Colloques en ligne

Sylvie Mathé

Caritas : la littérature comme guide de vie selon Roland Barthes

1Parmi les nombreuses questions soulevées dans l’argumentaire du colloque, celles qui m’intéressent aujourd’hui sont les premières : « Enseigner la littérature ? Pourquoi ? Parce que c’est inutile ? Parce que c’est utile ? Et à quoi ? » Plus précisément, j’aimerais aborder la question « Que peut la littérature ? », question non seulement essentielle mais urgente, à l'heure de la marginalisation accélérée des humanités dont l’argumentaire nous rappelle les périls1.

Que peut la littérature ?

2La question n’a rien d’original, bien sûr ; elle a inspiré de nombreux travaux, depuis Sartre et Beauvoir dans les années 50 jusque plus récemment la leçon inaugurale d’Antoine Compagnon au Collège de France,  intitulée « La littérature, pour quoi faire ? », qui pose la question, critique et politique, du « pari de la littérature », un pari de type pascalien dont l’enjeu, pour n’être pas métaphysique, n’en est pas moins existentiel.

3Cependant, ce n’est pas Antoine Compagnon mais son ombre tutélaire, Roland Barthes, que je convoquerai ici, le Barthes dernière période, the late Barthes. Si, comme l’écrit Éric Marty, l’éditeur des Œuvres complètes, « la mort l’a laissé dans l’histoire sous les habits de l’essayiste » (15), l’essayiste n’était pourtant pas son dernier avatar. Parmi les nombreuses vies de Roland Barthes, en effet — lequel se définissait lui-même comme « sujet incertain », voire « sujet impur », dans sa propre leçon inaugurale au Collège de France (Leçon 1978 [1995 801]) —, le moins intéressant, contrairement à ce que certains ‘barthologues’ ont pu affirmer, n’est pas le dernier de ses avatars, le Barthes du Vouloir-Écrire, du scripturus, celui qui, suite à la mort de sa mère en octobre 1977 et à une sorte d’illumination, de Satori (l’énigmatique « ravissement du 15 avril 1978 »), décide d’abandonner son « surmoi théorique » (Finkelkraut 222) et « d’entrer en littérature, en écriture » (2003 32).

4Cette conversion tardive du critique/théoricien/sémioticien en apprenti écrivain représente ainsi un véritable tournant dans sa vie comme dans ses écrits2. C’est symboliquement le début d’une Vita Nova, à l’instar de Michelet et avant lui de Dante, qui commence alors pour lui, une vie consacrée à « La Préparation du roman », dont il fera le sujet, ou plutôt le « fantasme » de sa dernière série de cours au Collège de France — « À l’origine du cours, un fantasme. Mieux valent les leurres de la subjectivité que les impostures de l’objectivité. Mieux vaut l’Imaginaire du Sujet que sa censure » (cours introductif du 2 décembre 1978, 2003 25)3. Si Barthes n’est pas chronologiquement au milieu de sa vie — « Nel mezzo del cammin di nostra vita » —, il se sent à un tournant, un moment vécu, dit-il « comme significatif, solennel », ce point que Proust décrit dans une lettre à Daniel Halévy comme « la cime du particulier » (Barthes 2003 26), la ligne de partage des eaux.

5Ce point de rupture irrémédiable, c’est bien sûr, comme pour Dante,  le deuil4, la perte de sa mère tant aimée, « Mam », qui sépare la vie en un avant et un après (2003 28). Comme le note Jean-Claude Milner, Barthes revient dans la caverne avec la pitié et le chagrin (81). À ce deuil s’ajoute « l’usure des travaux répétés », une forme de lassitude et d’acédiequ’il décrit comme un « ensablement progressif » (2003 27-28). Le scripturire sera donc l’instrument de la résurrection, de ce nouveau départ vers une Vita Nova, et la forme « fantasmée » par ce Vouloir-Écrire, c’est le Roman.

6Commencé le 2 décembre 1978, le cours intitulé « La Préparation du roman » s’achèvera sur une note de désenchantement le 23 février 1980, un mois avant l’accident qui lui coûtera la vie, sans que le Roman annoncé, préparé, ait pu être écrit. Seuls les quelques fragments intitulés Vita Nova, qui seront publiés post-mortem, décevants en effet par rapport au grand œuvre annoncé, témoignent de ce projet inabouti5, dont Barthes semblait d’ailleurs dès le début pressentir l’inaboutissement puisque dès le 16 décembre 1978, soit la troisième séance du cours, il évoque le « Roman impossible » et déclare : « Il se pourra que le Roman en reste à — soit épuisé et accompli par — sa Préparation ». Symptomatiquement, cette prémonition précède immédiatement dans le fil du cours l’évocation de la mort de la littérature : « Quelque chose rôde dans notre Histoire : la Mort de la littérature ; cela erre autour de nous ; il faut regarder ce fantôme en face, à partir de la pratique » (2003 49), même s’il ajoute « le pire n’est pas sûr ». En se plaçant dans une position de « déthéorisation » de son discours, Barthes écrit donc ainsi déjà dans la perspective de la disparition possible de la littérature.

« Caritas »

7Et la Caritas dans tout cela ? De cette vertu théologale, Barthes fait l’alpha et l’oméga de l’œuvre qu’il appelle de ses vœux6, ce qu’il nomme Roman, mais qui en fait transcende les limites du genre et que, dans son cours du 15 décembre 1979, il définit ainsi : « non tel genre historiquement déterminé mais toute œuvre où il y a transcendance de l’égotisme, non vers l’arrogance de la généralité, mais vers la sym-pathie avec l’autre, sympathie en quelque sorte mimétique » (2003 226).

8Barthes introduit ici la notion clé de sympathie, de « compassion » ou de pitié, empruntant explicitement à Rousseau son « philosophème » pour déjouer la critique qu’il anticipe d’emblée sur l’emploi du terme : « La pitié. Je le sais, très mauvais mot : qui oserait aujourd’hui parler de pitié ! » (2003 159). Le Roman est ainsi défini comme « l’expansion du Moi idéal » (2003 226), ce que la philosophe Iris Murdoch appelle « the unself » (23)7, un moi qui ne serait ni égoïste ni égotiste, « non une forme littéraire déterminée, mais une forme d’écriture capable de transcender l’écriture elle-même, d’agrandir l’œuvre jusqu’à l’expression totale du Moi idéal, du Moi imaginaire » (Barthes 2003 227).

9Peut-être plus encore que « La Préparation du roman », avec ses excursus et ses chemins de traverse, le texte de Barthes qui explicite le plus clairement cette conversion à la littérature est sa célèbre conférence de l’automne 1978, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », prononcée au Collège de France le 19 octobre 1978 et reprise un mois plus tard à New York University sous une forme légèrement modifiée. Le texte de cette conférence, s'il rend hommage à Proust, est avant tout un aveu de ce désir du roman que Barthes voit comme le fondement de sa Vita Nova, ce qu’il formalisera dans le cours intitulé « La Préparation du roman » à partir du 10 mars 1979.

10La mission du roman y est définie comme la recherche d'une forme qui dise à la fois l'amour et la mort, d’une « forme qui recueille la souffrance […] et la transcende » (1984 335). Cette vision romanesque, qui s'apparente à ce que les mystiques appelaient la vision béatifique (Roger 1993 57), trouvera paradoxalement sa réalisation dans son essai sur la photographie, La Chambre claire (1980), qui est peut-être précisément ce roman qu'il n'a pas écrit, un « roman lazaréen du deuil et de la résurrection » (Comment 60) où se dessine une apothéose, un autel pour la mère (Roger 1993 59). L'émotion qui émane de La Chambre claire réfracte en effet cet amour que Barthes qualifie de « déchirant » et dont il fait la clé de voûte du Roman.

11La vision romanesque dont il fait l’apologie est explicitement liée à deux textes, qu’il évoque aussi bien dans sa conférence que dans son cours, deux sommets du roman, dont il se remémore le bouleversement produit en lui par la lecture : la mort du vieux prince Bolkonski dans Guerre et Paix8 et la mort de la grand-mère de Marcel dans La Recherche (« J'ai perdu ma grand-mère longtemps après »). Ce que ces deux sommets du roman ont en commun, outre le thème évident de la mort d’un être cher, c’est qu’il s’agit de ce que Barthes appelle des « moments de vérité ». Le moment de vérité a à voir avec « la vérité de l’affect » (2003 155) ; c’est, nous dit Barthes, « un fait de lecture, et non un fait d’écriture. Il ne relève donc pas d’une technique réaliste », mais il correspond à

12un nœud brusque du cursus de lecture, qui prend un caractère exceptionnel : conjonction d’une émotion qui submerge (jusqu’aux larmes, jusqu’au trouble) et d’une évidence qui imprime en nous la certitude que ce que nous lisons est la vérité (a été la vérité). (2003 156)

13Barthes, qui s’était longtemps méfié de l’émotion, opère ainsi une conversion9 inattendue, faisant du vécu de la lecture et de la portée existentielle des textes la pierre de touche de l’expérience littéraire.

14Il distingue, dans son cours, entre le moment de vérité au plan du sujet et au plan de l’écriture. Au plan du sujet, c’est la confrontation avec ce qu’il appelle le « scandale » humain : « Dans le moment de vérité, le sujet (lisant) touche à nu le « scandale » humain : que la mort et l’amour existent en même temps ». Au plan de l’écriture, le moment de vérité correspond à ce qu’il appelle le « moment de l’Intraitable », un « bloc intraitable »10, dans lequel il n’y a pas dévoilement mais au contraire « surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du sens, de l’après quoi plus rien à dire ». Là où les deux plans convergent, c’est au niveau d’une notion : la Pitié : « quand la chose même est atteinte par l’Affect » (2003 159).

15Mettant en regard ces deux scènes oxymoriques qui affirment simultanément le scandale de la mort et la puissance de l'amour — « Quel Lucifer a créé en même temps l'amour et la mort ? » (1984 343) —, Barthes en tire deux leçons, basées sur l'intuition que la force du Roman tient à cette capacité à émouvoir au plus profond. La première a à voir avec la reconnaissance (toute honte bue, pourrait-on dire) du pathos comme force de lecture :

Tout d’un coup la littérature (car c’est d’elle qu’il s’agit) coïncide absolument avec un arrachement émotif, un 'cri'. […] Le 'moment de vérité' n'a rien à voir avec le 'réalisme' (il est d'ailleurs absent de toutes les théories du roman). Le 'moment de vérité', à supposer qu'on accepte d'un faire une notion analytique, impliquerait une reconnaissance du pathos, au sens simple, non péjoratif du terme, et la science littéraire, chose bizarre, reconnaît mal le pathos comme force de lecture. (1984 343-344)

16Partant, Barthes envisage de théoriser ce qui serait « une histoire pathétique du Roman », qui irait à l’encontre d’une histoire totalisatrice ou exhaustive et ne se concentrerait que sur ces « sommets ». Pour l’esquisser, il convient donc de « ne plus placer l'essence du livre dans sa structure, mais au contraire reconnaître que l'œuvre émeut, vit, germe, à travers une espèce de 'délabrement' qui ne laisse debout que certains moments, lesquels en sont à proprement parler les sommets, la lecture vivante, concernée, ne suivant en quelque sorte qu'une ligne de crête » (1984 344). La « lecture vivante, concernée » est ainsi celle qui opère dans une sorte de waste géologique, où seule perdure la ligne de crête tracée par ces sommets. Partant du principe que le moment de vérité est la justification absolue du texte, cette critique pathétique serait fondée sur les éléments affectifs (au lieu des unités logiques, comme dans l’analyse structurale) et permettrait précisément de discriminer dans l’œuvre selon la force des moments : « accepter de déprécier l’œuvre, de ne pas en respecter le tout, de la ruiner pour la faire vivre » (2003 161). À travers cette idée d’une littérature dilapidée ou ruinée, on rejoint ce que Barthes appelle dans La Chambre claire le punctum, « ce qui me point ». Barthes se livre donc à une réhabilitation du pathos (au sens rhétorique du terme, ce qui a trait aux moyens propres à émouvoir l’auditeur) comme ce qui est l’essence même du roman. En bref, à quoi sert le roman ? À dire le pathos : « Le pathétique y est énonçable » (1984 345).

17La deuxième leçon touche au cœur du projet romanesque lui-même :

La seconde leçon, je devrais dire le second courage que je tirai de ce contact brûlant avec le Roman [les deux scènes en question], c'est qu'il faut accepter que l'œuvre à faire… représente activement, sans le dire, un sentiment dont j'étais sûr, mais que j'ai bien du mal à nommer, car je ne puis sortir d'un cercle de mots usés, douteux, à force d'avoir été employés sans rigueur. Ce que je puis dire, ce que je ne peux faire autrement de dire, c'est que ce sentiment qui doit animer l'œuvre est du côté de l'amour: quoi? la bonté? la générosité? la charité? Peut-être tout simplement parce que Rousseau lui a donné la dignité d'un « philosophème »: la pitié (ou la compassion). (1984 344)

18Cette ultime pudeur, qui pousse Barthes à se cacher sous l'aile de Rousseau, ne masque pas pour autant la reconnaissance que ce qui fait la puissance du roman, c'est ce sentiment de Pietas ou de Caritas11. Le roman est un hymne à l’amour, à l’amour agapé, dans la grande tradition de l’écriture romanesque compassionnelle, d’une forme de « romantisme large », qui va de Rousseau jusqu’à Proust (Finkelkraut 228).

19Poursuivant, Barthes assigne au Roman à écrire trois missions:

La première serait de me permettre de dire ceux que j'aime […] ; j'espère du Roman une sorte de transcendance de l'égotisme, dans la mesure où dire ceux qu'on aime, c'est témoigner qu'ils n'ont pas vécu (et bien souvent souffert) « pour rien ». (1984 344-345)

20Le romancier devient ainsi le dépositaire de la perte, et le scribe de cette perte. Il en est en quelque sorte le reliquaire, celui pour qui, à l’instar de Proust, « écrire sert à sauver, à vaincre la Mort : non pas la sienne, mais celle de ceux qu’on aime en portant témoignage pour eux, en les perpétuant, en les érigeant hors de la non-Mémoire » (2003 34). « La seconde mission… », poursuit Barthes, « ce serait de me permettre la représentation d'un ordre affectif, pleinement mais indirectement…. Le Roman, tel que je le lis ou le désire, est précisément cette Forme qui, en déléguant à des personnages le discours de l'affect, permet de dire ouvertement cet affect : le pathétique y est énonçable ». Quant à la troisième, elle apparaît comme un corollaire de la précédente : « Enfin, et peut-être surtout, le Roman… ne fait pas pression sur l'autre (le lecteur) ; son instance est la vérité des affects, non celle des idées » (1984 345). Et Barthes de conclure qu’il revient au roman, du cœur de « cette subjectivité, de cette intimité même […] d’exprimer à la fois la brillance et la souffrance du monde » (1984 346).

21En devenant ainsi un « lieu de salut personnel par la transcendance de l’égotisme » (Finkelkraut 223), le roman implique que l’écriture soit non seulement transitive mais performative. C’est d’ailleurs ainsi que, « pour finir le cours », Barthes définit l’œuvre désirée comme « simple, filiale, désirable » (2003 378-379) : « simple » c’est-à-dire lisible, non ironique, non métafictionnelle ou métalinguistique, sans guillemets ni plis ; « filiale », c’est-à-dire qui embrasserait la tradition et transmettrait les anciens ; « désirable », à l’inverse des textes scriptibles ou de jouissance, ce qu’il définit comme « une œuvre en Ut Majeur » (2003 384).

22Dans cette conception finalement romantique et moderniste, Barthes fait de la littérature ce qui rédime la vie et le monde : comme dans le cours sur « Le Neutre », il définit ce qu’il cherche comme « une introduction au vivre, un guide de vie » (2002 37). Ce que peut la littérature, nous dit Barthes, c'est nous servir de « guide de vie », grâce au témoignage et à la transmission.

‘The ethical turn’

23Outre Barthes, bien sûr, cette mission de la littérature s’est vue réhabilitée depuis que nous sommes entrés dans l’ère des divers ‘post’, post-structuralisme, post-humanisme, post-théorie, etc., celle que l’on désigne en anglais comme the ethical turn, inspirée entre autres par les travaux de Levinas, Ricœur, Derrida, Nussbaum, Badiou, Bouveresse, ou après eux, Sandra Laugier12. Ce type de questionnement éthique, en lien avec l’esthétique et le politique, est venu renouveler le discours sur la littérature, donnant des outils pour l’aborder sous un angle qui, pour revenir aux enjeux qui nous occupent ici, lui rend toute sa pertinence dans le monde contemporain.

24Dans sa leçon inaugurale « La littérature, pour quoi faire ? », Compagnon rappelle que « [l]a philosophie morale contemporaine a rétabli la légitimité de l’émotion et de l’empathie au principe de la lecture » (2007 65), et que celle-ci est « le lieu par excellence de l’apprentissage de soi et de l’autre » (2007 76). Todorov abonde dans le même sens dans La Littérature en péril, soulignant le rôle vital que la littérature a à jouer dans l’accomplissement de soi comme dans la compréhension de l’homme et du monde :

Que peut la littérature ? [...] Elle peut beaucoup. Elle peut nous tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre (69, 72).

25Les travaux de la philosophe et juriste Martha Nussbaum, combinant la conception aristotélicienne de l’éthique à la théorie de la justice de John Rawls (Theory of Justice), et s’appuyant sur la conviction qu’il existe des liens essentiels entre littérature et philosophie morale, sont exemplaires de ce renouveau d’intérêt porté par les philosophes à la chose littéraire comme mode privilégié de la réflexion éthique (Buell 2). Les analyses qu’elle propose, d’une finesse et d’une souplesse admirables, sur la portée éthique et sociale des dilemmes moraux mis en forme dans les romans de James, par exemple, tels The Ambassadors ou The Golden Bowl13, tout en offrant la démonstration pratique de la relation interne entre valeur éthique et valeur littéraire, mettent en évidence le rôle spécifique de la littérature dans l’appréhension de la vie morale : « Les qualités précises qui rendent les romans si différents de traités abstraits dogmatiques sont, pour nous, la source de leur intérêt philosophique » (1990 29). En effet, comme le notent Lamarque et Olsen, « La fonction que ces œuvres servent en philosophie morale ne pourrait être servie par aucune autre espèce de texte » (390-1 in Bouveresse 134), ce qu’Iris Murdoch condense dans sa question lapidaire : « What is Proust about, and why not just read Bergson ? » (Murdoch, 277).

26Dans un article sur la réévaluation du ‘New Criticism’ dans Poétique, Bernard Gendrel et Patrick Moran rendent justice à cette démarche lorsqu’ils écrivent que, pour Nussbaum,

un texte littéraire est intéressant parce qu’il nous met face à des situations éthiques et existentielles qui ne pourraient être exprimées autrement — notamment par la philosophie. L’œuvre n’est ni une théorie, ni l’exemplification d’une théorie, elle est l’expression, irréductible à toute reformulation, d’une vision éthique : elle est une mise en situation, au plus proche de ce que nous vivons dans notre quotidien (et même dépassant ce quotidien, puisque la littérature permet un approfondissement et un éclaircissement qui souvent nous font défaut dans l’instantanéité de notre vie vécue). (Gendrel et Moran 119-120)

27La puissance unique de la littérature, c’est donc cette capacité, que n’a pas la philosophie elle-même, « pour exprimer, sans les falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale » (Bouveresse 54). La littérature, en offrant un substitut à la théorisation morale, permet, à partir du spécifique, de rejoindre des « prescriptions concrètes universalisables » (Nussbaum 1995). Ce faisant, elle contribue à forger notre réflexion sur la question centrale de toute vie, celle du comment vivre, « point de départ de la réflexion sur la philosophie morale » (Bouveresse 52).

28Comme Nussbaum, Hillary Putnam insiste également sur le fait qu’il ne s’agit pas de connaissance morale, mais d’une « espèce rivale de connaissance » (cité par Bouveresse 56), d’une extension de notre imagination et de notre sensibilité morale, et plus généralement d’une « extension de la vie, non seulement horizontalement […] mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans sa vie » (Nussbaum 1990 48). C’est par l’imagination et par les émotions que l’on peut appréhender les situations les plus éloignées de notre présent, mais qui en même temps affectent notre présent. Car les émotions sont endaïmonistic, elles ont à voir avec l’accomplissement de soi (Nussbaum 200131).

29Dans son livre Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life (1995), Nussbaum se penche ainsi sur le rôle de l’émotion dans la vie publique et sur « la contribution décisive que peuvent apporter les œuvres littéraires à la culture de l’émotion » (Bouveresse 162). Rejoignant Barthes, Nussbaum privilégie le roman comme le genre qui inscrit l’empathie et la compassion en son cœur même et qui, à ce titre, touche au plus près les questions de citoyenneté. Ainsi, ses travaux tout à la fois posent la question et y répondent, de savoir s’il sera possible d’unir la théorie littéraire et la théorie éthique à la poursuite de la question de la vie bonne — « How should one live ? » (Nussbaum 1990 168) — et ils font la démonstration qu’enseigner la littérature, c’est enseigner la démocratie.

30Au cœur de cette réflexion autour du comment vivre, et en particulier comment vivre dans la cité, dans la polis, on retrouve la question de la fonction politique, éthique et publique de la littérature. Si la littérature est bien, comme le dit Ricœur, « un vaste laboratoire pour des expériences de pensée » (Ricœur176), « des explorations menées dans le royaume du bien et du mal » (194), et si les récits sont des mises à l’essai de différents cours d’action, ils permettent de donner des repères pour « la vie bonne ».

31Pour conclure, il semble qu’il y ait là matière à une réflexion renouvelée sur la littérature et ses fins. La littérature, dans cette optique, joue un rôle qu’on pourrait dire ‘religieux’, au sens littéral de religere, dans la mesure où elle nous relie aux autres et nous conduit vers l’autre. Dans son article sur James et Proust comme « exercices spirituels », Richard Rorty en fait l’instrument de la correction de notre égotisme et de notre égocentrisme : l’expérience littéraire est vue comme « un apprentissage [qui] ne change pas le contenu de notre esprit mais le contenant lui-même, l’appareil de perception plutôt que les choses perçues » (Todorov 77) : elle nous fait voir autrement, nous rend meilleurs, nous apprend à regarder et à vivre, indépendamment de tout ce qui serait raisonnement formel, jugement ou argumentation. « Ce qu’apporte la littérature à l’éthique ne peut être déterminé par une ‘connaissance’, des ‘arguments’, ou des ‘jugements’ », commente Sandra Laugier à propos des travaux de Cora Diamond et Martha Nussbaum (Laugier 1) : « [l]’intérêt d’examiner l’éthique à partir de la littérature est précisément de faire voir progressivement comment une véritable connaissance peut se faire, qui ne passe pas par le jugement, ni par quelque ontologie morale » (Laugier 15). En soulevant des questions sur la façon dont nous pourrions vivre, l’œuvre littéraire n’est pas moralisatrice mais « morale dans la mesure où elle transforme le lecteur, son rapport à l’expérience » (Laugier 4). Ce pouvoir de la littérature tient à son savoir irremplaçable, la mathesis dont parle Barthes, un « savoir des singularités » (Compagnon 2007 63) :

32Les choses que la littérature peut rechercher et enseigner sont peu nombreuses mais irremplaçables : la façon de regarder le prochain et soi-même, […] d’attribuer de la valeur à des choses petites ou grandes, […] de trouver les proportions de la vie, et la place de l’amour en elle, et sa force et son rythme ; et la place de la mort, la façon d’y penser et de ne pas y penser. (Italo Calvino, Défis aux labyrinthes, cité par Compagnon 2007 60)

33Voilà donc ce que peut la littérature : à l’instar de l’idéal des « Humanités » tel que le concevait la Renaissance, « litterae humaniores », « les lettres qui rendent plus humains »14, elle invite à imaginer ce centre de réalité qu’est l’autre, et ouvre, à travers une expérience de nature performative, sur la tolérance. Enseigner la littérature serait un engagement existentiel et moral, politique et citoyen. Comme le rappelle Alberto Manguel, un texte ne donne pas sens au malheur, il existe simplement comme « un point d’équilibre, un rappel à la lumière en temps de catastrophe ». Il nous aide à tenir debout, « à rester en vie, ensemble ».