Colloques en ligne

Rachel Monteil

Jeux de pistes croisés : d’Italo Calvino (1923-1985) à Antonio Tabucchi (1943-2012)

Crossroads: from Italo Calvino (1923-1985) to Antonio Tabucchi (1943-2012)

1Il n’est probablement plus nécessaire de présenter Italo Calvino et Antonio Tabucchi, mais afin d’introduire notre propos, sans doute est-il tout de même préférable de rappeler que ce sont deux auteurs italiens qui ont couvert soixante ans de littérature italienne à des moments clés de l’histoire de l’Italie. Par voie de conséquence, ce sont deux auteurs qui ont inlassablement évolué entre témoignage et engagement depuis la Seconde Guerre mondiale et la période de la reconstruction jusqu’au boom économique qui est à l’origine de l’essor de la société de consommation en ce qui concerne le premier ; à partir des années de Plomb jusqu’à l’instabilité et à la fragmentation de l’échiquier politique national en ce qui concerne le deuxième. Il suffit en effet de mentionner Le Sentier des nids d’araignée (Il Sentiero dei nidi di ragno, 1947), La Journée d’un accesseur (La Giornata di uno scruttatore, 1963), et Marcovaldo (1963) pour rappeler qu’Italo Calvino porte un regard parfois assez critique sur le monde qui l’entoure, un monde dont il n’a de cesse de dénoncer les travers en prenant en ligne de mire surtout l’aliénation par la consommation qui est incontestablement en passe de devenir un nouveau cheval de bataille dès le début des années 60, un pouvoir face auquel il convient de résister, qu’il faut se donner les moyens de combattre. Dès lors, Antonio Tabucchi qui analyse et qui met régulièrement en abîme les faiblesses des hommes et du système pour dénoncer des situations qui lui sont insupportables telles que celles qui sont évoquées dans La Tête perdue de Damaso Monteiro (La Testa perduta di Damaso Monteiro, 1997) et dans la Gastrite de Platon (Gastrite di Platone, 1998) semble s’inscrire dans ce même sillon. Guidé par ce parti pris, il a à cœur de présenter des figures d’anti-héros aussi singulières que les protagonistes des romans Pereira prétend (Sostiene Pereira, 1992) et Tristan meurt (Tristano muore, 2004), capables de susciter sinon une complète adhésion, au moins une certaine compassion.

2Jusque-là les jeux de pistes croisés qui devraient être au cœur de notre réflexion ne sautent probablement pas aux yeux… néanmoins Italo Calvino et Antonio Tabucchi sont indéniablement deux créateurs qui explorent personnellement des filons tantôt plus réalistes, tantôt plus fantastiques voire complètement surréalistes qui révèlent un intérêt certain pour des constructions toujours originales et surprenantes, mais aussi un goût prononcé pour des schémas narratifs souvent extraordinairement ludiques. C’est fort de cette sensibilité doublée d’une fascination pour le « défi du labyrinthe »1 qu’Italo Calvino ne tarde pas à se laisser séduire par les expérimentations menées par ses amis de l’OULIPO dont il s’inspire pour rédiger Le Château des destins croisés (Il Castello dei destini incrociati, 1969), dernier volume de la trilogie inaugurée avec Le Vicomte pourfendu (Il Viscontedi mezzato, 1952) et Le Baron perché (Il Barone rampante, 1957) reposant sur les fondamentaux des jeux de cartes et en particulier sur les combinaisons typiques du Tarot. Une soif de création comparable est vraisemblablement à l’origine des romans postmodernes d’Antonio Tabucchi qui est autant captivé par la multitude d’hétéronymes qui peuplent l’œuvre de Fernando Pessoa (1888-1935) que par les manifestations oniriques toutes aussi fantasques les unes que les autres. De fait, il semble assez naturel que l’imaginaire de l’auteur italien puise son inspiration dans des courants figuratifs tels que celui de la peinture maniériste dont les anamorphoses de Giuseppe Arcimboldo (1527-1593) constituent un parfait exemple, ou comme celui de la peinture métaphysique caractérisée, entre autres, par les silhouettes énigmatiques et par l’atmosphère inquiétante des tableaux de Giorgio De Chirico (1888-1978). Aussi les recueils intitulés Les Volatiles de Fra Angelico (I Volatili del Beato Angelico, 1987), L’Ange noir (L’Angelo nero, 1991) et Rêves de rêves (Sogni di sogni, 1992) proposent-ils des jeux de miroirs qui visent à placer sur le devant de la scène des doubles inquiétants et à mettre en perspective des équivoques, des malentendus susceptibles de sonder la part sombre de chacun et de signifier la dynamique funeste qui entraîne l’homme vers une spirale infernale dans laquelle il est happé sans échappatoire possible ou presque.

3Ces quelques prédispositions nous amènent alors assez logiquement à évoquer deux postures caractéristiques en notant qu’aussi bien Italo Calvino qu’Antonio Tabucchi développent, quasiment en parallèle, chacun dans son giron, chacun sur son terrain de prédilection, des techniques narratives basées sur le jeu, des techniques qui s’affirment et s’imposent (davantage dans le cas de Calvino), des techniques qui s’affinent et se complexifient (plutôt dans le cas de Tabucchi). En effet, l’un comme l’autre n’hésite pas à cultiver son propre rapport au jeu pour élaborer des constructions ludiques inédites et expérimenter des combinaisons qui ne manquent pas d’évoluer au gré d’expérimentations personnelles, mais aussi en relation avec le contexte socioculturel et sociopolitique dans lequel s’inscrit chacun d’entre eux, ce deuxième paramètre prenant d’ailleurs peu à peu le pas sur le premier à en juger par l’évolution des thématiques abordées par Antonio Tabucchi au cours des dernières décennies et par l’adaptation des modalités stylistiques, des règles du jeu, que celui-ci opère en adoptant des méthodes toujours assez tranchées, toujours plutôt radicales. Or il s’avère que ces variantes stratégiques produisent des effets chaque fois très différents traduisant des comportements et provoquant des réactions variables en fonction des ficelles tirées par le marionnettiste, suivant les dés jetés par le maître de cérémonie.

4Comme l’auteur de Petits équivoques [malentendus] sans importance (A. Tabucchi, Piccoli equivoci senza importanza, 1985) qui interroge la moindre faille susceptible de lui ouvrir de multiples champs des possibles qu’ils soient déjà visibles ou encore invisibles, Italo Calvino est conscient de l’importance du moindre détail et de l’incidence du moindre changement susceptibles de répondre à une même quête de connaissance :

« ῎Alors qu'un roman est publié et réimprimé tel quel sans problème [...], pour un livre composite, une présentation sous une nouvelle forme ou avec un nouveau titre est toujours comme quelque chose de nouveau. C'est comme une exposition pour un peintre, où ce qui compte c'est la façon dont les tableaux sont agencés, si l'on veut faire quelque chose qui ait du sens῎, dans une lettre écrite à l'occasion de la préparation d'Amours difficiles, Italo Calvino raisonnait ainsi sur les possibilités combinatoires offertes à chaque auteur lorsqu'il doit réunir ses récits en un volume. Choisir, écarter, mettre en ordre sont des opérations qui lui causaient toujours un certain embarras, car il savait très bien à quel point le même texte inséré dans une séquence différente peut susciter des interprétations différentes, peut être chargé de significations inattendues. [...] D'où, aussi, une certaine dispersion, une réticence face aux « conclusions » définitives. »2

5Ce nonobstant, Calvino a quand même décidé de relever le défi en se lançant dans une expérience extrême, en choisissant d’une certaine façon de jouer avec le feu puisqu’il ira jusqu’à feindre d’offrir à son lecteur non pas un roman traditionnel ni même un Nouveau roman, mais un roman nouveau, un nouveau genre de roman pour ainsi dire alors qu’il ne lui propose, au final, qu’un paragraphe syntaxiquement déconstruit au point d’être globalement privé de ponctuation, en lui livrant, en guise de table des matières du célèbre roman intitulé Si une nuit d’hiver un voyageur (Se una notte d’inverno un viaggiatore, 1979), seulement une vague amorce de récit faite d’une accumulation de propositions circonstancielles, une sorte de work in progress dont la conclusion exprimée sous forme interrogative reste plus que jamais ouverte à toutes les combinaisons, à toutes les hypothèses et donc à toutes les interprétations :

« Si une nuit d’hiver un voyageur Loin de l’habitat de Malbork Au bord de la côte à pic Sans craindre le vent et le vertige Regarde en bas où l’ombre est plus noire Dans un réseau de lignes entrelacées Dans un réseau de lignes entrecroisées Sur le tapis de feuilles illuminées par la lune Autour d’une fosse vide Quelle histoire, là-bas, attend sa fin ? »3

6Pourquoi en venir à de telles extrémités si ce n’est dans le (seul) but de mettre le récepteur de ce message (le receveur de cette « carte ») face à sa (piètre) condition de lecteur confortablement installé dans une certaine passivité, soumis au bon vouloir d’un auteur et dépendant de l’invention échafaudée par celui-ci comme Italo Calvino le laisse parfaitement entendre dans le dernier paragraphe de son introduction :

« […] Mais dans ce cas on a vraiment l’impression que cela n’a strictement rien à voir avec tout ce qu’il a écrit auparavant, pour autant que tu t’en souviennes, du moins. C’est décevant ? Voyons voir. Au début tu te sens peut-être un peu désorienté, comme lorsqu’on se retrouve face à quelqu’un dont le nom faisait penser à un certain visage, qu’on essaie de faire correspondre les traits que l’on découvre avec ceux dont on se souvenait, et que ça ne marche pas. Et puis tu avances et tu t’aperçois que le livre se laisse quand même lire, indépendamment de ce que tu attendais de l’auteur, c’est le livre lui-même qui excite ta curiosité, et finalement tu préfères qu’il en aille ainsi : te trouver en face de quelque chose dont tu ne sais pas encore très bien ce que c’est. »4

7Même s’il le fait avec une certaine bienveillance, il n’en demeure pas moins que le narrateur s’amuse de son lecteur, et que l’auteur se sert de cette voix narrative comme d’un arbitre pour essayer de bousculer (un peu) son publique potentiel tout en espérant (malgré tout) qu’il le suivra dans l’aventure suffisamment longtemps pour être finalement en mesure de découvrir, à la fin d’un jeu dont le suspens dure plus de 270 pages, quelle histoire attend vraiment là-bas.

8L’approche tabucchienne diverge sensiblement de celle-ci. Elle repose de fait sur l’agencement d’un gigantesque puzzle, sur le développement d’un vaste mandala, et nécessite au contraire une participation active de la part d’un lecteur supposé non seulement disponible et réceptif, mais aussi cultivé et partie prenante de l’élaboration du récit.

9Ces deux qualités sont requises dès la lecture du premier roman pour éviter de se perdre dans le dédale d’une Place d’Italie (Piazza d’Italia, 1975) labyrinthique qui échappe au schéma narratif traditionnel, qui rompt délibérément la linéarité temporelle, et qui se place aussi - comme si cela ne suffisait pas - sous le sceau de l’énigme puisqu’après avoir physiquement découpé, avec ses ciseaux, les pages fraîchement rédigées, Antonio Tabucchi a choisi de transposer les techniques de montage exposées par le cinéaste russe réalisateur du Cuirassé Potemkine (1925), Serguei Eisenstein, à sa propre pratique créative. Bizarrement le roman commence alors par l’épilogue tandis que la résolution de l’énigme est annoncée dès le premier intertitre de la première partie qui indique « S’è sciolto il fiocco » (littéralement « Le nœud est démêlé ») laissant entendre que l’affaire a déjà été instruite et affirmant, d’un coup d’un seul, que le rébus a déjà été élucidé. N’est-ce pas là un stratagème visant à entrainer le lecteur dans une lecture (pro-)active faute de laquelle plusieurs passages et même le roman tout entier fondé sur l’entrelacement des destins malheureux de générations successives pourraient rester partiellement incompris anéantissant, dans la foulée, la démarche de l’auteur qui deviendrait complètement inutile et qui se solderait par un cuisant échec ?

10Ces qualités sont également essentielles lors de la lecture du Jeu de l’envers (Il Gioco del rovescio, 1981) et même lorsqu’il s’agit de lire Petits équivoques [malentendus] sans importance (Piccoli equivoci senza importanza, 1985) ou Rêves de rêves (Sogni di sogni, 1992). Ce sont des recueils de nouvelles pour lesquels le lecteur doit rester suffisamment attentif pour repérer le détail qui lui donnera accès à la faille dans laquelle il devra accepter de s’engouffrer pour accéder à une nouvelle clé de lecture du monde qui l’entoure, à une nouvelle perception de la réalité dans laquelle il évolue, ou à une meilleure compréhension de la dimension onirique qui l’absorbe régulièrement et ne manque pas de l’intriguer.

11Ce sont des qualités cruciales enfin pour que le lecteur puisse élaborer lui-même son propre récit en se libérant d’une trame prédéfinie, et en se déterminant progressivement à partir de véritables alternatives esquissées par un auteur tel que celui du Pas de l’oie (L’oca al passo, 2006). Plus qu’un clin d’œil ludique à l’antique jeu de l’oie ou au Jeu de l’oie (Gioco dell’oca, 1967) d’Edoardo Sanguineti, il faut plutôt voir dans la singularité de cette œuvre tabucchienne une allusion à une marche militaire mécanique digne de celle qui est prêtée à quelques soldats de plomb par une armée d’enfants qui se sont inlassablement amusés à les animer à la surface des innombrables tapis de jeu qu’ils ont peuplé pendant des décennies, une marche forcée en quelque sorte dont il serait urgent de prendre le contre-pied à la faveur d’un ouvrage bâti comme un véritable jeu de pistes proposant un « Parcours A » et un « Parcours B », un semblant de compromis entre d’une part les reflets du hasard, une mise en abîme des concours de circonstances qui peuvent avoir une incidence considérable sur les réactions d’une opinion publique et/ou sur les prises de décisions d’une majorité, et d’autre part l’ébauche d’une autre voie, celle d’une minorité dissidente qui permettrait d’avancer un discours vraisemblablement plus engagé, un discours presque militant susceptible de modifier le cours des choses dans le contexte réputé sombre des années Berlusconi.

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12Alors aux questions, pourquoi explorer autant de pistes narratives et pourquoi développer un tel rapport ludique avec des lecteurs qui sont certes souvent pris à partie, mais qui finissent toujours par se prêter au jeu au point de se montrer finalement étroitement complices lorsqu’il s’agit d’assurer le bon déroulé de ces stratégies combinatoires, ce rapide sondage semble nous autoriser à répondre pour se divertir et pour divertir le lecteur tout en ouvrant les yeux, tout en lui ouvrant les yeux sur la réalité de sa propre condition et sur la réalité du monde. Un jeu de rôles et de miroirs en somme qui invite à la réflexion et qui a pour ambition de répondre à un désir de connaissance qui habite Italo Calvino dont la démarche a été longuement analysée par Marco Belpoliti5, mais qui anime aussi Antonio Tabucchi qui fait de la quête de la vérité la principale raison d’être de récits tels que ceux recueillis dans Il se fait tard, de plus en plus tard (Si stafaccendo sempre più tardi, 2001). Ainsi, si nous nous accordons sur ce point, nous pourrions sans doute conclure notre propos en disant que dans ce cas, les organisations ludiques ne relèvent pas exclusivement du divertissement puisqu’elles peuvent aussi assumer une véritable fonction épique et morale qui confère à l’écriture et à la lecture un statut de jeu très sérieux.