Le tableau d’une conscience dans les Entretiens solitaires de Brébeuf (1660) : une poésie du moi ?
1Le recueil des Entretiens solitaires du poète Georges de Brébeuf est un témoignage intéressant de l’expression de la spiritualité au seuil du moment « classique » de la littérature française. Le choix de la parole poétique l’inscrit dans la tradition de la poésie religieuse du premier xviie siècle que la catégorie de « baroque » nous a appris à relire, depuis les travaux de Jean Rousset. La mise en scène lyrique d’un moi qui s’examine et qui s’adresse à Dieu pour lui demander son pardon et affirmer son repentir place le geste poétique dans le cadre de la confession qui nous intéresse ici. Il s’agira donc d’évoquer d’abord rapidement l’auteur dans son contexte, avant de décrire brièvement le recueil qui marque une inflexion religieuse dans sa production poétique, et enfin d’essayer de dégager les grands traits de l’écriture du moi que propose cet ensemble très varié de poèmes, au moment même où un moraliste comme Pascal proclame que ce « moi » est haïssable.
2Georges de Brébeuf (1618-1661) est surtout connu comme traducteur en vers de La Pharsale de Lucain (paru à Rouen en 1654), après avoir fait ses premières armes comme auteur de l’Énéide travestie (le septième livre traduit en vers burlesques, 1650) ou du Lucain travesti (1656). De fait le jeune poète, soucieux de réussir dans les salons, était plutôt inspiré par la veine mondaine et galante, brillant dans tous les genres à la mode du temps de Voiture et de Sarrasin : épîtres en vers, madrigaux, épigrammes, sonnets. On peut citer comme exemple de sa production la Gageure, un ensemble de cent cinquante épigrammes et madrigaux contre les femmes fardées où le poète fait preuve de virtuosité dans l’art de la variation sur un même thème. Tout cela a été réuni en 1658 dans le recueil des Poésies diverses qu’il dédie à Fouquet, le protecteur des auteurs galants de la « génération de 1650 », pour reprendre le terme d’Antoine Adam. Pour autant, la seule œuvre de Brébeuf qui a eu les honneurs d’une édition savante au xxe siècle a été le recueil des Entretiens solitaires, qui parut à Paris, chez Antoine de Sommaville, en 1660, c’est-à-dire un an avant la mort du poète. Cette veine religieuse a contribué à placer le poète dans la lignée de Claude Hopil (Les Divins élancements d’amour, 1629), Jean de La Ceppède (Théorèmes spirituels, 1613, 1622) ou de Laurent Drelincourt (Sonnets chrétiens, 1677) que la mode du « baroque » a contribué à redécouvrir. De fait Brébeuf a connu un réel succès grâce aux Entretiens solitaires, qui sont une œuvre originale, voire insolite, loin des engouements passagers du burlesque ou de ses pièces galantes.
3Pour comprendre cette inflexion religieuse de son œuvre, il convient de rappeler quelques éléments de sa biographie. Brébeuf appartenait à une vieille famille normande de la noblesse seconde, qui vivait dans la région de Saint-Lô depuis le xive siècle au moins ; selon son biographe, René Harmand Brébeuf a sans doute fait ses études à Caen (Harmand, 1897, p. 18) ; il fut lié à Ménage et à Chapelain et il était ami des frères Corneille. S’il admire le théâtre de Pierre, il partage aussi son inspiration religieuse. Sa famille était en effet d’une grande piété : il était le neveu de Jean de Brébeuf, jésuite missionnaire mort en martyr en Nouvelle France (1649), qui a été canonisé en 1930 ; c’est lorsqu’il habitait chez son frère Nicolas, qui était prieur et curé de Venoix, à côté de Caen, que Georges de Brébeuf rédigea les Entretiens solitaires, à la fin de sa vie ; selon Harmand, Nicolas était un prédicateur apprécié, et c’est lui qui publiera les Œuvres posthumes de Georges. Enfin, ce fut à la protection de Madame de Bellefonds, future supérieure des Bénédictines de Rouen, qu’il dut la fonction de précepteur du jeune marquis Bernardin de Bellefonds – à l’occasion de laquelle il rencontra le tout jeune Pierre-Daniel Huet, futur évêque d’Avranches, qui l’évoque dans ses Mémoires. Ces éléments éclairent l’orientation spirituelle que prit l’œuvre du poète à la fin de sa vie : Brébeuf était familier du monde des dévots, et c’est la raison pour laquelle son ultime recueil connut un véritable succès auprès du public des prêtres et des dévots, comme l’attestent les marques d’appartenance des éditions conservées aujourd’hui dans les bibliothèques. Il fit même œuvre de théologien, laissant à sa mort un ouvrage de controverse contre les protestants, La Défense de l’Église, qui sera publié en 1664 par les soins de son frère Nicolas et de Mme de Bellefonds. On y voit la connaissance précise que le poète avait des décrets du Concile de Trente, sur lesquels il s’appuie pour répondre aux critiques que les protestants adressaient à l’Église de Rome, dont ils dénonçaient les mœurs et qu’ils accusaient d’avoir apporté trop de nouveautés dans la religion chrétienne. Il est vrai que la Normandie, du fait de la présence d’une importante communauté de protestants depuis le milieu du xviesiècle, était une terre de mission, comme l’atteste l’œuvre de saint Jean Eudes, fondateur à Caen, en 1643, de la congrégation de Jésus et Marie (les « Eudistes ») puis, en 1651, de l’ordre de Notre-Dame de la Charité. Brébeuf l’a sans doute connu, puisqu’il était l’ami de son frère, l’historien François Eudes de Mézeray.
4À ce contexte religieux et spirituel, il convient d’ajouter le fait que Brébeuf a souffert toute sa vie d’une santé précaire, et que son état s’est aggravé dans les dernières années, où il semble avoir souffert de phtisie, maladie qui l’emportera à l’âge de 43 ans. L’Avertissement qu’il place en tête de ses Entretiens solitaires raconte justement comment il a été inspiré, quatre ans plus tôt, lors d’une « longue fièvre », pour se lancer dans l’écriture de ces poèmes :
Je ne puis m’empescher, Lecteur, de vous advertir d’abord, que je vous donne seulement icy les Meditations d’un malade. Il y a prés de quatre ans que j’en fis mon occupation dans les intervales d’une longue fiévre, et comme il nous est assez ordinaire d’user mieux de l’indisposition que de la santé, je vous avouë que j’ay negligé de continuër aprés ma guerison, ce que j’avois commencé dans ma maladie. (Brébeuf, 1912, p. xix)
5Brébeuf dédie cet ouvrage au cardinal Mazarin, qui est célébré dans une longue épître liminaire, où est louée la capacité presque surhumaine du ministre à joindre le plus grand souci de « s’entretenir avec soi-même » à son activité incessante pour le bien du royaume :
Les affaires du Siecle n’ont pas usurpé vostre cœur sur celles de l’Eternité, la terre vous a laissé des pensées pour le Ciel ; et pendant que nostre repos est le sujet de vos veilles et le but de vos travaux, vous ne vous refusez pas pour cela le soin que vous vous devez indispensablement à vous mesme. (Brébeuf 1912, p. iii)
6Le recueil est constitué de 28 chapitres, aux titres évocateurs : il est question tantôt de prière, « Prière à Notre Seigneur pour lui demander le Pardon des fautes commises » (I), « Prière à Notre Seigneur Jésus Christ… afin de nous exciter à une conversion parfaite » (XVI), tantôt de repentirs, « Regrets d’avoir différé la Conversion » (XII), « Des sujets que nous avons de nous mépriser » (XXVIII) ; mais on retrouve aussi les thèmes traditionnels de la méditation chrétienne : « De l’inconstance humaine » (III), « De l’Humilité » (V), « Que nous ne devons point nous attacher aux choses de ce monde » (XIII).
7De surcroît, une grande richesse métrique caractérise les poèmes tantôt monométriques, tantôt dimétriques, avec des combinaisons strophiques très variées : le chapitre V offre par exemple un ensemble de sizains en octosyllabes, alors que le chapitre VII se présente sous forme de huitains dimétriques (1 octosyllabe, 5 alexandrins, 2 octosyllabes). En revanche le chapitre IV (« Des douceurs intérieures que l’Amour Divin produit en nous ») est une suite régulière de 186 alexandrins à rimes plates (cf. le chapitre XXVIII, qui en compte 448).
8Les chapitres sont en général constitués d’un seul long poème (le chapitre III est ainsi fait de 28 quatrains d’alexandrins, le chapitre XVII de 25 quatrains), mais Brébeuf a aussi recours à la succession de petits poèmes aux formes variées : c’est le cas des véritables « exercices spirituels » que proposent les chapitres XXI-XXIV, qui regroupent en tout 93 pièces de formes variables, sous le titre d’ « Affections pieuses et Réflexions Chrétiennes, que l’Ame peut produire en tout lieu et en tout temps ». Par exemple la huitième pièce du chapitre XXI (« de la consolation qu’on trouve dans la penitence ») :
J’éprouve chaque jour, ô mon bien souverain,
Que les pleurs que fait naistre un interest humain,
Sont des ruisseaux amers où se peint la tristesse ;
Mais ceux que verse à tous momens
Le regret amoureux de nos débordemens,
Sont des larmes de joye, et des pleurs d’allegresse. (Brébeuf, 1912, p. 149-150)
9Cette diversité est affichée par le poète, qui n’a pas l’ambition de donner un traité de dévotion méthodique :
Au reste, vous verrez bien, LECTEUR, que je ne me suis point efforcé, non plus que ces Escrivains celebres, à establir un ordre certain dans les sujets que je traite ; ils choisissoient les matieres selon qu’elles se presentoient à leur esprit, et comme je n’ay pas pretendu vous donner icy une pratique reguliere ou de devotion ou de spiritualité, j’ay crû que je n’estois pas obligé indispensablement de m’attacher à une suite exacte, ny à une liaison scrupuleuse. (Brébeuf 1912, p. xxv)
D’où la diversité formelle qui est revendiquée :
Vous verrez dans les diverses Pieces que je vous donne, beaucoup d’endroits qui ne sont pas assez suivis, ny assez démeslez, et quelques autres qui sont trop chargez et trop estendus. Vous remarquerez en beaucoup de lieux des cadences qui sont un peu rudes, des Vers qui ne sont pas assez forts, et des chutes qui ne sont pas agreables. Vous y trouverez de petites Pieces détachées que peut-estre vous aurez peine à ne desapprouver pas ; et enfin vous y observerez des repetitions frequentes non-seulement de mots, de rimes et d’expressions, mais encore de raisonnemens et de pensées. (Brébeuf, 1912, p. xxiii)
10Mais la répétition n’est pas un défaut, puisqu’il s’agit de mettre sous les yeux, avec insistance, la misère de l’homme et de présenter sous toutes les facettes, la nécessité de réorienter son attention vers la seule vérité qui vaille :
Ce n’est pas aprés tout, qu’il ne me fust bien aisé de justifier du moins la repetition des pensées par l’exemple de ces Esprits élevez qui ont le mieux reüssi en cette sorte d’écrire : il y a des choses qu’ils ne croyent jamais avoir assez dites, parce qu’on ne sçauroit jamais assez y penser ; ils ne se lassent point de nous advertir incessamment, et du neant de la Creature, et de la toute-puissance du Createur ; leur Eloquence ne tarit point sur l’aveuglement, et sur l’imbecillité qui naissent avec l’Homme, ny sur la lumiere et sur la vigueur que la grace met en luy. (Brébeuf, 1912, p. xxiii-xxiv)
11On y retrouve la vigueur d’une poésie chrétienne qui rejoint la production d’un Godeau ou d’un Drelincourt en cette seconde moitié de siècle, tout en annonçant, si l’on peut dire, le lyrisme religieux des Cantiques spirituels de Racine (1694). On songe naturellement aussi à la traduction en vers de l’Imitation de Jésus Christ qu’avait entreprise, à la même époque, Pierre Corneille (1652). L’actualité de ce chef-d’œuvre de la devotio moderna paré de tous les prestiges de la parole poétique s’inscrit naturellement dans le renouveau de la spiritualité encouragé par la Réforme catholique. De ce point de vue, l’« entretien » solitaire que pratique Brébeuf appartient pleinement au genre de la méditation, telle que l’a définie Anselme de Cantorbéry. Dans la méditation, explique ce dernier
L’âme du pécheur s’y examine rapidement, s’examinant elle se méprise, se méprisant elle s’humilie, s’humiliant elle est frappée par la peur du Jugement dernier, étant frappée elle éclate en gémissements et en larmes. Dans les prières adressées à saint Etienne et à Marie Madeleine, cependant, il y a des paroles qui, si elles sont dites du fond du cœur, lorsque l’on s’y consacre, tendent davantage à allumer l’amour1.
12La place centrale des affects a pu faire dire qu’il s’agissait, dans ce type d’exercice d’une « conversion des émotions » (Cottier, 2009, cité dans Écrits spirituels du Moyen Âge, 2019, p. 1046), où « la tension méditative est appelée à se résoudre dans l’efficacité de la prière » (ibid., p. 1047), attestant le lien étroit entre meditatio et oratio. Il s’agit, dans la méditation, de réveiller l’âme du pécheur pour qu’elle s’examine elle-même et se détourne des faux biens pour se tourner vers les « biens divins ». La première méditation de saint Anselme s’exprime ainsi :
Éveille-toi, mon âme, éveille-toi ; exerce ton esprit, ravive tes sentiments, chasse l’indolence d’une torpeur mortelle, sois inquiet pour ton salut. Que se dissipe le vagabondage des pensées inutiles, que s’éloigne la paresse, que soit maintenue une attention scrupuleuse. Applique-toi avec insistance aux saintes méditations, attache-toi aux biens divins ; sois attentif à ce qui dure, délaisse les choses temporelles. (Cité par Belin, 2002, p. 58)
13Cette attitude méditative nécessite de la vigilance (ne pas s’assoupir, rester éveillé) ; l’idée qu’il s’agit d’exercer sa pensée renvoie au sens initial de meditatio/mélétê c’est-à-dire application, exercice, soin... Cela correspond à la cogitatio augustinienne, qui vise à écouter le « maître intérieur ». Le « prologue » d’Anselme encourage le lecteur à « favoriser un examen attentif de soi-même », à lire dans le calme, en choisissant avec liberté les passages, selon le plaisir qu’on y trouve, par souci d’éviter tout ennui – fastidium (Anselme de Cantorbéry 2019, p. 5). Comme l’a fait remarquer Chrisitan Belin, « Anselme développe un art de lire qui est aussi un art de méditer » (Belin, 2002, p. 59). Cette méditation de l’homme sur sa propre misère doit être placée sous le signe de Job qui est, selon les termes de Belin, l’homo meditans par excellence.
14On peut donc lire les Entretiens de Brébeuf dans la lignée des Méditations du pseudo-Bernard de Clairvaux, ou des Soliloques du pseudo-Augustin – qui sont des « entretiens » avec soi-même. En effet, comme l’a noté Lucien Jerphagnon, Augustin invente le mot « soliloque » (littéralement : « qui parle seul »), pour le distinguer du « monologue », car il peut parfois emprunter la forme du dialogue : « le soliloque, écrit-il, est un moyen d’annuler les effets pervers du jeu entre les consciences sur la recherche de la vérité » ; il permet ainsi de détacher l’homme du « rapport passionnel avec ses propres opinions » (Jerphagnon, 1998, p. 1196). C’est ainsi que la conscience, même en l’absence de contradicteurs, continue de débattre avec les problèmes qu’elle se pose à elle-même. Le lien entre méditation et prière est bien présent dans le recueil de Brébeuf, dont plusieurs pièces ont précisément la forme et la teneur explicite d’une prière.
15L’intimité même du sentiment, qui a été, selon le poète, un des obstacles à la publication, explique sans doute la force d’une telle poésie ; si elle apparaît avant tout comme une exhortation à la vie chrétienne, le fait que Brébeuf s’adresse à lui-même le conduit à placer son moi au cœur du propos. C’est ainsi que le recueil s’ouvre sur le chapitre I, « Priere à nostre seigneur,pour luy demander le pardon des fautes commises » :
Digne objet de nos vœux, redempteur adorable,
Dont l’amour tout ensemble et rigoureux et doux,
A proscrit l’innocent pour sauver le coupable,
Et permis à la mort de s’armer contre vous,
Achevez en moy vostre ouvrage,
Prevenez les malheurs où mon ame s’engage
Par ses rebellions et par ses attentats ;
Et puisque sur vous-mesme exerçant vos vengeances,
Vous vous estes puny de toutes mes offenses,
Seigneur, ne m’en punissez pas. (Brébeuf, 1912, p. 1, v. 1-12)
16Le repentir est naturellement ressassé au fil du poème :
Si mes crimes sont grands, ma douleur est amère,
Loin d’écouter leur voix, n’entendez que mes cris,
Ne conservez pas moins les tendresses d’un père
Pour ne m’avoir pas vu tout le respect d’un fils. (Brébeuf, 1912, p. 2, v. 31-34)
17Le caractère personnel de l’œuvre, le lyrisme authentique qu’elle dévoile, même s’ils transparaissent derrière tous les attendus et toutes les conventions de la poésie chrétienne, en font une œuvre très « moderne » (si tant est que cet adjectif ait un sens dans ce contexte) ; la méditation religieuse, tout en passant par une topique que la littérature spirituelle de la Contre-Réforme a su exploiter dans toutes ses nuances2, retrouve une certaine authenticité, ou plutôt une certaine énergie dans la parole poétique que Brébeuf façonne autour d’elle. L’examen de conscience s’enrichit d’une véritable réussite formelle :
J’ai peine à repousser des ennemis que j’aime,
Qui semblent contre moi d’accord avec moi-même,
Qui me plaisent en m’assaillant,
Et dont souvent en moi l’irruption puissante
Au lieu d’une âme vigilante
Trouve un courage sommeillant. (Brébeuf, 1912, p. 47, v. 245-250)
18L’art de l’antithèse, l’évocation habile des tentations, dont la profusion de verbes montre l’efficacité au cœur même du pécheur, illustrent parfaitement le débat intérieur d’un « moi » ; mais la psychomachie abstraite (ou du moins trop extériorisée par son procédé même), que la tradition poétique offrait jusque-là, cède la place à l’expression directe d’une conscience en proie au repentir. Cette expression du « moi », dont on dit trop souvent qu’il était haïssable pour les esprits religieux du temps, prouve bien qu’une source essentielle du lyrisme poétique est à trouver dans l’inspiration que fait partager ici Brébeuf.
19Le retour sur soi conduit à dresser un tableau de la condition et de la nature humaine : on trouve ainsi formulés des constats que La Rochefoucauld, Pascal ou Nicole, dans leurs attaques contre l’amour-propre, développeront quelques années plus tard. Mais Brébeuf préfère la formulation versifiée, celle des Muses, là où l’auteur des Maximes cherchera à ciseler ce « vers » prosaïque qu’est la période d’une sentence. Cela lui permet l’ampleur de tableaux plus vastes, la force évocatrice des figures, la mnémotechnie sans rivale du vers et de la rime :
Homme qui mets ta joie à te flatter sans cesse,
Qui souffres que ton cœur jusqu’à toi se rabaisse,
Qui pour te trop aimer consens à te trahir,
Apprends à te connaître afin de te haïr ; (Brébeuf, 1912, p. 217, v. 1-4)
20La thématique centrale de la solitude et de la retraite, qui hante les esprits du xviie siècle, parvient dans les Entretiens à la réussite d’une expression rarement égalée dans la poésie du temps, héritant des « solitudes » d’un Théophile ou d’un Saint-Amant – qu’il christianise fortement3. Le chapitre XXVII évoque les « douceurs et la sûreté de la retraite » où l’âme peut se retrouver « loin du monde et du bruit » :
Il est temps désormais que mon ame soûpire
Après un bien plus doux,
Et qu’au fonds de mon cœur souvent je me retire,
Pour ne parler qu’à vous. (Brébeuf, 1912, p. 208, v. 37-40,)
21La longue amplification et la répétition d’une même vérité sur la longueur de 280 vers correspond bien à l’exercice spirituel, qui rumine l’énoncé de la vanité du monde et de la nécessité de s’en séparer pour être présent à soi. La poésie, par la variation formelle – dont Brébeuf a acquis la maîtrise durant sa pratique mondaine que nous avons rapidement évoquée – permet l’approfondissement qui vise à se persuader soi-même, en vue de la « conversion ». C’est ici que la poésie devient le vecteur concret du travail sur soi. On comprend le succès d’une telle expression auprès d’un public dévot soucieux de spiritualité, c’est-à-dire désireux de rentrer en soi-même, non pour s’enfermer dans un moi narcissique, mais pour mieux entendre la voix intérieure qui rappelle la créature vers le Créateur.
22Brébeuf offre ainsi une véritable somme formelle de l’expression de soi, dans une perspective religieuse de l’examen de conscience, qui montre aussi quelles sont les racines profondes du lyrisme moderne. La valorisation de l’intériorité qui est souvent perçue comme un trait de la modernité doit énormément à la tradition spirituelle. La poésie religieuse du xviie siècle est, à cet égard, un jalon important dans l’histoire de l’analyse de soi, et si Brébeuf dialogue ici avec les accents les plus sincères d’un La Fontaine ou d’un Racine, il n’est pas loin d’évoquer, selon le mot de son éditeur René Harmand, un « Lamartine du xviie siècle ».

