Colloques en ligne

Christian Kotorri

Le jeu romanesque : Elena Ferrante autrice

The Fictional Play: Elena Ferrante as Author

Truth’s a refutable vulture: we’ve failed the test of time.
(
Susan Musgrave, It is a True Error to Marry with Poets)

Qui est Elena Ferrante1 ?

1Dans le long entretien avec ses éditeurs paru au printemps 2015 dans « The Paris Review » (USA), Elena Ferrante revient sur les raisons qui, plus de vingt ans avant, l'ont portée à choisir l'absence de l'espace public et médiatique :

« À l’époque [dans les années quatre-vingt-dix], j’étais effrayée par la perspective de devoir sortir de ma coquille : ma timidité et mon désir d’intangibilité l’emportaient. Par la suite, mon hostilité envers les médias, due à la faible attention qu’ils accordent aux livres en soi, ainsi qu’à leur tendance à favoriser un texte essentiellement lorsque l’auteur possède un prestige déjà enraciné, s’est accentuée. […]Ce qui a perduré, dans ma longue expérience d’effacement, c’est la liberté de création que celle-ci m’a offerte. […]Savoir que mon livre, une fois achevé, accomplira son parcours sans jamais être accompagné de ma personne physique, savoir que l’individu concret, défini, que je suis n’apparaîtra pas à côté du volume imprimé […] m’a dévoilé des aspects de l’écriture évidents, bien sûr, auxquels je n’avais cependant jamais songé. J’ai eu l’impression d’avoir libéré les mots de ma personne » (Ferrante, 2016, p. 321-3222).

2Elena Ferrante, en tant que sujet empirique, n'existe pas. Depuis ses débuts en 1992 avec L’amour harcelant, elle ne s'est jamais montrée ni en public ni en photo, n'a jamais révélé le nom de son état civil qui se cache derrière son pseudonyme et n'a jamais confirmé les différentes théories qui, depuis 20053, ont tenté de percer le mystère de son identité. Celle-ci est intégralement discursive ou, plutôt, narrative (Ricœur, 1990) ; sa littérature reste textuelle, c'est-à-dire linguistique, et n’a jamais été mise en scène par une performance du corps4. En dissolvant les horizons de l'expérience et en se présentant comme seule écriture capable d'imaginer et de construire des vies alternatives, Ferrante donne voix à un je littéraire qui affaiblit et renforce en même temps la corporéité du réel : son premier geste pour devenir auteure a été, donc, un geste à la fois autodestructeur et romanesque. Mais se défaire de toute implication avec sa personne empirique est, surtout, un acte politique de positionnement : ne pas apparaître signifie occuper de manière oblique et polémique une place d'altérité dans le champ littéraire italien actuel, en attaquant l'idée d'une littérature qui trouve sa valeur et sa légitimité esthétique dans des principes extra-littéraires, c'est-à-dire dans l'image et le capital social de l'écrivain5. La stratégie distinctive de Ferrante réside dans l’invisibilisation du corps de l’auteure et dans l’abolition de la distance entre le livre et la vie ; le « […] je liminal, libre de se révéler secrètement [...] et d’échapper, en même temps, aux attentes associées à ce qu'on appelle l'écriture féminine » (de Rogatis, 2018, p. 23)6 revendique le droit de l’invention et l’opacité de tout récit de l’existence humaine.

3Les trois volumes qui se placent à côté de la production fictionnelle de Ferrante sont issus d'un projet éditorial visant à compenser le vide laissé par l'auteure : en juillet 2003, l'éditrice Sandra Ozzola pense à un volume d'écrits personnels, c'est-à-dire à un recueil de textes différents qui esquisse un premier portrait biographique, privé et surtout intellectuel de l'auteure7. La Frantumaglia paraît en 2003 comme un livre composite et un peu amorphe, mais cohérent sur le plan thématique ; en termes genettiens, il s'agit d'un épitexte, à savoir d'un texte qui n'est pas matériellement annexe à L’amore molesto et à I giorni dell'abbandono mais qui continue à leur parler sous la forme d'un autocommentaire (Ferrante considère le recueil comme « une sorte de postface assez dense », F p. 199), qui, soit les met de côté pour se tourner vers un discours varié, lié de toute façon aux éléments de sa propre vie8, soit, comme nous le verrons, y revient par le biais d'un camouflage autobiographique.

4Les deux dernières éditions de La frantumaglia (2007 et 2016), et en particulier les volumes L'invenzione occasionale (l'anthologie d'écrits que le « Guardian » demande à Ferrante de donner pendant toute l'année 2018 pour l'une de ses rubriques) et I margini e il dettato (les trois conférences écrites pour les Eco Lectures de Bologne en 2021) ont servi, au fil des ans, à renforcer un profil d'auteure bien délimité et fort, avec un prestige symbolique consolidé à l'intérieur et à l'extérieur de l'académie italienne9 : c’est en 2013 que l’article de James Wood (2013) a consacré globalement Ferrante comme l'une des auteures contemporaines de pointe, tandis qu'à partir de 2014, après la publication du dernier volume de L’amica geniale, les premières études monographiques ont été publiées par des éditeurs et des revues d’importance internationale10.

5Chroniques du hasard compose, pour des raisons éditoriales, une mosaïque de tesselles identiques qui puisent de manière calculée à l’expérience de vie de l'écrivaine :

« Ces textes sont nés en fouillant rapidement dans ma mémoire à la recherche d’une petite expérience exemplaire. […] Ce fut pour moi un exercice nouveau : chaque fois j’enfonçais en hâte un seau dans quelque fond obscur de ma tête pour en remonter une phrase, et j’attendais avec appréhension que les autres suivent. » (Ch pos.20-29)

« Cet exercice d’écriture, en revanche, m’a mise dans un état de tension tous les samedis. J’avais des fragments de moi exposés en permanence. » (Ch pos. 1419-1427, l’italique est un ajout)

6Entre les marges choisit la diction mémorielle pour dessiner le parcours d'un je qui s'observe rétrospectivement, éclairant les passages cruciaux de sa formation, et raconte un soi qui devient autrice :

« Je me suis mise alors à penser explicitement que je possédais deux écritures : l’une qui s’était manifestée dès mes années d’école et qui m’avait toujours valu les louanges des professeurs […] l’autre qui jaillissait par surprise avant de s’éclipser en m’abandonnant au mécontentement. Ce mécontentement a pris au fil des ans des chemins différents, mais aujourd’hui encore il résiste dans son essence. » (M pos. 153)

7Cette opération éditoriale et médiatique, d'une part, fait irruption de manière de plus en plus ostentatoire dans la vie privée d'une écrivaine sans visage, mais, d'autre part, poursuit la construction minutieuse d'une poétique et d'une autorialité fondées sur l'absence, la soustraction et le mystère. Les couvertures des livres de Ferrante, — par exemple, celles de toutes les éditions de La frantumaglia — jouent, en effet, avec des représentations de figures féminines mutilées et anonymes, de sorte que le paratexte vise à prolonger et à corroborer un vide11. C'est toujours ce vide qui, au fil des années, malgré l'apparente résolution du mystère de l'identité, a produit sans relâche une littérature peu concluante et superflue, placée au carrefour de l'enquête journalistique, de la critique textuelle et de l'essai personnel, qui confond les catégories et les frontières épistémologiques pour raconter l'énigme de la vie d'une femme12. Il nous est difficile de nous défaire de cette posture policière de contrôle et de suspicion à l'égard des opérations de pseudonymie, car, dans la manière de comprendre la fruition artistique, survit toujours l'idée que ceux qui écrivent sous un nom autre que celui biographique nous trompent, ou trament dans l’ombre contre quelque chose (Starobinski, 1961, p. 19113). En bref, nous ne pouvons pas accepter le fait que Ferrante soit la « theorist of her own conditions of existence » (Emre, 2020, p. 213)14.

8Je voudrais situer mon discours dans une position opposée, non seulement à ceux qui ont voulu démasquer l'auteure, en l'accusant de mentir, mais surtout à ceux qui ont besoin de rappeler l'identité empirique de Ferrante dans leurs travaux15. Le refus de ce modèle méthodologique permet de dissiper les malentendus (à quel jeu joue l'auteure ? Comment considérer les éléments de son état civil que nous devrions désormais connaître ?) et permet de repenser les catégories d'auteur, de life writing et d’autorialité 16, en plaçant le centre de l'enquête à l'intérieur — et pas à l'extérieur — des mots mêmes de Ferrante, qui nous donnent une seule identité possible : « écrire en sachant que on pourra orchestrer à l’intention des lecteurs non seulement une histoire, des personnages, des sentiments, des paysages, mais aussi sa propre figure d'auteure, la plus vraie puisqu'elle est faite de la seule écriture, de la pure exploration technique d’une éventualité, n’est pas rien » (F p. 293). Il s'agit alors de s'interroger sur le sens esthétique et éthique de cette « orchestration » en saisissant le point de vue particulier et en le revendiquant comme un geste de rupture, d'opposition et de nouveauté de la part d'une écrivaine.

L’identité romanesque

9La première et peut-être la plus frappante anecdote définie comme autobiographique est liée au titre même de La frantumaglia, un néologisme dialectal que Ferrante emprunte de l'héritage linguistique de la mère, qui y recourait lorsqu'elle était dans un état d'agitation. Dans ce cas, l'auteure puise un mot dans son lexique familial pour lui redonner une fonction dans l'espace non-fictionnel et, en même temps, en faire un principe thématique et structurel, qui agit surtout dans les trois premiers romans :

« Ce mot désignait un mal-être qui n’était pas qualifiable autrement, il évoquait une foule de pensées hétérogènes, des rebuts flottant sur l’eau boueuse de son cerveau. […] C’est un des quatre, peut-être des cinq mots de mon vocabulaire familial où j’ai l’habitude de fourrer tout ce dont j’ai besoin. Dans le cas présent, il m’est avant tout utile pour expliquer que, s’il me fallait dire en quoi consiste la souffrance de mes deux personnages, je me contenterais de la formule suivante: aborder la frantumaglia». (F p. 118-120)

10Mais le terme de « frantumaglia » apparaît explicitement dans les dernières pages de La poupée volée, publiée en Italie en 2006, trois ans après la première édition dans laquelle le concept est théorisé, lorsque Leda et Nina parlent des sentiments ambivalents de la maternité et, pour nommer la sensation de nausée soudainement ressentie par Nina, Leda utilise le même néologisme, et de la même manière que Ferrante en montre le caractère pathologique : « Mia madre usava un’altra parola, lo chiamava frantumaglia. […] Mia madre se n’è fatta una malattia » (Ferrante, [2006] 2019, p. 13917).

11Dans le long chapitre intitulé « La frantumaglia », Ferrante réfléchit sur le thème de la culpabilité et de l'innocence à la lumière de ses premiers personnages féminins. Pour démontrer que la morale est intrinsèquement ambiguë, l'auteure raconte un épisode de son enfance où, exaspérée par l'intrusion de sa petite sœur dans ses jeux, elle l'invite sournoisement à entrer dans le cagibi de la maison, lieu décrit comme l'antre d'une bête terrifiante. Tout de suite après, prise de remords et de la crainte que sa sœur soit réellement dévorée par le monstre, la petite Elena la pousse hors du placard, provoquant les larmes de sa sœur et la réaction violente de sa mère :

« Mon tourment éthique, pour ainsi dire, a débuté il y a plusieurs décennies à l’intérieure d’un cagibi. […] il a été le théâtre secret d’un long conflit avec ma mère. […] Ce cagibi – quelques lignes de L’amour harcelant l’évoquent, à la page 11 - consistait en une pièce privée de fenêtre et de lumière électrique dans le domicile napolitain de mon enfance. Je conserve des émotions lointaines, qui se confondent avec les sentiments que j’éprouvai plus tard. […] Cette déception acquise, le cagibi cesse d’être le lieu d’une embuscade mortelle pour ma sœur et devient quelque chose de plus fuyant, un espace habité durablement dans mes souvenirs pour ma mère et moi seules, une sorte de théâtre de la répétition, comme dans certains rêves – toujours la même action, toujours le même besoin. » (F p. 130-138)

12Cette incursion autobiographique étendue remplit une « fonction éthique » (Tassi, 2007, p. 106-111) : l'auteure raconte un épisode de sa propre vie et le présente au lecteur comme un exemplum, c'est-à-dire comme un paradigme de comportement qui valide le discours moral. Au genre de l'autobiographie Ferrante emprunte la posture narrative d'un « je » qui, en écrivant sa propre histoire et en s'observant rétrospectivement, a le privilège de donner, dans le présent, un ordre et un sens à son propre vécu : le cagibi de l'enfance reste toujours l'antre d'une bête terrible, mais il est chargé, à un certain moment, d'une valeur symbolique beaucoup plus forte. C'est l'endroit où l'auteure se refugiait lorsqu’elle était enfant, quand sa mère, à l'insu de son mari jaloux, quittait la maison, laissant sa fille en proie à une jalousie déchirante :

« Comme le père de Délia, mon père était jaloux. […] Son [de la mère] absence était interminable. […] Elle ne revenait pas. Alors j’abandonnais ma sœur à nos jeux et gagnais le cagibi sur la pointe des pieds, ou presque. J’ouvrais la porte, pénétrais dans la pénombre et m’enfermais en sachant que seule la voix de ma mère aurait le pouvoir magique de me tirer de là. Immobile, je respirais l’odeur de DDT et pleurais en silence. » (F p. 138-140)

13Les premières pages de L’amour harcelant, dont l'auteure elle-même signale la racine autobiographique18, sont parfaitement superposables au récit de la jalousie paternelle de l’écrit non-fictionnel, où, de la même façon, le référent fictionnel est indiqué (« Comme le père de Délia »). Les deux descriptions sont spéculaires : un homme obsédé par l'idée de posséder sa femme ; l'identification de la fille à son père et la négation du maternel ; l'image du débarras de la maison comme lieu où se consume la jalousie pathologique de la fille19. Les deux scènes du cagibi sont construites avec les mêmes détails et les mêmes modulations narratives. Il ne s'agit pas d'un simple parallélisme, mais de l'intention précise de placer dans une ligne de continuité thématique et lexicale des scènes fictionnelles et des épisodes qui appartiennent à la vie privée : « Ferrante “ferrantise’’ le récit du soi en le ramenant à des thèmes et à des schémas rodés dans ses romans » (Ghersi, 2025, p. 197 )20.

14Cependant, dans d'autres cas, l'interférence entre les romans et les récits autobiographiques est activée à travers un rapport chronologique inversé : Ferrante raconte des anecdotes de sa vie qui, des années plus tard, réapparaissent dans les livres avec les mêmes formes et la même symbolique. Dans ce même entretien de juin 2003 pour « l’Indice », afin d'expliquer le caractère violent et envahissant de la ville de Naples, l'auteure raconte un épisode de son enfance dans lequel le plan secret d’échapper du quartier avec sa sœur échoue à cause d'une tempête imprévue. La même scène se répète au chapitre 16 (Section « Enfance. Histoire de Don Achille ») de L’amie prodigieuse (2011), lorsqu’à l’initiative de Lila, les deux filles s'enfuient du quartier en direction de la mer, lieu exotique de leur imaginaire, qu'elles n'atteindront pas précisément à cause d'une averse soudaine. La comparaison entre ces pages doit se faire non seulement sur l'identité du ton narratif et des éléments de contenu (une chaude matinée d'été, la pluie, la réaction violente des mères), mais surtout sur leur valeur symbolique de découverte et de rupture : dans les deux cas, la transgression des règles, effectuée avec une autre femme, marque un tournant dans la vie de la protagoniste, c'est-à-dire pour Ferrante enfant et pour son rapport avec sa ville natale (« Cette expérience de l'enfance m’a montré qu’il n’existe pour moi qu’un véritable modèle d’implication métropolitaine : Naples qui me presse et me trouble, tandis que je cours sous l’orage », F p. 166) et pour Elena, qui bouleverse provisoirement les rapports de force entre elle et Lila21.

15Pour autant, ce que nous venons de lire n'est pas une autobiographie traditionnelle. Non seulement parce que la vie de l'auteure n'est pas parcourue de manière intégrale — en cela, La frantumaglia est plutôt un essai personnel ou des mémoires22 — mais surtout parce que ces récits font exploser la rigide correspondance lejeunienne entre auteur, narrateur et personnage, où la première place, dans ce cas, reste vide : nous n'avons pas de confirmation extratextuelle à laquelle nous comparer, soit une réalité que nous plaçons comme un terme discriminant et comparatif23. Ces zones d'ombre créées par l'absence de l'auteure minent plus avant le concept de vérité dans un genre qui, par définition, est confronté aux mécanismes d'invention et d'altération de la mémoire, des données factuelles du narrateur24. La vérification du contenu biographique ne peut pas être empirique et, par un mécanisme direct de transfert, se déplace vers les romans, à tel point que le nom de l'auteure devient « un hyper-hétéronyme capable de catalyser en soi les histoires de toutes les figures féminines fictionnelles créées par l'auteure » (de Rogatis, 2020, p. 68325), et beaucoup finissent par se demander, par exemple, si l'histoire de L’amie prodigieuse est autobiographique :

« Si j’avais voulu raconter mon existence, j’aurais établi un autre genre de pacte avec le lecteur, je lui aurais signalé qu’il avait affaire à une autobiographie. Je n’ai pas choisi la voie autobiographique et je ne la choisirai pas, car je suis convaincue que la fiction, si elle est bien travaillée, recèle davantage de vérité ». (F p. 417)

16En affirmant qu'elle n'emprunte pas la voie autobiographique, Ferrante est cohérente, comme le confirme l'absence, soit dans ses romans soit dans ses écrits non fictionnels, d'une profession de sincérité, trait distinctif du pacte autobiographique entre l'auteur et le lecteur. Une déclaration plus explicite de son pacte narratif singulier peut être lue dans la rubrique du « Guardian » du 15 septembre 2018, où elle explique que les interviews données sont une « écriture [qui] est proche de celle des livres, et devrait être considérée comme une fiction qui n’est guère éloignée de la fiction littéraire »26: il s'agirait, donc, d'un exercice extrême d'autofiction, qui regarde la multiplication infinie des possibilités avec lesquelles l'identité narrative peut être incessamment remodelée27. Pourtant, les marques autofictionnelles, telles que le recours au romanesque le plus éprouvé (Donnarumma, 2014, p. 131-132), comme l'épisode du cagibi qui ressemble un peu à une fable noire, ou l'ajout d'éléments nominalement faux dans le discours autobiographique (Marchese, 2014, p. 10) comme « ma plus jeune sœur, que j'appellerai ici Gina » ou « une sorte de théâtre de la répétition, comme dans certains rêves ») ne suffisent pas à justifier l'emploi de cette catégorie car, une fois de plus, la réalité racontée est un miroir qui ne reflète que des mondes d'invention. Par conséquent, le lien entre fiction et non-fiction n’est pas seulement déséquilibré, en raison de la prévalence clairement affirmée de l’invention sur les données empiriques, mais est délibérément contenu par Ferrante dès le début. Le statut de la réalité existe, mais il devient élastique et opaque parce qu’il est recréé spécifiquement dans l’écriture et non reconnaissable de l’extérieur.

17L'attention doit donc être portée sur la manière dont ces épisodes, présentés comme vécus à la première personne par l'auteure, sont construits et racontés. En introduisant des anecdotes personnelles dans le discours non-fictionnel, Ferrante recourt aux techniques et aux mécanismes de la life writing sans toutefois vouloir adhérer à un genre spécifique. Elle peut raconter des épisodes exposés comme des expériences réelles en jouant avec la rhétorique de l'autobiographie28, qui permet de toucher l'émotivité du lecteur ou de soutenir un argument ; ou bien, elle peut s'orienter vers la profession d'autofiction et la pousser à l'extrême, en confessant la capacité de s'inventer complètement dans chaque interview. Le point commun entre ces deux propensions est l'ambiguïté de sa voix d'auteure, qui mime les effets de ces genres en provoquant un vertige interprétatif : le lecteur et la lectrice sont privés de toute référence extratextuelle possible. Le conflit entre un récit qui prétend être vrai et une réalité délibérément niée se résout dans la construction minutieuse d’une autre vérité supérieure, affranchie de tout support empirique. C'est pour ça que « fiction », dans le cas de Ferrante, ne doit pas être comprise comme une « illusion » ou une « feintise », qui n’existent que dans la relation d’exclusion avec le domaine du vérifiable et du référentiel, mais comme un jeu imaginatif et créatif (Schaeffer, 2005, p. 19-36), qui se déplace sur un autre plan, une autre expérience du monde.

18La vérité que Ferrante vise est romanesque. Lorsque l'écrivaine affirme que « ses textes regorgent de références à des situations et des événements qui se sont vraiment produits - mais réorganisés et réinventés de façon à en être transformés » (F p. 71), l'important n'est pas de déterminer où elle dit la vérité et où elle la falsifie (parce que, je le répète, ce serait impossible)29, mais d’assembler les éléments du monde que Ferrante entend construire à condition qu'elle ne puisse — ni ne veuille — sortir du court-circuit fictionnel qu'elle-même active. Les différents souvenirs d'enfance que l'auteure insère dans les pages de La frantumaglia, de Chroniques du hasard et d’Entre les marges sont parfaitement cohérents à sa cosmologie narrative, dont le but est de raconter et d’explorer les sentiments, les expériences et la vie de certaines générations de femmes italiennes, à travers la construction de cette zone de contiguïté, éclairée de manière ambiguë, entre l'œuvre et la représentation d’auteure : « mon expérience de romancière, aussi bien inédite que publiée, s'est accomplie à la trentaine, dans la tentative de raconter mon sexe et sa différence au moyen d’une écriture adéquate » (F p. 315-316)30. En paraphrasant Jérôme Meizoz qui dit, dans son étude sur la posture littéraire, que « l'œuvre constitue aussi une image de soi proposée au public » (Meizoz, 2007, p. 19), nous pouvons dire que l'identité de Ferrante vit dans une substitution métonymique : l'œuvre est sa propre image, et elle est son œuvre. Tout existe uniquement dans un discours auto-intertextuel et, plus précisément, trouve sens dans le romanesque : « mon identité est entièrement concentrée, sans réticences, dans les livres que j’écris » (F p. 282).

Postures, temps et manières d'être autrice

19La posture, c'est-à-dire l'ensemble des discours et des comportements qui représentent la manière particulière d'habiter le champ littéraire, a un caractère intrinsèquement temporel : par rapport au passé, c'est-à-dire au répertoire d'images et de biographies qu’un nouvel entrant envisage pour s'auto-définir, et par rapport au présent, aux autres postures avec lesquelles la relation de la position unique peut être d'assimilation ou de friction (Meizoz, 2007, p. 25). En observant l'identité sociale et médiatique de Ferrante, il me semble clair que sa posture de « feminine and feminist storyteller » (de Rogatis, 2022, p. 132) est très contemporaine : celle-ci entre en contact et s'accorde avec une posture caractéristique de son époque. Dans les volumes non fictionnels ou dans les déclarations parues sporadiquement dans les journaux et magazines internationaux, Ferrante ouvre souvent une réflexion politique à partir des commentaires sur ses propres romans, autrement dit, elle pratique des formes d'engagement avec lesquelles elle revendique son rôle de romancière et son point de vue :

« Bref, le patriarcat – je le dis avec rage – me paraît plus vivant que jamais. Il tient solidement la planète entre ses mains et, chaque fois qu’il peut, s’acharne à transformer les femmes en chair à canon. […] Mais, comme j’écris des romans, je me méfie des mots qui classent les choses selon une belle cohérence et je surveille les choses qui ignorent la vérité des mots pour n’en faire qu’à leur tête. Nous nous trouvons, me semble-t-il, au cœur d’une bataille féroce et nous risquons chaque jour de tout perdre, y compris la syntaxe de la vérité ». (F p. 262-263)

« Aujourd’hui encore, après un siècle de féminisme, nous ne parvenons pas à être nous-mêmes jusqu’au bout, nous ne nous appartenons pas pleinement. Nos défauts, nos vilenies, nos crimes, nos qualités, notre plaisir et notre langue même s’inscrivent docilement dans les hiérarchies masculines, ils sont punis ou loués suivant des codes que nous ne définissons presque jamais, et tout cela nous épuise ». (Ch pos. 264)

« En somme, la narration est le pouvoir d'ordonner la réalité selon notre propre empreinte et, en cela, elle n'est pas très éloignée du pouvoir politique » (je traduis31).

« J’ai écrit ces textes en partant toujours de mon rôle d’auteure de romans, j’ai traité de questions qui me tiennent beaucoup au cœur. […] Je dois dire que tout, dans notre époque, m’inquiète ; mais le fait qu’une grande partie du genre humain – enfants, femmes, hommes – subisse de différentes manières les effets de l’inégalité me semble au centre de toutes les questions qui nous consument ». (Ch pos. 1410-1419)

20Nous avons des pages strictement idéologiques, dans lesquelles sont mentionnés les noms de représentants de partis (« Humeurs exécrables » pour la rubrique du « Guardian » du 23 juin 2018 ; dans une lettre de 2002 à Sandro Ferri, l'auteure parle de Silvio Berlusconi, F p. 108-112), ou bien elle prend position sur des questions d'opinion publique internationale (l'interview intitulée L’amica iraniana, à l'occasion des manifestations à Téhéran après la mort de Mahsa Amini) ; et nous avons des pages où, en répondant à des lecteurs et lectrices, Ferrante reste vague, déclarant « qu'il est certainement nécessaire de participer à la vie publique, mais pas en recourant à des formules occasionnelles, aujourd'hui sur un sujet, demain sur un autre » (F p. 250). En bref, Ferrante est désormais pleinement impliquée dans le discours sur la vie publique, qui façonne le profil social de nombreux écrivains et intellectuels aujourd'hui (Donnarumma, 2014, p. 108)32. Son intérêt politique ne se développe pas dans l'espace du roman-essai ou du roman à thèse, dans lequel « on choisit souvent des thèmes centraux de la scène médiatique, on construit une histoire et on la met par écrit avec habileté » (Ch pos. 1391), mais dans l'espace externe de l'interview et de l'article de journal, dans lequel l’autoréflexion littéraire d'auteure est la médiatrice de la réflexion sur la chose publique : c’est un autre aspect de sa personnalité car elle est avant tout ici une essayiste qui milite pour la cause culturelle.

21D’un autre côté, cette posture d'écrivaine insérée dans et en même temps absente de la scène médiatique, qui se présente sur cette scène comme une voix écrite fantasmatique, a quelque chose de désuet, en rupture avec son époque, rappelant des sociétés littéraires dans lesquelles, pour des raisons différentes, l’écriture la plus connotée comme romanesque devait se dégager du nom légal de l’auteur. Cette correspondance entre le choix du genre romanesque et la nécessité de ne pas apparaître comme son auteur est la même que Genette analyse à propos des stratégies d'anonymat de Walter Scott, qui fut, peut-être, l'un des rares à comprendre que « la véritable vocation romanesque est inséparable d’un certain penchant à la “délitescence”, c’est-à-dire en somme à la clandestinité » (Genette, 1987, p. 44).

22Que Ferrante accepte parfois l'étiquette de l'anonymat (F p. 101 ; « N'avez-vous jamais regretté d'avoir choisi l'anonymat ? » « Non, je n’ai aucun regret », F p. 278), historiquement associé à la disparition physique de l'auteur (Jeandillou, 1994, p. 89-96)33 ; qu'elle cite les biographies lacunaires ou incertaines d'écrivains comme Homère ou Shakespeare ; et enfin, qu'elle déclare sa sympathie pour les textes anciens restés sans auteur (« J'aime beaucoup ces mystérieux ouvrages d’époques anciennes et moderne dont les auteurs demeurent incertains, mais qui ont eu et continuent d’avoir une vie intense. Ils m’évoquent un prodige nocturne semblable à celui de l’Épiphanie », F p. 16), en corroborant la posture romantique de l'inspiration (« Mais, d’habitude, cette énergie se manifeste, se produit tout simplement, et on est incapable de dire comment c'est arrivé ni combien de temps cela durera », F p. 310, italique dans le texte)34, alors, ce n'est pas une coïncidence : ces sont toutes des stratégies utiles à fonder et légitimer sa propre image et sa posture d'auteure sur l'absence, la soustraction, la réticence35.

*

23Dans un geste d’auto-annulation, Ferrante choisit de se s’éluder en tant que personne réelle et de ne réapparaître que sous son pseudonyme, c'est-à-dire en tant qu'auteure qui, en inventant sa propre vie, brouille délibérément les frontières entre le domaine des biographies, qu’on prétend lire comme vraies et vérifiables, et celui de la fiction, dans lequel s'inscrivent ses romans. Mais à la base de cette stratégie d'auteure, avant un positionnement politique dans le champ littéraire et une supposée astuce de marketing, il y a une volonté de déconstruction et de reconstruction de l'identité :

L’identité est la colle de la multiplicité. Une colle transparente. Il faut un regard pour comprendre qu'aux yeux de l'individu, derrière l'étiquette du nom et du prénom, il y a une foule variée de spectres: ‘je suis-je’ est une simplification, très utile pour mettre nous-mêmes en ordre, mais, comme toutes les identités possibles dans lesquelles nous nous encageons ou sommes encagés (sexuelle, religieuse, nationale, politique, sociale), cela est limitatif, nous appauvrit. Se séparer de ‘je suis-je’ au moins pendant un temps, sortir de cet enclos, surtout dans les activités̀ d'invention ou de réinvention du monde, ouvre un espace immense où rien ni personne ne reste identique, puis identique encore et toujours identique36.

24Définir son identité, c'est ordonner l'amalgame des caractères qui composent l'individu ; c'est donc un expédient nécessaire pour tenir ensemble l'hétérogénéité de chaque existence, et qui impose, toutefois, des limites inévitables. Cette condition d'emprisonnement peut être renversée et rachetée par les artifices imaginatifs et créatifs que la littérature, pour sa valeur épistémologique, détient historiquement (Bodei, 2013 ; Ricœur 1983, 1984, 1985). Comme pour le personnage de Lila, l'alter ego démoniaque de l'auteure qui professe qu’ « être adulte, c'est arrêter se montrer, c'est apprendre à se cacher jusqu'à disparaître » (Ferrante, 2018, p. 20), aussi pour Ferrante, la décision de disparaître est avant tout le fondement d'une loi éthique : s'effacer, c'est « se soustraire systématiquement à l’agitation de son ego au point d'en faire un mode de vie » (F p. 288). S'éclipser en tant qu'image, au nom d'un précepte épicurien moderne, c'est contrevenir à une idée asphyxiante d'identité, et habiter, en même temps, un espace unique de créativité dont les frontières entre vie et œuvre sont délibérément poreuses, et donc politiquement et philosophiquement significatives. En effet, l'auteure renonce à « la vérité du biographe, d’un reporter, du rapport de procès-verbal de police ou d’un verdict de tribunal » (F p. 309), parce qu'elle croit fermement au pouvoir de l'invention narrative d'être plus vraie que les autres rhétoriques qui veulent, par programme, raconter le réel. C'est dans la dimension inventée du romanesque, une fois affranchie des contraintes de l'empirique, que Ferrante représente et raconte sa propre vie. La littérature est le seul espace où nous pouvons nous évader de nous-mêmes, et considérer l’invention comme l’un des dispositifs essentiels pour construire le récit jamais achevé de qui nous sommes, en vivant une idée radicale de vérité non vérifiable, donc plus authentique :

« Quand on s’offre au public en tant que pur et simple acte d’écrire – la seule chose qui importe vraiment en littérature -, on devient une partie inextricable du roman ou des vers, de la fiction. » (F p. 324)

« Nous ne créons pas la “vraie vie’’ ; non, nous la recréons. Et, à l’instant où nous nous en rendons compte, nous cherchons désespérément – si nous ne sommes pas lâches – la façon adéquate de dire la “vraie “vie réelle’’’’. » (M pos. 669)