Colloques en ligne

Vincent Kaufmann

Du livre au bouquin

1La chaîne de télévision allemande ARD propose chaque mois une émission littéraire intitulée Druckfrisch, animée par un certain monsieur Scheck, qui comporte notamment une rubrique consistant à évaluer les dix livres placés en tête de la liste des bestsellers du Spiegel. Scheck consacre environ une minute à chaque livre, ainsi gracié ou au contraire exécuté, en quelques phrases qui sont alors d’une méchanceté ciselée. Les livres appréciés restent sur la table, les livres condamnés sont jetés dans une poubelle qui se trouve dans un coin du studio. Parfois les livres tournoient dangereusement en direction du téléspectateur avant de retomber, d’un bruit sourd, dans cette poubelle. Pour un peu, vous les prendriez à la figure, ces livres, si l’écran de votre télévision n’était pas là pour vous protéger des acting-out de monsieur Scheck.

2Est-ce choquant ? Pas vraiment, car on ne publie plus guère de livres aujourd’hui, mais beaucoup de bouquins, et il n’y a pas de mal à jeter un bouquin : si un auteur bénéficie d’une couverture médiatique, de préférence télévisuelle, c’est en général non pas parce qu’il a écrit un livre, mais justement parce qu’il a écrit, ou du moins publié, signé, un bouquin, de préférence un peu ou même copieusement autobiographique. L’autofiction, ou plus exactement l’invention du terme en 1977 par Serge Doubrovski, est contemporaine de la montée en puissance de la gestion télévisuelle de la littérature, puisque l’émission française qui a été le principal levier de cette prise de pouvoir, Apostrophes, démarre en 1975. On pourrait aussi appeler ce phénomène le stade canada dry du livre : ça ressemble à un livre, c’est fait, techniquement, comme un livre, mais ce n’est plus un livre, juste un bouquin. Merci de votre visite, de vos fantasmes et de vos autofictions, et au suivant. La différence entre un livre et un bouquin, c’est que le second est fait pour être jeté, pour passer au suivant. Bouquin, c’est le nom du livre kleenex, destiné à être jeté dans un proche avenir.

3Autrefois Scheck n’aurait pas osé. Du temps de Pierre Dumayet et de Pierre Desgraupes, quand lire c’était vivre, quand la télévision se rendait encore au domicile de l’écrivain, de préférence grand, le filmait dans son bureau, ou dans son jardin, en intercalant des gros plans sur de vrais manuscrits écrits à la main ou des séances de lecture de textes par l’auteur lui-même, on n’aurait jamais envoyé tournoyer le moindre livre, la moindre plaquette dans le coin de l’écran. On s’inclinait devant cette main, cette voix dans lesquelles s’incarnait l’authenticité forcément sacrée de l’écrivain, et que le miracle télévisuel mettait tout à coup à portée du grand nombre, sans trop percevoir alors que cet hommage télévisuel à la chose écrite tenait du baiser de la mort, que l’apparition de plus en plus fréquente de l’écrivain à la télévision, espace antidandy par excellence, correspondait en fait à sa désacralisation, à sa banalisation aujourd’hui apparemment irrémédiable. Vous écrivez ? un bouquin ? Comme c’est banal, et donc sympathique. Bienvenue parmi nous.

4On suivra le détail de cette évolution avec le livre passionnant de Patrick Tudoret, L’écrivain sacrifié, auquel je reprocherai juste son titre, tant il me semble que la télévision n’a pas sacrifié mais précisément banalisé l’écrivain : de la paléo-télévision des années soixante, admirative et respectueuse envers celui-ci, à la néo-télévision incarnée par un Bernard Pivot, s’émancipant de sa servilité initiale pour devenir un pouvoir autonome par lequel les écrivains sont sommés de réussir leur prestation, leur mise en scène – d’où le succès de l’autofiction et de la littérature autobiographique en général1 -, puis enfin à l’hypertélévision qui ne reconnaît plus à l’écrivain la moindre spécificité, l’invitant à faire bonne figure, c’est-à-dire en général le pitre, dans les mêmes talk-shows que des acteurs, des chanteurs, des sportifs ou Miss France2. Et on se tournera du côté de la médiologie de Régis Debray pour formaliser, en des termes à la fois théoriques et historiques, une telle évolution, qui correspond exactement au passage de la graphosphère à la médiasphère, c’est-à-dire au moment où l’audiovisuel s’impose comme le médium qui draine et produit le plus de pouvoir, aux dépens de l’écrit3.

5Les historiens des médias ont constaté depuis longtemps que lorsqu’apparaît un nouveau médium, il n’en efface pas pour autant l’ancien ou les anciens, que ceux-ci se voient assigner de nouvelles fonctions et surtout une nouvelle place, en générale inférieure ou moins centrale, dans la hiérarchie des médias. C’est exactement à cette évolution que renvoie mon observation initiale, c’est-à-dire le fait qu’on ne parle guère plus de livres à la télévision, mais beaucoup de bouquins : l’objet est toujours là, sa production est même en hausse, le marché ne se porte pas si mal, mais le livre a perdu son autorité, son aura. La télévision dé-nomme, défigure ou même dénonce le livre, comme on le dit d’un contrat ou, pourquoi pas, d’un coupable, comme le suggéraient déjà certains textes de Bataille. Et quel contrat est ainsi dénoncé ? Celui, implicite bien sûr, mais adossé à un faisceau complexe de pratiques sociales et d’institutions au sein desquelles l’enseignement a joué un rôle majeur, par lequel une autorité spécifique a été pendant des siècles conférée à l’écrivain ; ou celui qui faisait que tout livre était considéré sinon comme une œuvre, du moins comme un fragment d’œuvre. Le bouquin, c’est un livre dont l’horizon de l’œuvre – soit sans doute aussi l’horizon du rêve de livre total, formulé comme tel par un Mallarmé, mais repris par tant d’autres, de Proust à Queneau en passant par Artaud, etc. – s’est retiré. Quel que soit le nombre de bouquins qu’on écrit, cela ne donnera jamais des œuvres complètes ; au mieux des bouquins complets. L’hégémonie de l’audiovisuel entraîne un effet de désœuvrement du livre, dans un sens qui n’a sans doute pas grand-chose à voir avec ce qu’entendait un Maurice Blanchot : elle le désœuvre comme on dirait qu’elle le désosse, et le voue du même coup au simple divertissement.

6Comment enseigner la littérature, les œuvres, par gros temps, lorsqu’il pleut des bouquins ? C’est ainsi que pourrait se formuler la question qui m’intéresse, non sans préciser que si on prend en considération l’histoire des médias et plus particulièrement les changements de médiasphères qui reconfigurent périodiquement l’autorité et la place de la littérature, les choses se précipitent depuis quelque temps. Nous n’avons pas encore vraiment pris la mesure de ce qui est arrivé à la littérature et à son enseignement avec l’hégémonie de la télévision en matière de pouvoir médiatique, que déjà l’hypersphère, c’est-à-dire le numérique, redistribue à son tour les cartes, de façon de plus en plus rapide d’ailleurs : le numérique de l’an 2011 n’est plus du tout celui de l’an 2000, qui n’a rien à voir avec celui de 1990. Il se pourrait d’ailleurs qu’on ne saisisse vraiment ce qui arrive à la littérature avec la télévision que parce que le numérique déplace l’ensemble du système d’un cran, comme si l’avènement du web 2.0, sur lequel se concentrent aujourd’hui toutes les fascinations et toutes les spéculations, avait été nécessaire pour nous dégriser de la télévision et pour nous permettre d’en évaluer un pouvoir de fascination désormais observable à distance.

7C’est dire que la question de savoir comment enseigner la littérature en période de pluie de bouquins en entraîne nécessairement d’autres qui, si elles viennent relativiser l’hégémonie de la position de la télévision, suggèrent aussi que la fascination, les énergies et les désirs n’en sont par pour autant revenus du côté du livre. Ils sont au contraire captés par un au-delà de l’audiovisuel, le numérique, plus riche en promesses de partage d’un savoir, d’un faire, d’un pouvoir et d’une autorité qu’aucun autre médium ne l’a été dans l’histoire. Non seulement les livres sont devenus des bouquins, ils ont été privés de leur aura, de l’autorité justifiant le fait qu’on les étudie (et peu importe que ce soit en termes de patrimoine, de leçons politico-morales ou de textualité, pour prendre trois types assez classiques de justification de la littérature et de son enseignement), mais ils sont maintenant dématérialisés ou du moins dématérialisables, débitables en tranches soumises à micro-paiement, ou simplement piratables, entièrement ou par fragments, soumis aux charmes du cut and paste, tabularisés, hypertextualisés, encyclopédisés, pourrait-on dire, grâce aux moteurs de recherche. Ce n’est pas un hasard si les encyclopédies et les dictionnaires – sur à peu près tout et n’importe quoi – ont proliféré depuis vingt ans. A l’époque de Sartre ou de la mouvance structuraliste, ce n’était l’ambition de personne d’écrire des dictionnaires. La télévision a fait disparaître les œuvres et les livres, mais le numérique n’arrange rien puisqu’il fait disparaître les bouquins eux-mêmes, dans leur objectalité et leur unité : essayez-de jeter un e-book dans le coin d’un studio, ce n’est pas facile, et puis cela ne sert à rien puisqu’il reste à disposition sur tous vos autre terminaux. Inutile, donc, de casser votre ipad.

8La question est donc aussi de savoir comment, et surtout pourquoi, enseigner la littérature, les œuvres, en période de copier-coller intense ou d’automatisation hypertextuelle, dont on n’a peut-être pas encore perçu à quel point elle vient disqualifier le cœur même de l’activité herméneutique, qui a été pendant près de deux siècles au cœur de l’activité critique, et par conséquent au cœur de l’enseignement. La jeune Hélène Hegemann, auteure à dix-huit ans, en Allemagne, d’un best-seller assez imbuvable intitulé Axolot Roadkill consistant presque entièrement en rapines effectuées chez des blogueurs spécialisés en vie nocturne berlinoise, a sans doute ses idées sur la question4. En tout cas, il ne faudra pas trop chercher à lui expliquer qu’un auteur est fait pour être respecté, patiemment interprété, voire compris. Et au plus tard quand vous vous mettrez au commentaire composé, elle et surtout des centaines de millions d’autres jeunes gens de sa génération fuiront sur Facebook – le livre des visages – ou sur Twitter. Comment, et pourquoi, enseigner la littérature lorsque tous les désirs, toutes les énergies, toutes les intensités sont captés par les médias sociaux ? Pour que se transmette la culture nationale, les immuables valeurs de la République ? C’est un combat perdu d’avance, les bouquets de chaînes télévisuels désormais numériques eux aussi et le web 2.0, global comme il se doit, ont fait éclater ce cadre de référence depuis longtemps. Ou pour continuer le combat de la révolution du ou par le langage poétique, conformément au programme des avant-gardes du XXème siècle rendu académiquement présentable par la mouvance structuraliste ou théorique-réflexive ? Là encore, je crains qu’à l’heure des révolutions twitterisées, iranienne, tunisienne ou égyptienne, l’option manque de sex-appeal.

9Ce n’est pas de la démagogie médiologique que d’évoquer ici les médias sociaux et les réseaux qu’ils rendent possible. Les historiens des médias ont beaucoup spéculé dans les années 90 sur la façon dont le numérique actualisait les promesses liées aux pratiques avant-gardistes, textualistes pour dire les choses vite, des années 60 à 80 : le numérique, c’était l’hyper- et l’intertextualité comme si vous y étiez, avec en prime un auteur encore plus mort que vingt ans plus tôt, confiant désormais sa mise au tombeau à des logiciels de plus en plus performants. Mais vingt ans plus tard encore, on se rend mieux compte qu’en matière de littérature, les promesses du numérique sont restées sans lendemain, qu’elles font figure d’erreurs ou de rêves de jeunesse, qu’elles ont été comme l’ombre portée par l’ancien sur un nouveau encore en train d’advenir. Ce sont en effet les réseaux, que personne n’attendait alors, qui se sont imposés. Pour la littérature et son enseignement, ce n’est pas une bonne nouvelle. Tout d’abord parce que les réseaux participent très activement d’une destitution de l’autorité littéraire, d’une déprofessionnalisation du commentaire, de la recommandation et de la prescription, dont les critiques littéraires et les enseignants ont très longtemps eu le monopole. Ensuite parce que les réseaux procèdent d’autres formes de savoir que celui dont procède la chose littéraire, comme on disait naguère : ils sont à base d’algorithmes, et surtout ils font miroiter d’autres formes de production du savoir, qui relève de la collective wisdom, d’une sorte de nouvelle sagesse populaire ou du moins collective. C’est l’effet Wikipedia, qui est sans aucun doute l’emblème de ce que sera, dans d’innombrables domaines, la « fonction-auteur » de demain : collective, démocratique, temporellement illimitée. Et c’est bientôt aussi l’effet crowd-sourcing qui, utilisé de façon appropriée par les éditeurs, permettra à ceux-ci de faire de substantielles économies au niveau du lectorat ou du marketing. Il est aujourd’hui possible de faire évaluer un roman par d’innombrables lecteurs avant même de le publier, avant même d’en faire ce qui sera au mieux un bouquin.

10Les réseaux induisent, pardonnez-moi ce terme barbare, une wikiisation du champ ou de l’institution littéraire, qui touche bien entendu également ses conditions d’enseignement. Wikiisation, démocratisation : cela ne veut pas dire que l’avenir appartienne à des wiki-romans ou des wiki-poèmes. Au contraire, la littérature continuera d’exister comme un contrepoint absolu, dialectique, au monde des réseaux. Sa survie passe par un renforcement de la singularité et surtout de l’authenticité non numérisable de l’auteur, obligé de se faire remarquer de toutes les manières possibles, conformément aux lois de l’économie de l’attention, du moins tant qu’il ne s’est pas constitué en marque irréfutable. Je ne crois pas du tout que nous allons vers un monde sans auteurs, bien au contraire, mais je ne suis pas sûr en revanche qu’il s’agira d’autre chose que d’un marché des auteurs très précisément encadré par l’ensemble des technologies subsumables sous le terme de marketing viral, appelées à se substituer aux anciennes institutions et à leurs fonctions légitimantes, à leur autorité. Qu’il s’agisse des écoles, des universités, de la critique littéraire traditionnelle, ou même du lectorat et des éditeurs eux-mêmes, les réseaux en emportent les pouvoirs de prescription ou d’identification de la littérature. La littérature ne disparaîtra pas, on continuera à écrire beaucoup de romans, beaucoup de bouquins, mais son enseignement sera de plus en plus problématique, à la mesure de la déprofessionnalisation et de la désinstitutionnalisation qu’elle est en train de subir. Si la littérature circule et se consomme à peu près de la même manière que la musique pop, avec les équivalents de l’ipod qui arrivent, c’est-à-dire les différents e-readers désormais disponibles sur le marché, il faudra bien un jour se demander s’il est nécessaire de l’enseigner, alors que la question ne se pose pratiquement pas en ce qui concerne les images, les films, les vidéos, la musique, etc.

11L’Eglise catholique n’a pas beaucoup aimé l’arrivée de l’imprimerie. A vrai dire, elle ne s’en est jamais vraiment remise. Les institutions républicaines en charge depuis un siècle et demi de l’enseignement de la littérature, autant dire du catéchisme laïque obligatoire et gratuit, se sont au contraire développées sur le terreau fertile de l’imprimerie industrialisée. Mais en face de la montée en puissance des réseaux, qui sont un défi lancé à l’ensemble des institutions, notamment politiques, elles constituent aujourd’hui un maillon d’autant plus faible qu’elles ont déjà été sérieusement secouées antérieurement par le triomphe de l’audiovisuel. Toute les institutions sont à base d’écrit, participent d’un ordre du discours, contrairement aux réseaux, qui doivent tout aux algorithmes. Rien d’étonnant si les institutions en charge de la chose écrite – la littérature - sont les plus touchées par l’évolution actuelle : comment enseigner les règles de l’art, comment reconstituer la littérature en un ordre du discours à peu près cohérent dans un contexte où il apparaît peu à peu que le pouvoir se détache de tout ordre du discours et la littérature du « champ » auquel Bourdieu cherche – presque désespérément – à l’assigner? Même dans notre petit domaine des études littéraires, on ne demande plus trop aux candidats à des postes s’ils ont écrit des livres, mais plutôt s’ils disposent d’un bon réseau. Le jour n’est pas loin où les candidats s’avanceront non plus leurs livres et articles à la main, mais en brandissant l’annuaire téléphonique.

12Alors, que faire, comme on demande dans ces cas? Pour ma part, je voudrais plutôt commencer par indiquer ce qu’il ne faut pas faire dans une telle situation: en particulier ne pas croire que l’histoire repasse les plats, ne pas imaginer que l’évolution que je viens d’esquisser est réversible. Du haut de mes 35 années d’activités et d’engagements plus ou moins adultes dans le domaine de la littérature et de ses enseignements, j’ai acquis la conviction que rien n’est jamais revenu : ni l’autorité des ci-devant maîtres, ni l’amour de la langue, salué une dernière fois dans les années 70 dans des styles souvent pour le moins byzantins, ni rien de ce qui a fait notre âge d’or, notre belle jeunesse, ni même vraiment ce que nous nous proposions alors de combattre. Il y a au moins trois cadres de référence pour l’enseignement de la littérature qui sont dans cette perspective également périmés, également impossibles. Ils sont d’ailleurs souvent intriqués, mélangés, notamment dans le secondaire qui me semble la plupart du temps en état de désorientation complète quant aux objectifs et aux raisons d’être de l’enseignement de la littérature, mais bien entendu il faudrait examiner ici de façon plus précise des situations qui peuvent être très différentes d’un pays, d’un endroit à l’autre.

13Pour en revenir à ce qu’il ne faut pas faire, c’est tout d’abord le cadre néo-lansonien, néo-positiviste et parfois clairement néo-nationaliste, revenu en force, en tout cas dans les universités françaises mais plus largement européennes, pour conjurer les trop subversives intentions de la mouvance structuraliste ou poststructuraliste des années 60 à 80, que je voudrais évoquer. J’ai parlé ailleurs à ce propos du retour des monuments nationaux, qu’on ripoline et décortique selon des échelles de plus en plus fines qu’il faut sans doute mettre en rapport avec la démographie des études littéraires, c’est-à-dire avec le fait qu’il y a de plus en plus de chercheurs, de moins en moins d’œuvres pas encore commentées, et qu’il faut par conséquent rationner les territoires5. Tu ne seras pas un spécialiste de Flaubert, mais un expert de l’influence des vies de saints dans Un Cœur simple, c’est bien suffisant et c’est quand même un beau métier. Le néo-lansonisme, la néo-histoire littéraire, ce n’est rien d’autre, au fond, qu’un retour boudeur à la critique des sources, c’est une entreprise généralisée d’attribution, de surveillance des emprunts, de contrôle des trafics et des signatures, assez amusante, quand on y pense, en période de généralisation du copier-coller et de dérégulation accélérée des droits de l’auteur-propriétaire. On me dira qu’il est la preuve que des retours sont possibles. Sans doute, mais je trouve que c’est un retour désespéré, assez pathétique, qui s’apparente à une pure résistance, à un aveuglement ou même un refoulement, et qui n’a plus, contrairement au lansonisme lui-même il y a environ un siècle, la moindre force de conviction, le moindre potentiel de transmission. Jamais sans doute un courant critique ou une orientation de recherche n’a été, dans le domaine des études littéraires, autant coupée de la réalité culturelle que ne l’est aujourd’hui la néo-critique des sources  - il suffit pour s’en convaincre de demander aux éditeurs « commerciaux » ce qu’ils en pensent. La néo-histoire de la littérature est un produit hors-sol, privée depuis longtemps de son cadre de départ constitué par la montée en puissance des cultures nationales, et dont il faut se demander – c’est en tout cas ce que j’identifie comme son impasse – quelles raisons de lire elle pourrait bien donner aux jeunes générations. Lire pour savoir ? Lire pour connaître les sources ? Triste programme en vérité, qui n’excitera jamais que quelques normaliens confondant la vie avec un jeu culturel à force de passer des concours, d’autant plus problématique qu’il est tautologiquement élitaire dans la mesure où, nécessairement, il fait en fin de compte de la lecture la chasse gardée de ceux qui savent. Quand on lit pour savoir, il faut toujours déjà savoir pour lire.

14La néo-histoire de la littérature tient d’une restauration, s’est imposée aux dépens de l’éphémère mouvance théorique-réflexive. C’est un constat que je fais sans le moindre enthousiasme, mais aussi sans nostalgie. Même si je viens d’un horizon théorique, même si la mouvance structuraliste ou poststructuraliste a été le cadre de référence de mes années de formation, comme ce fut le cas pour beaucoup d’autres, je suis convaincu que ce que l’on peut faire de mieux aujourd’hui avec la théorie, c’est de l’analyser, c’est d’en prendre la mesure dans un contexte culturel et médiatique totalement différent. Pour dire les choses ici très vite – j‘ai quand même écrit tout un livre sur le sujet6 – ce contexte a ceci de particulier qu’il n’accorde plus le moindre crédit à quelque chose qui était au centre de la mouvance théorique, qui y tenait peut-être même lieu d’inatteignable Eurydice, à savoir l’idée d’une révolution dans et par le langage poétique, l’idée d’une subversion dans et par l’écriture. Il y a des éléments de poétique ou de sémiotique qu’on peut reprendre, il y a des bouts de narratologie qu’on peut tenter d’enseigner, il y a la mise en abyme que l’on peut agiter comme un fétiche ou le mana cher à Marcel Mauss. Mais toute cette conceptualité pour laquelle on s’est enthousiasmé il y a quelques décennies encore semble désormais flotter, n’a plus de centre de gravité, n’est plus arrimée à une pensée ou à une pratique de la déconstruction ou de la subversion. Celle-ci constituait alors l’horizon commun d’une culture littéraire dans laquelle le langage poétique était l’objet d’une véritable ferveur révolutionnaire, bénéficiait d’une aura que je défie quiconque d’expliquer aux digital natives, à la génération des smart phones et de facebook.  C’est un exercice aussi périlleux que le serait pour Maurice Blanchot un passage chez Thierry Ardisson. On peut aussi formuler le problème dans les termes de Bourdieu, même si celui-ci a été particulièrement aveugle à l’ébranlement du champ littéraire par l’hégémonie de l’audiovisuel et bientôt peut-être du numérique : comment convaincre la génération facebook qu’il y a le moindre capital symbolique à retirer de la fondation d’une revue comme Tel Quel, Poétique, Digraphe, etc. ? L’avant-gardisme constitutif de la mouvance structuraliste n’a aucune chance de survivre dans un monde à la fois post-historique et post-discursif (je crois que c’est à peu près la même chose), dans un monde dominé par l’autorité technologico-économique induisant notamment ce qu’on appelle parfois une économie de l’attention qui reconfigure la nature du capital symbolique de façon tout à fait nouvelle.

15On peut comprendre dans cette perspective les reproches que Tzvetan Todorov adresse dans La littérature en péril7, aux enseignants qui voient dans la théorie littéraire la solution à leurs problèmes. Mais je ne suis pas sûr que ce que Todorov oppose à l’approche théorique, à savoir une position en fin de compte humaniste, qui reprendrait en des termes plus au moins empiriques ce qu’un Starobinski et d’autres critiques venus de l’horizon de l’herméneutique ont autrefois pensé en termes de relation critique, constitue une meilleure solution. L’habitus de l’herméneute, amateur ou professionnel, implique un respect du texte et de son autorité, un rapport de transfert – il faut que le texte soit le lieu d’un supposé-savoir, diraient les psychanalystes. Il me faudrait plus de temps que je n’en dispose ici pour montrer que les technologies du copier-coller, de la mise en hypertexte des textes ou bien entendu les moteurs de recherche ont précisément pour effet de périmer, de disqualifier la production de capital symbolique par des moyens d’herméneutique. Imagine-t-on d’ailleurs quelque chose comme une wiki-herméneutique ? Des livres comme Proust et les signes de Deleuze, S/Z de Barthes ou Glas de Derrida sont-ils compatibles avec le crowd-sourcing ou l’intelligence collective qui sert d’enseigne aux réseaux sociaux ? J’irai même plus loin sur ce point, sans d’ailleurs pouvoir vraiment le démontrer : l’enseignement de la littérature tel que l’imagine Todorov, mais avec lui beaucoup d’autres, repose sur une configuration subjective dont on va peu à peu prendre la mesure historique, c’est-à-dire aussi la mesure de sa détermination par une culture du livre et de la chose écrite induite par Gutenberg, la Réforme, les Lumières, etc., soit une civilisation de l’imprimé, sans doute mortelle comme toutes les civilisations.

16Je ne crois pas qu’on cessera de lire pour autant. Mais de la même manière qu’on se couche comme on fait son lit, on lira comme le numérique y habitue : en surfant, en s’appropriant des fragments de choses, en copiant-collant, en substituant la tabularité encyclopédique du numérique à la linéarité de la chose écrite. Tout bien considéré ce n’est pas si grave, dans la mesure où l’appropriation – le détournement, dirait Guy Debord - a toujours été au cœur des pratiques les plus inventives de la lecture. Deleuze s’est approprié Proust, en ignorant sans doute beaucoup des sources de Proust, Barthes s’est approprié Racine – on lui l’a assez reproché, à lui ou à d’autres structuralistes, régulièrement accusés d’ignorance. Peut-être est-il temps de prendre résolument le parti de l’appropriation, non sans relever que la véritable mission de la néo-histoire littéraire consiste précisément à l’empêcher, moins par souci de voir les auteurs reconnus dans leurs droits de propriétaires légitimes que pour reproduire un certain ordre du discours et du savoir, une position de maîtrise en tous points opposés à la position du maître ignorant, pour reprendre ici non seulement l’expression mais bien la thèse développée par Jacques Rancière8. Il y a tout lieu de penser que l’enseignement d’un savoir abrutissant venant faire obstacle à l’appropriation ne peut aujourd’hui qu’échouer, tant les modalités de production de capital symbolique ont changé. Pourquoi ne pas choisir alors l’opposé, la position du maître ignorant dont le rôle serait en somme d’organiser l’appropriation, de la susciter, de la programmer en sachant que si elle a lieu, ce sera en des termes qui lui échappent ?

17Il se pourrait cependant que l’appropriation se passe même de maîtres ignorants, comme le suggèrent de nombreuses études menées dans le domaine de la psychologie et des sciences de l’éducation qui ont mis en évidence les multiples usages très personnels de la littérature, notamment chez les jeunes en train de construire leur identité, et qui le font souvent à l’écart et parfois à l’encontre des enseignements de la littérature, toutes catégories confondues. Les civilisations sont mortelles, et a fortiori sans doute les enseignants de littérature. En tout cas, le basculement dans le monde numérique induit une déprofessionnalisation du champ littéraire dont le déclin de la critique littéraire – au profit des classements et des listes établies par les usagers, ou plus exactement les moteurs de recherche – sont le symptôme le plus évident aujourd’hui. C’est dire que pour le moins la fonction de l’enseignant est à réinventer. Elle peut être celle d’un maître ignorant qui accompagnerait l’appropriation symbolique, qui en assurerait la créativité. Elle peut aussi être, et je terminerai là-dessus, celle d’un «médiologue », capable d’orienter ceux à qui il enseigne dans les rapports de force sans cesse changeants entre différents médias, capable de leur faire prendre la mesure des chances, des enjeux et des défis liés à leurs propres pratiques symboliques. Dans le contexte contemporain, ce ne serait déjà pas si mal, et peut-être même le début d’une nouvelle résistance.