi par le texte, variété métaleptique très peu présente dans la majorité des romans-dont-vous-êtes-le-héros, mais retrouvée autant dans les épopées antiques que dans les antiromans du XVIIIe siècle, comme, lorsque Denis Diderot écrit dans Jacques le fataliste et son maître (1796) : « Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? » (p. 14) L’absurdité métafictionnelle de l’intervention de la voix narrative dans Jacques le fataliste a été largement discutée. Fludernik l’attribue au pouvoir de la métalepse de faire s’effondrer l’illusion que l’histoire existe indépendamment de son·sa narrateur·ice (2003, p. 384). Cette forme métaleptique constitue donc un rappel constant à la lecture de l’activité productrice du récit, ce dernier tenant toujours d’abord d’une élaboration auctoriale et, ensuite, d’une médiation par la voix narrative, ce qui empêche l’entretien de malentendus sur son caractère fondamentalement artificiel. En ce sens, la métafictionnalité indique toujours une forme d’inexorabilité du récit, qui prédétermine toujours la diégèse, et non l’inverse : c’est le récit qui, par sa performativité, fait exister la fabula, ou le contenu narré, qui ne peut, par conséquent, jamais s’en affranchir et prendre une autre forme. Selon Colas Duflo, c’est de cette fatalité que Jacques le fataliste fait la démonstration, le roman jouant des anticipations et de l’horizon d’attente de son lectorat pour illustrer que les récits possibles ne sont qu’illusion, ou bien des seuls « possibles » justement, à jamais faux, car non actualisés (2012, p. 263).
11Que dire alors de l’appareil poétique et narratif de La nuit je suis Buffy Summers, situé au carrefour d’une illusion de liberté inhérente à la fiction « interactive » et à l’échec de cette illusion induit par la métafictionnalité ? Comment le texte articule-t-il à la fois une déclaration explicite de prédétermination du récit mais aussi une insistance de la voix narrative que les décisions reviennent au le·la lecteur·ice comme dans le passage suivant : « Qui raconte ne change rien à ce qui s’est passé, se passe et se passera. Encore moins à ce que vous allez vivre. Vous. » (p. 10)
Lutte et déterminisme du récit
12Dans Postmodernist Fiction, Brian McHale remarque que le thème du personnage métafictionnel, conscient de sa propre fictionnalité, a été longtemps associé à une impuissance devant la fatalité du récit et donc, de l’impuissance de chacun (chacune) devant son propre destin. De fait, les personnages fictionnels qui peuplent La nuit je suis Buffy Summers ont la vie dure : malmenés par les besoins de la fiction, produite en masse au gré des tendances consuméristes, asservis à la mémoire collective, ils se présentent, dans le texte de Delaume, blasés à l’idée de leur déchéance et rompus aux exigences normatives du capitalisme patriarcal. Lorsque l’héroïne rencontre Cordelia, incarnation transfictionnelle de Cordelia Chase de Buffy the Vampire Slayer, la deuxième explique à la première :
Nous sommes dans un hôpital psychiatrique d’un genre un peu particulier, ici. Tu t’en es sûrement rendu compte, les filles intelligentes sont toujours mal coiffées. Il y a des services pour toutes les formes de maladie mentale, et même pour celles qui n’en sont pas, comme l’adulation des régimes et la fascination pour la taille 34. Mais les patients comme le personnel sont spéciaux. Ce n’est pas un établissement classique, il est exclusivement réservé aux personnages de fiction. De séries télé, de films, de romans aussi. Souvent les plus en boucle sont issus de publicités. Ici c’est le peuple de l’incurable. On a été écrits comme ça. On ne cherche pas à nous soigner. [...] Je suis obligée de me faire examiner depuis la loi de généralisation. Avant, on leur foutait la paix, aux personnages de fiction. Maintenant ils n’ont plus le choix. Ils sont soumis aux mêmes règles que le monde des hommes, lecteurs et spectateurs. (p. 61)
13L’hôpital où se déroule le récit est, en effet, loin d’être un lieu de soin ou de convalescence ; asile carcéral, il est le résultat de la « loi de généralisation », qui cherche à conformer des masses entières de personnages, féminins pour la plupart, à un moule déterminé par les scénarios de fiction les plus communs et les plus vendeurs. Ainsi, dans un autre segment, l’héroïne fait la rencontre de W, reprise de Willow Rosenberg de Buffy the Vampire Slayer, qui la renseigne sur le combat quotidien et perpétuel des personnages de l’hôpital :
Renseignés régulièrement par notre bibliothécaire, nous tentons de résister, mais ne savons pas comment, et à peine contre qui. C’est super compliqué, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourné, les héroïnes toutes des screamqueens. C’était prévu comme ça depuis la première ligne dans la bible scénaristique. Possible qu’on n’y puisse rien du tout. (p. 35)
14Dans ces sombres circonstances, engendrées par une société de consommation dont les préceptes paraissent aussi immémoriaux qu’indestructibles, un seul espoir demeure : l’arrivée de la Tueuse, de l’Élue, de Buffy Summers, qui présente le double avantage d’être à la fois originellement héroïne, en tant que protagoniste de Buffy the Vampire Slayer, et d’être incarnée, au sein de cette nouvelle fiction, par un un·e lecteur·ice réel·le, doué·e d’un libre arbitre, ce dont les autres personnages ont conscience. En effet, après avoir présenté le contexte de la lutte des personnages fictionnels non sans un certain pessimisme, dans le passage cité plus haut, le personnage de W se ressaisit et ajoute : « Mais non, je ne devrais pas dire ça. Je devrais dire : tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté. Tu es là pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un rôle si tu ignores le tien. » (p. 36) Découvrir ce « rôle » et prendre conscience du pouvoir de ses propres choix devient, de fait, la clé du succès de ce roman-dont-vous-êtes-le-héros : il s’agit pour le·la lecteur·ice de s’investir de la mission de Buffy Summers, d’une part, et, d’autre part, de mettre à profit son libre arbitre, privilège dont les personnages de fiction sont ordinairement privés.
15La découverte du rôle de Buffy Summers, c’est-à-dire la découverte de cette héroïne préexistante et de son univers diégétique d’origine, consiste, dans La nuit je suis Buffy Summers, en un travail mémoriel ; sans le souvenir collectif, les personnages fictionnels meurent, ainsi qu’en atteste une lettre rédigée par Buffy que le·la lecteur·ice-héroïne peut trouver au cours de son aventure :
« Je m’appelle Buffy Summers. Je suis un personnage de fiction. Je suis née le 10 mars 1997 à la télévision américaine, mais avant, bien avant, dans le cerveau de Joss Whedon. [...] Je suis l’Élue de ma génération. Seule, je dois combattre les vampires, les démons et les forces du Mal. Je suis Buffy, Buffy Summers. Je suis obligée de l’écrire et de sans cesse le répéter pour ne pas vraiment disparaître. Seul l’oubli me mène à la tombe, je m’en approche avec le temps. Tant d’années ont passé, qui se souvient de moi. Pourtant j’ai sauvé le monde à tellement de reprises, je ne pensais pas un jour voir mes traits s’estomper. Personnage de fiction, c’est la mémoire des hommes qui nous maintient en vie au-delà de nos aventures gravées dans un airain dont les supports varient. […] » (p. 32)
16La lettre conclue, la section propose deux choix de réactions possibles à sa lecture, le premier allant ainsi : « Vous vous dites : Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d’avoir été oubliée par les hommes. Les hommes ne me connaissent même pas, comment se fait-il que je sois en vie ? Allez en 34. » (p. 33)
17Cet énoncé, qui présente une remise en question pour le moins insolente du système métafictionnel instauré au sein de l’œuvre, laisse pourtant le·la lecteur·ice sur sa faim en fournissant une explication métafictionnelle à la fois auto-dérisoire et existentiellement déstabilisante à la section 34 qui l’attend au bout :
RG : Nous sommes les personnages de cette fiction. Elle se déroule dans un hôpital psychiatrique réservé à ceux de notre race. Il est donc bien possible qu’il existe des failles dans le scénario. Nous sommes écrits par un cerveau assez indisponible, qui se joue de nos paramètres et en abuse jusqu’à l’abîme. [...] A : Nous sommes en train d’être écrits. On nous oubliera très bientôt. X : Comme Buffy. (p. 73)
18L’explication invite à l’acceptation aveugle du pacte fictionnel : quoique doté de « failles », le scénario est ce qu’il est, et à accepter tel quel, en raison de sa détermination par sa créatrice. Par ailleurs, l’affirmation « Nous sommes en train d’être écrits » relève d’un existentialisme qui n’est pas sans rappeler le fatalisme diderotien évoqué plus haut : les personnages fictionnels n’ont jamais d’existence précédant leur récit, c’est plutôt ce dernier qui, en les écrivant, leur donne consistance. Deux constatations s’imposent : si les personnages se reconnaissent « en train » d’être écrits, c’est qu’ils ignorent leur fin, celle-ci n’étant pas encore écrite, ce qui semble aller dans le sens du principe d’un roman-dont-vous-êtes-le-héros dont les fins sont multiples ; d’un autre côté, si l’héroïne incarnée par le·la lecteur·ice est aussi un personnage fictionnel, n’est-elle pas « en train d’être écrite » elle aussi ? Et comment alors expliquer son agentivité au sein du récit ?
19Reste alors la seconde option, qui évoque une coalescence de la fiction et de la réalité, invitant à demeurer au sein de l’illusion fictionnelle tout en jouissant du privilège de la liberté d’action, option qui s’avèrera être la « bonne » pour parvenir à la défaite de l’ennemi sans compromettre la vie de la patiente Buffy Summers : « Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une Élue à chaque génération. Je suis, c’est sûr, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des opérations. Allez en 18. » (Delaume, 2007, p. 33). Au fil de la progression à travers le texte, on découvre d’ailleurs que tous les choix en faveur d’un assentiment aux règles de l’univers fictionnel rapprochent le lecteur (la lectrice) de la victoire finale. En effet, ainsi que le remarque Amélie Paquet en s’appuyant sur le plan exhaustif du roman qu’elle a reconstitué, il s’avère que seules la reconnaissance et l’assomption des pouvoirs octroyés à le lecteur-héros (lectrice-héroïne) par la fiction préalable de Buffy the Vampire Slayer mènent au triomphe : « Pour “gagner”, la lectrice doit croire en ses pouvoirs [...]. » (2010, s. p.)
20Par la thématisation du devoir mémoriel, théorisé comme manière de « ressusciter » les personnages fictionnels, et par la conscience de ces derniers de leur propre statut, le récit met en place un système dont tous les éléments servent à expliciter le caractère prédéterminé de la fiction, mais aussi les contraintes qui pèsent sur sa création et sa réception. C’est pourtant ce système passablement contraignant que le·la lecteur·ice est invité (e) à braver, car il s’agit bien d’un acte de bravoure que de lutter contre le récit imposé de sa propre existence et contre le sentiment de non-sens qui résulte de cette prise de conscience. L’ennemi fictionnel est d’ailleurs représenté par une secte d’hommes « profondément misogynes » (Delaume, 2007, p. 57), adulateurs ignorants de Friedrich Nietzsche et adeptes du nihilisme, soi-disant « Néantisateurs » dont le seul objectif est de répandre le « Rien », l’ignorance et la passivité par leur pouvoir d’influence : « Obtenir en luttant ne nous correspond pas, nous ne luttons pas vraiment. Lutter c’est faire un effort l’un contre l’autre pour imposer sa volonté. Nous n’avons pas à faire d’effort. Nous, nous nous contentons d’acquérir une forte influence sur. » (Delaume, 2007, p. 55) Convoitant le sang de la nouvelle Élue afin de l’utiliser dans un rituel de ressuscitation de Zarathoustra, ils sont doublement ennemis de l’héroïne-lecteur·ice en ce qu’ils cherchent à la tuer, ennemis du le·la lecteur·ice en incarnant l’antithèse même du choix et du libre arbitre. En réponse à la question « Pourquoi avoir choisi le Néant ? », posée dans un entretien avec le Grand Ordre des Néantisateurs, un membre anonyme répond : « L’essence même de notre pensée a toujours été constituée du Rien. Quel que soit leur domaine d’action, les Néantisateurs produisent, développent, distillent le Vide. Le Néant est notre élément, nous engendrons la soustraction. Nous sommes un processus inexorable, il n’est pas question de choix là-dedans. » (Delaume, 2007, p. 55. Je souligne.)
21C’est ainsi que s’esquisse un contrepoids au déterminisme fictionnel dans La nuit je suis Buffy Summers : même dans un monde où les héroïnes écrivent dans leur journal « Je ne suis pas sûre de qui je suis, je comprends juste à quoi je sers » (Delaume, 2007, p. 43), l’exercice du choix et la lutte pour la liberté sont une affirmation politique, une résistance contre l’inexorable néant, et, ultimement, une nécessité existentielle.
22De surcroît, la nécessité de la lutte ainsi que le privilège du libre arbitre sont rappelés au cas où le·la lecteur·ice abandonnerait le jeu, l’abandon étant considéré comme une lâcheté. Dans une section qu’on peut lire après avoir fait le choix de « quitter le livre » (Delaume, 2007, p. 59), le personnage de Clotilde, incarnation autofictionnelle de Chloé Delaume récurrente dans plusieurs œuvres, sermonne fermement le·la lecteur·ice :
Tu n’aurais vraiment pas dû me suivre, tu savais que c’était dangereux. Et puis ton mobile ne tient pas. Tu étais l’héroïne, tu avais le pouvoir et très souvent le choix. C’est pas tellement fréquent, [l’auteure] était laxiste avec toi. À mon avis elle t’aimait bien, elle doit être extrêmement déçue. Avant ton arrivée, il y avait des rumeurs, on attendait l’Élue pour que le jeu commence. Elle ne nous faisait pas jouer, l’auteure. Elle nous laissait dans un tiroir, ça a duré dans les quatre ans. Quatre années dans cet hôpital, coincée sur quelques lignes [...]. Un soir elle t’a créée mais en trichant tellement. Tu n’es pas de ma race, toi tu n’es qu’un lecteur. (p. 101)
23Le choix et la résistance contre l’inertie constituent d’ailleurs un motif à travers l’entièreté de la fiction, et ce, toujours par le biais d’une adresse métafictionnelle le·la lecteur·ice réel·le, pendant extradiégétique de l’héroïne qui, sans ell·ui ne saurait les rendre performants. La section initiale de l’aventure, par exemple, galvanise ainsi : « Vous ne pouvez davantage stagner dans le prologue, il est temps d’avancer et de se prendre en main. » (p. 15) Le risque de l’aventure est, en effet, minime par rapport aux conséquences de l’ignorance, le propre du roman-dont-vous-êtes-le-héros étant de permettre la résurrection de le·la héros·ïne jusqu’à atteindre le but fixé : « Parce qu’à l’envi ici vous pouvez phénixer, surtout : ne trichez pas. » (Delaume, 2007, p. 11)
24L’opposition entre cette apparente toute-puissance de le·la lecteur·ice réel·le protégé·e par son immersion dans la fiction, et le thème, au contraire, mortifère de la métafictionnalité, puisque les personnages découvrant leur fictionnalité découvrent, par le fait même, la fatalité de leur destinée, constitue donc une mise en récit de la tension fondamentale entre fiction narrée, prédéterminée, et action, ou choix. Par le récit d’une quête qui s’esquisse comme sisyphéenne, soit lutter malgré la certitude de l’inexorable, La nuit je suis Buffy Summers met en pratique une autoréférentialité qui fictionnalise une sorte d’art poétique du roman-dont-vous-êtes-le-héros, ou du moins, du caractère profondément contradictoire de l’exercice du choix au sein d’un récit préétabli.

