Colloques en ligne

Cyril Francès

« Sans nul autre intérêt que de vous amuser, et sûr de vous plaire, je vous présente une confession » : les paradoxes de l’aveu chez Casanova

“Sans nul autre intérêt que de vous amuser, et sûr de vous plaire, je vous présente une confession” : the paradoxes of confession in Casanova’s mémoirs

1Le motif de la confession, dans les écrits autobiographiques de Casanova, est présent de manière aussi insistante qu’énigmatique. Insistante parce qu’il apparaît en chacun de leur point stratégique, notamment dans les discours liminaires où l’aventurier l’utilise pour justifier une entreprise à la légitimité incertaine. Énigmatique, puisqu’à chacune de ses apparitions le terme est utilisé à contre-emploi, voire à contresens, et qu’en conséquence il est particulièrement difficile pour le lecteur d’évaluer le degré de sérieux qu’il faut lui accorder. Ainsi, dans l’« Avant-propos » de l’Histoire de ma fuite de la prison des Plombs, publiée en 1788, Casanova écrit :

Vous devez me vouloir du bien, mon cher lecteur, car sans nul autre intérêt que celui de vous amuser, et sûr de vous plaire, je vous présente une confession. Si un écrit de cette espèce n’est pas ce qu’on appelle une véritable confession, il faut le jeter par la fenêtre, car un auteur qui se loue n’est pas digne d’être lu. Je sens dans moi-même le repentir et l’humiliation, et c’est tout ce qu’il faut pour que ma confession soit parfaite, mais ne vous attendez pas à me trouver méprisable : une confession sincère ne peut rendre méprisable que celui qui l’est effectivement, et celui qui l’est est bien fou s’il la fait au public, dont tout homme sage doit aspirer à l’estime. (Casanova, [1788] 1987, p. 8)

2On saurait difficilement être plus paradoxal : l’auteur revendique un discours de vérité, affranchi des illusions de la vanité et enraciné dans le sentiment de sa culpabilité, mais n’en soumet pas moins sa parole aux usages et aux valeurs de la civilité, afin d’établir avec son lecteur une relation fondée d’un côté sur la séduction, de l’autre sur la bénévolence.

3Cette inscription acrobatique du récit de soi sous le signe de la confession n’est évidemment pas dénuée d’ironie, elle n’y est toutefois pas entièrement réductible, dans la mesure où lorsqu’elle est réaffirmée, elle l’est selon d’autres modalités, qui en estompent la dimension facétieuse mais qui, de ce fait, en aiguisent les contradictions. À la fin de l’Histoire de ma fuite, évoquant les Mémoires dont il vient d’entamer la rédaction, Casanova situe cette fois la relation à soi et au lecteur sous le signe de la mise à nu et, au moins par équivoque, de la honte : « Ou mon histoire ne verra jamais le jour, ou ce sera une vraie confession. Elle fera rougir des lecteurs qui n’auront jamais rougi de leur vie car elle sera un miroir dans lequel de temps en temps ils se verront » (Casanova, [1788] 1987, p. 202). Inversement, dans un projet de préface à l’Histoire de ma vie, daté de 1791, il présente le texte comme une « satire » de lui-même où l’on « ne trouvera pas le caractère de la confession1 » (I, p. 1115), avant d’affirmer hautement : « je rejette le triste et avilissant repentir » (I, p. 1117). Ce rejet se retrouve dans la dernière version de la préface, rédigée en 1797, qui convoque à nouveau le modèle de la confession pour en faire, plus ouvertement qu’en 1788, un pur et simple objet de dérision :

Par cette raison j’espère, cher lecteur, que bien loin de trouver dans mon histoire le caractère de l’impudente jactance, vous y trouverez celui qui convient à une confession générale, quoique dans le style de mes narrations vous ne me trouverez ni l’air d’un pénitent, ni la contrainte de quelqu’un qui rougit rendant compte de ses fredaines. Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi. (I, p. 5)

4On peut à nouveau légitimement se demander ce qu’il reste du « caractère » de la confession lorsque le repentir et le remords en sont exclus et que les péchés se transforment en « fredaines ». L’ironie paraît toutefois ici à double tranchant : même le mieux intentionné des lecteurs ne saurait accorder à certaines aventures du Vénitien le statut véniel de « folies de jeunesse », ne serait-ce que parce que le récit couvre presque cinquante ans de la vie de son auteur et que lui-même reconnaît plusieurs fois au cours de la narration l’indignité ou la scélératesse de sa conduite. La minoration des fautes est cette fois si ostentatoire qu’elle en devient suspecte, du moins la contradiction entre la volonté affichée d’un examen rigoureux de soi-même et l’absence proclamée, à son issue, du moindre trouble moral est-elle portée à son plus haut degré, laissant le lecteur circonspect quant à la valeur qu’il doit accorder à cette revendication toujours plus ambigüe de livrer une « confession2 ».

5De fait, l’échantillon de citations montre d’une part que la réflexion de Casanova sur sa démarche autobiographique en revient toujours aux mêmes éléments paradigmatiques, d’autre part que la configuration de ces éléments n’est jamais stabilisée et que, d’une préface à l’autre, leurs rapports évoluent sans gagner en cohérence. La confession est mobilisée pour caractériser la logique de saisie de soi-même qui anime l’écriture mais, puisqu’elle est coupée du mouvement moral qui devrait être à sa source, elle ne peut réellement valoir ni comme modèle formel ni comme principe instituant. En invoquant pour définir ses Mémoires une forme dont il rejette par ailleurs les contraintes et les exigences, Casanova inscrit au cœur de l’énonciation autobiographique un engagement et une inconséquence : engagement à « dire le vrai3 », inconséquence quant aux procédés de véridiction déployés à l’intérieur de ce dire puisque l’énonciation de la vérité n’engage pas d’attestation intérieure. Dépourvue de toute dimension pathique, elle n’entre pas même en conflit avec les normes communicationnelles de la mondanité. La vérité promise par le mémorialiste se soustrait au jugement du destinataire autant qu’à celui de la conscience, elle n’obéît à aucune sommation intime et n’engage aucune conversion : elle est donc, si l’on peut dire, aveugle à elle-même. Ce sont les formes et les enjeux de cet aveuglement que nous voudrions tenter d’analyser, en montrant que, au-delà de la manière dont l’Histoire de ma vie s’amuse à défaire le rapport à la vérité formalisé par la confession, elle en instrumentalise le modèle pour réfléchir sa propre poétique autobiographique et pour inventer de nouvelles modalités du récit de soi, un récit dans lequel le repentir et la culpabilité ne sont pas absents, mais où ils ne régentent pas le rapport que le sujet entretient avec lui-même et avec son passé.

Dérision de la confession

6Un des premiers souvenirs racontés dans l’Histoire de ma vie, le deuxième pour être exact, s’articule autour d’une faute et de sa confession. Casanova, âgé de huit ans, se trouve avec son frère cadet dans la chambre de leur père pendant que celui-ci réalise des travaux d’optique. Apercevant un cristal sur une table, l’aîné le subtilise puis, lorsque le père s’aperçoit du larcin, le glisse « adroitement » dans la poche de son frère pour qu’il reçoive à sa place les coups d’étrivières promis au voleur (I, p. 22). Par sa situation et son contenu, l’épisode peut faire écho à celui du ruban dans les Confessions de Rousseau ; il détermine cependant d’une tout autre manière la naissance de la conscience morale : là où, chez Rousseau, elle émerge à travers la reconnaissance honteuse d’une culpabilité fondatrice dont la brûlure est encore vive au moment de l’écriture, elle se soumet en revanche d’emblée chez Casanova aux impératifs de la conservation de soi et son expression fait l’économie d’une quelconque dramaturgie de la faute. Aucun repentir n’affleure en effet dans l’énonciation et la volonté d’échapper au châtiment s’offre comme une justification suffisante, qui mérite à peine d’être commentée. Le mémorialiste envisage ses actes enfantins uniquement dans la perspective de leur adéquation aux circonstances et aux buts visés : de ce point de vue-là, le « tour » joué au cadet est une réussite complète et le seul regret du mémorialiste porte sur un excès de vanité qui l’a conduit, un peu plus tard, à se « vanter » de sa tromperie auprès de son frère, qui lui en a gardé rancune toute sa vie. Plus encore, la confession du forfait est l’occasion d’une ironique entreprise de déresponsabilisation :

Dans une confession générale, ayant déclaré au confesseur ce crime avec toutes ses circonstances, j’ai gagné une érudition qui me fit plaisir. C’était un jésuite. Il me dit, que m’appelant Jacques, j’avais vérifié par cette action la signification de mon nom ; car Jacob voulait dire en hébraïque supplanteur. Par cette raison DIEU avait changé le nom de l’ancien patriarche en celui d’Israël, qui veut dire voyant. Il avait trompé son frère Esaü. (I, p. 22)

7L’aveu ne suscite aucun déchirement intérieur et n’implique aucune volonté d’anéantissement du moi, il procure au contraire une double satisfaction narcissique, d’abord par le « gain » immédiat d’un savoir qui flatte la libido sciendi, ensuite par le mouvement d’identification au héros biblique qui justifie la faute et la transforme en signe d’élection. Le mécanisme purificateur de la confession est mimé pour être mieux subverti : là où l’aveu doit conduire le confessant à reconnaître en lui la force agissante du divin et à renoncer à son moi ancien chargé du poids du péché, il permet ici de fonder l’identité du sujet sur une faute qui n’est pas la sienne, dont il peut ainsi jouir des bénéfices sans avoir à en assumer la culpabilité. Le peu de crédit qu’il faut accorder à l’instance par laquelle s’opère l’absolution, souligné par le laconique « c’était un jésuite » et par le finalisme caricatural de la glose du prêtre, achève de transformer l’épisode en satire des pratiques religieuses de direction et d’examen de conscience. Le texte biblique n’est pas épargné non plus : on peut souligner que l’explication du confesseur élude l’épisode décisif de la lutte avec l’ange, où se réalise l’assomption du statut de supplanteur et qui est l’unique raison du changement de nom de Jacob en Israël. Dans la réécriture casanovienne, qui abrège l’histoire biblique au point d’en altérer le déroulement causal, le nouveau nom ne semble s’expliquer que par l’inconvenance du premier, inadapté à la dignité d’un patriarche tel que Jacob. À celui-ci est donc épargnée l’épreuve nécessaire à la rédemption : Dieu efface gracieusement sa faute.

8La mise en scène ironique de la parole religieuse, à la fois intellectuellement spécieuse et moralement négligente, témoigne d’une dérision toute philosophique du texte sacré, du dogme et des procédures sacramentelles. Mais, plus largement, le récit prive l’aveu de toute valeur intrinsèque : sa profération ne détient en elle-même aucune vertu. Casanova révoque la croyance dans la force opératoire de la confession, c’est-à-dire dans la puissance d’un acte de parole qui pourrait à lui seul engager une transformation intérieure du sujet. Si l’épisode est fondateur, ce n’est donc pas pour ce qu’il représente dans le parcours existentiel du mémorialiste mais pour ce qu’il récuse à l’orée du récit personnel : l’anthropologie de la faute, l’expérience de soi que la confession impose aux individus, les pratiques au sein desquelles cette expérience se construit4. L’Histoire de ma vie, a contrario, s’efforce d’affranchir l’écriture autobiographique des rapports noués de longue date par le christianisme entre « la rémission du mal, la manifestation du vrai et la “découverte” de soi » (Foucault, 2018, p. 51). Dans le souvenir du forfait enfantin, le mal est insignifiant et le vrai se manifeste sans résistance ; la découverte de soi, quant à elle, est prise dans un ironique jeu de paroles qui déjoue l’imputation morale mais qui, parallèlement, valorise la malignité au point d’en faire le germe d’un destin hors du commun.

9Au-delà de cet exemple, dans l’Histoire de ma vie le dispositif de la confession s’apparente toujours plus ou moins à une mascarade, dans la mesure où la parole pénitente ne fait qu’accentuer l’aveuglement des individus en leur donnant l’illusion d’être délivrés d’eux-mêmes : la confession les prive paradoxalement de tout moyen de rétablir une unité intérieure et les condamne à s’aliéner doublement, à leurs passions d’un côté, à la perspective de leur Salut de l’autre. Citons un cas édifiant :

J’ai connu un chanoine Pignatelli, qui présidait à l’Inquisition, et qui tous les matins faisait mettre en prison la maq……, qui l’avait fait souper dans la journée précédente avec une p….. qui avait passé la nuit avec lui. Il se réveillait et après cette exécution il allait à confesse, il disait la messe, puis il dînait, le diable de la chair s’emparait de lui, on lui procurait une autre fille, il en jouissait, et le lendemain matin il faisait de nouveau ce qu’il avait fait dans la journée précédente ; et c’était tous les jours la même chose. Toujours luttant entre Dieu et le diable, ce chanoine était l’après-dîner le plus heureux, et le matin le plus malheureux des hommes. (III, p. 540)

10Au constat de cette division intérieure qu’entraîne la confession s’ajoute l’idée que celle-ci obéit à des logiques coercitives qui imposent à la parole personnelle la forme d’une expiation ; du moins est-ce seulement dans cette configuration que l’histoire des marginaux, des misérables ou des criminels qui peuplent l’Histoire de ma vie est susceptible d’être partagée. Ainsi lorsqu’un Casanova riche et bien établi dans la bonne société parisienne retrouve malade, enceinte et sans ressource l’une de ses anciennes complices en escroquerie et amante infidèle, la danseuse Corticelli, il exige que le récit de ses malheurs prenne la forme d’un rituel d’humiliation : il n’est venu, lui dit-il, que « pour écouter la voix de [son] repentir », une voix qu’elle finit par accepter d’adopter après beaucoup de résistance : « Eh bien : je narrerai, et je ne dirai pas ce que je pense » (II, p . 926). La confession est moins l’instrument d’une exposition transparente de soi qu’une « procédure d’objectivation et d’assujettissement » (Foucault, [1975] 1993, p. 193) par laquelle le confessant se soumet à l’autorité qui l’exhorte à parler, inscrit son existence à l’intérieur des normes sociales du dicible et, ce faisant, forclos son intériorité.

Esthétique de l’aveu

11Le travail de connaissance de soi ne rejoint donc pas celui d’une exploration purificatrice de la conscience morale et l’Histoire de ma vie tente dans une large mesure d’échapper au processus de subjectivation mis en œuvre par la culture de l’aveu, qui place à l’horizon de tout témoignage sur soi-même un jugement et une sanction. Les modalités littéraires de cette esquive sont partiellement thématisées lors de la deuxième, et dernière, confession que raconte le mémorialiste. En avril 1760, à Stuttgart, Casanova est accusé de tricherie au jeu, il est assigné à son auberge et risque d’être enrôlé de force dans l’armée du duc de Wurtemberg. Il parvient à s’évader et, une fois en sécurité à Zurich, engage un examen de conscience :

Je m’abandonne à des réflexions sur ma situation actuelle, et sur ma vie passée. Je rappelle à ma mémoire mes malheurs, et mes bonheurs, et j’examine ma conduite. Je trouve de m’être attiré tous les maux qui m’ont accablé, et d’avoir abusé de toutes les grâces que la Fortune m’a faites. Frappé par le malheur, que je venais de sauter à pied joints, je frissonne ; et je décide de finir d’être le jouet de la Fortune sortant entièrement de ses mains. (II, p. 279)

12Cet examen se poursuit lors d’une promenade dans la campagne suisse, qui l’amène au monastère d’Einsiedeln. Dans l’Église, il rencontre le supérieur à qui il raconte le hasard qui l’a conduit jusque-là : « Il joint alors ses mains, et les élève en gardant (sic) en haut, comme pour remercier Dieu de m’avoir touché le cœur pour aller en pèlerinage porter là mes scélératesses, car à dire vrai j’ai toujours eu l’air d’un grand pêcheur » (II, p. 281). Lors d’un « dîner très délicat » avec ce moine gourmet et après une visite de la bibliothèque, il prend à Casanova l’envie de lui faire « une confession générale de [ses] égarements » afin de permettre au moine de savoir « qui [il] étai[t] » (II, p. 282). Le résultat est décevant :

Il me fit asseoir vis-à-vis de lui, et en moins de trois heures, je lui ai conté une quantité d’histoires scandaleuses, mais sans grâce, puisque j’avais besoin d’employer le style d’un repenti, quoique lorsque je récapitulais mes espiègleries je ne me trouvasse pas en état de les réprouver. Malgré cela il ne douta pas au moins de mon attrition : il me dit que la contrition viendra quand par une conduite régulière j’aurais regagné la grâce ; car selon lui et plus encore selon moi sans la grâce il était impossible de sentir la contrition. (II, p. 283)

13La confession, comme l’examen de conscience qui la précède, échoue à définir une identité personnelle et à mener le pécheur vers une intériorisation de ses fautes. Casanova ne sait pas davantage qui il est avant et après le récit de ses « égarements ». La double activité de remémoration et de prospection le conduit en effet, dans la même phrase, à se reconnaître contradictoirement responsable de ses turpitudes et « jouet » de la Fortune, avant que l’unique véritable aveu ne s’arrête à la surface du moi en se bornant à concéder « l’air d’un grand pêcheur ». La faillite des procédures de vérité qui encadrent traditionnellement le passage des actes individuels au crible de la conscience signale deux éléments majeurs de l’écriture autobiographique casanovienne : d’abord un discours réflexif à la cohérence précaire qui se limite à déjouer l’assignation du sujet à ses actions tout en s’efforçant dans le même temps de ne pas l’amputer de sa liberté morale ; ensuite une logique de véridiction qui s’en tient à l’apparence des êtres et des choses. Le « dire vrai » ne manifeste pas la réunion de l’intérieur et du dehors, la réconciliation du sujet avec lui-même, il reconduit au contraire l’écart entre l’être et le paraître : il en passe par un regard sur soi-même qui évalue superficiellement un « air » dont il est impossible de savoir s’il affiche ou s’il dissimule une intériorité que la phrase rend insaisissable. Par ce retrait dans la sphère du semblant, l’énonciation autobiographique installe en son cœur une ironie qui opacifie la relation du mémorialiste à ce qu’il a été et menace la promesse de transparence faite au lecteur.

14Cette ironie n’est sans doute pas étrangère à la « grâce » que mentionne Casanova en parlant de sa confession. La syllepse sur le mot, qui désigne initialement les agréments de la narration puis, dans la bouche du prêtre, l’illumination divine du repenti, joue sur un trait d’esprit caractéristique du brio que vise idéalement la parole mondaine. Elle réalise dans l’énonciation ce dont l’énoncé déplore l’absence et, de ce fait, détourne l’attention du contenu de l’échange pour ne plus la faire porter que sur la virtuosité de sa mise en récit. L’anecdote met ainsi en évidence ce qui, pour le mémorialiste, légitime le récit personnel et fonde sa valeur : non pas l’intensité d’une confrontation à soi mais l’exercice d’une puissance de séduction. Le rapport à soi qui s’établit dans le récit est ainsi régi par une logique communicationnelle qui, sans empêcher nécessairement la sincérité, engage une mise en scène et une stylisation : il transforme le vécu en une représentation dans laquelle le sujet s’investit à la manière dont un comédien investit un personnage. En conséquence, si l’Histoire de ma vie ne manque pas de récits de « crise de conscience »5, ils sont moins guidés par une interrogation éthique que par une logique de divertissement : le plus souvent, les tourments de la culpabilité valent essentiellement comme instrument narratif de dramatisation favorisant un effet de chute humoristique. Nous prendrons un exemple issu du second séjour parisien de Casanova, lorsqu’il séduit la jeune Mlle de la M-re, sans ignorer qu’elle a reçu une proposition de mariage de la part d’un riche marchand de province. Après une liaison de quelques semaines, et sur le conseil de son amant, dont elle comprend qu’il ne compte pas l’épouser malgré ce qu’il lui a laissé espérer, la jeune fille finit par accepter la demande de son prétendant. À la fin du dialogue qui scelle cette décision, elle se refuse à une dernière union : « elle arracha ses mains des miennes, et elle s’en alla me laissant abîmé dans la honte. Je n’ai pas pu dormir. Je me faisais horreur. Je ne savais pas, si j’étais plus coupable pour l’avoir séduite, ou pour l’abandonner à un autre » (II, p. 52). Pris d’un « cruel repentir », Casanova lui écrit une lettre « dont une passion en tumulte ne pouvait pas dicter la plus forte », à laquelle elle ne répond qu’avec distance (ibid.). La blessure d’amour-propre qu’il en reçoit le décide à se venger et à empêcher le mariage en dévoilant leur relation au futur époux mais, lors de la rencontre, l’accueil chaleureux et la « physionomie de cet honnête homme, son air franc, la force de ses paroles » le font « rester court » (II, p. 53). Au sortir de la maison, il demeure « stupéfait : non seulement content de n’avoir pas suivi [son] projet ; mais honteux, et humilié de ne voir redevable qu’au hasard de ne pas avoir été un scélérat, un lâche » (II, p. 54). Le narrateur a beau se dire encore « comblé de honte » au souvenir de son « horrible projet » (II, p. 53), l’exhibition de sa vilénie transforme celle-ci en ressort du plaisir narratif et déleste son aveu de toute affliction. Le récit esquisse bel et bien un questionnement moral, portant sur la culpabilité d’avoir séduit puis abandonné la jeune fille, mais qui en reste à l’état de virtualité. La « honte », d’abord issue de la tromperie envers Mlle de la M-re  change en effet de nature et de portée lors de la prise de conscience d’avoir failli déroger aux règles de « l’honnêteté », c’est-à-dire d’une certaine morale sociale, d’ordre transactionnel, dont le respect engage une complicité tacite avec autrui mais ne nécessite aucun regard intérieur sur ses propres actions. Esquivant la perspective introspective qu’elle feint de convoquer, la narration s’ordonne selon un telos comique qui joue du contraste entre les tourments grandiloquents d’un suborneur ivre de vengeance se projetant illusoirement en amoureux trahi et la soudaineté de son dégrisement face à la bonhomie d’un rival dont le texte laisse entendre qu’il n’est dupe de rien. L’épisode illustre à quel point, en dernière instance, l’enjeu de l’écriture autobiographique est bien celui de sa réussite esthétique, fût-ce au prix de sa profondeur réflexive.

Le repentir et la « gaieté de cœur »

15Cela ne signifie pas pour autant que l’Histoire de ma vie sacrifie l’exigence de vérité au chatoiement de la parole ni qu’elle escamote les tourments de la mauvaise conscience à force de superficialité. La formule qui conclut le dialogue avec le père supérieur d’Einsiedeln en témoigne à sa manière (« selon lui et plus encore selon moi, sans la grâce il était impossible de sentir la contrition ») puisqu’elle renforce le trait d’esprit initial autant qu’elle approfondit sa portée métapoétique. De quelle grâce s’agit-il ici ? Soit la grâce divine, auquel cas l’incise souligne plaisamment la distance qui sépare le libertin de la contrition, soit la grâce de l’écriture, et alors la phrase suggère que c’est à travers à elle, c’est-à-dire à travers tout le faste qui s’oppose à l’humble mise à nu attachée au « style du repenti », que le mémorialiste renoue avec le passé un lien sensible. Les deux interprétations ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre, et l’équivoque est assez caractéristique de l’indétermination du point de vue que le mémorialiste adopte vis-à-vis de son moi passé. L’autobiographie casanovienne ne pose pas sur les événements vécus un regard unifié et démystifiant qui en dévoilerait la nature véritable et en mettrait au jour l’infâmie ou la vanité : elle tend plutôt à en rétablir la force d’entraînement et la puissance d’enchantement en estompant la distance entre le « je » de l’énonciation et celui de l’énoncé. Cette entreprise de restauration du passé dans sa plénitude est néanmoins elle-même traversée d’ambiguïtés, de non-dits et parfois d’une douloureuse amertume que le brillant de la narration rend sourdement perceptibles. La manifestation la plus spectaculaire, et pour le lecteur la plus troublante, de ce conflit souterrain entre la jubilation de la reviviscence et le travail secret de la conscience se trouve dans l’hiatus quasi permanent entre la forme du récit, son contenu narratif et la tonalité du discours qui l’encadre, un hiatus souvent perçu comme la marque d’une incohérence ou d’une introspection inachevée mais qui, en réalité, ouvre sur les événements racontés une pluralité de perspectives grâce à laquelle l’autobiographie trouve, sinon une profondeur, du moins une paradoxale densité.

16Ces dissonances énonciatives prennent une dimension critique lorsque le mémorialiste expose ses agissements les plus ouvertement immoraux, ceux qui mettent directement en jeu son « honnêteté », dans tous les sens que le terme peut avoir au xviiie siècle. Parmi ceux-ci on peut isoler à titre d’exemple la relation entretenue par Casanova avec la marquise d’Urfé, dont il accapara une partie de la gigantesque fortune en profitant de son goût pour les sciences ésotériques, qui la porta à croire que l’aventurier était un mage doté de pouvoir surnaturel. Mme d’Urfé a pendant des années largement financé le train de vie dispendieux de son amant dans l’attente d’une cérémonie de régénération au cours de laquelle elle aurait dû s’unir avec un génie surnaturel convoqué par Casanova, devenir enceinte, mourir en couches et ressusciter dans la personne de sa propre progéniture – le tout à plus de 70 ans, selon l’âge que lui donne le mémorialiste. Le récit de l’affaire Urfé, qui valut au Vénitien une lettre de cachet et une célébrité sulfureuse, s’ouvre sur une spectaculaire amende honorable : « Toutes les fois que je m’en souviens, je m’en sens affligé, et honteux ; et j’en fait la pénitence actuellement dans l’obligation où je me suis mis de dire la vérité écrivant mes mémoires » (II, p. 85). Pourtant, l’ensemble de la narration est ensuite porté par une forme d’ivresse où le plaisir du conteur éclipse totalement la résipiscence à laquelle il proclame être venu. L’allégresse de l’instant en vient à gouverner l’écriture de la même manière qu’elle avait dicté la marche des évènements, au point que les justifications données à la conduite du je-narré semblent pouvoir étendre leur champ d’application à la poétique du récit de soi : « Absorbé dans le libertinage, et amoureux de la vie que je menais je tirais parti de la folie d’une femme qui, n’étant pas trompée par moi, aurait voulu l’être par un autre. Je me donnais la préférence, et en même temps la comédie » (II, p. 1088). La phrase témoigne d’un phénomène constant dans l’Histoire de ma vie la voix du je-narrant ne se fortifie jamais suffisamment pour envelopper celle du je-narré, celle-ci finissant au contraire le plus souvent par « l’absorber ».

17Il n’y a pas de solution de continuité entre l’exaltation voluptueuse qui inspirait la mystification et l’élan comique qui anime sa narration : il s’agit, dans les deux cas, de « se donner la comédie ». La formule, qui évoque autant les plaisirs de la remémoration que l’abdication de la conscience à laquelle ils conduisent, ne doit pas être seulement interprétée comme le signe d’une inconsistance morale mais sans doute aussi comme une volonté d’établir avec le passé un lien vivant et fidèle. La « comédie » qui a été vécue et qui se rejoue dans l’écriture ne recouvre pas une vérité dissimulée ou inaperçue qu’un acte de jugement rétrospectif permettrait de révéler : elle est, de ce vécu, la substance même. Le passé, en ce sens, est bel et bien une illusion, mais une illusion sans au-delà, qui n’abrite aucune profondeur secrète : il trouve sa mesure en lui-même et les actions qui s’y sont accomplies ne peuvent s’évaluer qu’à partir de lui. Le mouvement d’objectivation de soi opéré par le mémorialiste ne s’affranchit donc jamais totalement du flux aveugle de passions et de hasards qui ont déterminé son existence : « Je vois aujourd’hui que pour être dans ce monde un vrai sage, je n’aurais eu besoin que d’un concours de fort petites circonstances, car la vertu eut toujours pour moi plus de charmes que le vice. Je ne fus enfin mauvais, quand je le fus, que de gaieté de cœur » (III, p. 218). On peut à loisir interpréter une telle phrase comme un exemple de désarmante naïveté, de cynisme achevé ou d’autojustification maladroite. Ce ne serait sans doute pas tout à fait rendre justice à l’auteur car si elle témoigne indéniablement d’une exploration sommaire de la conscience morale, elle définit en creux un geste mémoratif qui, en toute lucidité et par-delà toute négativité, se donne pour vocation de retrouver la joie souveraine, la « gaieté de cœur », qui a illuminé l’existence et qui, seule, lui donne une valeur.

18On peut, dans cette perspective, réévaluer la place du repentir dans le travail de mémoire casanovien, ce que nous ferons à travers un exemple conclusif. Alors qu’il commence à sentir les effets de l’âge, Casanova rend visite aux Bodin, un couple de danseurs dont il avait aimé la femme vingt-deux ans auparavant. Il commente ainsi les retrouvailles :

Ces revues, ces surprises, ces reconnaissances, qui amenaient les anciens souvenirs, qui rappelaient des anciennes joies étaient mes spectacles favoris : il me paraissait de redevenir ce que j’étais, et mon âme jouissait également en narrant ses vicissitudes qu’en écoutant celles de l’objet qu’elle voyait devant elle. Telle était mon inclination parce que le cruel repentir ne me rongeait pas la conscience ; mais souvent l’esprit de l’objet qui m’intéressait encore se trouvait dans une situation tout à fait différente de la mienne. (III, p. 430)

Le couple est en effet devenu dévot :

Je leur ai raconté en bref mes vicissitudes, et à la fin de ma narration je n’ai entendu que des réflexions sur l’irrégularité de la conduite de l’homme, lorsque son guide dans tout ce qu’il fait n’est pas la religion. Ils me dirent qu’il y avait un Dieu, et que j’avais une âme, comme si je ne l’avais pas su, et qu’il était temps que je pensasse comme eux à renoncer à toutes les vanités de ce monde. (III, p. 430)

19Le passage superpose, sans les hiérarchiser, deux temporalités que le repentir ne pénètre pas avec la même force puisqu’il s’inscrit au cœur de l’énonciation alors même que l’énoncé, qui a pourtant des implications méta-énonciatives évidentes, refuse de lui accorder la moindre valeur. Une telle juxtaposition est caractéristique d’une forme de dialogisme propre à l’Histoire de ma vie où différentes strates narratives et discursives s’articulent de manière discordante autour d’un même thème. Redonner de force une cohérence à ce disparate ne peut que conduire à choisir parmi les différents discours, ici celui du repentant et celui du libertin, lequel serait la dénégation de l’autre. Cela reviendrait à oublier que le contraste qui les oppose produit ses propres effets de sens. Dans la citation, le renversement de perspective sur le repentir désigne ce dernier comme le revers de la remémoration, ce qui lui est à la fois intimement attaché et absolument hétérogène : le repentir hante la mémoire sans la régir ni lui fournir son contenu. S’il laisse poindre derrière le « spectacle » de l’écriture une intériorité souffrante celle-ci demeure, jusqu’au bout, une ligne de fuite et non une vérité dernière, ce qu’on peut comprendre moins comme le symptôme d’une impuissance à la manifester que comme la marque d’une éthique de la mémoire qui refuse de corrompre le souvenir par une souffrance qui ne lui est pas contemporaine et à laquelle il demeure radicalement étranger. Le phénomène est admirablement résumé par un des personnages féminins les plus marquants de l’Histoire de ma vie, la vénitienne Marcoline, à qui nous laisserons le mot de la fin, lorsqu’elle répond au religieux qui lui enjoint de se repentir de ses fautes : « C’est cela qui m’embarrasse, car pour me repentir il faut que j’y pense ; et quand j’y pense, je ne peux pas me repentir » (II, p. 904)6.