Colloques en ligne

Emmanuelle Tabet

Confession et autodestination dans la pratique du journal intime

Confession and Self-Destination in the Practice of Diary Writing

1L’histoire du journal intime est indissociable de celle de la confession. Alain Corbin décrit le xixe siècle français, qui fut aussi le siècle de l’épanouissement du journal intime, comme le « siècle de la confession », l’âge d’or du sacrement de pénitence (Ariès et Duby, 1999, p. 462). Dans le premier xixe siècle, la procédure de l’examen de conscience s’étend paradoxalement au moment où se réduit l’effectif des pratiquants ; les règlements de vie prolifèrent et les résolutions se voient dotées d’une précision accrue. On assiste alors à un approfondissement et à un raffinement croissant de l’examen intérieur, liés à une exigence de méticulosité et d’exhaustivité de l’aveu (Corbin, 2008, p. 309). Mais comment passe-t-on de ces confessions orales, inscrites dans une relation interpersonnelle et dans des rituels sacramentels, à la confession du diariste écrite dans la solitude de l’alcôve ? Si chez les piétistes la pratique de la confession écrite était déjà répandue (Voisine, 1974), le journal intime apparaissant comme un examen de conscience renouvelé de jour en jour (Gusdorf, 1991, p. 445), dans la France du premier xixe siècle le journal intime s’intègre, non sans méfiance, dans la pratique religieuse.

2Caroline Muller a montré, à partir d’un corpus de journaux de femmes rédigés entre 1833 et 1903, comment l’écrit devenait un espace de réappropriation de la parole du confesseur où la pratique d’une forme de tribunal interne laisse aussi la place à des logiques de justification ou à des silences (Muller, 2014). Mais ces journaux préparatoires à la confession, et souvent imposés par le confesseur, sont encore loin du journal intime rédigé pour soi seul. Dans le journal intime, le diariste-pénitent occupe en effet les deux positions d’accusateur et de coupable désireux d’obtenir par son aveu la remise de sa faute. Il introjecte ainsi en une situation d’interlocution souvent dramatisée la présence du confesseur – ce que Foucault analysait comme une intériorisation de la surveillance qui aurait quitté l’espace clos du confessionnal pour devenir un mode d’expression du moi convaincu d’accéder, par ces aveux intimes, à la vérité de son être. Le journal apparaît alors comme une confession écrite, « confession » d’une « âme aimante et faible » (Maine de Biran, 1954, p. 310, 28 juillet 1823), « confession intégrale » (Du Bos, 2003-2005, 1er janvier 1902). Il devient ainsi l’espace d’une confession sécularisée et du dévoilement, face à Dieu ou face à soi-même, des replis cachés de son âme.

3Ce glissement de la confession religieuse à la confession intimiste pose plusieurs questions. La première concerne le passage de l’oral à l’écrit. L’oralité de la confession religieuse implique à la fois une dimension performative de la parole et une forme de fugitivité de l’aveu : il s’agit de tout dire pour tout effacer, le confesseur étant censé, non seulement absoudre le péché – quand est cela est possible – mais aussi oublier ce qu’il a entendu. Scripta manent : déposer ses fautes par écrit – même sans perspective immédiate de publication – n’est-ce pas autrement dangereux ? Ne court-on pas le risque d’un archivage de la faute qui la fixerait à jamais ? De là découlent les innombrables désirs d’autodafé qu’exprimeront les diaristes – les nuits passées par Green à brûler ses papiers et la destruction du journal de 1927 (Green1, les pages arrachées par Gide, Ramuz déchirant plus de deux cents pages qu’il jette dans les flammes (Ramuz, 2005, t. 2, p. 524, 8 mars 1920). Mais le désir d’autodafé est souvent ambigu. Il peut prendre la forme d’un désir non accompli, comme chez Gide – « peu s’en fallait que je ne déchirasse tout cela » (Gide, 1996, t. I, p. 168, août 1893) – ou Gustave Roud – « il faudrait arracher ces pages » (Roud, 1982, p. 163, 12 février 1927). Il peut également être ajourné ou confié à une tierce personne, comme lorsque Eugénie de Guérin ou Kafka demandent à un proche, qui ne le fera pas, de brûler leur journal.

4Et de fait l’autodafé est en réalité souvent plus fantasmé que réel. Il est envisagé comme un possible du texte, qui sans doute libère la possibilité d’une confession : en livrant la parole à une possible destruction, on la délivre du poids de l’irrémédiable, de ce qui serait à jamais figé dans la mémoire des hommes, mais en même temps on lui confère une valeur supérieure, dans la mesure où cette parole devient d’autant plus légitime qu’elle a survécu aux velléités destructrices de l’auteur. Peut-être y a-t-il alors quelque chose d’ordalique dans ces appels à l’autodafé : si le texte survit aux flammes, s’il est conservé contre la volonté de l’auteur, c’est peut-être qu’un pardon est possible, un rachat, une forme d’absolution post mortem.

5Si cette perspective d’un rachat post mortem peut être envisagée, c’est sans doute parce que la confession diaristique en tant que parole autodestinée rend problématique toute perspective d’absolution. Passer de la confession sacramentelle à la confession intime suppose une perte du tiers, un face-à-face avec Dieu ou avec sa conscience. Que vaut alors une confession sans personne pour la recueillir ? Et à supposer même que l’on se confesse, dans une perspective réformée, directement devant Dieu, pourquoi alors écrire ce que Dieu connaît déjà ? « Cui narro haec ? », s’interrogeait saint Augustin dans les Confessions. « Neque enim tibi, répond-il, sed apud te » (Saint Augustin, Conf., II, I3). La confession ne peut pas s’adresser à Dieu comme à un destinataire extérieur mais elle s’énonce « auprès » de lui, comme habitée de lui. La destination externe par excellence – écrire à Dieu – est en théorie aussi impossible que la pure autodestination dans la mesure où, dans les deux cas, le diariste se trouve dans l’insoluble situation paradoxale d’écrire « ce qu’il sait déjà » (Marty, 1985, p. 15) – pourquoi se confesser à soi-même des fautes que l’on connaît déjà – ou ce que Dieu, censé lire directement dans les cœurs, connaît déjà ?

6On pourrait alors supposer que le lecteur se substitue au tiers absent et que la confession du diariste se formule « toujours pour un lecteur, et finalement sous son regard » (Gilot, 1975 ; Thomas, 1975)2. Mais ce serait supposer que tout journal intime tend, d’une certaine façon, « à se nier comme tel » (Gilot, 1975). Ce serait également prendre peu en compte la réelle non-publication des journaux intimes pendant une grande partie du xixe siècle, qui va parfois jusqu’au secret absolu. Ce fut le cas par exemple du journal de Constant si bien dissimulé que, du vivant de l'auteur, « personne n'avait soupçonné l'existence d'un écrit comme celui-là, même parmi les personnes les plus proches de lui » (Delbouille et Kloocke, 2002, p. 20). En outre une partie de son journal est cryptée car, pour Constant, on ne peut atteindre la vérité que dans le secret, sinon, on parle « pour la galerie » (Lejeune et Bogaert, 2006, p. 95).

7De fait, dans les journaux intimes du xixe siècle, du moins jusque dans les années 1880, l’autodestination est à la fois un contenu de discours – j’écris pour moi seul – et dans bien des cas une réalité puisque la publication anthume était alors peu envisageable et la publication posthume pas toujours souhaitée. De Constant à Amiel en passant par Stendhal, le journal « n’est fait que pour qui l’écrit » (Stendhal, 2010, p. 1050, 25 août 1818) ; il est « fait pour n’être vu par personne » (Amiel, 1976-1994, t. 5, p. 654, 26 octobre 1864). Cette intransitivité de la parole est censée garantir la sincérité d’un aveu non biaisé par le regard de l’autre, dégagé de toute dimension de plaidoyer ou d’autojustification devant le lecteur – ou devant le confesseur. « Un vrai journal intime, écrit Virginia Woolf, est quelque chose que l’on n’écrit que pour soi ou pour une postérité si lointaine qu’on peut sans danger lui confier tous ses secrets » (Woolf, 2004, p. 100). Même si pour quelques diaristes, comme par exemple Marie Bashkirtseff, c’est justement parce qu’on espère être lu qu’on est « absolument sincère » (Bashkirtseff, 2022, p. 7) – le lecteur devenant dans ce cas le garant de la « stricte vérité » de la confession –, le plus souvent le lien étroit entre vérité du dévoilement et non-publication anthume du texte apparaît comme essentiel pour les diaristes du xixe siècle, et parfois au-delà : écrire pour soi seul permettrait de garantir l’authenticité d’une parole non destinée à un public, laissant place aux pensées les plus secrètes, aux désirs les plus honteux.

8Mais alors pourquoi écrire – et ne pas se contenter d’un examen de conscience intérieur ? «  Pourquoi, s’interroge Eugénie de Guérin, parler de ces choses intérieures, de ces secrets entre l’âme et Dieu ? » (Guérin 1977, p. 61, 27 avril 1835). Eugénie du reste évoque à maintes reprises dans son journal l’existence de pensées ou de sensations qui ne doivent pas être écrites car elles n’appartiennent qu’à Dieu. Il faudrait alors garder secret « ce qui ne peut se dire qu’à Dieu » et ne pas tout dire car « la conscience se met entre la plume et mon papier » (Guérin 1977, p. 204, 24 avril 1839). En une forme paradoxale de prétérition, la diariste écrit qu’elle ne peut pas écrire, et que le secret des cœurs n’appartient qu’à Dieu. Il s’agit en quelque sorte de dire sans dire, comme en témoignent les repentirs du manuscrit. Cette tension implique souvent la présence de ratures qui n’en sont pas tout à fait, laissant lisible le texte tout en refusant le dévoilement. Parfois le secret est plus total encore, comme lorsqu’Eugénie rature le texte le rendant illisible, l’enfermant en son cœur comme elle enferme le journal dans l’intimité d’un pli de manche : « Je déroule mon cahier que je tiens plié dans une manche de robe, pour y mettre… (mots illisibles). Mais ce que je dirais, je ne puis le dire qu’à Dieu » (Guérin 1977, p. 79, 1er septembre 1835).

9Mais un autre passage semble lever la contradiction. Si « Dieu seul doit pénétrer dans le sanctuaire de l’âme » (Guérin 1977, p. 76, 27 août 1835), continuer, malgré tous ces repentirs, à tenir son journal, c’est faire entrer dans le secret de sa confession celui qui en est peut-être le véritable destinataire à savoir Maurice : « Tout ce qui est contenu dans ce petit cahier ne doit jamais voir le jour. Ceci est sacré comme le secret de la confession. À MAURICE QUAND IL SERA GUERI » (Guérin 1977, p. 195, 19 mars 1839).

10Que vaut en effet une expression sans personne pour la recevoir ? Pourquoi se dire sans personne pour nous écouter ? Comment peut-on se confesser jour après jour dans ces cahiers dont on est seul à connaître l’existence, alors que pour la plupart d’entre nous raconter suppose d’être entendu3 ? Comment l’écriture de soi peut-elle exister hors d’une intersubjectivité que l’on peut considérer comme étant au fondement de la démarche autobiographique, motivée par une demande d’écoute et de reconnaissance (Levallois, 2005) ? Comme le montrait Bakhtine à propos des Carnets du sous-sol, l’homme du souterrain lui-même, celui qui du fond de son sous-sol ne tient son journal que pour lui-même, émet une parole éminemment dialogique, traversée d’un appel à l’autre inhérent au geste même d’écriture4. Ne devrait-on pas dire qu’« au fond, tout au fond », en dépit de l’affirmation répétée que l’on n’écrit que pour soi, l’autodestination masque, selon l’expression de Catherine Pozzi, un « souci atavique de la postérité, de l’Après » (Pozzi, 1997, p. 134, 2 mars 1898) ? Le rapport au lecteur est si ambivalent qu’il est difficile d’évaluer « l’arrière-pensée de la publication », à savoir la présence d’un lecteur potentiel se glissant dans l’esprit de l’auteur au moment de la rédaction (voir Girard, 1963, p. 143). Constant lui-même n'a rien fait pour détruire son journal et le mettre à l'abri, à sa mort, des lecteurs indiscrets ; il a au contraire soigneusement conservé les différents cahiers. Et il livre sa clé en inscrivant, dans une note du 12 avril 1808, le code utilisé pour son cryptage sans qu’on sache s’il s’agit d’un aide-mémoire qui ne serait destiné qu’à lui-même, pour faciliter sa propre relecture de son journal, ou si c’est un moyen de permettre au lecteur d’entrer dans ce livre secret5. Cette intériorisation paradoxale d’un lecteur potentiel dans le même temps rejeté est encore plus frappante quand on voit dans les archives de l’Association pour l’Autobiographie des textes intimes qui ont pu être déposés avec la consigne expresse de n’être jamais lus ni communiqués.

11Pour Michel Foucault, le fait que les mots soient adressés à un autre fait partie de la fonction purificatrice de l’aveu : la virtus confessionis passe par un discours effectif où la relation à autrui est essentielle (Foucault, 2018, p. 140). Dans cette perspective, l’aveu est un acte fondamentalement social qui nous constitue responsables devant autrui. Ainsi, selon l’analyse de Claude Romano, tant que nos intentions demeurent à l’état de « pensée pour soi-même », elles ne constituent que des « croyances non entièrement fixées », alors qu’en assumant dans l’espace public ces croyances, nous endossons leur vérité (Romano, 2017, p. 87). N’écrire que pour soi a en effet pu être conçu, dans cette perspective, non comme un gage de sincérité, mais comme le revers d’une irresponsabilité. Se confesser à autrui, c’est en effet acter ce qui a eu lieu. Mais c’est aussi pouvoir être pardonné. L’aveu arrache à la fatalité de la faute en s’arrachant d’abord à l’intimité de la conscience et en se plaçant, en quelque sorte, sous la garde de l’autre (Porée, 2018, p. 36). Et la confession va plus loin que l’aveu puisqu’elle suppose l’espoir d’un rachat et d’un pardon qui ne saurait passer que par la médiation d’autrui : « au fond de toute confession, écrivait Leiris, il y a désir d’être absous » (Leiris, 1946, p. 12). Écrire pour soi seul a dans cette perspective quelque chose de tragique, comme en témoigne Pavese qui évoque la douleur qu’il y a à s’apercevoir que tout ce qui vient d’être écrit au prix d’une longue fatigue « est comme rien si un signe humain, un mot, une présence ne l’accueille pas, ne le réchauffe pas » : c’est comme « mourir de froid », « parler dans le désert », « être seul nuit et jour comme un mort » (Pavese, 2014, p. 374, 27 juin 1946). C’est sans doute pourquoi Gide voyait dans l’écriture pour soi une forme de mysticisme : « Il faut tout de même une certaine dose de mysticisme – ou de je ne sais quoi – pour continuer à parler, à écrire, quand on sait qu’on n’est absolument pas écouté » (Gide, 2014, p. 186, 1er mai 1917).

12Dans le septième tome du Temps immobile, Claude Mauriac retranscrit une conversation qu’il a eue avec Michel Foucault en 1976 autour de la question de savoir s’il peut exister un aveu sans destinataire. Le philosophe soutient qu’on « n’avoue pas sans la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui […] requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier » (Mauriac, 1983, 30 novembre 1976, p. 194-195). Cet aveu suppose, pour Foucault, une intériorisation de l’Autre : la confession, vécue comme une libération d’une vérité cachée qui ne demanderait qu’à faire surface, serait en réalité une forme d’assujettissement à un pouvoir intériorisé et le relais privilégié d’un dispositif de contrôle des âmes. Claude Mauriac y oppose le sentiment que pour sa part tout se passe de lui à lui (Mauriac, 1983, 30 novembre 1976, p. 194-195). Il y aurait pour le diariste une fonction apaisante de l’aveu qui lui serait en quelque sorte intrinsèque et qui n’aurait pas fondamentalement besoin d’autrui : « Et pourtant dans notre solitude et notre dénuement essentiels, de tels aveux, faits à personne, soulagent. Ce n’est pas qu’on se sente moins seul. Mais crier dans le noir, crier de peur, rassure » (Mauriac, 1974, 10 juin 1953, p. 79).

13Sans doute cette affirmation du caractère cathartique de l’aveu indépendamment de la présence d’un destinataire est-elle liée à une forme de renonciation, chez le diariste, à la dimension de rachat propre à la confession : « ce que j’ai fait de vraiment mal, dans ma vie, que je considère moi comme mal […] aucune puissance au monde ne peut m’en absoudre. Je ne comprends pas comment les chrétiens s’en tirent à si bon compte » (Mauriac, 1983, p. 196). De fait, comme l’écrira Annie Ernaux au sujet de Se perdre, il y a dans le journal intime, au-delà ou en-deçà de la confession, « quelque chose de cru et de noir, sans salut, quelque chose de l’oblation » (Ernaux, 2011, p. 18) – peut-être une renonciation au rachat dont témoignent les publications posthumes des journaux qui supposent que la confession ne peut être entendue qu’à la disparition du sujet, disparition qui rend impossible le rachat.

14La troisième question que pose le passage de la confession orale à l’écriture intimiste est celle du positionnement du diariste face à l’injonction du tout dire propre à la confession et à la nécessité d’examiner non seulement ses actes mais aussi ses pensées, images ou fantasmes. Le journal d’Amiel constitue sans doute, dans l’histoire du journal, la tentative la plus aboutie pour repousser les limites de l’inavouable en décrivant avec une minutie remarquable les moindres détails de sa vie, de ses troubles intimes – fantasmes, pollutions nocturnes, rêves érotiques, « ardeurs de la chair » éveillées à la vue d’« images lascives » (Amiel, 1976-1994, t. IX, 8 septembre 1872, p. 421). Ces 17 000 pages peuvent être lues comme l’illustration même des développements de Foucault sur la confession comme dispositif de contrôle de soi, quadrillage toujours plus serré de la vie quotidienne du pénitent avec un examen indéfini d’un corps de désir et de plaisir sans cesse traversé par la concupiscence (Chevalier, 2011, p. 137). Lorsqu’Amiel définit la fonction du journal non seulement comme « observation du moi », mais aussi comme « surveillance psychologique » (Amiel, 1976-1994, 10 août 1854, t. II, p. 891) et « interrogatoire de conscience » (Amiel, 1976-1994, t. II, p. 105, 12 avril 1852), il rejoint l’appel des prédicateurs à sonder la conscience par un examen de soi rigoureux (Bourcier, 1983). Les longs développements du diariste dans lesquels le cognitio sui se mue en judicio sui offrent bien des affinités avec l’examen de soi calviniste « composé de variations infinies sur le péché », multipliant les détails en de longues analyses des luttes intérieures (Erdei, 1990). Ce sont alors des développements moraux interminables, avec une analyse extrêmement fine des tours et détours de la lâcheté et de l’irrésolution et un questionnement sur le scrupule qui, loin de libérer le pécheur, l’enferme au contraire dans ses vices en induisant chez lui l’abattement, le découragement. Amiel développe alors une rhétorique paradoxale dans laquelle il est à la fois le prédicateur et le destinataire, le sermonnaire et le pécheur, ce qui implique une sorte de contamination négative du discours moral sans cesse soupçonné d’augmenter le mal tout en le dénonçant, comme si le diariste poussait jusqu’à l’extrême le soupçon propre à l’âge des moralistes en se l’appliquant à soi-même, en une rhétorique qui passe de la mise en lumière des vices cachés à une forme de fascination mélancolique.

15Amiel témoigne aussi avec une extrême précision de la façon dont le monde médical a pu détourner les processus de culpabilisation de la chair qui furent jadis l’apanage du confessionnal. Les innombrables autotortures que s’inflige le diariste pour vaincre ses pollutions nocturnes témoignent de ce « biopouvoir » qu’analysait Foucault, qui ajoute à l’illicite le pathologique (Foucault, 1984) et pénètre les corps en les surveillant et en stigmatisant toutes ses manifestations pulsionnelles – Amiel utilise du reste le terme de « confession » pour décrire le récit qu’il fait de ses symptômes au Dr Maunoir (Amiel, 1976-1994, t. I, p. 133, 20 août 1839). Le dédoublement énonciatif permanent par lequel il s’admoneste, se sermonne, s’exhorte, devenant son propre directeur de conscience, vient introjecter le schéma puritain de la confession des péchés en un « supplice sans fin d’une sorte d’autopsie morale » (Amiel, 1976-1994, t. VI, p. 134, 12 janvier 1866). L’espace intérieur devient un spatium poenitentiae, espace clos d’une complaisance morbide dans les tourments de la conscience. « J’ai honte et peur de ce qui se remue en moi » (Amiel, 1976-1994, t. XII, p. 556, 27 juillet 1880) : jusqu’à la fin de sa vie, Amiel notera scrupuleusement – parfois avec la simple abréviation P.-S. – ses pertes séminales qu’il perçoit comme de véritables déperditions de son être, des pertes de sève, des saignées qui le laissent triste et exsangue.

16On peut lire dans ces aveux ressassés l’exemple tragique d’une forme d’oppression intériorisée et poussée à l’extrême mais aussi, peut-être, une forme paradoxale de déprise face à l’injonction de la confession. « Quand je m’adresse à mon juge intérieur, note Amiel, je sens que j’ai du plaisir à découvrir les fautes et leurs motifs, sans que je devienne plus fort contre elles » (Amiel, 1976-1994, t. I, p. 259, 16 décembre 1847) : n’y a-t-il pas, dans ces confessions intimes, une forme de plaisir herméneutique irréductible à toute édification morale ? L’autocritique est alors souvent transfigurée, par une sorte de processus alchimique, en un ressassement hypnotique, envoûtant. Si le diariste considère qu’il aurait pu, avec sa « sève perdue », « avoir une famille de patriarche et fait vingt œuvres de valeur » (Amiel, 1976-1994, t. XII, p. 73, 18 août 1879), il affirme aussi, en ces aveux inlassablement renouvelés, une impuissance à faire œuvre, impuissance qui est en même temps une forme de liberté, de non-forme et de non-production. Que serait-il arrivé, s’interroge le diariste, si je n’avais pas « évaporé » ma force morale en ces 11 800 pages de « distillation narcotique » ? « Je me serais marié et j’aurais prié », répond-il tout en ajoutant que « cela aurait peut-être mieux valu » (Amiel, 1976-1994, t. XII, p. 994, 13 octobre 1872) – ce « peut-être » étant l’interstice par lequel émerge un « pouvoir de ne pas », une résistance passive à une virilité active, normée, productive. L’écriture intime intériorise ici le modèle confessionnel tout en s’en libérant par cette autodestination absolue qui est aussi l’espace d’une liberté retrouvée – liberté de se complaire dans la délectation onanique de l’écriture journalière, liberté de se juger soi-même sans l’être par autrui, de renverser la culpabilité en enchantement narcotique, en « rêverie tournoyante » (Amiel, 1976-1994, t. IX, p. 129, 4 juillet 1877).

17En outre, même dans les tentatives les plus extrêmes de confier à l’écriture les moindres replis de son âme, le diariste se heurte toujours au mystère irréductible et à la part inavouable de l’être. Si le journal intime reprend le modèle de la confession, il échappe par ses nombreuses prétéritions, oublis ou ratures à l’injonction du confesseur de « tout dire ». Barbey évoque ainsi dans ses Memoranda à plusieurs reprises un indicible qu’il « n’écrira pas »6, un « irrévélable » qu’il préfère « oublier » de noter7. Chez Amiel lui-même, l’expérimentation poussée jusqu’à l’extrême d’une écriture intime relatant jour après jour les méandres de la conscience s’accompagne paradoxalement d’un sentiment fort des limites mêmes de tout dévoilement – limites ontologiques et pas seulement morales qui conduisent le diariste à cette affirmation qui serait prétérition si elle ne s’accompagnait de la conscience aigüe de l’impossibilité de tout dire : « Ce journal n’est et ne sera jamais complet ; car il ne dira pas les palpitations de regret, de remords, d’humilité, de repentir, les prières du recueillement, et toutes les péripéties de la vie morale, ni de la vie religieuse » (Amiel, 1976-1994, t. I, p. 799, 20 octobre 1850).

18Le diariste qui, jour après jour, sonde le fond de son âme se heurte à son « fonds ténébreux » (Amiel, 1976-1994, t. III, p. 200, 27 octobre 1856), à sa propre énigme. Il se regarde lui-même « avec stupeur, comme un insondable abîme » (Amiel, 1976-1994, t. III, p. 774, 18 août 1859) et découvre que « nous n’avons conscience que de la moindre partie de notre être » (Amiel, 1976-1994, t. V, p. 1000, 12 juin 1865), et que « la région des phénomènes conscients et volontaires n’est qu’une petite partie de notre vie intérieure » (Amiel, 1976-1994, t. VI, p. 199, 5 février 1866).

19Bien des journaux suggèrent, au cœur de la confession, un intime de l’intime qui ne saurait se dire sans être profané – un espace sacré. Ainsi le journal de Kierkegaard se présente comme écrit sur un texte absent – sur ce texte incommunicable qui lui seul pourtant, permettrait d’élucider les secrets d’un être : « Après moi, écrit-il dans une note de 1843, on ne trouvera pas dans mes papiers (c’est là ma consolation) un seul éclaircissement sur ce qui au fond a rempli ma vie ; on ne trouvera pas en mon tréfonds ce texte qui explique tout. »

20En un double mouvement d’une profonde ambivalence, Kierkegaard révèle l’existence du secret pour mieux le dissimuler – ou le dissimule pour mieux en faire ressortir la dimension fondatrice. Il signale l’impossibilité fondamentale de se dévoiler à un autre qu’à Dieu, tout en maintenant présent, en arrière-plan de son texte, le texte qui en donnerait la clef, faisant ainsi de son journal une œuvre déceptive, qui n’est en quelque sorte que le négatif d’une impossible confession. On peut voir dans cette tension entre effacement et dévoilement une forme d’autocensure ou au contraire une résistance à l’injonction de transparence, la préservation d’un espace sacré d’opacité et d’irréductible mystère. De même, si l’injonction de confession conduit Amiel à sonder le moi dans toute sa nudité, à la fois sous forme d’analyse clinique et de dissection morale, l’insondable qu’il découvre l’amène à admettre les limites d’une confession qui n’est peut-être que l’expression illusoire recouvrant le mystère infini de tout être. Dans les dernières années de sa vie, le diariste accepte alors de « jouer le jeu de Maïa » et de « tromper le néant » par l’imagination (Amiel, 1976-1994, t. XII, p. 518, 30 juin 1880) ; il comprend qu’on ne peut vivre sans ce qu’il appelle une « ré-illusion », à savoir « l’espérance contre toute espérance », sans laquelle « l’irrémédiable nous rendrait fou » (Amiel, 1976-1994, t. XII, p. 582, 10 août 1880).