La confession selon Charles Didier : stratégies narratives (1833-1859)
1L’histoire littéraire suscite parfois des rapprochements improbables. Ainsi, les deux récits de confession qui feront l’objet de cette étude ont-ils été célébrés par deux écrivains de la même génération que leur auteur, mais aussi éloignés l’un de l’autre que possible. George Sand, en 1835, note en tête du chapitre XIV de Rome souterraine de Charles Didier, roman paru deux ans plus tôt : « Que personne ne lise légèrement ce chapitre » (Bodin, 1983, p. 23). À la fin du même chapitre, elle écrit : « Je ne sais s’il existe quelque chose de plus beau dans son genre que cette narration. Style, vérité, profondeur, gradation, poésie, psychologie, tout y est. » Puis, sur la table des matières, elle éprouve le besoin de répéter son jugement, en inscrivant à propos de ce chapitre XIV intitulé Le Mont Mario : « sublime » (Bodin, 1983, p. 24)1. Elle emploie le même adjectif dans une lettre à Hippolyte Fortoul, à la fin du mois de décembre 1835 : « […] Je viens de relire Rome souterraine. J’en ai lu le 2e volume cette nuit (il est trois heures du matin). J’ai barbouillé l’exemplaire d’exclamations admiratives. […] Le C[ardinal] de Pétralia est une figure sublime, n’est-ce pas ? » (Sand, [1835] 1967, p. 197). Puis, elle dit son admiration à Buloz, le 5 janvier 1836 : « J’ai été obligée de relire Rome souterraine, et à propos de cela sachez que c’est un beau livre, et que le chapitre intitulé le Mont Mario est une chose sans défaut. Si vous en doutez, relisez-le et faites un peu plus mousser l’auteur qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Sa réputation n’est pas à la hauteur de son talent » (Sand, [1836] 1967, p. 233). De fait, l’auteur, Charles Didier avait choisi de publier en avant-première, dans la Revue encyclopédique, en 1833, ce chapitre XIV. Enfin, en ce début d’année 1836, à la fin d’un dîner dans la « mansarde bleue » du 19 quai Malaquais, devant Hippolyte Fortoul, François Arago, et l’auteur, qui allait devenir son amant pendant quelques mois, George Sand lut à haute voix ce fameux chapitre.
2Trente ans plus tard, l’homme qui, peut-être, l’exécrait le plus, ne tarit pas d’éloges sur un autre récit de confession, une nouvelle du même Charles Didier intitulée « Une conversion ». Barbey d’Aurévilly, s’il a lu Rome souterraine, n’a pas dû apprécier ce roman ; il n’apprécie pas non plus les nouvelles rassemblées sous le titre Les Amours d’Italie, à l’exception notable d’« Une conversion ». Voici ce qu’il écrit à ce sujet :
M. Charles Didier, pour la première fois de sa vie, a montré une portée, une netteté et un talent qu’on ne lui connaissait pas. Conviction parfois vaut génie, et ici le génie lui-même n’eût pas mieux fait, ni plus élevé, ni plus droit, ni plus pathétique que cette magnifique histoire où toute l’âme d’un homme a pesé et qui s’appelle : Une Conversion ! […] On dit que M. Charles Didier, longtemps philosophe, est passé de la philosophie aux idées chrétiennes. Toujours est-il que l’histoire en question est une profonde glorification des institutions catholiques. C’est la confession d’un pasteur protestant qui devient un prêtre de l’Église romaine, sous le coup des malheurs dont il est cause et de ses remords.
L’amour que ce pasteur devenu prêtre éprouve,
admirablement raconté, est, de sentiment et de circonstance, un des récits les plus poignants et les plus attendrissants tour à tour. La passion y parle encore une langue brûlante, mais purifiée.
Seulement l’originalité et le sens de ce petit roman, digne d’être publié à part, ne sont pas dans la passion criminelle du pasteur protestant et dans les détails de sa chute ; ils sont dans la situation de cet homme supérieur, dont le cœur est dévoré, les sens enivrés, mais dont, malgré ces tumultes, la haute raison touche au génie, et qui succombe, entraîné par la nature humaine, parce que son Église, à lui, ne l’a pas gardé, en faisant descendre dans sa vie la force de l’irrévocable ! Jamais la question du mariage des prêtres et des épouvantables conséquences individuelles et sociales dont il est plein n’a été éclairée d’une lueur plus pénétrante et plus belle. Jamais l’art et la passion du conteur ne se sont unis à plus de profonde vérité. (Barbey d’Aurevilly, 1865, p. 225-226)2
3La partialité de ce point de vue fait sourire. En raison de l’apologie catholique qu’il y voit, Barbey trouve brusquement toutes les qualités à un écrivain que par ailleurs il juge « médiocre ». Or, la façon dont Didier a écrit les deux récits de confession ne diffère pas ; et la meilleure preuve, c’est que l’auteur de Lélia comme celui des Diaboliques y décèlent la même force esthétique et rhétorique : beauté, profondeur, style, vérité. La littérature devient alors un « art » qui atteint au « sublime » (Sand) et au « génie » (Barbey).
4Quelques brefs renseignements sur le roman et la nouvelle : Rome souterraine retrace, au début des années de lutte pour l’indépendance et l’unité de l’Italie, le soulèvement de carbonari à l’occasion d’un conclave ; l’auteur a imaginé que deux hommes très différents, mais liés par l’amitié, unissaient dans l’ombre leurs forces pour sauver leur patrie de la domination autrichienne. « Une conversion » mêle des souvenirs du Décaméron de Boccace et de deux romans beaucoup plus récents. Claire de Duras avait écrit en 1822 Les Veilles du Saint-Bernard – intitulé aussi Le Moine du Saint-Bernard. Il y a peu de chances que Didier l’ait entendu, car il n’avait pas été publié (il ne l’a été qu’en 2023, dans l’édition que Marie-Bénédicte Diethelm a donnée des romans de Claire de Duras dans la collection « Folio », chez Gallimard), faisant seulement l’objet de lectures en petit comité, quand la romancière était encore vivante. Or, elle est morte en janvier 1828. Mais Didier en avait peut-être entendu parler. Et sans doute avait-il lu le roman qu’Astolphe de Custine avait publié en 1829, Aloys ou le Religieux du Mont Saint-Bernard, faisant bizarrement passer son récit pour une histoire vraie qui aurait été transcrite de mémoire et que « l’auteur d’Ourika » aurait eu l’idée d’insérer dans un recueil de nouvelles. Bizarrement, car l’histoire n’est pas la même, seuls l’énonciation et le lieu de celle-ci sont semblables : dans les deux cas, un religieux du Mont Saint-Bernard conte une histoire d’amour impossible. Dans le roman de Claire de Duras, le héros était déjà prêtre, par éducation plus que par inclination naturelle, quand il a éprouvé de l’amour pour une jeune fille qu’il ne pouvait donc épouser (il reste prêtre) ; dans celui de Custine il est question d’un jeune moine qui a écrit l’histoire de sa « conversion »3 et la lit à un étranger de passage, rescapé de la mort au Mont Saint-Bernard. Le jeune homme, en Ombrie, devait épouser une jeune fille, à Rome, alors que c’est la mère de celle-ci qu’il aimait. Entré dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens, il entend Dieu répondre à son trouble, et quitte sans avoir péché la famille dans laquelle il devait entrer, pour se faire ermite puis moine au couvent du Grand Saint-Bernard.
5Charles Didier s’était toujours intéressé à la question religieuse – et si j’emploie cette expression, c’est que la religion est toujours restée pour lui une question. Né en Suisse en 1805, il aurait envisagé, selon Marc Monnier (1874, p. 38), de devenir pasteur, avant d’y renoncer, faute d’une foi véritable. Ses fréquents voyages en Italie, dont il devint l’un des meilleurs spécialistes, l’avaient familiarisé avec le catholicisme ; en outre, il avait été pendant plusieurs années l’un des plus proches amis de Lamennais. Puis, il s’était lié d’amitié avec l’archevêque de Paris Mgr Sibour, ainsi qu’avec la duchesse de Gramont, très pratiquante. Plusieurs de ses amis étaient devenus catholiques : David Richard, le peintre André Verre ; Liszt, qu’il avait longtemps fréquenté, n’allait pas tarder à rejoindre le tiers-ordre franciscain. Après avoir subi beaucoup d’échecs et donc de désillusions, Didier avait noté dans son Journal, le 15 juillet 1851 : « Je sens toujours de plus en plus que la religion seule peut agir efficacement sur le cœur et le convertir. » C’est peut-être pour cette raison qu’il imagina peu après la nouvelle « Une conversion » ; mais, toujours incapable d’éprouver une foi véritable, il demeura hors de l’Église4.
6Il a choisi dans son roman de 1833 comme dans sa nouvelle parue en 1859 une situation paradoxale. D’ordinaire, un prêtre reçoit une confession ; or, c’est un cardinal âgé de 65 ans, très haut placé dans la hiérarchie vaticane puisqu’il est grand-pénitencier5, qui va se confesser à un jeune ami laïque et même athée, dans Rome souterraine ; et c’est un ancien pasteur presque trentenaire devenu catéchumène qui se confie à un abbé, dans « Une conversion ». Dans le premier cas, on constate un complet renversement de la coutume, et donc de la situation habituelle d’énonciation ; le second cas est plus courant, mais on oublie d’autant plus que le catéchumène s’adresse à un abbé que celui-ci ne dit mot, une fois qu’il a introduit l’histoire auprès de ses auditeurs bloqués par la neige au couvent du Grand Saint-Bernard.
7Deuxième point commun entre les deux confessions : le lieu. Il n’a pas été choisi au hasard, puisqu’il s’agit de Rome. Le Mont Mario, au nord-ouest de la ville, accueille sur ses hauteurs et à l’air libre la confession du cardinal, qui poursuit plus brièvement l’exposé de ses plans dans la cellule où il vit, au couvent Saint-François, qui existe encore au Trastevere. Et c’est le collège des Convertendi, démoli plus tard, au moment du percement de la via della Conciliazione, qui abrite la confession de l’ancien pasteur.
8Troisième point commun : il s’agit de récits rétrospectifs. Il y a bien aveu, dans les deux cas, mais celui-ci ne s’explique que par une série de circonstances motivées.
9On relève aussi des différences majeures : l’aveu n’est pas de même nature ; il n’occupe pas la même place dans le temps puisque d’un côté la conduite révélée pendant la confession dure encore, alors que de l’autre il s’agissait d’un acte ponctuel, ayant eu lieu une seule fois, et appartenant définitivement au passé. En outre, les deux comportements avoués ne sont pas jugés de la même façon par celui qui les formule. Le cardinal ne ressent pas la moindre culpabilité de ce qu’il révèle, contrairement à l’ancien pasteur, qui a choisi de se convertir pour tenter de mieux expier sa faute. Enfin, le cardinal choisit un jeune homme en qui il a toute confiance, car il le sait patriote et pur. Il prend le risque d’être démasqué et ne le cache pas à son interlocuteur6, mais brave un danger toujours possible en pariant sur la droiture d’Anselme. Julien, dans « Une conversion » s’ouvre à un voyageur de passage, l’abbé, avec lequel il a fini par sympathiser, mais qu’il connaît peu ; il n’en a pas moins également confiance en lui. Le cardinal n’ouvre son for intérieur qu’à Anselme : « je me repose des dissimulations de ma vie extérieure en me réfugiant dans ma vie intime ; celle-là, du moins, est à moi » (Didier, [1833] 2007, p. 344), dit-il, préfigurant Mesa dans Partage de Midi. Il ajoute : « Le sanctuaire de ma pensée est inviolable » (Didier, [1833] 2007, p. 344). Julien, en revanche, demande à l’abbé de ne pas cacher ses aveux, demande qui sera satisfaite puisque l’abbé rapporte la confession de Julien aux voyageurs bloqués au couvent du Grand Saint-Bernard. C’est que leurs motivations diffèrent, comme la nature de leurs aveux, même si l’un comme l’autre n’ont en vue que le triomphe du catholicisme. Derrière l’exemplarité de la conduite du cardinal, qui passe pour un saint homme, nul ne doit pouvoir soupçonner le but qu’il veut atteindre : il est donc nécessaire que le secret soit gardé. S’il met Anselme dans la confidence, c’est que le jeune homme peut contribuer à ses plans ; et si Anselme, qui ne partage pas ses vues, accepte de garder le secret, c’est par loyauté. À l’inverse, Julien souhaite que son histoire soit connue de tous, afin de prévenir des dangers moraux que fait courir selon lui le protestantisme à ses pasteurs.
10Sans être certain que Didier, à l’époque où il rédigea Rome souterraine, ait lu les Confessions de saint Augustin, on peut, en tout cas, relever des similitudes entre le passé désordonné de l’évêque d’Hippone et celui du cardinal de Pétralie, ainsi que leur totale dévotion à Dieu, venue mettre définitivement fin à leurs débordements de jeunesse.
11Toutes proportions gardées, le schéma est semblable dans « Une conversion », à ceci près que Julien n’a pas multiplié les conquêtes ; il a simplement, si l’on peut dire, entraîné une femme vers l’adultère. Mais c’est une femme qu’il aimait depuis longtemps, non une femme qu’il aurait séduite pour le plaisir, sans éprouver de sentiment pour elle.
12Si cette faute et ses lourdes conséquences constituent à la fois le centre et le point d’aboutissement de la confession de Julien, les débordements de jeunesse du futur cardinal grand-pénitencier ne sont qu’une étape dans la série des aveux qu’il formule en présence d’Anselme. Confession mise en scène dans le théâtre à l’air libre qu’est le Mont Mario, devenu confessionnal à ciel ouvert, amplement décrit dans les cinq premiers paragraphes du chapitre XIV.
13Attisant la curiosité du lecteur par les questions que se pose intérieurement Anselme, Charles Didier use d’un procédé précurseur du roman-feuilleton qui n’allait pas tarder à naître : « Anselme ne songeait […] qu’au rendez-vous mystérieux du cardinal de Pétralie. Qu’avait-il donc à lui révéler ? de quels secrets un prince de l’Église pouvait-il le rendre dépositaire ? dans quel but une confiance si singulière ? que voulait-il de lui ? » (Didier, [1833] 2007, p. 319) Puis, lorsque le cardinal arrive et demande à ne pas être interrompu : « Assis au bord de la montagne, Anselme était muet de surprise et d’attente » (Didier, [1833] 2007, p. 322). Le décor est en harmonie avec ce qu’il va entendre mais aussi avec la suite des événements. De sorte que la phrase à valeur de vérité générale « La solennité de la Campagne romaine jette dans la tristesse » a valeur de prolepse et nécessite une lecture « à grande longueur d’onde », expression employée par Julien Gracq pour caractériser ce qu’il appelait « l’oreille romanesque » (Gracq, 1980, p. 228).
14Si Rome souterraine est bien un roman, ce chapitre essentiel est théâtralisé, ne serait-ce que par le recours au style direct (le cardinal monologue) et par la description de sa gestuelle, qui rappelle les didascalies. En outre, le mot « masque » survient avant même le début du récit de confession, pour qualifier un lieu commun, la « gravité monacale » du franciscain. On en retrouvera des occurrences dans « Une conversion ». Ce masque, le cardinal va le déposer dès le début de sa confession. Et il souligne d’emblée le caractère exceptionnel de son acte, en termes pré-baudelairiens : « […] je viens mettre mon cœur à nu devant vous, et vous révéler des choses que nul œil n’a pénétrées, et que ma bouche prononce aujourd’hui pour la première, pour la dernière fois ; mystères profonds, secrets intimes qui dorment au fond de mon âme depuis quarante ans » (Didier, 2007, p. 322). Suit le récit d’un début de vie peu flatteur : fils naturel d’un laquais sicilien, maltraité dans un hospice d’enfants trouvés, forcé de devenir lui-même valet, cet homme, dont on ignore le nom, incarne le bâtard qui affronte le monde en vue de lui imposer sa volonté, pour reprendre l’une des catégories forgées par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman. Après avoir passé plusieurs années de vie aventureuse et immorale, au cours de laquelle il est comédien puis brièvement soldat, il rencontre, à 21 ans, un franciscain qui le conduit dans un couvent. Enflammé d’une piété profonde et sincère, il y devient convers. Commence alors le récit d’une ambition : car tel est l’objet de la confession du prélat. Après deux ans d’étude, il devient moine, et très vite confesseur7. Le motif de la confession structure donc la vie du personnage, moine-confesseur à 25 ans, puis élevé à la dignité de Grand-Pénitencier une quarantaine d’années plus tard, et enfin, par une sorte de propagation de ce modèle, choisissant, selon un système d’enchâssement, de passer lui-même aux aveux. Cette confession est aussi le lieu d’une lecture rétrospective de soi. Le cardinal se met à distance du jeune homme qu’il était et analyse la façon dont il se comportait, mû par l’inconscience qui caractérise ceux qui commencent leur existence : « Je devais mon audace à mon ignorance ; car en me dissimulant les obstacles, elle m’empêchait d’en tenir compte et de les craindre » (Didier, 2007, p. 330).
15L’occasion d’une prédication à Palerme, et surtout la découverte de la vie de Sixte-Quint augmentent ses ambitions : « Je venais de voir un pâtre obscur ceindre la tiare parce qu’il avait voulu : – Et moi aussi, m’écriai-je, je saurai vouloir ! » (Didier, 2007, p. 329). Cette découverte constitue en quelque sorte le deuxième acte de la pièce de théâtre qu’est devenue la vie de l’ancien comédien.
16À cet instant, le cardinal en confession est confronté au problème de l’inexprimable : « Dans quelle langue, en quels termes raconter ce qui se passait en moi ? Quelle forme donner à ces émotions intimes qui vivent de silence et de mystère ? » (Didier, 2007, p. 329). Et loin de se repentir de sa conduite, il en fait une voie mystique : « L’ambition a des joies immenses, supérieures à toutes les joies. Face à face avec ma pensée, je passais des jours de ravissement dans ma cellule » (Didier, 2007, p. 333). Le mot « ambition », déjà prononcé, va scander la suite de la confession. Après des années de dissimulation pendant lesquelles sa réputation de sainteté s’accroît, le franciscain se rend à Rome sous le prétexte d’un pèlerinage. Le rideau s’ouvre alors sur l’acte III : « J’étais prêt pour la joute, je descendis dans la lice » (Didier, 2007, p. 334). Auparavant, c’est assis sur les bords de l’Etna qu’il médite sur sa destinée. Tableau grandiose, qui s’accorde à la solennité de cette confession.
17Le franciscain, gagnant très vite la confiance du pape, devient évêque puis cardinal. À ce moment-là commence l’acte IV, qui se déroule encore lorsqu’il se confesse à Anselme et lui apprend qu’il doit continuer à feindre l’humilité. « Sur ce théâtre d’hypocrisie et de servitude, il m’a fallu, comme ils font tous, mettre un masque et m’annuler, pour exister un jour » (Didier, 2007, p. 342). Exister n’a pour lui qu’un sens, qu’il avoue sous plusieurs formes, à la fin de sa confession : « mon ordre a donné à l’Église cinq papes ; je serai le sixième » (Didier, 2007, p. 343) ; « Il n’a tenu qu’à moi […] d’être confesseur des rois ; mais l’ambition, passion forte et sacrée, a tué en moi toute gloriole ; je veux régner sur les rois du haut du premier des trônes, non du fond du confessionnal. […] Le pape se meurt ; le conclave va s’ouvrir, et le pape qui en sortira, ce sera moi […] » (Didier, 2007, p. 344). Puis, peu après, dans une péroraison qui s’apparente à un feu d’artifice rhétorique : « Rome aura un nouveau maître, l’Église un nouvel époux, la barque de saint Pierre un nouveau pilote, le Fils de l’homme un nouveau vicaire : or, ce vicaire, ce pilote, cet époux, ce maître, il est devant vous : c’est le bâtard du laquais sicilien » (Didier, 2007, p. 345).
18Il convient d’ajouter que l’ambition du cardinal dépasse sa propre personne. Il veut, en devenant pape, consolider l’avenir du christianisme « qui est le port éternel de l’humanité ». La croix qui s’élève sur la coupole de la basilique Saint-Pierre est à ses yeux « le phare du monde ».
19« Tout homme a un secret en lui », écrira Mallarmé quelques années plus tard (lettre à Théodore Aubanel du 16 juillet 1866 ; Mallarmé, 1995, p. 312). Dans « Une conversion », un abbé espagnol observe dans un couvent romain un homme mystérieux :
J’avais fait plusieurs fois sur lui, aux révérends pères, des questions qui n’avaient obtenu que des réponses vagues ou évasives ; peut-être n’en savaient-ils pas plus eux-mêmes ou si quelqu’un d’entre eux en savait davantage, c’était probablement sous le sceau de la confession, et son devoir lui commandait un silence encore plus absolu. Quoi qu’il en soit, je m’étais figuré qu’il y avait un secret, ou un roman peut-être dans la vie de cet austère étranger, et que des événements extraordinaires l’avaient ramené du sein du schisme au giron de l’Église. (Didier, 1859, p. 235)
C’est une question d’herméneutique qui va les rapprocher :
Il s’agissait du sens véritable de ce passage de saint Matthieu : « Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne leur sera pardonné ni en ce siècle, ni en celui qui est à venir »8. Comment faut-il entendre cet anathème ? Est-il vraiment irrémissible, et qu’est-ce qui constitue précisément ce redoutable péché contre la troisième personne de la Trinité ? Il semblait attacher à ces questions délicates et souvent controversées une importance capitale et s’y intéresser d’une façon toute personnelle. (Didier, 1859, p. 235-236)
20Ils sympathisent, l’abbé admire son intelligence, son humilité et son éthique, et le catéchumène le détrompe. C’est alors que commence sa confession, qu’il regrette de ne pouvoir faire publiquement. « Confessez vos fautes les uns aux autres », lisait-on à la fin de l’Épître de Jacques (V, 16). L’héroïne du Curé de village de Balzac (1839) y faisait aussi allusion : « Qui a écrit : Confessez-vous les uns aux autres ? N’est-ce pas les disciples immédiats de notre Sauveur ? Laissez-moi confesser publiquement ma honte, à genoux » (Balzac, [1839] 1998, p. 307). La confession publique avait été remplacée par la confession auriculaire lors du IVe concile du Latran, en novembre 1215 ; et c’est encore dans le tête-à-tête que se déroule la confession du convers à l’abbé. Elle est d’emblée solennelle, comme l’était celle du cardinal ; mais elle est aussi constamment hyperbolique pour dénoncer un comportement immoral car elle concerne non une ambition pontificale, mais la conduite d’un homme envers une femme mariée. L’abbé comme les lecteurs sont prévenus : « Préparez-vous à entendre d’horribles choses, car je prétends ne vous rien déguiser. Je vous dirai tout. Vous verrez par quelle longue série de fautes, puis de crimes, oui, monsieur, de crimes, j’ai été conduit dans ce saint bercail du Seigneur où l’on rattache au troupeau les brebis perdues et que je souille par ma présence » (Didier, 1859, p. 239). Cette confession non préparée soulage donc le cœur et l’esprit du pécheur, et contribue à légitimer sa conversion :
[…] c’est pour moi un devoir sacré de vous restituer enfin l’estime que je vous ai volée et dont je jouis depuis trop longtemps sans conteste sinon sans remords. Si tardif que soit cet acte de contrition, il n’est jamais trop tard pour s’amender. […] la miséricorde de Dieu est grande, sa grâce est infinie. Il ne veut pas, c’est lui-même qui le dit, non, il ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion. (Didier, 1859, p. 239)
21Émaillée de références bibliques (saint Matthieu, saint Paul…), la confession de l’ancien pasteur, d’un bout à l’autre pathétique, dissémine les indices de la chute, et les hyperboles. « L’ange du bon conseil » lui apparaît trois fois, en vain. La troisième fois,
son œil était plus inquiet, son geste plus pressant. « Fuis ! Fuis ! » me disaient-ils. Il était temps encore. Mais ce troisième avertissement fut perdu pour moi comme les deux autres ; entêté dans ma faiblesse, je les ai méprisés tous les trois. Et comme je passais outre cette fois encore, l’ange laissa tomber sur moi un long regard de tristesse, puis se voilant la tête en signe de deuil, il disparut.
Quand Pierre eut renié le divin Maître, le coq chanta, et Pierre alors connut sa faute ; il sortit dehors et pleura amèrement9. Mais le coq a chanté pour moi, il a chanté trois fois, et je ne suis point sorti, et j’ai persévéré dans mon orgueil et pas une larme n’a mouillé mes yeux. J’étais si faible que je me croyais fort10 ; j’ai eu la présomption criminelle de vouloir affronter malgré Dieu un danger qu’il m’avait montré du doigt jusqu’à trois fois. Je devais succomber, j’ai succombé. Alors l’ange m’est apparu de nouveau ; mais ce n’était plus cette fois le ministre du bon conseil, c’était le ministre du châtiment. Une sainte colère enflammait ses yeux pleins naguère d’une si tendre inquiétude ; son bras vengeur, au lieu de la palme que j’avais perdue, brandissait alors l’épée flamboyante qui chassa du paradis terrestre les deux premiers pécheurs. (Didier, 1859, p. 252)
22Julien, qui n’a encore jamais commis « le péché de concupiscence », doit se marier car un pasteur célibataire n’est pas toléré dans la société. Avoir une femme lui confère une autorité légitime : on peut ainsi lui faire confiance. Or, on propose à Julien une jeune fille qui n’est autre que la sœur de Nancy, la femme mariée et mère, qu’il aime en secret. Il est en quelque sorte contraint d’accepter, mais élude et temporise. Se jugeant lui-même comme s’il se flagellait, il qualifie la conduite qui était la sienne de perverse, parle du « cloaque de [s]on cœur » et accumule les jugements moraux dépréciatifs :
Non seulement je me mentais à moi-même, mais je croyais mentir à Dieu. Je n’étais déjà plus qu’un sophiste ; c’est-à-dire que la corruption du cœur gagnait l’esprit et dépravait l’intelligence. Après cela il n’y a plus rien ; c’est le dernier degré de la dépravation. Un malade qui en est là est désespéré. Renvoyez les médecins et appelez le fossoyeur. (Didier, 1859, p. 285-286)
L’image du masque revient plusieurs fois. Nul ne soupçonne sa duplicité :
Chose étrange ! ma prédication gagnait à ces troubles intérieurs ; j’avais des mouvements d’éloquence imprévus, des cris du cœur si palpitants que ma réputation d’orateur grandissait chaque jour, et qu’on en parlait dans tout Florence. On m’appelait le Savonarola protestant. (Didier, 1859, p. 291)
23Lorsque Nancy se résout à aller voir Julien pour le presser d’épouser Émilie, sa sœur, deux êtres se retrouvent en « péril ». Il y a de l’Adolphe dans ce Julien qui reconnaît : « Je sentis que je mettais le pied sur un terrain glissant, et qu’une fois le premier pas fait on n’est plus maître de s’arrêter » (Didier, 1859, p. 301)11. Nancy est une femme à la fois courageuse, pieuse et vertueuse (le mot « vertu » compte une dizaine d’occurrences dans la nouvelle). Ces trois qualités en font une femme non seulement digne d’inspirer un véritable amour, mais aussi d’incarner une éthique de l’exceptionnel qui n’est plus courante dans la littérature de la seconde partie du xixe siècle. Pour elle, seul compte l’honneur : le bonheur personnel lui est subordonné, et doit s’effacer devant lui. Faillir à son devoir, c’est sombrer dans l’opprobre et s’exposer à subir un châtiment divin. Sa sœur est promise à Julien : elle exhorte donc celui-ci à l’épouser. « Le sentiment du devoir qu’elle accomplissait, au péril de tant de choses » (Didier, 1859, p. 300) la rend encore plus aimable :
À mesure qu’elle parlait, elle s’animait davantage et finit par s’élever à l’éloquence ; mais à la véritable, celle qui part d’un cœur droit et convaincu. Lorsque, en terminant, elle en vint à sa propre justification, elle fut si noble et si simple que je fus touché jusqu’au fond des entrailles. Je ne l’avais pas interrompue une seule fois et n’avais manifesté, par mon geste ou par mon regard, aucune opinion. Seulement j’avais les yeux attachés sur elle invinciblement, et si mon visage n’exprimait rien, mon cœur était à ses pieds. (Didier, 1859, p. 300)
24Nancy ne tient pas seulement le discours d’une femme vertueuse : elle joue ici le rôle d’une mère de substitution, pour sa sœur cadette comme pour Julien. Mais après avoir résisté, impassible, Julien lui avoue son amour, avec une intensité oratoire visant à la persuader de « se perdre » avec lui. Sa rhétorique passe par les outils habituels : répétitions, parallélismes ; antithèses ; contrepoint des pronoms « je » et « vous », puis « je » et « tu » ; utilisation massive des impératifs (ordre et défense). Le ton se fait de plus en plus dramatique et pathétique. Enfin, dans la dernière partie de ce morceau d’éloquence qui suit une gradation, il multiplie les exclamations, les regrets, les blasphèmes, provoquant chez Nancy un aveu réciproque et les conséquences qui s’ensuivent. L’outrance avec laquelle l’union est évoquée justifie alors pleinement le surnom de « Savonarole » :
Ici, monsieur l’abbé, il faut laisser tomber le rideau. J’aurais dû même le laisser tomber beaucoup plus tôt et ne pas offenser vos oreilles par le récit de tant d’horreurs et d’impiétés. Mais j’ai pris l’engagement de tout vous dire et je vous dis tout. Vous devinez la fin de cette scène digne des démons de l’enfer. Supposez tout ce qu’il y a de plus criminel, de plus abject, et vous resterez encore au-dessous de la réalité. (Didier, 1859, p. 304-305)
25Évidemment les trois protagonistes de cette histoire seront punis : la pécheresse va mourir de remords et de chagrin, car sa sœur, cachée dans une chapelle du Duomo12, l’a vue embrasser Julien et sa raison n’y survit pas ; quant au coupable, après avoir romantiquement passé la nuit qui suit les funérailles à pleurer sur la tombe de Nancy, il part pour Rome se convertir.
26Quelques mots de conclusion. Ni culpabilité, ni remords, ni reconnaissance d’une faute dans la confession du cardinal de Pétralie, qui avoue son ambition en la considérant comme nécessaire au renforcement de la papauté ainsi qu’à la libération de l’Italie. Il se juge d’autant moins pécheur que l’ambition ne fait pas partie des sept péchés capitaux. En conséquence, il ne cherche pas à apitoyer Anselme ni à obtenir son indulgence. De son côté, Julien ne réclame aucun pardon, aucune absolution à l’abbé. Il expose sa conduite qu’il est le premier à juger non seulement coupable mais criminelle : sa confession apparaît comme un « mea maxima culpa ». Toutefois, bien que très différentes sur le fond, ces deux confessions, motivées l’une et l’autre par la foi, ont pour visée ultime la célébration du « génie » du catholicisme. Le cardinal ne voit rien au-dessus de la papauté ; Julien fait l’analyse comparée du protestantisme et du catholicisme, au bénéfice de celui-ci ; et c’est dans le sacrement de confession qu’il place la supériorité de l’un sur l’autre :
quand, près de succomber à la tentation, blessé au cœur, mais luttant encore, une confession sincère pouvait me sauver peut-être, n’est-ce pas lui » [le protestantisme] « qui m’avait dit par la voix du préjugé : Le confessionnal est un piège, le confesseur un usurpateur ? » (Didier, 1859, p. 314)
Ah ! c’est alors qu’un confesseur sévère et judicieux m’eût été nécessaire. Une confession sincère, comme celle que je fais en ce moment devant vous aurait pu, je le sens, me sauver encore ; mais cette voie de salut, la seule qui me restât, m’était fermée : protestant et pasteur entêté dans l’erreur, aveuglé par le préjugé, je ne voyais et ne pouvais voir dans la confession qu’un scandale, une impiété ; y recourir alors eût été une apostasie, l’idée ne m’en vint même pas. C’est plus tard, quand Dieu m’eut fait la grâce d’ouvrir par le repentir mes yeux à la vraie lumière, que j’ai compris les miracles de la confession et quelle responsabilité terrible ceux qui l’ont détruite ont assumée sur eux. Il est des maux du cœur pour lesquels seule elle est un remède, quand tout le reste n’est qu’un palliatif. (Didier, 1859, p. 276)

