Colloques en ligne

Jean-Christophe Corrado

Une pragmatique de la confession : du Journal de Julien Green à son Ἐξομολόγησις

Pragmatics of confession: from Julien Green’s Journal to his Ἐξομολόγησις

1Les pages que les éditeurs du Journal intégral de Green ont publiées en annexe du second volume sous le titre Todo es nada sont l’aboutissement d’un projet mentionné pour la première fois dans le Journal le 19 janvier 1942 : Green évoque une « histoire de [s]a vie religieuse » commencée un mois plus tôt (J. 1, t. II, p. 206). Il en poursuit la rédaction jusqu’en 1944. Ce texte prend différents noms (J., t. II, 12 mai 1944, p. 594) : « Confession2 », « Confession générale » ou Ἐξομολόγησις 3 (aveu, confession, mais aussi action de rendre grâce).

2Green manifeste une forme de culpabilité à épier sa vie intérieure dans un monde en guerre (T., 18 mai 1942, p. 1035 ; J., t. II, 24 mars 1942, p. 224). Cette mauvaise conscience contribue à expliquer qu’il ait voulu séparer le journal temporel du journal spirituel4. Cependant, la réticence à mêler terrestre et céleste est antérieure à la guerre. Green explique dans l’Ἐξομολόγησις qu’il se rapprochait de l’Église dans la seconde moitié des années 1930, mais que son Journal en a gardé peu de traces parce qu’il répugnait à mêler ses préoccupations spirituelles d’alors au récit détaillé de sa vie sensuelle (T., 19 septembre 1943, p. 1045). C’est ce même souci qui est invoqué pour expliquer une première velléité de journal spirituel en 1936 : « Je ne voulais pas mêler dans mon journal ordinaire le spirituel au charnel » (J., t. II, 21 février 1944, p. 1098.)

3L’idée d’un partage des tâches entre le Journal et l’Ἐξομολόγησις semblait déterminer Green à adopter la forme d’un journal pour sa « Confession ». Les premières pages observent les règles formelles du journal intime. L’ouvrage est organisé en entrées datées rapportant un passé récent5. Le présent de l’écriture constitue le point d’ancrage par rapport auquel les faits rapportés se situent chronologiquement (avec les déictiques temporels typiques du journal – « Hier », « à présent », T., 19 juin 1941, p. 982).

4Juin 1941 constitue un faux départ : Green ne rédige que deux entrées (le 19 et le 21) avant d’interrompre la rédaction qu’il reprend à la mi-décembre. Il rompt alors avec le récit du quotidien et rédige l’incipit d’une autobiographie6 : « Au plus lointain de mon enfance, dans cette région de ma mémoire où luit une aube incertaine, je retrouve le premier sentiment que j’aie eu de l’amour de Dieu » (T., 17 décembre 1941, p. 984). Le retour au premier âge donne le point de départ d’un parcours que Green va suivre chronologiquement pour en arriver au temps de l’écriture : ce qui était au départ conçu comme un journal est devenu autobiographie7.

5La « Confession générale » conserve certains aspects de son origine diaristique. Il est demeuré une sorte de paratexte diaristique prenant la forme d’un texte entre crochets, au début de certaines entrées, dévolu aux remarques au jour le jour8. Surtout, Green conserve la datation des entrées : il sera donc possible de lire la « Confession » avec le Journal en regard.

De quoi se confesse-t-on ?

Rhétorique de la sévérité

6La « Confession » met en place une rhétorique complexe de la sévérité et de l’indulgence. L’ethos rigoriste est le premier visible : Green se reproche sa « bêtise », sa « mollesse de caractère » (T., 27 janvier 1942, p. 1014), plus tard son orgueil qui l’a fait se croire « trop intelligent » pour l’Église, et c’est peut-être un excès de péjoration que d’appeler « frivolité dégoûtante » la négligence d’un adolescent qu’ennuient les prières (T., 19 janvier 1942, p. 1009).

7Green montre ce qui, dans son parcours religieux, tient à des motifs peu spirituels, et il recatégorise en tartufferies ses périodes de ferveur. Si Green aime parler avec un aumônier, c’est pour faire étalage de sa piété ; s’il aime les églises, c’est pour l’architecture ; s’il aime la messe, c’est pour les belles voix. Tout cela aboutit à l’un des principaux reproches qu’il adresse à l’adolescent qu’il a été : « un immense appétit du monde » (T., 27 janvier 1942, p. 1015), un amour du terrestre qui prime le céleste.

8Green évoque encore sa tendance à « [s]’attendrir sur [sa] personne » (T., 20 janvier 1944, p. 1093), de quoi résulte une image complaisante de soi-même. Lorsque l’adolescent, tombé dans l’onanisme, répugne à communier, le père Crété ne soupçonne pas ses fautes et le croit pris de scrupules d’autant plus louables qu’ils sont moins fondés :

[…] je savais déjà l’art de dire la vérité de manière à égarer les autres sur mon compte ; […] en disant au père Crété que la communion m’effrayait, je disais vrai, mais je savais aussi qu’il mettait cette frayeur sur le compte d’un scrupule qui me faisait honneur, et je ne le détrompais pas. (T., 15 janvier 1942, p. 1003)

9Il en va de même avec Maritain. Green écrit : « [I]l me croyait bien meilleur que je n’étais et j’entrepris de le détromper, mais cela ne parut servir qu’à renforcer la bonne opinion qu’il avait de moi […] » (T., 26 avril 1942, p. 1028). L’aveu des fautes mène à l’estime : si Green s’accable, c’est l’indice d’une haute exigence morale, car la plupart des hommes auraient tu ce dont Green s’accuse. Un doute surgit : cette indulgence ne lui est pas désagréable ; est-il bien certain de ne l’avoir pas recherchée, et n’est-il pas en train de la solliciter à nouveau en écrivant l’Ἐξομολόγησις ? Ce soupçon est consubstantiel à l’écriture de la confession9, mais Green le thématise :

[…] il me plaisait assez de me voir compris de travers quand je faisais allusion aux grands péchés dont ma vie était pleine. Est-ce qu’aujourd’hui même, en avouant ces fautes, je n’éprouve pas une sorte de complaisance dégoûtante et le secret désir de provoquer l’admiration d’un lecteur naïf en faisant étalage de ma sincérité ? Je me le demande. (T., 26 avril 1942, p. 1028)

10Le confessant ne peut pas être sûr de la pureté de ses intentions. Il s’établit une sorte de vertige : Green pousse la sincérité jusqu’à avouer qu’il n’est pas sûr d’être sincère. Un tel passage constitue le clou du phénomène qu’il expose : le lecteur est tenté de penser que Green atteint là les sommets de l’humilité, mais, justement, cela appelle « l’admiration » dont Green pourrait avoir le secret désir. La confession, inévitablement suspecte, constitue elle-même l’occasion d’un possible péché d’orgueil.

Rhétorique de l’atténuation

11La rhétorique de la sévérité s’étend donc jusqu’à chercher les traces du péché dans le projet même de la confession, au risque de la vider de son sens. Pourtant, Green n’entend pas dire que du mal de lui-même (« j’essaie de tout dire, le mal avec ce qui peut excuser le mal », T., 13 janvier 1942, p. 998-999). La rhétorique de la sévérité coexiste avec celle de l’atténuation. Les péchés connaissent des circonstances atténuantes, ou n’existent que sous forme d’une dénonciation générale sans récit d’actes particuliers.

12Ces circonstances atténuantes, ce sont l’éducation, l’ignorance. Qui sait si Green n’eût pas mené une vie plus pieuse si son père ne s’était pas opposé à ce qu’il aille dans une école jésuite, comme le voulait le père Crété ? L’auteur ne tranche pas, mais poser la question suffit à faire naître la suspicion. Surtout, personne n’a parlé à l’enfant Green de sexualité (ibid.) : « [A]u moment où cela eût été extrêmement nécessaire, j’ignorais tout à fait ce que pouvait être le péché contre la pureté et l’obligation absolue où nous sommes de ne pas le commettre. » Mieux informé, peut-être n’aurait-il pas « succombé aussi tôt et le mal ne se fût pas installé aussi solidement dans [s]on âme » (ibid.). C’est une idée récurrente de la pensée greenienne : le péché est prédéterminé par une habitude du corps, contractée alors que le jeune garçon n’a pas encore conscience de la faute mais dont, dès lors, il ne peut plus se défaire (J., t. III, 6 janvier 1946, p. 5-6). Cela condamne l’éducation puritaine qui, en niant la chair, ne prépare pas à l’affronter.

13Lorsque l’adolescent lit un livre obscène, Green ne nomme pas le livre10 et passe bien vite sur sa faute :

Un jour que je lui avouais en riant, pour faire passer cette énormité, que j’avais eu un mauvais livre entre les mains, il [le père Crété] me dit, avec ce sérieux qui me faisait toujours une impression si vive et si profonde, qu’il n’était pas sûr que je fusse sauvé. (T., 18 janvier 1942, p. 1007)

14La faute est dite – on ne peut pas accuser Green de dissimulation – mais elle ne constitue pas le propos de la phrase dont elle n’est qu’un circonstant, et un circonstant qui n’est placé ni au tout début ni à la toute fin de la phrase, de sorte qu’on passe sur l’énoncé de la faute et l’on retient surtout la révélation finale, qui est que, peut-être, Green sera damné, menace qui n’est certes pas à l’avantage de Green mais qui invite à la commisération puisqu’il apparaît plutôt comme puni que comme pécheur.

15Green ne confesse là que la plus petite de ses fautes : l’autobiographie nous apprendra que l’adolescent a eu la velléité de reproduire ce qu’il a lu chez Boccace (Green, [1964] 1977, p. 921). Ce sera un échec mais le projet constituait une faute plus lourde, tue tant par le Green narré que par le Green narrant.

16L’atténuation va donc jusqu’à l’effacement. Green évoque sa « confession générale » au père Crété à la suite de son baptême (T., 12 janvier 1942, p. 997), mais il en tait le contenu, ce qui a de quoi surprendre dans un livre qui se présente comme une nouvelle « confession générale ». Encore si l’adolescent n’avait rien eu à confesser, mais Green montre le prêtre fort préoccupé de ce que lui a dit le néophyte (« il me sembla voir sur les traits du père Crété une expression de douleur »). Il faut en conclure qu’il importe moins au Green narrant de confesser telle faute particulière que de confesser qu’il a été grand pécheur.

17Green parle ici de « toutes [s]es trahisons », là de ses « grands désordres » (T., 12 janvier 1942, p. 996 ; 22 janvier 1942, p. 1012), mais n’en fait pas le récit : ce sont des mots sévères, la condamnation est accentuée par les pluriels ou les intensifs (l’adjectif « grands », le groupe déterminant « toutes mes ») mais cette sévérité tient de la ruse et passe les fautes sous silence. Non seulement le lecteur n’a pas grand-chose à reprocher à l’auteur, mais encore le trouve-t-il bien dur avec lui-même.

18C’est presque toujours la confession sexuelle qui est l’occasion d’un non-dit – Green se confesse sans préciser son péché. Green raconte que lors de son séjour en Virginie en 1919, il connut une « détresse morale », dont « il ne p[eut] donner une idée précise en ces pages » (T., 4 février 1942, p. 1018). On aurait tort de voir là une excusation propter infirmitatem : ce n’est pas que Green serait incapable de dépeindre sa mélancolie, mais c’est qu’il répugne à parler de ses désirs insatisfaits – c’est l’épisode de son amour frustré pour Benton Owen, le Marc de Terre lointaine. Plus tard, on lit : « Quant à la vie que je menais en Amérique, […] il n’est pas nécessaire de dire en détail par quoi elle offensait Dieu. » (T., 20 novembre 1943, p. 1061.) Curieuse confession qui ne dit pas ce qu’elle confesse11 !

Problématique de la confession sexuelle

19Le flou du sexuel n’est pas loin de la tromperie. À l’échelle du livre, il ne s’agit pas, cependant, d’un pur et simple effacement : Green n’est pas toujours ambigu sur la nature charnelle de ses fautes. Il avoue avoir « manqué au sixième commandement » (T., 13 janvier 1942, p. 998), mais c’est un aveu détourné puisque cette précision nous est donnée dans un discours rapporté du père Crété. La rhétorique de l’atténuation passe par un détour actanciel – Green n’emploie pas le « je » pour assumer sa faute – et le choix d’un vocabulaire religieux euphémistique qui efface la pratique sexuelle derrière une typologie généralisante des péchés : la mention du « sixième commandement », dans l’esprit du lecteur, convoque moins l’espace du lit que celui du confessionnal12.

20On retrouve l’emploi euphémistique du vocabulaire religieux lorsque Green dit qu’il « tombai[t] fréquemment » (T., 14 janvier 1942, p. 1 000) : tomber pour pécher est attesté, mais il n’y a rien d’évident à ce que le verbe renvoie à la sexualité ; c’est le contexte qui permet de deviner ce que le verbe ne dit pas. De même, on retrouvera le détour actanciel de l’aveu en lisant que le père Lamy mettait Green en garde ainsi : « Mon ami, le démon est un beau garçon. » (T., 15 mai 1942, p. 1033.)

21Green ne dissimule pas tant le péché de chair qu’il l’évide. Lorsqu’il évoque « l’orage du désir », c’est sans détail, et il aboutit à une suspension de l’aveu qui est une mise en scène de la réticence : « [M]ais j’en ai assez dit » (T., 18 avril 1942, p. 1023). Bien sûr, la réticence participe à la construction d’un ethos pénitent : si Green a tant de peine à parler de ses fautes, c’est parce qu’il les désapprouve, c’est donc que le Green qui nous parle est meilleur que le Green dont on nous parle – il s’est amendé, et le remords est une condition de l’absolution13.

22L’évidement de la confession correspond également à un autre souci théorisé dans le Journal. Écrire ses fautes, c’est se préparer de futures tentations : en relisant son Journal, Green se sent nostalgique de la vie de plaisir qu’il a menée (J., t. III, 19 janvier 1942, p. 207). L’écriture de la faute, sa relecture, sont des manières de la revivre (3 décembre 1948, p. 619), et la confession sexuelle devient une jouissance différée : écrire ses aventures, c’est pécher deux fois. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1940-1945, Green se refuse à rapporter ses chutes dans son Journal – on apprendra plus tard qu’elles n’étaient pas inexistantes (21 octobre 1948, p. 589). À la fixation écrite des fautes, Green oppose l’oubli, dont il se demande s’il ne constitue pas une forme de grâce (t. II, 9 avril 1943, p. 410 et 23 mai 1943, p. 439) – ce en quoi il s’oppose explicitement à la psychanalyse qui prétend apaiser en parlant des passions au lieu de les enfouir (18 juillet 1943, p. 470). L’oubli est de Dieu, la fixation de la faute est du Diable, qui veut que Green utilise ses « talents » afin de « perpétuer le souvenir » des plaisirs passés (T., 11 janvier 1944, p. 1086). L’évidement du contenu des péchés, dans l’Ἐξομολόγησις, correspond donc à une réflexion sur le danger de la confession, qui est aussi une réflexion sur le bon usage du journal pour celui qui escompte un progrès moral.

23L’effacement du sexuel prend encore un autre sens. Green, dans le Journal, revient souvent sur le mal que l’artiste peut faire en montrant la chair : il éveille le désir ; Green prend le risque d’induire le lecteur en tentation (J., t. II, 6 décembre 1944, p. 718 ; t. III, 28 décembre 1943, p. 535-536).

24La récurrence de cette réflexion dans le Journal prouve que c’est un souci sincère, mais il n’est pas exclusif de la prise en compte d’un autre risque, car si le lecteur homosexuel peut être enflammé par le récit des fautes de Green, l’écrivain n’ignore pas que son lectorat est majoritairement hétérosexuel, et, qui plus est, pour un livre tel que l’Ἐξομολόγησις, catholique : le risque d’affrioler le lecteur est moins grand que celui de s’aliéner ses sympathies.

25Il est à noter que si Green fait de sa sexualité un objet de confession – et donc une faute – il ne confesse pas, en revanche, son homosexualité. Celle-ci est parfois effacée : ainsi lorsque le père Crété souligne la « tristitia » de son élève (T., 30 décembre 1941, p. 993), les éditeurs remarquent en note que cet échange se retrouve dans Partir avant le jour ([1963] 1977, p. 819) et que la mélancolie de l’adolescent est liée à l’amour pour un camarade, ce qui n’apparaît pas ici. Cependant, à l’échelle du livre, il y a plutôt un effet de sourdine qu’un effacement complet : un peu plus tard, Green dit s’être « toqué » de Fernand Maillard, le Frédéric de l’autobiographie14 (T., 15 janvier 1942, p. 1003-1004).

26Green est plus explicite lorsqu’il évoque sa rencontre avec Robert de Saint Jean, présenté sous le nom de René, mais l’homosexualité ne fait pas non plus l’objet de la confession : Green se reproche sa mauvaise influence sur Robert, il ne se reproche pas de l’aimer (T., 25 avril 1942, p. 1025).

27La défense de l’homosexualité n’est pas l’objet de l’Ἐξομολόγησις, mais le choix de ce qui constitue ou non une faute à confesser dessine en creux une sorte de revendication : c’est la sexualité qui est peccamineuse, et non pas telle orientation sexuelle15.

Quand Dieu vous tend la main

28Au travers de la faute sexuelle, Green se reproche de ne pas avoir su vivre chrétiennement alors même que Dieu avait multiplié les grâces à son endroit (il ressent « le regret d’avoir méprisé les grâces que Notre Seigneur [lui] envoyait si généreusement », T., 12 janvier 1942, p. 996). La « Confession » commence par un rappel d’une foi donnée d’emblée à l’enfant, qui ne saurait se plaindre d’avoir été tenu à l’écart des choses de Dieu. L’amour de Dieu pour le jeune Green est plusieurs fois mentionné (« Vous m’aimiez beaucoup, je le sais », ibid. ; le « Dieu vous aime » du père Crété trouve en l’enfant « une résonance extraordinaire », T., 27 décembre 1941, p. 991). Green avait donc tout pour être un chrétien parfait et avait même contracté « une sorte de promesse faite à Dieu » (T., 28 décembre 1941, p. 991).

29L’Ἐξομολόγησις entend montrer la bonté de Dieu envers Green et, corrélativement, l’ingratitude de Green (« je ne me propose pas autre chose […] que de montrer un peu la bonté dont [Dieu] a usé avec moi, qui suis avant tout un ingrat », T., 29 août 1943, p. 1037) : plus Dieu est généreux, plus Green est ingrat de vivre en pécheur, et plus Green est ingrat, plus Dieu est miséricordieux en ne l’abandonnant pas. La lecture apologétique et la lecture pénitentielle sont deux faces d’une même médaille. On voit cette corrélation dans un passage tel que celui-ci : « [M]on propos est de faire valoir à quel point je m’éloignais de Dieu et tout ce que fit Notre Seigneur pour me ramener à lui » (T., 15 janvier 1942, p. 1002). On a ici la confession – « je m’éloignais de Dieu » – et la louange – « tout ce que fit Notre Seigneur pour me ramener à lui16 ».

30Les interactions directes avec Dieu servent cette double visée17. Là, Green entend une voix qui lui donne son nom de religieux (T., 25 septembre 1943, p. 1047-1048), ici, il ressent la présence de Jésus derrière son dos (« Il est triste d’avoir à écrire que ce moment […] ne changea rien à ma façon de vivre18 », T., 5 juillet 1943 p. 1037). Le doute agnostique n’est pas permis pour quiconque a vécu de telles expériences. Comment ? Dieu s’adresse à Green directement, c’est tout juste si ce dernier ne vit pas au milieu des anges, et ce n’est pas assez pour le déterminer à vivre chrétiennement ?

C’était même ce qui me chagrinait, m’humiliait le plus, que Dieu m’eût parlé et qu’il n’en parût rien du tout dans ma vie […]. Que faudrait-il donc pour amener ce magnifique bouleversement intérieur qu’on appelle une conversion, me demandais-je. (T., 26 septembre 1943, p. 1049)

31Green, donc, a la certitude que ce Dieu qui lui parle existe bel et bien, qu’il réclame de lui certains sacrifices, qu’il l’aime avec une patience infinie, et pourtant il ne parvient pas à conformer sa vie à ses certitudes religieuses : ce drame de l’Ἐξομολόγησις ressemble fort, en réalité, à ce que vit Green dans les années 1940, au moment de l’écriture. Les difficultés présentées comme celles d’un Green passé sont en réalité celles du Green présent.

La Confession ascétique

La confession au présent

32Les années 1940-1945 représentent pour Green un moment de crise religieuse. L’écrivain est résolu d’abandonner sa vie de pécheur. L’écriture de la « Confession générale » – le type de confession qui accompagne la conversion19 – correspond à cet effort : « Ce livre est un acte. C’est un grand coup de barre donné à ma vie », écrit-il le 31 janvier 1944 (J., t. II, p. 548).

33Green, à la fin des années 1930, ne se confessait plus parce qu’il « ne [s]e sentai[t] pas capable de former la résolution de ne plus pécher » (T., 20 janvier 1944, p. 1093). La confession sans changement de vie serait vide de sens, et ce qui vaut pour le rituel vaut pour la confession écrite. Une fois l’Ἐξομολόγησις achevée, il faut que Green ait laissé derrière lui sa vie de pécheur, autrement le livre aura manqué sa tâche qui était d’accompagner un bouleversement intérieur20.

34C’est la raison qui préside au choix des épigraphes latines en tête de l’ouvrage : « Cum autem adhuc longe esset vidit illum pater ipsius [souligné par Green] et misericordia motus est » (Luc, xv, 2021) ; « Et ducam caecos in viam quam nesciunt » (Isaïe, xlii, 1622) ; « narrabo vobis […] quanta fecit Dominus animae meae » (Ps. 6523). Ces épigraphes sont autant de formules d’encouragement : il paraît difficile de s’amender, mais il faut s’en remettre au Seigneur qui guide les aveugles.

35Dans le Journal, la date du 20 novembre 1943 (t. II, p. 520) « marqu[e] une étape dans [l]a vie intérieure [de l’auteur] » : « J’ai fait un effort et Dieu m’a soutenu dans cet effort. » Or, si l’on se reporte à l’Ἐξομολόγησις, à la même date (T., p. 1061), Green raconte une tentative antérieure de renouveau spirituel : « [J]’étais à nouveau catholique. » L’écriture de la « Confession » sert à mettre Green en garde contre la précarité de tels réchauffements : pas de présomption ! Il t’est déjà arrivé de retomber alors que tu te croyais amendé… C’est un souci explicite puisque dans le Journal (t. II, 20 novembre 1943, p. 520) Green se compare à l’enfant « naïvement fier d’avoir pu faire ces quelques pas sans tomber, parce qu’il oublie que sa mère l’a pris sous les bras. » La « Confession » doit affermir Green dans ses efforts.

36L’Ἐξομολόγησις participe donc à un travail sur soi-même visant à un progrès spirituel, ce qui est la définition de l’ascèse24 : « un ensemble de techniques coûteuses et réglées pour se transformer soi-même » (Foucault, 2017, p. 133). Foucault ([1983] 2001) a montré que l’écriture peut accompagner l’effort sur soi. Ainsi, le 15 mai 1942 (J., t. II, p. 402), Green se plaint de son indigence spirituelle : il faut se remettre au travail. Justement, le 16 mai (T., p. 1019), il reprend l’écriture de la « Confession » après un arrêt de presque un mois. S’améliorer, cela passe par l’écriture.

37C’est à peu près la même chose le 5 juillet 1943 (T., p. 1036) : Green avait interrompu sa « Confession » parce qu’il avait péché ; il se remet à l’œuvre parce que, « ce soir », il éprouve « un profond désir de changer [s]a vie ». Le récit du passé est motivé par le désir d’agir sur le présent. À la même date, Green se confesse à l’église (J., t. II, 6 juillet 1943, p. 464), et, quelques jours plus tôt, il brûle des papiers érotiques – dessins ou proses (27 juin 1943, p. 458).

38Green reprend la « Confession » à la suite d’une période d’intempérance sexuelle : justement, l’entrée de l’Ἐξομολόγησις du 5 juillet revient sur sa vie sexuelle effrénée à la fin des années 1920, malgré laquelle « la foi en Dieu se conserva dans [s]on cœur » (T., p. 1036). Il s’opère ici un phénomène double : d’une part, un télescopage des confessions, tel que la « Confession » rétrospective déguise une confession au présent25, et d’autre part une sorte d’exemplum moral de nature autobiographique : en 1929, Dieu ne m’a pas abandonné, malgré mes péchés, il m’est donc permis d’espérer qu’il ne m’abandonne pas non plus en 1943.

39Ce retour de Green sur ses excès sexuels est d’autant plus significatif qu’il paraît redondant : Green semblait en avoir déjà fini avec le sujet de ses frasques érotiques des années 1920, qui occupe l’entrée du 18 avril : l’entrée du 5 juillet correspond moins aux besoins littéraires du récit qu’aux besoins moraux de l’auteur au moment où il écrit.

Passéisation et pragmatisme

40La « Confession » présente la vie peccamineuse comme dépassée : il y a ce qu’on pourrait appeler un processus de passéisation26. L’entrée du 26 septembre 1943 (T., p. 1049) évoque le difficile rejet du charnel comme une épreuve déjà surmontée : « Je ne savais pas encore où je trouverais la volonté nécessaire [pour renoncer aux plaisirs] » écrit Green, ce qui laisse entendre qu’il y a renoncé depuis. Pourtant, la veille encore, dans le Journal (t. II, p. 497), il se plaint du désir. Green n’en a pas terminé avec le charnel mais il présente ses errances à travers un regard rétrospectif qui lui permet de rejeter la tentation dans un passé qui ne le concerne plus. Il se crée une ligne de démarcation entre l’autrefois du pécheur et le maintenant du repenti.

41Il y a ici quelque chose de l’ordre du performatif. Les énoncés « performatifs » s’opposent aux énoncés « constatifs » : l’action dénotée est accomplie par le fait même de son énonciation (Austin, [1962] 1970, p. 38-42). Green vise à devenir l’homme nouveau en parlant du vieil homme comme s’il n’était plus : dire avant, j’étais pécheur devrait permettre de ne plus l’être. Le performatif n’est pas couronné de succès – à la différence des énoncés performatifs typiques, du type « je vous déclare unis par les liens du mariage » – mais la mise en scène rétrospective s’appuie sur l’idée que parler du péché au passé permet d’en faire du passé. Les penseurs dits de l’école d’Oxford se sont intéressés à l’interaction, à la manière dont le langage permet d’agir sur autrui : on voit qu’il permet encore d’agir sur soi-même, en ce sens il contribue à une forme d’ascèse.

42Si l’on passe d’une logique linguistique à une logique psychologique, ou peut supposer qu’en renvoyant ses errances dans le passé il s’agit pour Green de se convaincre qu’en dépit des difficultés qu’il connaît encore, il n’est plus tout à fait le pécheur d’antan. Lorsque Green écrit qu’il « ne savai[t] pas encore où [il] trouverai[t] la volonté nécessaire [pour renoncer aux plaisirs] » (T., 26 septembre 1943, p. 1049), il s’agit pour lui de s’amener à penser : maintenant je suis capable de faire ce que je ne pouvais pas faire auparavant.

43Cela nous fait glisser de la linguistique pragmatique – Searle, Austin, Strawson – au pragmatisme –Peirce, James, Dewey – qui a pour principe que nos croyances sont des « règles d’action » (James, [1907] 1948, p. 14227). L’attitude de Green écrivant sa « Confession » en se présentant comme meilleur non parce qu’il est meilleur mais parce qu’il lui importe de le devenir est proche de la logique d’un William James, pour qui la croyance contribue à réaliser ce qu’elle croit (James [1896], 1948, p. 105).

44James est un philosophe de la croyance religieuse, qui plus est Américain : on ne s’étonnera pas que Green l’ait lu. Il est mentionné quatre fois dans le Journal 28. Green lit James en 1944 et avait déjà connaissance de son œuvre en 1938. Pour James, la croyance entre dans le domaine de la volonté29. Il est profitable de croire certaines idées qui nous aideront à agir. Il serait aisé d’appliquer au Green de la « Confession » un passage de James tel que celui-ci ([1907], 1948, p. 156) : « S’il est meilleur de mener sa vie de telle manière, et s’il est quelque idée qui, pour peu que nous croyions en elle, nous aide à vivre ainsi, alors nous ferions bien de croire en cette idée30. » Il serait meilleur que Green vive chrétiennement, et il y parviendra mieux s’il croit n’être plus tout à fait ce pécheur qu’il a été, il a donc tout intérêt à écrire la vie du pécheur Green comme si celui-ci était, si ce n’est mort, à tout le moins mourant. Gusdorf (1991, p. 15) avait eu l’intuition de la vocation « réformatrice31 » de l’écriture autobiographique : elle ne vise pas que le moi passé mais pose aussi les fondations du moi que je veux devenir.

Le blâme médiatisé

45Ce processus de passéisation permet un phénomène de reproche médiatisé – car bien sûr, même si Green veut croire qu’il n’est plus tout à fait le pécheur qu’il a été, il n’oublie pas qu’il connaît encore des difficultés spirituelles. Lorsque le Green narrant débusque le péché sous le vernis de religion du Green narré (voir par exemple T., 21 janvier 1942, p. 1010-1012) – qui va à la messe, mais sans ferveur – il se donne à lui-même un avertissement : on peut avoir l’air pieux, croire qu’on l’est, et avoir une piètre foi. Il reproche au jeune homme qu’il a été d’avoir voulu être catholique à peu de frais. Dans la « Confession », Green met dos à dos sa légèreté d’adolescent et les ascèses de Marguerite-Marie Alacoque ou du père Doyle, et dans le Journal (t. II, 27 janvier 1942, p. 209) on retrouve le même reproche adressé cette fois au Green adulte, qui s’est contenté de « rester assis dans un fauteuil […] en étudiant l’hébreu ». Le jeune Green est l’occasion d’un dédoublement du moi présent permettant de se juger, selon le mot de Ricœur (1990), « soi-même comme un autre ».

46Un exemple frappant de ce reproche médiatisé est à trouver dans la « Confession » le 18 avril 1942 (p. 1023). Green évoque ses péchés de jeunesse suivis de lectures de la Bible : « Je me trouvais hypocrite », dit-il, et de fustiger le « faux repentir qui n’empêchait rien », le fait de déplorer le péché sans cesser de pécher. C’est un passage cruel pour l’auteur car il est écrit quelques jours après que Green a commis un nouveau péché de chair32, de sorte que le faux repentir du jeune homme qui, après le plaisir, ouvre sa Bible, ressemble beaucoup à celui du Green mûr, qui, après avoir couché avec Adolf Büttner, se remet à écrire sa « Confession ». Si Green, alors qu’il écrit son Ἐξομολόγησις, ne cesse pas de pécher, en quoi serait-il meilleur que le jeune homme qu’il était auparavant33 ? On comprend que lorsque Green se moque de la situation double de l’adolescent (T., 30 janvier 1942, p. 1016-1017), qui aspire aux plaisirs du monde et persiste à croire qu’il sera religieux, il se livre à une autocritique au présent.

47Green transpose parfois des événements contemporains du contexte d’écriture. Le 4 février 1944, alors qu’il semblait avoir mis un point final à l’Ἐξομολόγησις – l’entrée du 27 janvier est conclusive, et l’entrée du 31 janvier propose des idées pour une préface – il ajoute une entrée surnuméraire pour évoquer le souvenir d’« une nuit de 1941 ou de 1942 » où il a été confronté au Diable :

[A]lors que je faisais mes prières, j’entendis un éclat de rire qui me glaça […]. À plusieurs reprises […] des paroles me furent jetées : « Tu veux jouer au saint, mais j’en ai eu de plus malins que toi. » […] Et cette autre parole qui jetait en moi un désarroi terrible : « Je t’attends à Paris. » (T., 4 février 1944, p. 1097-1098)

48Cette apparition du Diable appelle une autre nuit troublée : la nuit du 3 au 4 février, c’est-à-dire la nuit précédente, où Green dit avoir éprouvé des tentations violentes au moment où il faisait ses prières, et, au réveil, Green met ses tentations sur le compte du démon (J., t. II, 4 février 1944, p. 549). Surtout, les termes employés par le Diable dans la « Confession » sont ceux que Green rapporte dans le Journal du 21 janvier (t. II, p. 543) :

Il y a environ une semaine, j’ai été tiré de mon sommeil par quelque chose qui ressemblait à la présence du démon. Je l’ai reconnue […] aux pensées qu’elle me jetait dans l’esprit, comme par poignées : « […] tu résistes maintenant parce que tu vis à l’écart des tentations, mais je t’attends à Paris. […] J’en ai eu de plus malins que toi. »

49Ce sont les mêmes mots. Il est tout à fait possible que Green ait effectivement le souvenir d’une expérience comparable datant de 1941 ou 1942, mais il est clair que cette expérience se superpose dans son esprit à une actualité pressante : c’est le démon de 1944 qui lui a dit ces phrases, et c’est le Green de 1944 qui s’inquiète de céder à la tentation lorsqu’il sera de retour à Paris. Cette actualité explique encore qu’il s’agisse dans l’Ἐξομολόγησις d’une entrée surérogatoire ajoutée alors que le livre était clos. C’est un exemple de la manière qu’a Green de prendre ce qui lui arrive maintenant et de le raconter comme du passé, avec l’intention manifeste de rendre au vieil homme ce qui lui appartient, et de laisser l’homme nouveau en dehors de l’économie du péché.

*

50La dernière entrée de l’Ἐξομολόγησις date du 21 février 1944. Le 3 mars, Green écrit dans son Journal (t. II, p. 565) : « [L]a confession vous rend la grâce, mais non l’intimité avec Jésus. » C’est un amer constat, et il est vrai que la « Confession » n’aboutit pas à un succès. Outre que le mois de février 1944 est marqué par des tentations et des chutes (9 février 1944, p. 552), c’est seulement quelques mois après avoir mis un point final à sa « Confession » que Green connaît ce qu’il appelle une « passion physique » pour Wilbur Isaacs34, avec qui il passe une soirée de « gourmandise charnelle » en octobre (5 octobre 1944, p. 687). Le Diable a respecté ses engagements : il attendait bien Green à Paris, et le retour d’exil – surtout l’année 1946 – renoue largement avec les longues descriptions érotiques des premières années du Journal. Voici donc pour le « coup de barre donné [à la] vie » de l’auteur : le vieil homme ne l’a en rien cédé au nouveau.

51La « Confession » n’est donc pas un succès spirituel, et certes pas non plus un succès littéraire. Green l’annonçait déjà le 19 janvier 1942 (J., t. II, p. 206) : « Ce livre ne devra paraître qu’après ma mort35. » Ce que Green ignorait, c’est que la place que ce petit livre devait occuper dans son œuvre serait déjà prise par l’énorme somme autobiographique qu’il publierait dans les années 1960-1970 : Green aura alors trouvé un équilibre entre l’autobiographie religieuse et l’autobiographie (homo)sexuelle36.

52La « Confession » tient du texte mineur – comme en témoigne son mode de publication, comme simple paratexte du Journal intégral – mais, littérairement, elle constitue un effort vers l’autobiographie de la maturité37, et, spirituellement, elle nous ouvre les portes d’une ascèse en cours dont elle nous aide à retrouver la présence dans le Journal.