Colloques en ligne

Gwenaëlle Sifferlen

L’Ange sauveur et la Pénitente : le « contrat » de Victor Hugo et Juliette Drouet

The Savior Angel and the Penitent: the “contract” of Victor Hugo and Juliette Drouet

1La singulière histoire d’amour de Juliette Drouet et de Victor Hugo, que seule la mort put séparer, dura cinquante années (1833-1883). Or, dès les prémices de leur relation ils contractent, puisque Hugo a déjà un foyer officiel, un « mariage symbolique », en réalité un pacte officieux draconien empreint d’une forte dimension pénitentielle : il s’engage à ne jamais abandonner sa compagne illégitime, et en échange, elle se retire du monde pour se consacrer exclusivement à lui dans un dévouement total. Ces exigences participent d’une entreprise expérimentale de rédemption à laquelle l’ancienne comédienne-courtisane consent, convaincue qu’elle doit tout à Hugo qui va dès lors assumer auprès d’elle tous les rôles : compagnon, protecteur, pédagogue, confesseur, directeur de conscience, guide spirituel, sauveur.

2Elle doit en outre lui décrire scrupuleusement, chaque jour, dans un compte rendu détaillé qui s’apparente à un support confessionnel, toutes ses activités et ses états d’âme. C’est là toute l’ambiguïté de cette démarche à la fois amoureuse, éthique et spirituelle, puisque la pénitente est la maîtresse tandis que le confesseur est l’amant ; il s’agit donc pour la première d’ajuster continûment sa posture énonciative et ses stratégies rhétoriques, suivant le cheminement de leur vie de couple atypique.

3Finalement, le caractère unique de ce journal épistolaire d’une ampleur inédite – quelque 22 000 lettres1 –, dans lequel Juliette Drouet mène sur un demi-siècle une réflexion introspective et rétrospective salvatrice, lui permet de s’affranchir peu à peu du regard de l’autre pour se juger elle-même : elle affirme sa dignité, revendique sa vertu et se reconnaît à sa juste valeur.

La comédienne et le dramaturge

4En janvier 1833, le grand Victor Hugo rencontre Mlle Juliette, nom de scène de Juliette Drouet, comédienne montante du Théâtre de la Porte-Saint-Martin qui va jouer dans Lucrèce Borgia le tout petit rôle de la Princesse Negroni. Ils deviennent amants dans la nuit du 16 au 17 février 1833, date qui sera celle du mariage de Marius et Cosette dans Les Misérables. S’ensuivront plusieurs années d’amour passionnel entaché de disputes et de crises causées principalement par la méfiance et la jalousie de Hugo liées au passé de Juliette.

5Il y a ce qu’il sait déjà en se liant à elle, car c’est de notoriété publique : c’est une actrice entretenue, mère d’une fille née hors mariage. Il y a aussi ce qu’il découvre rapidement : c’est une orpheline d’origine très modeste, née Julienne Gauvain2, qui a connu dans son enfance l’hospice et le couvent puis, jeune adulte, certains amants impécunieux et peu scrupuleux dont elle a assumé les dettes sans en mesurer les conséquences, ce qui lui fait risquer la prison. Et puis il y a surtout ce qu’elle lui confie très rapidement en privé et dont nous ignorons la teneur exacte. Ainsi, cet échange fondamental, à la fois pierre angulaire et pierre d’achoppement de leur liaison, la confession en elle-même, le lecteur des lettres ne la connaîtra jamais. Quelques allusions postérieures permettront de supposer que Juliette a connu une période de prostitution de 1821 à 1824.

6Tout aussitôt, Hugo lui fait la « promesse sainte et solennelle […] de ne parler jamais des souillures de [s]a vie passée3 », inscrivant ce douloureux aveu dans la double logique de la confiance profane et du secret de la confession. Pourtant, toute leur relation sera marquée dès ses prémices, dans les mots, dans leurs actes et dans leurs choix, par le poids de « cette faute » à l’origine de ce qu’ils appelleront tous les deux sa « chute ».

7Certes, le Hugo épistolier idéaliste souhaiterait l’oublier lorsqu’il écrit aux premiers jours, reprenant à son compte les paroles de Jésus de Nazareth au sujet de la femme adultère4 :

Je ne suis pas comme les autres hommes ; je fais la part de la fatalité. Même dans votre chute, je vous regarde comme l’âme la plus généreuse, comme la plus digne et la plus noble créature que le sort ait jamais frappée. Ce n’est pas moi qui me réunirai aux autres pour accabler une pauvre femme terrassée. Personne n’aurait le droit de vous jeter la première pierre, excepté moi. Si quelqu’un vous la jette, je me mettrai devant... 5

On le voit, il s’investit déjà d’un rôle très particulier, s’autorisant à juger Juliette lui-même.

8Et il ajoute en réalité une condition à sa promesse de ne plus parler de son passé : « tant que [s]a conduite serait honnête et pure6 ». En conditionnant ainsi la qualité à venir de leur relation à une adaptation stricte du comportement de sa maîtresse, il pose les bases de toutes les futures contraintes qu’il lui imposera. Il s’agit selon lui du seul moyen pour que l’ancienne courtisane expie ses péchés, selon un idéal très romantique, et inscrit dans son temps7, de la femme déchue qui peut être sauvée par les sacrifices et l’amour purificateur. Il prend dès lors Juliette Drouet comme « sujet d’expérience », pour reprendre la formule de Louis Guimbaud8, et présente explicitement son entreprise9 le 6 septembre 1835 dans un poème des Chants du crépuscule :

Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe !
Qui sait sous quel fardeau la pauvre âme succombe !
Qui sait combien de jours sa faim a combattu !
Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu,
Qui de nous n’a pas vu de ces femmes brisées 
S’y cramponner longtemps de leurs mains épuisées !
Comme au bout d’une branche on voit étinceler 
Une goutte de pluie où le ciel vient briller,
Qu’on secoue avec l’arbre et qui tremble et qui lutte,
Perle avant de tomber et fange après sa chute !

La faute en est à nous ; à toi, riche ! à ton or !
Cette fange d’ailleurs contient l’eau pure encor. 
Pour que la goutte d’eau sorte de la poussière,
Et redevienne perle en sa splendeur première,
Il suffit, c’est ainsi que tout remonte au jour,
D’un rayon de soleil ou d’un rayon d’amour !10

9À ce programme enthousiasmant, Juliette souscrit volontiers : « Oui, tu m’aideras et tu feras de moi une femme à l’abri de la misère et de la prostitution. Oui, tu me rendras ce que j’étais avant ma chute, une honnête femme, et de plus, une bonne mère. J’ai confiance, j’ai espoir, je t’aime11. »

10Or il y a le fantasme du poète romantique, et puis il y a la réalité de la vie de couple, à l’épreuve d’une relation concrète du quotidien, des émotions difficilement contrôlées et des médisances de leur entourage. Si l’on en croit les lettres de Juliette, cette tache originelle flotte comme une ombre autour d’eux et entre eux, les faisant souffrir tout autant l’un que l’autre12. Car Hugo, en dépit de ses efforts qu’il reconnaît pourtant, ne tient pas vraiment ses engagements. Il ne peut s’empêcher de lui fait subir une « surveillance […] de jour en jour plus inquiète et plus active13 », de la harceler de questions sur son emploi du temps dans ce qui s’apparente à une véritable « inquisition14 », de remettre en cause son honnêteté en montrant « une continuelle et injuste défiance15 » qu’elle juge incompréhensible :

Cette agitation, qui la provoque ? Ce tourment, qui le cause ? Est-ce ma conduite dissipée ou ma froideur ? Non, car ma conduite est droite et simple. Mon amour n’a jamais été plus démonstratif […]. Qui peut donc causer cette inquiétude qui ne s’absente jamais de ta pensée ? Cette inquiétude qui me suppose gratuitement la plus infâme créature, la plus corrompue des femmes. Ce n’est certainement pas ma vie d’à présent, mais bien mes malheurs passés16.

11Redoutant que leur relation soit empoisonnée à la racine et par conséquent vouée à l’échec, Juliette envisage très sérieusement d’y mettre fin, pensant les préserver et se préserver17 :

Vous savez si depuis mon respect, mon amour, ma résignation se sont démentis – […] Rien de tout cela n’a pu trouver grâce à vos yeux – Je suis encore pour vous aujourd’hui ce que j’étais pour tout le monde il y a un an – Une femme que le besoin peut jeter dans les bras du premier riche qui veut l’acheter – Ce sont là les causes dures et irrésistibles de notre séparation18.

12Ainsi, conscients de se trouver en l’état dans une impasse, ils envisagent au bout de quelques années de sceller un accord tangible redéfinissant et durcissant les contours d’un fonctionnement déjà en germe. Dans la nuit du 17 au 18 novembre 1839, ils contractent un pacte les unissant l’un à l’autre pour la vie, que Juliette appellera au gré de son humeur un « marché19 » ou plus poétiquement « la [célébration ?] morale de [leur] mariage d’amour, [pour qu’elle] soi[t] [sa] femme par l’esprit et par le cœur puisqu[’elle] ne peu[t] pas l’être par la loi20 ». Il s’agit donc d’une union symbolique qui a pour visée première de légitimer un amour profond, mais également de fixer les conditions nécessaires, selon Hugo, pour qu’il dure dans le temps.

13Certes, les termes du contrat sont contraignants pour lui : il promet de la protéger, de subvenir à tous ses besoins ainsi qu’à ceux de sa fille Claire21 qu’il considérera désormais comme la sienne ; il réglera les dettes de ses anciens amants, s’épuisant à la tâche pour entretenir deux ménages à la fois. Mais pour Juliette, ils sont drastiques : elle renonce à sa carrière d’actrice, accepte de ne plus vivre que pour lui dans un logement choisi par lui dont elle ne sortira qu’avec lui, ne voyant que les personnes qu’il choisit et ne lisant son courrier qu’avec son autorisation.

14On le voit, les termes sont déséquilibrés. Pourtant, elle consent et s’engage devant Dieu : « Je t’ai donné toute ma vie sans restriction. […] Aussi, mon adoré, je suis tranquille et heureuse car je sens que ce n’est pas moi qui manquerai jamais à notre accord mutuel. Le Bon Dieu lui-même n’en ferait pas de plus sincère et de plus sacré22. »

La Pénitente et l’Ange sauveur

15À compter de cet instant, chacun va tenter à sa manière de respecter ses engagements. Ainsi, si l’on considère la dimension la moins coercitive du pacte, Hugo, usant à bon escient de son ascendant psychologique, va jouer le rôle de mentor et de pédagogue auprès d’une disciple attentive et très intelligente qui sait très bien qu’elle a tout à y gagner. Par exemple, en aiguillant et en contrôlant les lectures de Juliette, il est le maître érudit qui va développer ses qualités d’écriture et de réflexion pour aiguiser son esprit et éveiller sa conscience politique. En l’obligeant à surveiller ses dépenses et à tenir un budget – puisque c’est lui qui paie –, il lui apprend la discipline financière et domestique. En la protégeant, il la met définitivement à l’abri de la misère et de la prostitution, elle qui redoutait tant « d’être à tout jamais une pauvre fille 23 ». En l’assumant aux yeux de sa famille et du monde comme seconde compagne, il lui donne un statut plus respectable. Pour elle, il est donc la garantie d’un avenir meilleur : « Tu verras si j’ai foi en l’avenir. Tu verras quel beau sourire je fais à la vie promise, quelle hideuse grimace à la vie passée 24 », écrit-elle.

16Toutefois, cela n’est guère suffisant pour Hugo qui vise, au-delà de l’instruction et de la pédagogie, le perfectionnement spirituel : il cherche la rédemption pour Juliette et estime être le seul à pouvoir mener à bien cette mission fondamentale qui l’engage tout autant qu’elle. En voici pour preuve quelques mots évocateurs qu’il lui adresse en 1840, dans une de ses traditionnelles lettres de nouvelle année : « Ta vertu, c’est ma vie. Je t’ai prise femme aux hommes et je te rendrai ange à Dieu25. » Toute trajectoire de réhabilitation impliquant une forte dimension pénitentielle, il va imposer à Juliette un programme ascétique matériel, physique et psychologique, et elle va mener durant des années une vie quasi monacale, faite de privations et de sacrifices, d’abandon total de liberté et d’autonomie.

17Apprenant désormais à se satisfaire de peu, elle attend les visites de l’amant dans un espace rigoureusement limité, avec des interactions sociales réduites à leur strict minimum. Ces contraintes cruelles laissent sur elle des traces physiques invalidantes car l’inactivité lui fait prendre beaucoup de poids, déclenche son vieillissement prématuré qu’Hugo lui reproche, lui cause des maux de tête terribles et affecte durablement sa santé ; elles ont également des conséquences psychologiques dévastatrices puisqu’elle est confrontée à de fréquents épisodes de dépression.

18Par ailleurs, puisqu’elle a commis le péché de chair, Hugo diminue progressivement leurs relations intimes, lui imposant un régime « d’abstinence, de continence et de pénitence26 » méthodique ou le règne de l’« atroce chasteté27 », selon les mots de Juliette qui ne comprend guère cette déclinaison inopinée et hypocrite du pacte à laquelle elle n’avait guère souscrit, elle qui considère que « voluptés physiques » et « affection »28 sont les deux facettes indissociables de l’amour profond. Cependant, leur sexualité restera toujours soumise comme le reste au projet de « purification29 » et de sanctification imaginé par l’amant qui, loin de s’astreindre à la même discipline, aura comme on le sait bien d’autres maîtresses.

19Et puis il y a enfin la dernière contrainte : Hugo exige que Juliette lui écrive chaque jour, dans le moindre détail, toutes ses pensées, toutes ses actions, tous ses états d’âme, dans ce qui devient rapidement un journal épistolaire puisque le destinataire ne répond que très rarement. Cela permet à la fois, de façon très pragmatique, de la surveiller, tout en l’occupant suffisamment pour préserver son équilibre psychologique, en s’inscrivant dans une perspective d’édification pédagogique, morale et spirituelle. Philippe Lejeune et Françoise Simonet-Tenant ont rappelé que la pratique féminine du journal ou de la lettre, dans ce sens, est fortement encouragée au xixe siècle (Lejeune, 1993) ; « il s’agit […] d’enregistrer les progrès de son âme » (Simonet-Tenant, 2009, p. 23) par ces « écritures de patience, autrement dit de souffrance » (Simonet-Tenant, 2009, p. 26). Cette démarche s’inscrit donc de façon tout à fait cohérente dans la trajectoire pénitentielle envisagée pour Juliette, qui appelle d’ailleurs ses lettres-comptes rendus des « restitus », dans un sens proche de son emploi dans le vocabulaire religieux où ce mot rare désigne un examen de conscience écrit.

20Si Juliette Drouet accepte tout cela, au-delà de l’amour naturellement30, c’est parce qu’Hugo remplit auprès d’elle toutes les fonctions à la fois : il est le bienfaiteur, le confesseur profane, celui qui l’a tirée du « ruisseau » et délivrée des péchés de sa vie passée dont il est le seul à connaître les détails les plus terribles. Plus encore, faisant siens les arguments du poète lui-même depuis leur rencontre, elle l’envisage comme son directeur de conscience, son guide spirituel, la seule autorité morale digne de juger et d’absoudre, le Sauveur enfin, lorsqu’elle lui écrit :

Cher petit homme, bien-aimé, c’est bien vrai que tu as été pour moi mon bon Ange Sauveur, tu as relevé mon corps de la fange où il croupissait, tu as détourné mon esprit des ténèbres où il descendait de plus en plus, enfin tu as donné une flamme à mon âme pour l’illuminer et pour la réjouir tu lui as donné l’amour31.

21Pour elle, Hugo finit même – nombre de lettres à forte tonalité mystique le montrent – par remplacer toute divinité et devenir sa religion : « Je t’adore mon sauveur, mon ange, mon prince, mon ROI, MON DIEU32 ». Dès lors, l’analyse de cette monumentale correspondance permet d’observer sur un demi-siècle l’évolution du positionnement de Juliette Drouet et de Victor Hugo dans leurs rôles respectifs, parfois inconscients, tantôt choisis tantôt subis, de pénitente et d’Ange sauveur.

La pénitente dans tous ses états

22En ce qui concerne Juliette, on peut observer deux phénomènes liés : une posture et une rhétorique générales de la pénitence se référant implicitement à la faute et l’aveu originels, dont vont découler une posture et une rhétorique de l’examen de conscience journalier, des menues confidences du quotidien finalement bien ordinaires. Certes, elle n’a plus grand-chose à avouer, puisqu’elle n’a ni les moyens de pécher – elle vit claustrée –, ni l’envie – elle s’astreint à un comportement exemplaire –, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle pendant longtemps cet exercice routinier imposé lui semble particulièrement artificiel et inutilement chronophage ; mais ce qui compte pour Hugo et la réussite de sa démarche est finalement bien davantage l’acte de se confesser que le contenu de la confession en lui-même.

23Or, si le rôle d’Ange sauveur demeure plutôt commode pour celui qui est le destinataire souvent passif assuré de son bon droit, les déclinaisons du rôle de pénitente et leurs implications, pour Juliette Drouet, ne vont pas de soi. Elles sont conditionnées par la spécificité de leur relation et ses ambiguïtés : Hugo est le confesseur ET l’amant. Surtout l’amant, devrait-on dire. Dès lors, elle songe assurément au salut de son âme lorsqu’elle présente Hugo comme un intermédiaire ou un moyen d’accéder au Seigneur33 – « Sonnez, couvent, allez, nonnes, à vos prières, moi je vais à mon amour qui est aussi le chemin qui conduit à Dieu34 » –, mais elle souhaite avant tout susciter son intérêt et son adhésion, rester digne de son amour et gagner son « estime35 », mot qui revient très régulièrement sous sa plume, par les preuves irréfragables de sa vertu. Il est donc primordial pour elle de trouver toujours le bon équilibre entre l’obligation de se mettre à nu et se raconter franchement, en cherchant des moyens élégants et peu compromettants de dire ce qu’elle préférerait cacher, tout en espérant plaire ou tout du moins ne surtout pas déplaire. C’est un exercice périlleux, à plus forte raison quand on écrit une à plusieurs fois par jour, qui la contraint à varier incessamment les postures et stratégies pour s’adapter aux différents rôles qu’Hugo lui dit qu’il attend d’elle, naturellement circonstanciés et évolutifs, ou bien ceux qu’elle suppose qu’il attend d’elle, ou encore ceux qu’elle voudrait qu’il attende d’elle. Il n’est dès lors pas rare de trouver sur la même journée ou dans la même lettre des structures, styles, registres, tonalités, et donc ethos très différents.

24La première stratégie que Juliette met en œuvre pour emporter l’adhésion de Hugo est liée à tout ce qui les sépare concrètement et qui induit un rapport d’infériorité : le genre, qui détermine une répartition spécifique de leurs places, prérogatives et devoirs ; le statut social, car elle est une femme du peuple, peu éduquée, et lui un écrivain et homme politique brillant de bonne naissance ; la nature de leur relation, parce qu’une maîtresse ne peut avoir les prétentions d’une épouse légitime ; leur réputation respective ; la relation de dépendance financière puisqu’il l’entretient. Toutes ces inégalités ont une incidence sur l’énonciation globale des lettres qui reproduit cette hiérarchie. Mais Juliette va volontairement accentuer le phénomène par le biais de personnages dénigrants, dans l’idée de flatter l’orgueil de Hugo.

25Elle rappelle ses origines, pauvre petite orpheline bretonne éperdue de reconnaissance envers son sauveur, car elle sait toucher ainsi le défenseur des opprimés et des grandes causes, tout en soulignant la réussite de l’entreprise de rédemption par lui initiée :

Tu as mille fois raison, mon Toto, quand tu dis que sans toi, sans ta raison, sans ta protection et sans ton amour j’aurais été une pauvre femme perdue à tout jamais. Aussi, mon cher bien-aimé, ce que je sens pour toi c’est une reconnaissance mêlée à de l’admiration et fondue dans un amour sans borne36.

26Elle reprend d’ailleurs les propres mots du poète pour être certaine de viser juste, comme le montre cette reprise de la métaphore déjà évoquée de la perle parfaite : « J’ai la conviction glorieuse que la goutte divine que Dieu m’avait donnée, après avoir été fange, est redevenue perle sous les rayons vivifiants de ton amour. Je n’ai plus rien à expier de mon passé et je suis pure devant ton doux regard et devant l’œil sévère du bon Dieu37. »

27Juliette emploie de surcroît tout un lexique hyperbolique visant à glorifier les extraordinaires qualités physiques et intellectuelles – mettant en lumière « [s]a beauté rayonnante, [s]a bonté divine, [s]on esprit sublime38 » – d’un Hugo friand de compliments, auprès duquel elle se pose sans demi-mesure en admiratrice béate aux capacités intellectuelles limitées, opposant « [s]on petit babillage de Juju » « qui ne sait que grogner [s]on amour » à « [s]on divin langage39 » : « moi je ne suis qu’une pauvre fille bien sincère, bien amoureuse et bien dévouée, je ne peux pas être tout à la fois une belle esprit et une bas-bleuse trouée40 ». Elle souligne également sa supériorité écrasante sur le commun des mortels : « C’est à genoux que je te reconnais au-dessus de tous les autres hommes41. » Voici d’ailleurs un extrait de sa lettre dithyrambique et exaltée le jour de la réception de Hugo à l’Académie française, le 3 juin 1841 :

Que te dirai-je en premier, mon adoré, l’admiration ou l’adoration qui me remplissent le cœur et qui me débordent autant que ton génie sublime dépasse toutes les médiocres intelligences qui t’écoutaient sans te comprendre et te regardaient sans tomber à genoux. Ȏ laisse-moi confondre et mêler ces deux sentiments qui m’éblouissent l’esprit et me brûlent le cœur. Je t’aime, je t’admire, je t’adore42.

28Par ailleurs, toujours dans une perspective d’idéalisation de l’être aimé, Juliette va longuement s’épancher sur son propre sentiment de culpabilité. Notons tout d’abord que, dans ses lettres, elle n’exprime pas réellement de repentir concernant ses actes passés et les choix terribles qu’elle a dû faire pour survivre. Pour elle, sans doute aussi parce que, nous l’avons vu, c’est le discours que l’amant-confesseur lui tient, elle ne s’en juge pas responsable et elle accuse la fatalité et le « mauvais sort43 » qui s’acharnent sur elle. En revanche, elle s’en voudra des conséquences de son passé, qui pèsent sur Hugo et ternissent sa réputation à cause de l’hypocrisie, des perfidies et des « préjugés44 » de la société puritaine de l’époque qui les juge, et contre lesquels il doit se battre. Sa culpabilité découle donc dès les premiers temps de leur relation du sentiment de représenter pour lui un fardeau qui puisse devenir un danger, et elle se compare par exemple à un scorpion, animal méprisable et funeste représentant dans la Bible les tourments, le péché et la mort :

Mon Victor, me serais-je attachée à ta vie comme un scorpion venimeux pour la flétrir et l’épuiser ? Déjà ton sourire frais et libre devient chaque jour plus rare. Tu es malheureux, Victor, et mon amour est un obstacle à ta tranquillité.

Je voudrais fuir, je voudrais te déchirer de moi, de mon amour qui devrait couronner ta vie de roses et la parfumer de bonheur et qui semble la couvrir d’un crêpe45.

29Enfin, les autoportraits dénigrants de Juliette trouvent leur manifestation la plus concrète dans la position physique dans laquelle elle se projette. Elle se dépeint souvent à genoux, posture religieuse pénitentielle exprimant le repentir et l’humilité, implorant le pardon et une absolution ponctuelle lorsqu’elle a des éclats de colère par exemple :

C’est lorsque je t’ai quitté méchante – que notre séparation est cruelle pour moi – Mon Dieu ! pourquoi t’ai-je laissé partir précipitamment, partir sans adieu – Oh ! j’ai bien des remords – et bien des chagrins à l’heure qu’il est – et je voudrais me repentir à tes genoux – Je suis bien méchante – bien injuste n’est-ce pas ? […] Si tu savais comme je t’aime – mon Victor, tu aurais de l’indulgence – tu m’aimerais davantage – pour toutes ces tracasseries que te suscite mon amour – […] Je t’aimerai jusqu’à l’expiation complète de tous mes torts46.

30Parfois, elle envisage de joindre à l’autodénigrement le châtiment corporel : « Pour ma part, je me déteste et je me méprise pour mon mauvais naturel. Si on pouvait se battre je me donnerais des affreux coups pour essayer de me corriger47. » Ce type de lettre fait écho aux premières années de leur liaison où Hugo a pu, semblerait-il, lever la main sur Juliette, et en éprouver tout aussitôt du remords, comme le montre ce mot envoyé en 1837 dans les heures suivant un accès de violence :

Une ligne pour toi. J’ai besoin de t’écrire. J’ai besoin de te crier que je t’aime, à genoux, avec larmes. Je t’aime. Je ne t’ai jamais plus aimée et je ne me suis jamais plus détesté. / Hélas, pardonne-moi. Je ne savais ce que je faisais. Je baise tout ce que j’ai frappé. Je mets de l’adoration partout où j’ai mis de la fureur. Pardonne-moi ! / Oh ! Tout à l’heure quand je te verrai, je voudrais bien, mon Dieu ! qu’il n’y eut [sic] dans tes beaux yeux adorés ni reproches, ni tristesse, ni traces de larmes surtout. Pour moi toute la vraie joie vient de toi comme toute la vraie lumière du soleil. / Je me mets à genoux et je baise tes ravissants petits pieds bénis. / v.48

31Mais le renversement éphémère des rôles illustré dans cette lettre ne tient que jusqu’à la réponse de Juliette qui, bien loin de lui en tenir rigueur, reste campée dans sa posture d’infériorité, endossant même la responsabilité, en tant que pénitente méritant d’être corrigée, des débordements de son amant :

Tu as fait de l’incident d’hier le plus beau jour de ma vie aujourd’hui. Si tu dois m’écrire une lettre aussi adorable que celle que je viens de recevoir chaque fois que tu auras été méchant, je te permets de me battre tous les jours plutôt deux fois qu’une. D’ailleurs mon pauvre ange, c’est moi qui ai eu les premiers et même tous les torts. Si ma lettre n’est pas aussi ravissante que la tienne, ce n’est pas faute d’amour, de repentir et d’adoration. Je te demande pardon bien fort49.

32La seconde stratégie déployée par Juliette, en miroir inversé de la première, vise à apitoyer un Hugo descendu de son piédestal et présenté cette fois comme un tourmenteur. Ainsi, elle se décrit régulièrement en proie aux plus vifs tourments, décrivant longuement les souffrances avérées, physiques comme psychologiques, qu’elle doit supporter. Et elle sait se montrer particulièrement éloquente. Elle crie son manque de lui dans une posture épistolaire féminine plutôt stéréotypée, placée sous le signe de la douloureuse absence de l’amant qui ne vient jamais et de l’attente qui rythme son temps : « Je ne sais pas, mon cher bien-aimé, si tu remarques combien de fois les mots j’espérais, espérant, dans l’espoir, avec l’espérance, j’espère, j’espérerai, se présentent de fois sous ma plume ? C’est que ma vie tout entière se passe à espérer un bonheur bien rare, celui de te voir50. » Elle rappelle son extrême solitude, son enfermement qui l’étouffe – il ne l’autorisera à nouveau à sortir seule qu’en 1845 parce qu’il aura à ce moment une liaison avec la femme de lettres Léonie d’Aunay, épouse Biard, que Juliette ne découvrira que bien plus tard (1851) –, et pour prouver la légitimité de ses doléances, elle s’appuie à la fois sur des démonstrations rationnelles, faisant le décompte scrupuleux de tous les jours passés sans le voir ou sans quitter son domicile (par exemple : une seule fois en six semaines à la fin de l’année 1841), et sur la déclinaison du lexique du martyre, ce « supplice d’asphyxie physique et moral51 » qu’elle endure :

Vois-tu, mon Victor – cette vie d’isolement, cette vie sédentaire me tue – J’use mon âme à te désirer. J’use ma vie dans une chambre de douze pieds carrés. Ce que je veux, ce n’est ni le monde, ni ses stupides plaisirs, mais la liberté […] – Ce que je veux, c’est de ne plus souffrir – Car je souffre mille morts par minute – Je te demande la vie – la vie comme toi, comme tout le monde 52.

33Lorsque rien de tout cela ne fonctionne, elle lui fait de violents reproches, remettant en question ses sentiments – « Je t’aime trop et toi pas assez, c’est bien trop sûr53 » –, soulignant le déséquilibre de leur implication, le décalage entre ce qu’il exige d’elle et ce qu’il se permet, et surtout ses énormes mensonges. Les promesses solennelles qu’il lui fait sont en effet « si quotidiennement et si religieusement pas tenues54 » qu’elle ne peut que constater amèrement à quel point sa promesse est « fallacieuse en tout ce qui regarde [s]on bonheur55 ». Il lui jurera par exemple le 26 septembre 1873, sur la tête de son fils François-Victor mourant, qu’il ne reverrait pas l’une des maîtresses, la jeune Blanche Lanvin, « serments imprudents et sacrilèges56 », dira Juliette, qu’il ne tiendra pas.

34C’est dans ces moments-là, emplis de la plus forte charge émotionnelle, que l’on peut observer dans les lettres de l’ancienne comédienne une véritable scénographie de la page pour attirer l’attention du dramaturge à tout prix ; elle multiplie les signes graphiques et emploie une ponctuation très théâtrale, soulignement, lettres capitales, points d’exclamation ou de suspension, pour tenter de pallier les carences du discours écrit et se rapprocher au plus près des accents pathétiques d’une parole blessée.

35Si l’on consulte les quelques lettres de réponse de Hugo, on constate qu’il tente de valoriser ses efforts, comme le montre ce mot de 1838 au sujet des « charmantes lettres » de Juliette : « c’est mon trésor, mon écrin, ma richesse. Notre vie est là, déposée jour par jour, pensée par pensée. Tout ce que tu as rêvé est là, tout ce que tu as souffert est là. Ce sont autant de petits miroirs charmants dont chacun reflète un côté de ta belle âme57 ». Mais les mots ne remplacent pas les actes, et elle cède souvent au découragement, se livrant au chantage, exprimant des idées suicidaires, ou envisageant en dernier recours de mettre fin à leur relation, menaces qu’elle mettra d’ailleurs quelques fois à exécution58 et qui seront suivies, elles, de l’effet escompté. À chaque fois Hugo, terrorisé à l’idée de la perdre, remuera ciel et terre pour la retrouver, et saura la convaincre de revenir.

36Or, puisque les autres manœuvres ne sont pas aussi efficaces que Juliette le souhaiterait pour obtenir au quotidien des récompenses à la hauteur de ses sacrifices, elle va se trouver contrainte de développer des stratégies de mise à distance, littéraires, stylistiques et rhétoriques, au détriment parfois de l’honnêteté requise pour sa démarche de rédemption. Elle se compare ainsi aux personnages hugoliens pécheurs mais dignes dans l’amour et le sacrifice – Claude Gueux, Quasimodo, Fantine, La Tisbe –, à la fois pour rendre hommage à l’amant et faire de son cas particulier un cas général, diluant dans l’universel sa responsabilité personnelle. Elle opère par ailleurs des dissociations temporelles de son moi, distinguant, pour supporter les douleurs de la Juliette du présent, celle du passé et du bonheur vécu ou enjolivé qu’elle reconvoque à loisir, et celle de l’avenir enfin récompensée en se projetant avec plus ou moins de confiance dans des jours meilleurs.

37Elle va en outre mettre en place un habile dispositif de croisement entre le journal intime et extime. On retrouve pêle-mêle au milieu, ou au lieu, des éléments autobiographiques, ses observations sur le monde et les autres : considérations sur le climat, entretien de son jardin et de sa maison, description des voyages annuels effectués avec Hugo, portraits de son entourage, famille, amis, connaissances, domestiques, ouvriers, bourgeois, nobles, artistes, médecins, etc. Elle montre là toute l’étendue de ses talents d’écriture et, Florence Naugrette l’a souligné, de fine sociologue59. C’est une fenêtre ouverte, une vie par procuration, un moyen pour elle, enfermée au début puis restreinte dans ses mouvements par la suite, de se projeter vers l’extérieur ; et puis surtout, elle évite ainsi de trop parler d’elle-même.

38Enfin, Juliette Drouet emploie fréquemment, et c’est l’une des caractéristiques de son style, pour aborder tous les sujets et surtout ceux qui la dérangent, les armes de l’humour, de l’ironie et de l’autodérision, afin de distraire un amant friand de jeux de mots et de plaisanteries : « Vous voyez au reste comme ce régime pénitentiaire me rend affreusement stupide. C’est votre faute, c’est votre faute, c’est votre très grande faute60 », ironise-t-elle sur sa situation, considérant qu’il vaut mieux parfois en sourire qu’en pleurer.

39Par ces manœuvres, elle trouve le moyen de se protéger en se dévoilant moins ou de façon plus contrôlée, de se préserver en cloisonnant sa personnalité pour isoler celle qui souffre, mais également de plaire par la beauté de son style, n’oubliant jamais qu’elle s’adresse à un amoureux de la langue qui y est particulièrement sensible.

40Pour finir, parce que c’est essentiel pour elle qui a tant accepté, donné et souffert, la dernière stratégie adoptée par Juliette Drouet est celle de la valorisation personnelle, qu’elle affirme au fil des années. Elle met dès lors systématiquement en lumière, par le biais de procédés de répétition et d’emphase, ses qualités morales et son comportement exemplaire : l’intégrité de sa démarche, de ses actes et de sa personne, son dévouement, son courage et sa vertu.

41On pourrait imaginer qu’elle cherchait à se convaincre elle-même, mais ce serait mal comprendre son objectif : elle attendait auprès de Hugo des moyens de correction de soi pratiques pour pouvoir mener la vie respectable à laquelle elle avait toujours aspiré, car jamais elle n’a douté de sa valeur morale. Portée par la conviction profonde, se comparant en cela à Claude Gueux61, d’avoir été jetée par le sort « dans une condition au-dessous de [s]on intelligence […]62 », elle défend ainsi dès le début « sa dignité naturelle » et la pureté de son âme malgré la profanation de son corps63 : « Je suis une honnête femme, je n’ai même pas eu besoin de me régénérer à votre amour pour le devenir, j’étais honnête et je suis demeurée honnête dans ma vie de désordre et de malheur64. » S’étant employée ensuite toute sa vie à en faire la démonstration, envers et contre tous, et surtout contre les indignités de l’amant, elle a le sentiment du devoir accompli, se présente en paix face à l’œil de sa conscience personnelle, et considère même qu’elle a gagné la légitimité et l’autorité morale suffisantes pour donner à son tour des leçons au grand homme, comme en témoigne cette lettre très ambiguë de 1878, alors qu’elle a découvert dans un carnet les commentaires cryptés en espagnol des aventures amoureuses de Hugo :

[L]a vérité, quelle qu’elle soit, vaut mieux dans toutes les situations de la vie que la duplicité et le mensonge. On s’aime d’autant mieux qu’on estime davantage. Les fières prosternations de mon âme devant la tienne s’adressent à l’homme divin que tu es et non à la vulgaire et bestiale idole des amours dépravés et cyniques que tu n’es pas. Ta gloire qui éblouit le monde éclaire aussi ta vie. Ton aube est pure, il faut que ton crépuscule soit vénérable et sacré. Je voudrais, au prix de ce qui me reste à vivre, te préserver de certaines fautes et de certains outrages indignes de la majesté de ton génie et de ton âge. Tu sais cela autant et plus que moi et surtout tu le dirais mieux. Mais ce n’est pas une raison pour me taire, au contraire, et je te supplie à genoux d’avoir pitié de moi qui t’adore65.

42Juliette n’ignore pas, en outre, qu’elle a fini par renverser les rôles, devenue à son tour un ange sauveur en préservant la vie de Hugo lors du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte et de la fuite en exil en 1851, puis en veillant sur lui à chaque instant jusqu’à sa mort, bien longtemps après la disparition de l’épouse légitime. Elle sait ainsi être parvenue à gagner non seulement son estime mais également une certaine respectabilité sociale, les propos et lettres de l’amant et du beau monde qu’ils fréquentent vers la fin de leur vie alors qu’ils vivent officiellement ensemble (1873-1883) ne lui laissent aucun doute à ce sujet. Mieux encore, elle est intimement persuadée que son parcours héroïque et son histoire d’amour exceptionnelle avec un génie de son temps lui ont assuré une place privilégiée au-dessus de la multitude : « Si l’amour purifie, je suis sainte entre les plus saintes, car jamais homme ni Dieu n’a plus aimé sur la terre et dans le ciel que toi par moi66 », écrit-elle en 1855.

43Naturellement, la rédaction assidue sur un demi-siècle des restitus qui ont fait de Juliette Drouet une épistolière très prolifique aux qualités d’écriture aujourd’hui reconnues a été à la fois l’outil et le support de son cheminement psychologique, intellectuel, moral et spirituel. À la fois tête-à-tête avec elle-même, confidentes, outil cathartique, échappatoire et espace de liberté de ton, de pensée et de style, pulsion de vie, terreau d’observations lucides et de réflexions philosophiques, moyen de connaissance du monde, de l’autre, de soi et miroir critique, main tendue vers l’amant et sa rédemption, ces lettres imposées, au début redoutées et subies, lui sont devenues habituelles67 puis nécessaires. Rédigeant aux premiers jours une correspondance et aux derniers un journal épistolaire, c’est finalement à elle-même qu’elle écrivait, dans une démarche de réappropriation du moi qui permit in fine son affirmation. Voire sa revendication.

44Ainsi, juste avant sa mort, alors pourtant qu’elle forme le vœu de voir se poursuivre leur union dans « l’autre vie », Juliette ajoute un codicille à son testament, assurant que les meubles, objets et dessins de sa maison de Guernesey lui appartiennent en propre, et doivent donc revenir à son neveu Luis Koch qu’elle désigne comme son légataire et exécuteur testamentaire, et non Victor Hugo.

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45Victor Hugo comme Juliette Drouet en étaient convaincus, Julienne Gauvain n’était pas n’importe qui et pouvait devenir bien plus. L’intervention du premier, certes, fut déterminante : elle permit à tout ce qui était graine, dans cette belle âme, de germer. Le résultat de cette expérience n’a pas d’équivalent : nous l’avons sous la forme d’une œuvre, sa vie, leur vie, dévoilée crûment sous tous ses aspects, transmis à la postérité sous la forme métonymique d’un monumental journal épistolaire. Ce fut une démarche inscrite il est vrai sous le signe du paradoxe : une relation orientée dans une perspective spirituelle de rédemption quand ils vivaient selon les conventions de l’époque un compagnonnage moralement condamnable, même si Juliette prétendait aimer « en dehors de toutes les conventions du monde68 » ; un amour d’un demi-siècle indubitable mais souvent cruel, où l’un a pu imposer à la femme qu’il aimait des contraintes en contradiction avec ses combats pour défendre les droits et libertés des êtres humains et auxquelles il ne s’astreignait pas lui-même. Et malgré tout, force est de constater que le bilan fut, pour l’un comme pour l’autre, qui poursuivaient pourtant des desseins très différents, une réussite : l’écrivain romantique put transposer avec succès dans sa vie personnelle ses rêves littéraires de rédemption par l’amour sacrificiel ; la petite orpheline bretonne put obtenir la juste reconnaissance de sa valeur et devenir la meilleure version d’elle-même.

46Aujourd’hui, cent cinquante ans plus tard, puisque Victor Hugo comme Juliette Drouet avaient fait le choix de conserver ces lettres et étaient donc conscients que d’autres pourraient les lire, ces restitus sont livrés à l’œil de tout lecteur qui peut, s’il le souhaite, recevoir à son tour ces confidences dans l’espace clos du site de l’édition numérique qui leur est dédié.