Colloques en ligne

Jean-Louis Vaxelaire

Le cuisinier Kitchen Singh et le jardinier Plouz Singh : la modification des noms propres dans les romans de Salman Rushdie

The cook Kitchen Singh and the gardener Plouz Singh: The modification of proper nouns in the novels of Salman Rushdie

1Après la publication des Versets sataniques en France, quelques critiques se demandaient s’il était nécessaire de risquer sa vie pour un roman mal écrit. Le style de Rushdie peut évidemment déplaire à un certain nombre de lecteurs, mais des voix ont aussi avancé le rôle joué par une traduction peu heureuse, réalisée clandestinement en raison des menaces de mort qui pesaient internationalement sur les traducteurs de cet ouvrage. En dehors de ce cas particulier, traduire un roman de Rushdie est néanmoins une gageure : ils sont généralement « impoliment épais » pour reprendre l’expression de Kundera, contiennent des références culturelles indiennes, des termes en hindi / ourdou1 et de nombreux jeux de mots. Ces livres ne sont a priori pas entièrement transparents pour le lecteur anglais, mais, pour prendre un exemple, les références à la cuisine indienne sont relativement claires pour ce dernier alors qu’elles ne le sont pas forcément dans d’autres pays (si aujourd’hui le lecteur français connaît probablement quelques plats indiens, c’était moins le cas en 1983 lors de la publication des Enfants de Minuit en français).

2Notre corpus2 pour cet article débute avec ses deuxième et troisième romans (Les Enfants de minuit et La Honte) traduits par Jean Guiloineau. Le suivant, Les Versets sataniques, est traduit par A. Nasier un pseudonyme rabelaisien pour un traducteur inconnu puisque le traducteur japonais avait été précédemment assassiné et l’italien blessé. Dans les années 1990, Le Dernier Soupir du Maure et La Terre sous ses pieds sont traduits par Danielle Marais, une traductrice qui n’a jamais réalisé un autre travail. Il en est de même pour Jean-Michel Desbuis qui traduit le conte Haroun et pour Aline Chatelin qui s’occupe de l’essai Patries imaginaires, leur nom n’apparaît nulle part ailleurs3. Le danger semblant écarté, les deux premiers romans des années 2000 (Furie et Shalimar le Clown) sont traduits par Christophe Claro et, depuis 2008, tous les suivants (cinq en tout) sont l’œuvre de Gérard Meudal.

3Nous limiterons notre étude aux noms propres de ces romans. Puisque le terme traduction est parfois réducteur (et contesté pour les noms propres), nous parlerons de modification (Vaxelaire, 2024) pour intégrer les traductions au sens classique, les notes de bas de page, les gloses, etc. qui aident le lecteur. Notre but n’est pas de dénoncer des erreurs des traducteurs, mais de montrer la difficulté de ce type de texte, Pesso-Miquel parle ainsi d’une « œuvre particulièrement difficile à traduire » (2007, p. 9). Il ne faut pas oublier que si l’usage de notes de bas de page est utile, les éditeurs peuvent s’y opposer4. De plus, si l’on ajoutait une note de bas de page pour chaque jeu de mots, les romans deviendraient illisibles, il y en a déjà plus d’une centaine dans EdM alors qu’elles ne concernent quasiment que les références indiennes. Le plaisir du lecteur passe aussi par la découverte des jeux de l’auteur. Ainsi, dans Q, le héros éponyme et son fils se rendent au motel Jonesco dans un chapitre qui annonce des « événements absurdes ». Quichotte pense que le propriétaire s’appelle Jones mais ce dernier lui apprend que n’est pas le cas car il est roumain. La référence à Ionesco est confirmée dans les remerciements où apparaît Rhinocéros. Sur ce type de jeu, la langue du lecteur est secondaire, le traducteur n’a donc aucun intérêt à communiquer des informations supplémentaires. À l’inverse, son rôle peut être de permettre au lecteur français de se retrouver dans une situation proche du lecteur anglais, et ce dernier n’a pas le même rapport à la culture du sous-continent indien5. Prenons l’exemple de ces deux enfants « dont les prénoms, Halva et Rasgulla, témoignaient du goût prononcé de leurs parents pour les sucreries » (TSP, p. 96). Si ces noms sont bien connus Outre Manche, c’est moins le cas sur le continent européen et pour la traductrice puisque le halva indien est un gâteau de semoule et le rasgulla une boule de lait caillé qui baigne dans un sirop, aucun des deux n’est réellement une sucrerie au sens français. De même, le narrateur de DSM se décrit comme un « vrai Bombay-mix » : il existe une page Wikipédia en anglais sur le Bombay mix (un mélange d’ingrédients secs, salés et épicés), mais pas en français, le rapport à la cuisine indienne n’est pas comparable entre l’Angleterre et la France.

La modification des noms propres

4À l’instar de nombreux auteurs, l’onomastique est un point important dans les romans de Rushdie. Lodge avait écrit: « In a novel, names are never neutral. They always signify, if it is only ordinariness » (1992, p. 37). Chez Rushdie, l’ordinaire laisse généralement la place à l’extraordinaire et les noms peuvent avoir un rôle non-négligeable sur le plan de la diégèse, par exemple dans les Versets sataniques où deux personnages ont différents noms en fonction du déroulement de l’œuvre ou dans Quichotte lorsque Ismail Smile (dont le patronyme est une anglicisation de Ismail) devient Quichotte pour mener sa quête.

5Il est de coutume de dire en linguistique que les noms propres ne se traduisent pas (entre autres, Kleiber, 1981). Pourtant, dans les travaux des traductologues, les propos deviennent moins catégoriques : il suffit de pratiquer la traduction pour comprendre que certains de ces noms propres poseront des problèmes dans la langue-cible s’ils sont conservés tels quels, soit parce qu’ils contiennent un potentiel sémantique qui sera employé dans le texte, soit parce qu’ils contiennent des références culturelles inconnues dans l’autre langue et/ou dans l’autre culture.

6Cette thèse de l’intraduisibilité des noms propres repose sur plusieurs méprises puisqu’elle limite la catégorie des noms propres aux seuls anthroponymes et toponymes (des noms d’organisations comme la Croix-Rouge se traduisent dans toutes les langues), ne tient pas compte du genre du texte à traduire (on traduira plus souvent dans la littérature jeunesse que dans un ouvrage scientifique) ainsi que des langues source (si beaucoup de titres de films, ou même de livres, américains demeurent en anglais, ce n’est pas le cas des films indiens ou russes) et cible (on conserve plus de formes originales en anglais qu’en français [Vaxelaire, 2006]). Dans un cadre littéraire, si une majorité de noms propres restera généralement inchangée dans le texte cible, d’autres ont besoin d’être rendus différemment pour des raisons historiques6, sémantiques ou phonologiques. Affirmer d’emblée que les noms propres ne seront pas modifiés n’est pas un discours audible dans le monde de la traduction.

L’Orient omniprésent

7La question des origines de Rushdie peut difficilement être éludée. Parce qu’il est né à Bombay dans une famille musulmane, ses textes diffèreront de ceux d’autres auteurs anglophones. On retrouve dans ses textes nombre de termes en hindi / ourdou, des références à l’histoire indienne, à l’Islam, au zoroastrisme, etc. Le sous-continent indien n’étant pas proche culturellement du monde francophone, de nombreux jeux de Rushdie sont difficiles à percevoir. Ainsi, les personnages du titre de cet article proviennent de TSP : le magnat de la musique Yul Singh rebaptise ses employés qui prennent tous le nom de famille Singh. Rushdie décrit cette pratique par l’expression « Yul Sikh jokes ». Mettons de côté le jeu de mots qui emploie l’homonymie Sikh sick, les Britanniques savent probablement mieux que nous que ce patronyme renvoie généralement au sikhisme. La version française « les plaisanteries sikh de Yul » (p. 490) repose sur un lien entre sikh et Singh qui n’est pas évident pour une majorité de francophones.

8Pour rester dans le registre des religions, la mère d’un des principaux protagonistes du même roman est zoroastrienne et s’appelle Spenta. Savoir que Spenta Mainyu est un esprit bénéfique dans le mazdéisme aide à la fois à percevoir ce prénom comme réaliste, mais aussi comme ayant un rôle diégétique. Dans la suite de l’ouvrage, elle se remarie après le décès de son époux et quitte Bombay pour l’Angleterre avec un certain William Methwold. Ce nom, déjà utilisé pour un personnage de EdM est particulièrement intéressant. Il s’agit de celui d’un administrateur anglais du xviie s. qui identifia Bombay en tant que port stratégique. D’une certaine manière, il est celui qui a développé cette ville primordiale pour Rushdie. Le fait que le personnage éponyme soit responsable du départ de Bombay de la mère est d’autant plus volontairement incongru.

9Dans TSP, deux personnages se rendent dans un hôtel après l’assassinat d’Indira Gandhi. L’hôtel s’appelle Ashoka. La traductrice n’y voit qu’une étiquette alors que deux interprétations sont possibles : Ashoka était le premier roi indien à adopter le principe de non-violence du bouddhisme, ce qui a du sens après un meurtre ; c’est aussi le nom d’un arbre sacré en Inde, que l’on peut traduire par « sans peine », une interprétation qui fonctionne également lorsqu’on sait que Rushdie n’appréciait pas Mme Gandhi. Toujours en lien avec cette politicienne, Rushdie parle dans DSM du film de 1957 Mother India et explique que l’actrice avait été remplacée dans ce rôle de mère du pays par Indira-Mata. Ce nom composé est conservé dans la traduction française alors que mata signifie mère, le jeu de mots est perdu dans cette non-traduction. Les langues d’Inde ne sont a priori pas beaucoup plus maîtrisées par les anglophones que par les francophones, la présence de termes provenant de ces langues est donc un obstacle pour la majorité des lecteurs.

Nobody ever made a movie called Father India. […] no paternal connotations there, neither bouncy India-Abba-man nor patriarchal Indodaddy.

Personne n’a jamais fait un film intitulé Inde Père. […] aucune connotation nationaliste, rien d’un India-Abba fougueux, ni d’un Indopapa patriarcal. (p. 196)

10Les néologismes rushdiens sont plus ou moins faciles à traduire. Si Indodaddy est bien rendu par Indopapa, le India-Abba-man est plus problématique : Abba se traduit par père en ourdou, alors que ce nom renvoie plutôt au groupe suédois pour les lecteurs francophones. Dans les VS, « motherless girls laughing with their Abba » devient de même « des filles sans mère ricanant avec leur Abba » (p. 107). Il n’est naturellement pas envisageable de demander à un traducteur de l’anglais d’avoir des compétences en hindi / ourdou, elles seraient pourtant utiles dans plusieurs contextes. Ainsi, les personnages principaux des VS portent des noms transparents en ourdou : Gibreel Farishta est littéralement « Gabriel Ange », quant à Saladin Chamcha, son patronyme qui rappelle celui de Gregor Samsa, se traduit par cuiller en ourdou, mais est aussi un mot d’argot de Bombay qui signifie « flagorneur » (Goonetilleke, 1998, p. 76), d’une certaine manière l’inverse de son prénom si ce dernier renvoie au Saladin historique.

11Les éléments musulmans se situent à la fois sur le plan culturel et sur le plan linguistique car les noms arabes sont employés par Rushdie sous leur forme anglicisée, qui est souvent différente de celles que nous utilisons. Le roman VS débute dans un avion qui s’appelle Bostan et se termine avec un autre appareil qui a pour nom Gulistan. Le Boustan et le Golestan sont deux œuvres essentielles de la culture musulmane, rédigées par le poète médiéval Saadi, mais le lecteur francophone peut-il les retrouver avec cette orthographe anglaise ? Dans tous les romans du corpus, les prénoms arabo-musulmans sont conservés sous leur forme britannique (Saeed, Saleem, Gibreel, etc.). Si l’on prend ce dernier prénom, la forme Djibril est bien connue en France par le biais de divers footballeurs et est juste une autre manière de retranscrire un prénom issu d’une langue tierce. Certains cas ne portent pas à conséquence, mais cette non-modification peut devenir problématique. Ainsi, les lecteurs des VS croisent le charpentier Isa et l’épicier Musa. Si l’on employait les formes françaises d’Afrique Issa et Moussa, les noms arabes de Jésus et de Moïse deviendraient plus visibles, surtout qu’Isa renvoie spontanément au diminutif d’Isabelle. Le charpentier qui partage le prénom de Jésus correspond mieux au ludisme rushdien que celui d’Isabelle Huppert ou Adjani. À l’inverse, le nom anglais Shaitan devient, dans cette traduction, Chaytan. Il s’agit certes d’une autre forme du nom arabe de Satan existante, mais elle ne paraît pas plus pertinente que l’originale, le gain n’est pas apparent. La page Wikipédia française choisit la forme Sheitan tout en recensant Cheitan, Chaytan, Shaitan et Al-Shaytān. Un problème identique se pose avec la liste des prostituées qui portent le même prénom que les femmes de Mahomet : le traducteur conserve (p. 415) les noms originaux (à l’exception de celui de Marie la Copte qui est francisé), alors que par exemple Zainab et Umm Salamah deviennent Zaïnab et Oum Salama en français si l’on suit l’ouvrage d’Abdelhouaed (2016). La présence de Mainunah avec un N dans la deuxième syllabe est une coquille car le nom est Maimunah dans le texte original (Maïmûna chez Abdelhouaed).

12Enfin, le nom du personnage Mahound est un terme désobligeant employé à la suite des croisades contre Mahomet, décrit comme un faux prophète (Esposito,1995, p. 222). Les auteurs qui ont employé ce nom semblent tous anglais (il n’y a d’ailleurs aucune occurrence de Mahound dans la base Frantext), on est donc en droit de se demander s’il n’est pas un nom uniquement connu des anglophones.

Références culturelles occidentales

13L’intertextualité avec d’autres œuvres ne pose globalement pas de problèmes aux traducteurs, les références à Shakespeare ou à d’autres écrivains sont bien perçues. Par contre, dès qu’on entre dans le domaine de la pop culture, le résultat est souvent moins satisfaisant. Ainsi, les personnages de Rushdie peuvent être volubiles et citer de longues listes de noms :

“Sancho,” Quichotte cried, full of a happiness he didn’t know how to express. “My silly little Sancho, my big tall Sancho, my son, my sidekick, my squire! Hutch to my Starsky, Spock to my Kirk, Scully to my Mulder, BJ to my Hawkeye, Robin to my Batman! Peele to my Key, Stimpy to my Ren, Niles to my Frazier, Arya to my Hound! Peggy to my Don, Jesse to my Walter, Tubbs to my Crockett, I love you!”

14Quichotte est un personnage qui regarde énormément la télévision, on y retrouve donc des séries, anciennes et récentes, et des dessins-animés. On recense deux non-modifications gênantes dans cette liste : « L’Aria de mon Hound » et « le B.J. de mon Hawkeye » (p. 37). Hound, le personnage de Game of Thrones, s’appelle Le Limier en français et B.J. de M.A.S.H. est devenu Œil-de-Lynx. Le problème est identique dans DSM avec les noms de plusieurs figures liées à Mickey qui ne sont pas modifiés : les neveux de Donald, Huey-Dewey-Louie auraient dû apparaître sous les noms Riri, Fifi et Loulou, Gyro Gearloose est connu comme Géo Trouvetou et Goofy devrait être Dingo en français. On a parfois l’impression que les longs inventaires de noms créés par Rushdie sont copiés-collés avec une poignée de modifications. Au paragraphe suivant, « Heckle'n'Jeckle, Chip'n'Dale, What'n’Not » est rendu par « Heckle’n’ Jeckle, Chip’n’ Dale, Et-Cetera » (p. 177). Il est étrange de ne pas avoir remplacé ’n’ par et, surtout avec ce et cetera qui suit. Si Heckle et Jeckle ont conservé leur nom original en français, ce n’est pas le cas de Chip et Dale qui ont été changés en Tic et Tac. Il faut toutefois noter que les pratiques traductionnelles pour ces personnages peuvent différer selon les époques. Par exemple, des années 1970 aux années 1990, le super-héros Wolverine s’appelait Serval dans les bandes dessinées francophones avant de ne plus être traduit de manière libre. Nous trouvons un cas similaire dans DSM avec Flash Gordon rendu par Guy l’Éclair. Dans les premières bandes dessinées, ce personnage était effectivement appelé Guy l’Éclair, puis, sans doute avec le film Flash Gordon de 1980, ce nom français a commencé à disparaître en Europe (mais pas au Québec).

15Le problème peut s’inverser, par exemple dans Q, le personnage des jeux vidéo Mario, Princess Peach, devient dans la version française la Princesse Pêche, une traduction qui n’existe pas dans cet univers, où elle est appelée Princesse Peach.

16Le monde du far west est à la croisée de l’histoire authentique et de la culture populaire. L’extrait suivant de F correspond à la conclusion d’un long monologue d’un personnage féminin :

It’s frontier law today, Professor, and this here’s the Hole-in-the-Wall Gang. Butch, Sundance, the whole Wild Bunch. Me, I playhouse mother. And run the front of house.

17L’isotopie du far-west va être développée avec l’ajout de noms propres qui n’apparaissaient pas dans l’original, c’est-à-dire Jesse James (dans une orthographe ludique) et le très francophone Ma Dalton :

C'est la loi de l'Ouest, aujourd'hui, Professeur, eux c'est la Bande à Jesse J'aime. Butch, Sundance, tous les kids dévoyés. Moi, je suis Ma Dalton. Et c'est moi qui fais tourner la baraque. (p. 196)

18Le Gang de Hole-in-the-Wall n’est pas une référence célèbre en France contrairement à Jesse James, il n’est cependant pas certain que Butch et Sundance le soient tels quels. Rushdie parle de Butch Cassidy et du Sundance Kid qui étaient des membres du Wild Bunch.

19Les efforts des traducteurs se retrouvent dans d’autres contextes, en particulier pour les éléments de la culture savante, par exemple dans le même roman quand un personnage dit à un autre qui veut devenir écrivain « You’re more Alex Portnoy than Jackie Susann », on lit en français : « Tu es davantage Alex Portnoy que Jacqueline Susann »(p. 39), le lecteur francophone ayant a priori du mal à reconnaître l’auteure de La Vallée des poupées avec son diminutif (en ce qui concerne Portnoy, Rushdie cite Roth dans les lignes suivantes).

20Lorsqu’un personnage de TSP s’affirme comme américaine, elle dit : « Well bang that drum, wrap me in the flag and call me Martha. » Aucun autre contexte ne permet de relier à une Martha en particulier, la traductrice va donc étoffer le texte : « Roulez tambours, drapez-moi dans le Stars and Stripes et appelez-moi Martha Washington. » (p. 457), ce qui, malgré l’apparition de Stars and Stripes en anglais, rend le passage plus clair pour les lecteurs francophones puisqu’il n'est pas aisé de relier l’épouse de George Washington à ce simple prénom.

21L’intervention du traducteur de MG est similaire : le narrateur emploie un nom propre transformé en participe passé : « […] I rear back and halt myself, ashamed, prufrocked into a sudden pudeur […] ». Ce terme prufrocked fait référence à un poème de T.S. Eliot, The Love Song of J. Alfred Prufrock, le choix est alors de développer le nom pour rendre cette allusion plus visible : « […] je recule et je m’interromps, honteux, tétanisé, tel un Alfred Prufrock, par une pudeur soudaine […] » (p. 116).

Surnoms

22Dans un article, Millward (1994, p. 93) juge qu’il y a énormément de surnoms dans EdM. Le narrateur se présente de cette manière :

I, Saleem Sinai, later variously called Snotnose, Stainface, Baldy, Sniffer, Buddha and even Piece-of-the-Moon, had become […].

23La technique du traducteur est de donner une version française de ces surnoms, ainsi que des autres qui apparaîtront dans le roman :

24Moi, Saleem Sinai, appelé successivement par la suite, Morve-au-nez, Bouille-sale, Déplumé, Renifleux, Bouddha et même Quartier-de-lune, je fus […]. (p. 11)

25Sa sœur étant appelée Brass Monkey, elle devient le Singe de Cuivre en français, Croaker Crusoe est un amusant Ronchon Crusoe, Picture Singh est traduit en Singh-la-Photo et Fat Perce Fishwala et Glandy Keith sont modifiés en le gros Perce Fishwala et Keith-la-glande. Puisque LH est l’œuvre du même traducteur, il est logique de retrouver cette pratique : Atiyah Pinkie Aurangzeb devient Atiyah Rosette Aurangzeb et Arjumand Harappa a pour surnom the Virgin Ironpants, ce qui est rendu par Vierge-à-la-culotte-de-fer.

26La pratique est majoritairement reprise par les traducteurs suivants. Nowheresville, Nix. de F devient Plouc-City, dans l'État de Nullité, Horned Marco de EF est appelé Marco le Cornu, dans VS, Mister Toady est Monsieur Lèche-Bottes, Mousey Minnie de DSM est changée en Minnie Petite Souris, etc. Il arrive même que la traductrice modifie le surnom (en l’occurrence Kaiser Bill) pour le rendre plus explicite :

27Dans un moment aussi difficile, ils vont nous abandonner à notre destin et à ce croquemitaine de Kaiser Guillaume ? (DSM, p. 31)

28De même, dans 2A, on recense des traductions de surnoms classiques (the Lady Philosopher / Madame la Philosophe) mais aussi un étoffement dans un passage à propos d’un bébé trouvé dans le bureau d’une maire :

Storm Baby, the media called her, and the name stuck. She became Storm Doe, conjuring up the image of a Bambi-like fawn bravely facing down the tempest on unsteady legs

Storm Baby, la baptisèrent les médias et le nom lui resta. Elle devint Storm Doe, la Biche de la Tempête, évoquant l’image d’un faon à la Bambi affrontant bravement la tempête sur ses pattes flageolantes (p. 92).

29Doe n’étant pas nécessairement transparent pour un francophone, la création Biche de la Tempête est d’autant plus surprenante.

30Revenons une dernière fois à Yul Singh (TSP) et ses subalternes : puisqu’ils obtiennent un nouveau nom en travaillant pour lui, nous les considérerons comme des surnoms. Lorsqu’on sait que Yul est un magnat de la musique, on est tenté de voir dans Will Singh, Kant Singh ou Beta Singh des jeux de mots avec will sing, can’t sing et better sing. D’autres employés ont un prénom lié à leur fonction : le chauffeur est Limo Singh, le cuisinier KitchenSing et le jardinier Lawn Singh. Tous ces noms sont conservés en français sauf le dernier qui devient Plouz Singh. Était-ce le seul où il y avait convergence entre, d’un côté, l’homonymie avec un mot français (en l’occurrence pelouse) et le métier et, de l’autre, la plausibilité phonologique du nom ?

31Le cas de Clea Singh est différent puisque son nom n’appelle aucune modification. Le narrateur est étonné d’apprendre qu’elle va chercher de la drogue pour l’un de ses clients : « I picture tiny Clea in her sari bargaining in the back rooms of Dopeland with the likes of Harry the Horse and Candymaster C […]. » Il y a trois noms créés dans ce court extrait, dans la traduction italienne, seul le premier est changé (Tossicolandia), les deux noms de dealers sont conservés, alors qu’ils sont également modifiés dans la version française : « J’imagine la minuscule Clea en sari, marchandant dans les arrière-salles de Dope-City, avec des Harry l’Héro et des Mr Bonbon […]. » (p. 709-710). Horse signifiant héroïne dans ce contexte, ce Harry l’Héro est plus transparent car, si le terme horse a été employé en argot français (par exemple dans le film éponyme avec Jean Gabin, réalisé en 1969), il n’est même pas recensé sur le Wiktionnaire aujourd’hui.

Jeux de mots

32Le jeu de mots est un cas intéressant en traductologie, de nombreux travaux lui sont consacrés car il pousse aux limites la possibilité de traduire. Quand le jeu repose sur une homophonie dans la langue source, il y a peu de chances qu’elle existe également dans la langue cible, Delabastita parle ainsi d’un « dogma of the untranslatability of the pun » (1994, p. 224) que le traductologue doit remettre en question.

33Dans certains cas, le transfert se fait automatiquement (par exemple avec Daniel « Mac » Aroni dans 2A) ou une simple adaptation suffit (le mot-valise Mooristan transformé en Mauristan), mais la majorité des jeux deviennent incompréhensibles si le traducteur n’apporte pas sa patte. Dans DSM, Rushdie propose une paronomase avec un titre de film : « not just Godfather but Gone-farthest ». La traductrice parvient à trouver un équivalent qui fonctionne en français : « pas seulement le Parrain mais le Part-au-loin ». Lorsqu’un personnage appelle plus tôt dans l’ouvrage le révérend Oliver d’Aeth Reverend Allover Death, elle ajoute une note de bas de page peu explicite : « Oliver d’Aeth : Allover Death : la mort omniprésente. »

34À l’inverse, le traducteur de LH écrit dans une note de bas de page qu’un calembour est intraduisible mais le décortique clairement. Dans ce passage, le narrateur choisit de nommer le Pakistan Peccavistan par rapport à une anecdote :

There's an apocryphal story that Napier, after a successful campaign in what is now the south of Pakistan, sent back to England the guilty, one-word message, ‘Peccavi’. I have Sind.

35En plus du commentaire en note de bas de page, le traducteur a largement étoffé le texte pour faire comprendre le jeu de mots au lecteur qui a des connaissances en anglais :

36On raconte une histoire sans doute fausse, selon laquelle le général Napier, après une campagne couronnée de succès dans ce qui est maintenant le sud du Pakistan, c’est-à-dire le Sind envoya en Angleterre ce message d’un mot : « Peccavi. » I have Sind, I have sinned.

37Une solution pour l’auto-apostrophe suivante (tirée de DSM) était également compliquée à imaginer : « Face facts, Aurora. Thinkofy. You’ve fallen for a bloody godown Moses » devient « Regarde les choses en face, Aurora. Réfléchelifie. Tu es tombée amoureuse d’un Moïse d’entrepôt. » (p. 87). Certes, godown se traduit par entrepôt, mais comme l’indique Pesso-Miquel (2007, p. 88), on perd l’allusion au negro spiritual Go down, Moses. Le Moïse d’entrepôt est un terme pour le moins opaque en français.

38Aurora Da Gama ayant des ancêtres portugais, un personnage peut s’exclamer : « Viva Mother Portugoose! ». Le néologisme contient une référence au pays et ajoute un animal, l’oie. Le défi est relevé avec « Vivat la mère poulet ou gaiche ! » (p. 183) qui contient un nom d’animal (la poule) et la fin de la prononciation humoristique de Portugais.

39Toujours dans le même roman, un personnage crée une marque de talc, il s’inspire du titre de la comptine Bobby Shafto pour inventer Baby Softo. Cette comptine n’étant pas connue en France, il était difficile de trouver un nom qui fonctionne. La tactique a donc été de simplement se limiter au plan sémantique avec Bébé Doux (p. 214). Dès le chapitre II (p. 23), Rushdie donnait pourtant une version différente de cette comptine où Bobby Shafto devenait Booby Shafto et la dernière ligne « Bonny Bobby Shafto » était changée en « Boney Booby Shafto ». Booby signifie nigaud, boney est peut-être un nom hindi / ourdou qui renvoie à osseux ou à petit. Les choix de la traductrice sont donc surprenants puisque la première occurrence s’éloigne du nom de la comptine et change de registre avec Bêta Braquemart et Bonnard Bêta Braquemart.

40SLC a un autre traducteur mais la référence sexuelle est à nouveau plus évidente que dans l’original : le narrateur parle de la relation entre Warren Beatty et Susan Sontag qui aurait eu lieu sur le parking du « In-N-Out Burger eatery on Sunset and Orange ». Dans la version française, cela devient le « fast-food La Tringlerie à l’angle de Sunset et d’Orange. » (p.49). Si celui de Rushdie est imaginable, le second nom est très improbable pour un commerce.

41Un extrait de F pose un problème difficile à résoudre : « […] their hands up the mayor’s and police commissioner’s Coriolanuses… » Si Coriolan est a priori suffisamment célèbre pour être conservé, le jeu de mots porte sur sa forme anglaise, Coriolanus. Le traducteur a donc décidé de le remplacer par un nom qui provient d’un champ distinct, mais conserve la même terminaison : « […] aux mains profondément enfoncées dans le Janus du Maire et du Préfet... » (p. 20).

42Rushdie utilise la paronomase dans ce livre avec un plombier qui a un accent yiddish. Deux passages portent sur la ressemblance entre son nom, Schlink, et un élément incontournable de son métier, l’évier, sink en anglais. Le traducteur a décidé de choisir un autre angle pour le premier cas :

an educated plumber with a tale to tell, Solanka realized with a sinking feeling. (He refused the tempting “Schlinking”)

43Seul le début de l’extrait est conservé, mais un autre jeu de mots apparaît : le plombier n’est plus instruit comme dans l’original, il est au contraire « mal embouché » (p. 85). Le second passage revient sur cette paronomase:

The chentleman, Mr. Simon, calls me Kitchen Schlink, to his Mrs. Ada I’m also Bathroom Schlink, let zem call me Schlink the Bismarck, it von’t bother me, it’s a free country […].

44Les liens avec la plomberie semblant impossibles, le traducteur a choisi des jeux de mots différents :

45Le monsieur Simon, il m'appelle Schlink Ascète, et la madame Ada, elle m'appelle En Schlink Sec, ils peuvent bien m'appeler Schlink le Bismarck che m'en moque, c'est un pays libre […]. (p. 85).

46La transformation du nom propre en verbe est un phénomène plus courant en anglais qu’en français (Vaxelaire, 2005, p. 238-239), la transposition pourrait donc ne pas paraître naturelle. Le passage par Ellis Island d’un personnage engendre cette création : « He had come to America as so many before him to receive the benison of being Ellis Islanded, of starting over. ». Être Ellis Islandé sonnerait étrangement, le traducteur propose donc une solution plus élégante et en phase avec le style de l’auteur : « Il était venu en Amérique comme tant d'autres avant lui pour recevoir l'insulaire bénédiction de saint Ellis, et repartir à zéro. » (p. 91).

47Toujours dans le même roman, le personnage principal explique qu’Othello est un Maure et que l’on pourrait en faire une version raccourcie et populaire intitulée The Moor Murders. Le jeu de mots porte sur l’homonymie de moor qui renvoie à la fois à maure et à lande, les Moor Murders étant les crimes commis par Brady et Hinley dans les années 1960. Il est difficile de relier les meurtres de la lande à Othello, la solution a donc été de créer un autre jeu de mots, « Le Maure s’en mêle » (p. 39), qui rappelle le film de Tourneur, Le Croque-mort s'en mêle.

48Un des problèmes de la traduction automatique est de ne pas s’adapter au contexte. Dans un travail humain, il arrive que des éléments soient traités différemment selon le cas, ainsi le couple Gush / Bore (l’idée répandue en 2000 que Bush et Gore sont les deux faces d’une même pièce) qui apparaît à trois reprises dans F. La première occurrence apparaît entre parenthèses (p. 18), le traducteur conserve ces deux noms assez transparents grâce au contexte précédent (« deux candidats à la Présidence allégrement interchangeables et tout sauf adorables »). La deuxième contient un jeu de mots à deux niveaux : « Whosettled for George W. Gush’s boredom and Al Bore’s gush? » Le choix est de donner un jeu de mots qui relève d’un type d’homonymie plus classique : « Qui avait voté pour George Bush-Trou et Al Gore-Tex ? » (p. 148). Enfin, la dernière occurrence ne se situe pas sur le même plan que la première en supprimant la contrepèterie : « That Gush-and-Bore stuff is getting so old » est traduit par « Le refrain “Bush égale Gore” est tellement usé. » (p. 244).

49Un extrait des VS relève en partie d’un point déjà abordé, l’orthographe anglaise de prénoms du sous-continent indien. On y parle d’une prénommée Kerleeda :

I told her, the name's Khalida, dearie, rhymes with Dalda, that's a cooking medium. But she couldn't say it. Her own name. Take me to your kerleader.

50Deux problèmes sont évidents. D’abord, il faut comprendre que les deux E du prénom renvoient à un phonème /i/ pour établir le lien avec Khalida et le néologisme kerleader. Ensuite, Dalda est une marque d’huile de cuisson connue en Inde, mais pas nécessairement ailleurs, ce qui explique la glose qu’ajoute Rushdie :

51Je lui ai dit, ton nom, c’est Khalida, chérie, ça rime avec Dalida, la chanteuse, c’est de la cuisine publicitaire. Mais elle n’arrivait pas à le prononcer. Son propre nom. Kerleeda, Kerleeda. Conduisez-moi à votre cher leader. (p. 67)

52Pour la version française, le choix de Dalida est recevable, mais la suite, « la cuisine publicitaire », est moins compréhensible. Enfin, le rapprochement entre Kerleeda et cher leader implique des lecteurs qu’ils fassent particulièrement attention à cette vague ressemblance.

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53Dans un compte rendu de DSM, Tirthankar Chanda juge que « le narrateur Moraes da Gama-Zogoiby, dit le Moor — le Maure — à cause de son teint foncé, est métis à plus d’un titre. » (Monde Diplomatique, 09/95). Le thème du métissage est essentiel dans l’œuvre de Rushdie. Dans une Inde de plus en plus nationaliste et qui se replie sur l’hindouisme, le nom du narrateur renvoie aux héritages portugo-chrétien (Moraes et Da Gama) et arabo-musulman (Zogoiby) de ce pays. Le monde se métisse, les personnes adoptent différentes formes de cultures, mais les noms nous renvoient le plus souvent à une seule identité et enferment dans des cases. Toutefois, Rushdie peut en jouer et expliquer dans 2A que le nom Casterbridge était une invention car le grand compositeur descendait d’une famille de Juifs espagnols immigrés : même derrière un nom parangon de l’anglicité7, on peut finalement retrouver des origines étrangères…

54Le jeu est une dimension primordiale chez Rushdie, même dans The Knife qui revient sur sa tentative d’assassinat et dont le ton est bien plus sérieux que dans ses romans, il invente un dialogue avec son agresseur qui lui dit s’être radicalisé avec les vidéos de l’imam Youtubi, soit une version arabisante du site d’hébergement de vidéo YouTube. Les thèmes des romans sont graves (la politique, la colonisation, l’identité, l’exil, etc.), mais Rushdie possède ce qu’Escola appelle « l’art antique et subtil du “sérieux-marrant” » (2012) : aucune leçon de morale n’est formulée, le ton enlevé et le style échevelé permettent d’aborder des sujets lourds sans entraver le plaisir du lecteur. Au sein de son œuvre, quels que soient les traducteurs, les jeux qui concernent uniquement l’anglais et les références à la culture classique sont généralement bien traités, ceux qui sont liés aux langues indiennes, à la culture indo-musulmane ou encore à la culture populaire occidentale le sont bien moins. Ainsi, si Martha Washington est reconnue malgré l’emploi unique de son prénom, la Princesse Peach de la franchise Mario semble par contre ne pas appartenir à la sphère de connaissance de tous les traducteurs. Ce problème existe dans d’autres romans quand l’auteur inclut des termes qui relèvent des musiques actuelles ou du monde des drogues (Vaxelaire, 2014, p. 241), les traductions reflètent aussi le bagage culturel de leurs auteurs. En ce qui concerne plus précisément les noms propres, il nous semblait important de démontrer qu’ils ne sont pas uniquement l’étiquette d’un personnage ou d’un lieu, ils peuvent jouer un rôle diégétique, il n’est donc pas toujours possible de se contenter d’une simple transposition dans la traduction. Il est toutefois assez ironique que les surnoms soient bien plus facilement modifiés que les autres noms puisque les seconds sont dans l’ensemble aussi fictifs que les premiers. Les frontières entre la réalité et la fiction sont constamment remises en question dans les romans de Rushdie mais, par certains côtés, les divers traducteurs les rebâtissent en prolongeant la pratique habituelle qui veut qu’on ne traduise pas Margaret Thatcher en Marguerite Couvreur (ou Couvreuse) mais que The Iron Lady devienne La Dame de Fer.