« Comme une dernière confession » : écriture et pénitence dans les romans de Samuel Beckett
1Il peut sembler curieux, voire problématique, de considérer l’écriture de Samuel Beckett comme une forme de confession. Les fictions de l’auteur paraissent avoir paradoxalement besoin, pour se déployer, de nier jusqu’à la possibilité même d’une parole authentique, le langage ne cessant d’exhiber son impuissance essentielle à faire émerger la vérité intime du sujet, ainsi que l’exprime une célèbre formule de Molloy : « Dire c’est inventer. Faux comme de juste » (1951, p. 49). On peut rapprocher ces quelques mots extraits du premier volume de la trilogie d’un passage de l’essai, écrit en 1945, soit deux ans à peine avant le début de la rédaction de Molloy, intitulé La Peinture des van Velde, et peut-être mieux connu sous le titre Le Monde et le Pantalon : « Avec les mots on ne fait que se raconter. Eux-mêmes les lexicographes se déboutonnent. Et jusque dans le confessionnal on se trahit » (1991, p. 11). Tout en évoquant son incapacité, en entreprenant d’écrire sur la peinture de Geer et Bram van Velde, à parler d’autre chose que de ses propres obsessions, Beckett place également d’emblée l’écriture de son essai sous le signe de l’invention : ainsi, la fiction inhérente au langage évoquée dans Molloy se présente dans l’essai de 1945 comme une fiction de soi. C’est dans ce contexte qu’intervient pourtant le motif du « confessionnal » : tout acte de langage, toute prise de parole, si l’on suit le raisonnement passablement elliptique de Beckett, serait nécessairement une confession truquée, à la fois mise à nu et mise en scène, et ce en vertu d’une contradiction insoluble. Bien que la possibilité d’un langage authentique soit encore niée dans ce passage de La Peinture des van Velde, on n’en pressent pas moins que la confession est comme un modèle à l’arrière-plan de l’écriture de Beckett, et l’on voudrait interroger la présence d’un tel motif, lequel peut apparaître comme un élément important de ce discours que les œuvres de l’auteur, ainsi que l’a montré Bruno Clément, ne cessent de tenir sur elles-mêmes1. Nous reviendrons d’abord sur la façon dont Beckett envisage l’écriture et plus largement la création artistique comme tension sans cesse renouvelée vers une impossible confession. Puis, nous essaierons de montrer que le motif de la confession prend place au sein d’un réseau d’images récurrentes qui parcourent l’œuvre de Beckett, et dont il conviendra d’élucider la portée théorique et métatextuelle.
Le roman comme impossible confession : Beckett et les apories de l’« autologie créatrice »
2Pour Beckett, l’art est toujours nécessairement « autologie », discours sur soi, tension vers la connaissance de soi. Ce mot, Beckett l’emprunte au philosophe postcartésien Geulincx, qui, le définissant par l’expression latine inspectio sui – examen de soi2 –, désigne le cheminement qui doit conduire en dernière instance à la vertu d’humilité, c’est-à-dire la despectio sui – le mépris de soi3. Beckett, en reprenant au philosophe belge son néologisme, qui apparaît par deux fois dans Murphy, son deuxième roman (1954, p. 161), va en fait transposer dans le champ esthétique le cheminement métaphysique et éthique décrit par Geulincx, ce qui apparaît dans le court essai datant de 1938, rédigé en français, et intitulé Les Deux Besoins. L’auteur y résume de façon extrêmement dense et cryptique l’ensemble de ses réflexions sur l’art en pensant ce dernier à partir de ce qu’il appelle en un point du texte l’« autologie créatrice » (1984, p. 56). Le mot « autologie » reparaît encore à la fin des années 1940, alors que l’écrivain s’efforce, dans une lettre à Georges Duthuit qui est comme une étude préparatoire aux Trois Dialogues, le dernier des essais sur la peinture, écrit juste avant qu’il ne se lance dans L’Innommable. Beckett reprend dans cette lettre l’essentiel de ses considérations sur la mimèsis picturale, fondée selon lui sur la relation sujet-objet, « rapport » fondamental qui se serait maintenu dans l’art moderne en devenant un rapport du sujet à lui-même, en dépit de révolutions en trompe-l’œil :
Faut-il préciser la nature de ces rapports de soi en soi ? […] Mettons qu’il s’agisse de l’agréable faculté d’exister sous diverses espèces, dont en quelque sorte les unes constatent les autres, ou qui se font constater à tour de rôle par celle préposée à cet office et qui, gorgée des visions ainsi obtenues, se livre de temps en temps à une petite séance d’autologie, avec un bruit goulu de succion. (2015, p. 212)
3À lire cette lettre, le « moi » qui fait l’objet de l’« autologie créatrice » apparaît en fait lui-même comme une création, une sorte d’émanation fictive de l’artiste. Le processus artistique paraît intrinsèquement biaisé, et l’inspectio sui, loin d’être celle d’un sujet pénitent recherchant l’humilité, la despectio sui, et ne s’examinant que pour se défaire de lui-même, apparaît comme le fait d’une subjectivité obèse, gourmande et satisfaite. Couplée cependant à une critique radicale du langage qui se développe principalement au sein des romans de la trilogie, ces considérations sur l’art vont aboutir à une écriture spéculaire qui ne se pense plus que comme impasse, en raison d’une incapacité fondamentale du « je » à trouver sa voix au sein des mots.
4Il y a en effet une aporie de l’« autologie créatrice » qui, pour l’écrivain est liée à la nature de son médium. Le fait de parler de soi engendre nécessairement une fiction linguistique, une fiction grammaticale, à savoir ce « je », que, pour lui donner consistance, le locuteur charge d’une histoire, d’un passé. Ce sont les histoires de ce « je » fictif que racontent les récits à la première personne de Beckett, dès les premières nouvelles écrites en français ; mais dans la Trilogie formée par Molloy, Malone meurt et L’Innommable, ces fictions tendent à s’annuler, Beckett mettant en scène leur avortement de façon de plus en plus visible, afin de dire l’impuissance essentielle du langage et son échec à exprimer quoi que ce soit à propos de celui qui parle : « Chaque fois, écrit encore Beckett dans La Peinture des van Velde, qu’on veut faire faire aux mots un véritable travail de transbordement, chaque fois qu’on veut leur faire exprimer autre chose que des mots, ils s’alignent de façon à s’annuler mutuellement » (1991, p. 27-28). Ainsi le « je », dans L’Innommable, ne cesse d’insister sur le fait qu’en disant « je », il ne fait que parler d’un autre, qu’il appelle d’abord Basile, puis Mahood, Worm ensuite, avant de renoncer à lui donner un nom, d’où ce constat, faisant écho au tout début du livre et qui semble désigner le manque originel d’où procède nécessairement toute écriture : « quelqu’un dit Je, sans le penser » (1953, p. 194). Pourtant tout au long de L’Innommable, le « je » se dit acculé par de mystérieux « maîtres » à avouer qu’il est bien celui qui parle et dont il est question, et cet « aveu » qu’on cherche à lui arracher est l’un des motifs fondamentaux de l’œuvre. En un point de l’ouvrage, ce motif des maîtres et de l’aveu qu’ils cherchent à obtenir est même explicitement rattaché à la question du langage et de la fiction :
M’avoir collé un langage dont ils s’imaginent que je ne pourrai jamais me servir sans m’avouer de leur tribu, la belle astuce. Je vais le leur arranger, leur charabia. Auquel je n’ai jamais rien compris du reste, pas plus qu’aux histoires qu’il charrie, comme des chiens crevés. (1953, p. 63)
5Certes cette recherche de l’aveu renvoie davantage à la séance de torture qu’à la confession, et l’on retrouve dans cette aporie de la parole qui préside à toute tentative d’« autologie », l’idée que l’artiste est celui qui se « met à la question », ainsi qu’il était déjà dit dans Les Deux Besoins (1984, p. 56). C’est néanmoins en ayant en tête l’arrière-plan que l’on vient d’esquisser, où se rencontrent une méditation sur l’essence de l’activité artistique et une réflexion critique sur le langage qu’il faut aborder les apparitions explicites du motif de la confession dans les textes de Beckett.
6On peut en effet revenir à présent au passage cité en introduction, tiré de l’essai intitulé Le Monde et le Pantalon, dans lequel apparaît le motif de la confession : « Avec les mots on ne fait que se raconter. Eux-mêmes les lexicographes se déboutonnent. Et jusque dans le confessionnal on se trahit » (1991, p. 11). La deuxième phrase a de quoi dérouter : il s’y rencontre en effet deux motifs renvoyant à des éléments bien précis de l’imaginaire de l’écrivain. En évoquant les lexicographes, il est très probable que Beckett ait en tête celui qu’il surnommait, justement, « le Lexicographe » (2014, p. 296), à savoir Samuel Johnson, auteur au xviiie siècle du premier dictionnaire historique et critique de la langue anglaise, sur lequel Beckett avait essayé d’écrire, entre 1937 et 1940, une pièce de théâtre qui devait s’intituler Human Wishes 4. Précisons que Beckett voyait dans cet auteur une sorte de double, dont les certitudes tranchées et le célèbre esprit de repartie n’étaient selon lui que la façade d’une mélancolie proche de la folie : des mois durant Beckett avait pu traquer dans la vie et l’œuvre de Johnson les passages où perçaient, comme un aveu sourd, les traces d’un état d’esprit que l’on ne voit vraiment s’exprimer que dans Les Prières et Méditations, sorte de journal spirituel, de confessions écrites, rédigées par l’auteur anglais5. Quant à l’image du « déboutonnage », elle rappelle un passage du premier roman de l’auteur, non publié de son vivant, Dream of Fair To Middling Women, où le personnage principal, discourant sur la musique et la peinture, imagine en un point Beethoven se déboutonnant devant l’image de la femme aimée (1992, p. 229) : il y a là en fait une allusion à un mot du compositeur, lequel disait que c’était dans sa septième symphonie qu’il s’était montré le plus « déboutonné », c’est-à-dire le plus naturel, le plus lui-même6. On comprend mieux ainsi la deuxième phrase du passage de La Peinture des van Velde : à l’image de Samuel Johnson, celui qui croirait seulement faire un dictionnaire, un travail d’étude objectif sur la langue et le langage, serait en fait forcément amené à révéler quelque chose de lui-même, à mettre à nu une partie de son intimité de façon parfois peu élégante, bref à faire comme une confession involontaire, se rapprochant à cet égard du lapsus.
7Le lien avec la phrase suivante de l’essai, où apparaît cette fois explicitement le motif du « confessionnal », n’est pas tout à fait clair. En effet, la phrase « Et jusque dans le confessionnal on se trahit » semble devoir s’entendre, à cause de la conjonction de coordination qui l’introduit, comme une deuxième illustration, après le propos sur les « lexicographes » qui se « déboutonnent », de l’affirmation selon laquelle « avec les mots on ne fait que se raconter ». Une telle lecture impliquerait que la « confession », du moins dans le cadre du sacrement catholique auquel le mot « confessionnal » renvoie, représente pour Beckett, non pas une mise à nu désordonnée, mais au contraire une parole réglée, contenue dans certaines limites, et qui, si elle porte sur le locuteur, serait au fond paradoxalement impersonnelle, et en définitive peu éloignée de l’écriture d’un dictionnaire. Cela est évidemment provocateur, mais l’on pourrait éventuellement voir là une trace de l’attitude critique d’un écrivain de tradition protestante quant à un élément de la pratique catholique ; et ce n’est pas la conception du personnage de Moran, explicitement catholique, allant à confesse, ou du moins se demandant à la fin de Molloy depuis quand il n’y est pas allé, qui démentirait un tel point de vue. Or même dans ce mode réglé de la parole sur soi, régi par des impératifs précis, on se trahirait, si bien qu’affleurerait sans cesse autre chose, un autre moi, bien plus naturel, véritablement obscène, celui que l’on tâche de refouler, comme Moran cherche à refouler dans les tréfonds de sa conscience ce Molloy qui est comme la possibilité de son désastre et qui prendra en quelque sorte possession de lui au cours de la quête avortée de la deuxième partie du roman.
8On peut cependant lire autrement la phrase de Beckett qui nous intéresse ici, et même de façon inverse. Parce qu’« avec les mots, on ne fait que se raconter », l’aveu de ses péchés recélerait en fait autre chose : on ne pourrait s’empêcher de raconter une histoire, une histoire à propos de soi, ou plutôt d’une fiction de soi, celle qu’engendre nécessairement le langage, se substituant à notre être réel et profond, destiné quant à lui à rester muet. Ainsi, au moment même où l’on chercherait à user du langage pour objectiver ses fautes et les voir en face, lucidement, on se lancerait dans une sorte de roman de soi, dans la reprise d’un mythe personnel, évasion dans l’imaginaire, fuite dans le mensonge, vers les « secours de la fable », comme l’écrit Beckett au début de L’Innommable (1953, p. 37). On aurait ainsi là une préfiguration, certes discrète et embryonnaire, de l’opposition entre Mahood et Worm dans ce dernier roman : Mahood, dernier de la série des « Murphy, Molloy et autres Malone », ces avatars qui ne sont que des approximations mythologiques de l’innommable « je » qui cherche en vain à s’exprimer, quand Worm est au contraire l’impossible figure de cet être « tout-impuissant », « tout-ignorant » que chacun porte en soi et que la parole ne saurait prendre en charge, « Worm s’avérant Mahood », dès lors qu’on essaie de le faire parler (1953, p. 28, p. 100 et p. 102). Pour revenir à la confession, celle-ci, par la force des choses, ou plutôt par l’incapacité des mots à rien dire de vrai, reviendrait forcément à broder de mensongères variations sur le thème initial de l’invention de soi. En ce sens, le « et », au début de la phrase « Et jusque dans le confessionnal on se trahit », contiendrait un « mais » implicite : la première phrase sur les lexicographes, insisterait sur la dimension irrémédiablement personnelle de toute prise de parole, le locuteur tendant nécessairement à « se raconter », quand la deuxième déploierait davantage la nature fabuleuse du langage, lequel serait de part en part mythos. Là encore cependant, la confession ne saurait servir de modèle à l’écriture, dans la mesure où le discours sur soi qu’elle vise apparaît d’emblée comme un acte impossible.
9Une troisième lecture de ce passage serait également envisageable, laquelle, à la faveur d’un changement de focalisation, permettrait en quelque sorte de ne plus voir seulement dans la confession un contre-modèle rejeté par l’écriture becketienne. Il est remarquable en effet que Beckett évoque le « confessionnal », et non uniquement le pécheur qui vient se confesser : plus encore que les problèmes insolubles engendrés par l’autologie et par le discours sur soi, c’est peut-être davantage l’ensemble du dispositif impliqué par la confession qui intéresse ici Beckett, avec les différentes instances mises en présence en son sein, à savoir le pénitent qui parle, le prêtre qui écoute, et enfin Dieu. Comme il apparaîtra bientôt, il n’est pas impossible que Beckett ait vu dans la répartition de ces instances une distribution qui est le propre du sujet écrivant, tel qu’on la voit se déployer dans les Textes pour rien, où s’opposent d’abord deux entités, « un qui parle […] et un qui entend, muet, sans comprendre », avant que soit évoquée une troisième entité, impossible à cerner, « cet autre sans nombre ni personne dont nous hantons l’être abandonné », achevant de former le « trio » (1955, p. 199) qui, selon Alain Badiou, définit le cogito beckettien7. Et de fait, en renversant la perspective, on pourrait voir dans le passage de Molloy déjà évoqué où le catholique Moran s’interroge sur ses devoirs religieux et sa destinée spirituelle une autre manifestation de cette idée :
15° Ça faisait combien de temps que je n’avais été à confesse ni communié ?
16° Quel était le nom du martyr qui, étant en prison, chargé de chaînes, couvert de vermine et de blessures, ne pouvant se remuer, célébra la consécration sur son estomac et se donna l’absolution ?
17° Que ferais-je jusqu’à ma mort ? N’y aurait-il pas moyen d’activer celle-ci, sans tomber dans le péché ? (1951, p. 280)
10Beckett évoque là un « martyr » que l’on n’a pu identifier, mais qui peut apparaître comme une figure de l’écrivain, célébrant lui-même un curieux rite qui relèverait à la fois de l’administration du viatique et de l’extrême onction, lesquels sont normalement précédés par une ultime confession. Bien plus tard, Beckett, reprenant dans Compagnie le dispositif formé par un homme silencieux à l’écoute et par une voix qui lui parvient dans le noir, évoquera encore cette « fable de [soi] fabulant avec un autre que [soi] dans le noir », laquelle sera orientée vers un impossible « aveu », qui consisterait à faire véritablement siennes les images évoquées tout au long de ce livre écrit au « tu », et à passer au « je » pour dire : « oui, je me rappelle » (1980, p. 88 et p. 20). On pressent ainsi de quelle manière la « confession », en tant que dispositif et figure, a pu devenir le modèle d’une écriture qui se pense comme aimantée vers un aveu capital, comme réparation d’une faute, si difficile soit-elle à énoncer, et comme accomplissement d’une certaine forme de pénitence visant l’absolution de ce péché fondamental.
La confession, motif, figure et modèle de l’écriture de Beckett
11Le motif de la confession affleure également à la toute fin de L’Innommable, pour désigner l’acte de langage vers lequel tout le livre est tendu, comme vers un horizon impossible à atteindre, soit le fait que le « je » puisse faire sienne cette mystérieuse voix qu’il entend :
[…] je n’ai qu’à écouter, la voix me dira tout, tout ce dont j’ai besoin, elle me l’a déjà dit, elle me le redira, tout ce dont j’ai besoin, par petites bribes, en haletant, c’est comme une confession, une dernière confession, on la croit finie, puis elle rebondit, il y a eu tant de fautes, la mémoire est si mauvaise, les mots ne viennent plus, les mots se font rares, le souffle se fait court […]. (1953, p. 209)
12Le glissement évoqué précédemment est ici explicite. En effet, il ne s’agit pas directement ici de la confession du locuteur disant « je » ; la comparaison mobilisée par Beckett semble davantage chercher à cerner le travail de la « voix » dont il est question tout au long du livre et de l’« obligation d’exprimer » (1998, p. 14), invincible tendance à parler que cette voix paraît figurer au sein des textes de l’auteur. La confession est en fait d’abord celle que le « je » doit recueillir, avant de pouvoir prétendre se l’approprier dans l’acte d’énonciation, ou de se résigner à la reconnaître pour sienne. Mais conformément à la rhétorique de l’aporie qui se met en place dès les premières pages de L’Innommable 8, l’image de la confession est bientôt rejetée pour faire place à celle, inverse, du « réquisitoire » :
[…] non, c’est autre chose, c’est un réquisitoire, une mourante qui accuse, c’est moi qu’elle accuse, il faut accuser quelqu’un, il faut trouver quelqu’un, il faut un coupable, elle parle de mes méfaits, elle parle de ma tête, elle se dit à moi, elle dit que je regrette, que je veux être puni, mieux que je ne le suis […]. (1953, p. 209)
13La « voix », apparaissant d’abord comme une parole appelant le pardon et la miséricorde sur un « je » contrit, semble appeler désormais la condamnation d’une justice implacable sur celui qui parle. Il est intéressant de voir cependant que malgré ce mouvement de dénégation, la confession refait immédiatement surface à travers les motifs du regret et de la pénitence, c’est-à-dire de la punition volontairement acceptée pour réparer une faute.
14À bien y regarder, la figure de la confession prend en fait place au sein d’un réseau d’images qui, tout en semblant parfois se contredire, contribuent à dire quelque chose de l’acte d’écriture et à le penser à partir des notions de faute et d’expiation. On peut s’attacher dans cette perspective aux motifs connexes du « pensum » et de la « leçon », intervenant pour la première fois côte à côte dans Molloy, où il est déclaré que « dire c’est inventer », juste avant que ce caractère créateur soit dénié au langage, uniquement capable d’un rabâchage stérile :
15Et que je dise ceci ou cela ou autre chose, peu importe vraiment. Dire c’est inventer. Faux comme de juste. On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure. (1951, p. 49)
C’est précisément ce passage que nous avons rapproché de celui de La Peinture des van Velde où il est dit qu’avec « les mots on ne fait que se raconter » et où apparaît le motif du confessionnal. Mais si, dans Molloy, la tendance du langage à produire incessamment des fictions est aussitôt contrebalancée par l’idée selon laquelle il n’est que répétition pénible et fragmentaire, l’écriture apparaissant comme une corvée ingrate, travail de remémoration et non d’imagination, les lignes de La Peinture des van Velde insistent plutôt sur le fait que, tout en étant nécessairement à propos de soi et ne valant que pour soi, l’affabulation propre à la parole humaine n’en revient pas moins à « [trahir] », comme si par essence elle était vouée à l’inauthenticité. La contradiction flagrante entre le motif de la leçon, ou du pensum, et celui de la confession ne peut qu’interpeller : car si la confession peut apparaître comme le modèle d’une écriture qui chercherait, faisant tomber tous les masques, à atteindre à la vérité du sujet, le pensum et la leçon offrent le modèle d’une écriture renonçant à toute ipséité, son origine se présentant de fait comme forcément hétérogène, de sorte que ces deux images, comme à front renversé, tendent à intégrer au sein des fictions de Beckett une certaine vision des apories du récit de soi. Au sein de L’Innommable cependant, cette contradiction, sans disparaître, s’atténue quelque peu, à la faveur du glissement évoqué précédemment, qui veut que la « confession » soit davantage recueillie que prononcée, faite d’une « voix » que le « je » entend, plus qu’elle n’émane de lui, donnant l’image d’un dispositif permettant de penser l’acte d’écriture. Comme ceux de la leçon et du pensum, le motif de la confession renvoie ainsi au fait que l’origine de l’écriture ne se trouve pas dans le sujet scripteur, et c’est cette fois une image, non seulement religieuse mais également picturale, qui s’impose au début de L’Innommable, celle de l’évangéliste Matthieu écrivant sous la dictée de l’ange, Beckett pouvant songer aussi bien au traitement de ce sujet par le Caravage qu’à celui proposé par Rembrandt9. De même, tout Comment c’est sera d’emblée placé sous le signe de cette dualité : se présentant tout entier comme une longue citation fragmentaire, résultat d’une écoute, l’écoute d’une voix, le dernier « roman » de Beckett cherche lui aussi à donner forme à l’aporie que l’on a vu se déployer.
16On peut tâcher d’approfondir les liens entre les motifs de la confession, de la leçon et du pensum, en examinant les occurrences de ces deux derniers au début de L’Innommable. Se rattachant tous deux explicitement dans le livre à un univers scolaire et enfantin, ils sont certes assez éloignés du confessionnal ou du box des accusés que l’on voit s’esquisser de manière fugitive à la fin de l’œuvre. Ils n’en mobilisent pas moins eux aussi les notions de faute et de punition, créant ainsi une sorte de continuum métaphorique au sein de l’œuvre avec l’image de la confession. Le motif du récit comme « leçon » est le premier à apparaître dans le roman, lorsque le « je » envisage l’accomplissement de son devoir de parler comme le moyen d’obtenir le « droit au silence » :
Non, entre moi et le droit au silence, le repos vivant, s’étend la même leçon que toujours, celle que je savais bien mais n’ai pas voulu dire, je ne sais pourquoi, par crainte du silence peut-être, ou croyant qu’il suffisait de dire n’importe quoi, donc de préférence des mensonges, afin de rester caché. […] Mais maintenant je m’en vais la dire, ma leçon, si je peux me la rappeler. […] Je parle, parle, car il le faut, mais je n’écoute pas, je cherche ma leçon, ma vie que je savais autrefois et n’ai pas voulu avouer, d’où peut-être par moments un léger manque de limpidité. (1953, p. 32-33)
17La « leçon » que le « je » doit réciter pour pouvoir se taire est à situer au sein de l’économie du livre, qui oppose sans cesse le locuteur à ses « maîtres », prolongeant ainsi la métaphore scolaire contenue dans le terme. Plus loin dans le roman, il sera même question de l’« élève Mahood » (1953, p. 84), incapable de répondre aux questions qu’on lui pose : à travers ce schéma, c’est également l’idée de l’écriture comme parole extorquée, arrachée à travers une mise « à la question », pour reprendre l’image des Deux Besoins, qui se profile. Sous la pression d’une entité extérieure, le « je » doit faire siens les mots que lui imposent un autre, faire que cette voix étrangère devienne sa voix à lui, que la vie, l’« histoire » qu’elle raconte apparaissent comme sa vie, son « histoire » à lui. On constate en effet que la « leçon » en question touche précisément au récit d’une « vie » qu’il s’agit d’« avouer », de confesser, pourrait-on dire.
18Mais alors que la leçon, comme la confession du reste, renvoie à l’énonciation orale, solidaire d’une voix qui la récite, et ne s’appliquant donc à l’écriture que comme métaphore, le pensum implique en soi une forme de rédaction. Ce motif se trouve déjà à la fin de l’essai de Beckett sur Proust : rappelons que Beckett, pour conclure cet essai, cite un propos de Schopenhauer sur le sens du mot latin defunctus pour opposer « la vie du corps sur terre », « pensum maudit » à l’autre vie, « réalité invisible » que l’art permet d’appréhender (1990, p. 107) ; mais de Proust à la Trilogie, le motif du pensum tend à changer d’application et à revêtir une signification presque inverse, puisqu’il ne se rapporte plus tant à l’existence qu’à l’activité artistique, voire à l’acte d’écrire même, perçu comme une tâche ingrate, assignée par une instance extérieure, hétérogène, foncièrement étrangère aux narrateurs des fictions : l’image du pensum permet à Beckett de désigner l’écriture à la fois comme répétition et ressassement, à la fois punition et expiation, avec toujours en arrière-plan cette « obligation d’exprimer » dont il est question dans les Trois Dialogues. Dans L’Innommable, elle fait son apparition peu après le passage cité plus haut touchant à la « leçon », lorsque le « je » envisage de nouveau la fin de ses travaux et le silence qui suivra, puis se corrige :
J’ai parlé, j’ai dû parler, de leçon, c’est pensum qu’il fallait dire, j’ai confondu pensum et leçon. Oui, j’ai un pensum à faire, avant d’être libre, libre de ma bave, libre de me taire, de ne plus écouter, et je ne sais plus lequel. […]. On m’a donné un pensum, à ma naissance peut-être, pour me punir d’être né peut-être, ou sans raison spéciale, parce qu’on ne m’aime pas, et j’ai oublié en quoi il consiste. (1953, p. 39)
19Les deux images sont toutefois de nouveau mobilisées ensemble un peu plus loin, le « je » se reprochant d’avoir abandonné la première « trop vite », « trop inconsidérément » (1953, p. 40-41). Alors même que le pensum et la leçon supposent une source extérieure, hétérogène, impersonnelle, sans rapport avec la nature profonde du sujet parlant ou écrivant, ce dernier n’en a pas moins à trouver le « bon pensum », la « bonne leçon », lui correspondant en propre et lui permettant d’accomplir cette « curieuse tâche d’avoir à parler de soi » (1953, p. 41), conformément à l’essence aporétique du récit à la première personne, tel qu’il se déploie dans les fictions de Beckett. Il semble que l’on se rapproche ici de ce qu’il y a derrière le motif d’une écriture qui serait « comme une dernière confession », celle que l’on doit accepter d’entendre, de recueillir et de redire pour être enfin déchargé de la pression vers l’« autologie », pour mourir à l’écriture : l’« espace littéraire » dans lequel s’abîme le sujet écrivant apparaît comme une sorte de purgatoire, à la fois gnostique et schopenhauerien, l’écriture visant à expier, plus encore peut-être que le péché d’« être né », celui qui est intrinsèquement lié dans l’imaginaire de Beckett à l’exercice même de la parole, au fait même d’écrire.
20Nous avons vu que l’écriture de Beckett se pense, fût-ce de manière problématique, comme une parole sur soi, à la manière d’une confession. Nous avons également montré que si la confession pouvait servir de modèle à l’écriture de Beckett, c’est plus profondément encore en tant que dispositif d’écoute, figure d’une voix à l’origine incertaine parvenant à un « je » s’efforçant en vain de se l’approprier ou de la rejeter. Ce faisant, nous avons marqué combien les motifs de la faute, de l’aveu et de la pénitence, parcourent l’imaginaire de l’auteur et déterminent la réflexivité de ses récits spéculaires. Ce sont ainsi les deux personnages du dispositif de la confession, le pécheur puis le prêtre, et à travers eux la fonction de ce dispositif, qui sont apparus en filigrane au sein de l’écriture de Beckett. Nous n’avons rien dit de définitif cependant sur la nature du péché qui motiverait une telle vision de la création littéraire : on peut pour finir tenter d’esquisser une réponse, en se fondant sur un propos de l’auteur, déclarant que « toute écriture est un péché contre l’échec de la parole » (Atik, 2003, p. 100). La « dernière confession » dont il est question dans L’Innommable, ce serait peut-être celle qui, par l’écriture, permettrait de mettre fin au mouvement même dont procède l’écriture. Il y a semble-t-il là de quoi jeter quelque éclairage sur l’esthétique de l’impasse et de l’échec théorisée par Beckett : confessant son impuissance fondamentale, mettant en scène les apories du discours sur soi et faisant sans cesse avorter l’« autologie créatrice », il paraît avoir voulu réparer par l’écriture même le péché dans lequel celle-ci trouve son origine.

