Colloques en ligne

Emmanuelle Calvisi

Confessions d’enfants du siècle : les états d’âme des jeunes écrivains dans leurs premiers journaux intimes

Confessions of Childs of the Century: young writer’s squalms in their early diaries

1Ils sont nombreux les enfants et les adolescents qui rédigent un journal intime sobrement intitulé « Histoire de mon âme » aux xixe et xxe siècles. Cette habitude si commune procède d’une tradition pédagogique : depuis la fin du xviiie siècle, le journal est instrumentalisé par les éducateurs pour assurer la formation morale des jeunes chrétiens. Ces derniers sont encouragés, sinon obligés, à tenir des cahiers où ils consignent leurs péchés quotidiens. Le journal intime est donc le lieu d’un apprentissage de la confession, dont les modalités sont souvent explicitées par des fictions didactiques. Elles trouvent leur champion dans Le Journal de Marguerite de Victorine Monniot, chef-d’œuvre de la littérature édifiante où la romancière écrit d’emblée : « Votre journal doit ressembler à une confession ; il doit être aussi sincère, aussi complet, aussi sacré » (Monniot, [1858] 1886, p. 20). Les jeunes filles sacrifient les premières à l’exercice, comme l’a montré Philippe Lejeune dans Le Moi des demoiselles (1993), mais les jeunes garçons ne sont pas en reste. Et parmi tous ces diaristes se trouvent nombre de futurs écrivains, alors âgés de 8 à 25 ans, comme André Gide, Marie Lenéru, Renée Vivien, Catherine Pozzi, Jules Dupin, Mireille Havet, Julien Green, Anaïs Nin ou Simone de Beauvoir, mais aussi Jeanne Sandelion et Marcel Schneider, dont les confessions intimes sont encore inédites. De manière générale, la pratique du journal a souvent partie liée avec la confession, comme le relève Béatrice Didier. Il est d’abord le « réceptacle » (Didier, [1976] 2002, p. 56) où l’intimiste avoue chaque jour ses fautes, le secret du carnet suppléant le secret de la confession. Il est ensuite l’instrument du pardon : l’écriture, devenue acte, acquiert pour le diariste « la vertu purificatrice de l’absolution ». Mais si les diaristes adultes peuvent se passer de l’intermédiaire du prêtre pour solliciter Dieu dans l’intimité de leurs journaux, il n’en va pas de même pour les jeunes intimistes, dont les confessions calligraphiées sont étroitement encadrées par des éducateurs. De fait, à cette époque, la jeunesse est une classe d’âge regardée tantôt avec condescendance, tantôt avec méfiance. Les premiers carnets soulèvent donc la question d’une spécificité des aveux juvéniles : les jeunes ont-ils des vices de prédilection ? Sont-ils moins consciencieux que les adultes dans leurs examens ? Comprennent-ils seulement qu’ils s’adressent à Dieu ? Et surtout, quelles formes leurs confessions revêtent-elles ? Les aveux des premiers journaux sont souvent des productions standardisées, mais certains apprentis écrivains dérogent bientôt aux attendus de l’exercice, que ce soit pour tenter d’écrire des confessions proprement littéraires et briguer une gloire précoce, ou pour rejeter le dogme qui leur a été inculqué à travers des aveux impénitents. À partir de journaux de jeunes écrivains et de journaux de diaristes ordinaires1, il s’agit donc d’étudier les pratiques confessionnelles juvéniles du xixe siècle au xxe siècle, et d’interroger la réalisation littéraire de ces confessions sous forme de juvenilia.

La confession journalière : un instrument de « perfectionnement moral » à un « âge critique »

2Au xixe siècle, les pédagogues considèrent le journal comme un instrument d’éducation utile au « perfectionnement moral » (Charton, 1859, p. 79) des enfants et des adolescents. Ils préconisent aux jeunes filles et aux jeunes garçons de tenir des carnets qui soient « une espèce d’examen de conscience » quotidien préparant ou remplaçant la confession auriculaire. Les jeunes diaristes sont invités à transcrire sincèrement leurs actions, leurs pensées et leurs sentiments de chaque jour ; et ils doivent ensuite y déceler, en scrutateurs scrupuleux, les vertus à acquérir et les vices à corriger afin de réformer leur âme. L’écriture et la relecture journalières susciteraient alors « des remords » (Descartes, [1885] 1886, p. 38), « une mortification extrême » (Tourte-Cherbuliez, 1834, p. 25) ou « une honte salutaire » (Bassanville, [1845] 1849, p. 4) entraînant le besoin de s’amender en prenant de bonnes résolutions ; les formules varient selon les ouvrages éducatifs, mais désignent le passage de la contrition à la conversion. Les enfants peuvent commencer leurs journaux dès 7 ans, à l’âge de raison, ou âge de discrétion (de discretio, le discernement), qui permet, pense-t-on, de distinguer le bien du mal et de concevoir l’existence de Dieu. Ils les poursuivent ensuite jusqu’à leur première communion ou leur confirmation au moins, moment où l’on admet que les enfants sont désormais capables de se confesser sans cette béquille. Les carnets accompagnent donc les diaristes dans les grands rites de l’initiation chrétienne, comme pour préparer leur âme à accueillir Dieu – ou tout du moins pour réviser les questions de l’examen qui précède l’eucharistie. Ce programme éducatif est parfaitement assimilé par Marie Lenéru, future dramaturge et essayiste, qui note à 12 ans dans son journal :

Les péchés dont j’ai à me corriger sont : le mensonge, car quoique je trouve que je mente beaucoup moins, je déguise souvent la vérité, par exemple pour donner plus d’intérêt à une histoire que je raconte ; puis, je ne suis pas toujours gentille pour mes amies et pour Henriette, mais en particulier pour Mathilde qui m’agace. Il y a des moments où j’ai envie de la claquer. […] Je devrais plutôt m’attacher à plaire au bon Dieu.
J’ai encore un autre défaut ; c’est que je ne fais pas assez attention dans mes prières, et quand je suis à l’église. Voilà donc beaucoup de péchés, et pourtant, je ne suis pas encore bien vieille ; il faut absolument que je me corrige, car dans un sermon de la retraite, on nous a dit que, plus l’on allait, plus les péchés s’aggravaient. Mais ce qui est encore bien pis, c’est que quand je vais me confesser, je ne regrette pas assez tous ces péchés-là ; aussi pour que j’aie la contrition parfaite dans la confession qui précédera ma Confirmation, je dirai tous les jours, matin et soir, une dizaine de chapelets.
Maintenant que j’ai vu tous mes défauts, il faut que je voie les vertus qui leur sont opposées pour que je les pratique, […] et je viendrai tous les jours à mon journal dire le résultat de mes bonnes résolutions. (Lenéru, [1945] 2011, p. 38)

3La confession de la jeune fille, émaillée de commentaires didactiques, est aussi exhaustive qu’ordonnée : Lenéru liste ses vices puis ses vertus, ses péchés d’action puis d’omission, suivant les recommandations de son confesseur et du prédicateur intervenu lors de la retraite préparatoire à sa communion. Et la jeune fille s’impose même, pour finir, une pénitence ! Cela étant, le discours de catéchisme se mêle à la parole de l’enfant dans une diversité de registres souvent cocasse. C’est que les péchés confessés par les petits diaristes sont rarement bien grands. Leurs fautes sont restreintes au cadre de la famille, de l’école ou de la paroisse : les enfants désobéissent à leurs parents, s’impatientent face à un camarade de classe, manquent d’assiduité à la messe ou se montrent trop paresseux pour faire leur journal – devenu nouveau devoir chrétien. À l’adolescence, les aveux des diaristes ont souvent trait à leur éveil sexuel, évoqué à mots couverts et dans la honte. Joseph Provensal, un jeune novice de 15 ans, confie chaque semaine à son directeur spirituel le journal où il raconte son combat contre les langueurs d’une chair qui n’obéit qu’à elle-même, sa lutte avec le « démon » (cité dans Bardet, Arnoul, Ruggio, 2010, p. 346) de la masturbation. Les autres emploient volontiers des périphrases, comme telle jeune fille en pensionnat : « J’ai fait encore des bêtises ce soir avec Marthe et Yvonne » (cité dans Mendousse, 1928, p. 83). On ne trouve pas autre chose chez André Gide, car pour l’écrivain, ce n’est pas tant la nature de la faute qu’il importe d’avouer, mais l’existence, et surtout la récurrence de cette faute, pour mieux s’accuser de son impuissance à se réformer, comme l’a relevé Éric Marty (1985, p. 127).

4Tenu sur le temps long, le journal permet d’identifier et d’éliminer ses fautes de prédilection. « Nul défaut habituel ne peut être petit », affirment Bassanville ([1845] 1849, p. 17) ou Maryan (1891, p. 7), et il n’est possible de déraciner une mauvaise habitude que par une attention continuelle et des efforts réitérés sur soi-même. Mais, comme le suggérait déjà Lenéru lorsqu’elle notait que « plus l’on allait, plus les péchés s’aggravaient », le journal juvénile intéresse plus particulièrement les pédagogues suivant l’idée qu’« un vice contracté pendant la jeunesse est bien difficile à corriger par la suite » (Charton, 1859, p. 79), si bien qu’on ne saurait s’y « attaquer de trop bonne heure ». De fait, pour les éducateurs, la jeunesse n’est pas une période d’innocence bienheureuse, mais un moment critique dans la formation morale. La confession écrite serait décisive pour cette classe d’âge jugée vulnérable au vice, et en particulier pour les adolescents, que l’hébélogie naissante regarde comme des individus en crise morale, des créatures passionnelles prédisposées à la violence et à la sensualité. Selon le rédacteur du Livre des bons conseils, « l’effervescence des passions a besoin d’être contenue, amortie », et le journal représente un garde-fou, « un point d’arrêt, une digue » (Charton, 1859, p. 173), ou une « soupape de sûreté » (Large, 1894, p. 55) pour juguler l’adolescent, lutter contre son prétendu « naturel » en lui permettant de rationaliser ses penchants par écrit, de se tourner vers son âme au lieu de suivre les injonctions de son corps. Malgré qu’ils en aient, les diaristes assimilent cette sombre vision de la jeunesse, si bien qu’André Gide envisage l’écriture de son journal comme une forme de retraite solitaire similaire à celle de l’anachorète, particulièrement utile « à l’âge où la passion se déchaîne » (Gide, [1936], 1996, p. 46).

Le régime de la « double confession »

5À l’encontre de l’image et de l’usage actuel du journal intime, au xixe siècle, ces carnets où les jeunes diaristes se confessent n’ont rien de privé. Il faut que le journal ait « sa direction » (Large, 1894, p. 55), affirme l’éducatrice Henriette Large, qui se défie de la conscience « amoindrie » des plus petits, suspectés de dissimuler, de mentir ou de se mentir. Aussi les carnets sont-ils supervisés par des adultes qui les relisent et les commentent afin de guider les diaristes dans leur cheminement vers l’aveu. Philippe Lejeune a montré qu’un prêtre, un parent ou un professeur corrige les journaux (Lejeune, 1993, p. 20), souvent à l’encre rouge ou verte. Le premier cahier du pieux Jules Dupin est ainsi parsemé d’annotations de ses parents, comme « Mon Dieu ! Protégez-le ! » (Dupin, 1927, p. 28), quand il reconnaît ses fautes. Le journal d’enfant de Marie Lenéru est inspecté non seulement par sa mère, dans une surveillance verticale, mais aussi par ses cousines, qui tiennent elles aussi des journaux, et se dénoncent les unes les autres lorsqu’elles commettent des péchés, dans une surveillance horizontale.

6Les enfants et les adolescents sont donc soumis à ce qu’une inspectrice du xixe siècle appelle le « régime de double confession » (Rauber, 1896, p. 171). D’une part, les diaristes s’accusent directement devant Dieu. Le cadre du journal permet aux diaristes d’établir une relation familière, sinon intime, avec un interlocuteur suprême, soit qu’ils surnomment Jésus « Cher NSJC », soit qu’ils tutoient le Seigneur : « J’aime tant dire “tu” à Dieu – cela me donne plus de confiance » (Lenéru, [1945] 2011, p. 78), confie Marie Lenéru. Significativement, les diaristes s’adressent à ce « cher confident de mes peines et de mes joies » (Sandelion, 1908, f°7r), apostrophe qui désigne indifféremment Dieu et le journal pour Jeanne Sandelion, comme si l’apprentie poétesse entérinait l’irruption du transcendant dans l’immanent, l’incarnation du divin dans cet objet qu’est le carnet. La matérialité du journal entretient l’illusion d’une présence et établit le simulacre d’un dialogue. Jules Dupin écrit encore : « c’est à Dieu que je parle en inscrivant les secrets de mon cœur sur tes pages blanches » (Dupin, 1927, p. 24). D’autre part, les diaristes se confessent à l’adulte qui relit leurs carnets. L’idée est que l’intériorité des enfants et des adolescents soit perpétuellement sous le regard de Dieu, mais que ce regard soit relayé par l’œil inquisiteur de l’éducateur, auquel les diaristes délèguent en dernière instance leur faculté de juger. Le héros éponyme du Journal de Robert écrit en ce sens : « Je consulte toujours maman : elle est ma conscience. » (Dombre, [1895] 1896, p. 117). Partant, une mère ou une institutrice peut distribuer récompenses ou pénitences, et surtout absoudre l’enfant in persona christi, le rôle du prêtre se superposant à toute figure d’autorité adulte. Cela tend bien sûr à brouiller les registres de valeurs, à mélanger les axiologies ; l’enfant doit non seulement reconnaître ses manquements envers Dieu, mais ses écarts vis-à-vis des règles de la famille et de l’école. La grande « Faute » morale se manifeste in fine dans la petite « faute » d’orthographe.

7Ce regard extérieur a toutefois vocation à être intégré par les diaristes, jusqu’à ce que le journal devienne un exercice d’autosurveillance et d’autofustigation, dans l’héritage d’Ignace de Loyola. L’efficacité du dispositif est actée par Pauline Tarn à 10 ans, en 1893, soit bien avant qu’elle ne prenne le pseudonyme de Renée Vivien, quand elle associe l’écriture de son journal à un endoctrinement :

[Mon institutrice] acquit une grande influence sur moi, tellement, que je n’avais plus une seule pensée qui ne m’avait été inspiré, directement ou indirectement, par elle. […] J’avais une peur horrible du diable et de l’enfer. Mon institutrice m’exhortait à mener une vie chrétienne. J’essayais, mais cela ne réussissait guère. Je vois dans le journal où j’enregistrais alors les événements de ma vie, des passages comme celui-ci : « Mercredi 1888. J’ai pris la résolution de devenir une petite fille sage et chrétienne » (Vivien, [1893] 2011, p. 122)

8Le journal juvénile devient au xixe siècle l’une de ces nouvelles « techniques de confession » (Foucault, 1976, p. 78) étudiées par Foucault dans la société occidentale, qui permettent d’extorquer l’aveu et, à terme, d’établir la culpabilité ou l’innocence d’un individu. D’abord commandée par un impératif extérieur, cette injonction à parler est ensuite intériorisée, relayant dans l’intimité la violence de la société. De fait, l’examen quotidien de leur âme installe un solide sentiment de culpabilité chez les jeunes diaristes, si bien que l’on cesse de sourire en lisant que telle jeune fille, qui a pris deux morceaux de sucre au lieu d’un, ou oublié de faire sa prière, tremble de brûler en enfer. Certains diaristes tourmentent leurs cœurs pas bien coupables et souffrent de ne pouvoir se résigner à leurs vices, s’interdisant vainement les plus petites transgressions. Les journaux de jeunesse, forme d’écriture de soi, fondent et entretiennent paradoxalement chez les enfants une haine de ce « moi » qui ne répond pas aux idéaux moraux des éducateurs.

La confession à hauteur d’enfant : examen de conscience sous influence

9Le journal intime place la confession à hauteur d’enfant, auquel on prête non seulement une grande peccabilité et une conscience peu scrupuleuse, mais une mauvaise mémoire et des difficultés à saisir l’abstraction. En tant que support permettant d’extérioriser et de fixer ses états d’âme, le carnet facilite l’examen de conscience. Couché par écrit, l’exercice d’introspection devient plus concret, se réduisant à une relecture commentée du corps du texte sous leurs yeux, si bien que l’entrée qui prépare une confession de Catherine Pozzi, à 13 ans, prend même des allures de commentaire littéraire émaillé de citations, la jeune fille recopiant les noms d’oiseaux dont elle a pu qualifier sa bonne dans son cahier pour s’accuser d’avoir péché :

Je m’aperçois que j’ai été fort peu charitable dans ce que j’ai écrit hier à propos de Fidelia. Ah ! quand me corrigerai-je de cette mauvaise habitude de toujours m’impatienter après elle, de l’appeler : « idiote », « imbécile », « oie », « buse » ! Hélas ! Hélas ! C’est aujourd’hui que je me confesse, et je n’ai fait que bien peu de progrès dans la vertu de patience. (Pozzi, 1995, p. 49)

10Le support du carnet permet encore de « tenir les comptes » de son âme sous une forme accessible. Les intimistes dressent des tableaux : certains font une page pour le bien et une page pour le mal, tandis qu’Augustine Bulteau divise ses feuilles en deux colonnes, une pour le « Bon » (Bulteau, 1901, f° 19) et une pour le « Mauvais », une pour les « ratages » et une pour les « réussites ». L’enfant apprend ainsi à qualifier, mais aussi à quantifier ses défauts, dans un calcul maniaque des vices et des vertus égrenés au fil des jours, des semaines, des mois et des ans. « J’ai fait la gourmande » (Lenéru, [1945] 2011, p. 13), avoue par exemple Marie Lenéru à 11 ans, « j’ai mangé deux gaufres et une tranche de coco. En plus, j’ai menti à Fernande en lui disant que j’avais faim ». Cette comptabilité morale, ce contrôle sourcilleux de l’âme et du corps, illustrent évidemment la filiation entre le journal personnel et son ancêtre, le livre de raison, comme l’avançait Béatrice Didier ([1976] 2002, p. 8), et André Gide avant elle.

11Plus encore, il arrive que la confession soit en partie dictée par les éducateurs, ou guidée par des livres de piété, à l’instar du Règlement de vie pour la persévérance de Madame de Flavigny, dont Marie Lenéru suit assidûment le plan. Les bonnes résolutions, en particulier, s’incarnent souvent dans la rédaction solennelle d’un règlement de vie copié d’un manuel de vie chrétienne. Edmond de Goncourt s’en moque ouvertement dans le roman Chérie, notant que son héroïne écrivait « un règlement de vie qui semblait destiné à une existence monastique, […] où elle s’engageait à “respecter son corps comme le Temple du Saint-Esprit” » (Goncourt, [1888] 1921, p. 85-86) sur un petit cahier de papier blanc. La satire de la religion est patente, mais les authentiques résolutions d’Élisabeth-Féneline de Sainte-Marie ne donnent pas tout à fait tort aux railleries de l’écrivain qui accuse les jeunes filles de psittacisme :

1. Je ferai chaque jour ma prière du matin et du soir, avec toute l’attention qu’il faut pour cette sainte action.
2. Je dirai tous les jours les Litanies de la sainte Vierge et le chapelet de l’enfant Jésus. [...]
5. Je ferai chaque jour une petite lecture de piété d’un quart d’heure au moins, et je penserai souvent à Dieu, surtout à midi et le soir. (Élisabeth-Féneline, [1840] 1849, p. 2)

12Ces résolutions rédigées à même le journal permettent de garder perpétuellement sur soi les règles de sa conduite pour s’y obliger – comme « la pancarte protestante suspendue au-dessus du lit et qui gourmande » (Sartre, [1983] 1995, p. 251), écrit Sartre au sujet du journal de Gide, constatant l’importance de l’inscription dans le carnet. Les résolutions ont vocation à être gravées non seulement sur le papier, mais dans sa mémoire et dans son âme.

13Les futurs écrivains et écrivaines se soumettent, comme les autres, à cet exercice imposé. C’est par le biais de cette pieuse pratique éducative que bien des auteurs en viennent au journal intime, même si certains renient a posteriori cette origine hétéronome et religieuse. Ainsi d’André Gide, qui prétend avoir inauguré son journal de jeunesse à la suite d’Amiel, alors que sa correspondance révèle qu’il l’a commencé autour de sa Première communion parce que son oncle lui demandait de coucher sur un carnet de ferventes résolutions pour apprendre à rester pur (Gide, 1988, p. 131 et Moutote, 1969, p. 4). Quant à Simone de Beauvoir, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle minore l’importance de ses écrits dévots, sacrifiés à l’économie d’un récit rétrospectif qui doit représenter l’émancipation intellectuelle d’une jeune fille se défaisant du dogme chrétien. En entretiens, elle déclare même avoir commencé ses carnets sur l’impulsion de Gide et de Barrès (Chapsal, 1960, p. 21) ; mais Beauvoir tenait en réalité dans son enfance un vieux « carnet quadrillé » (Beauvoir, 2008, p. 441) où elle notait « l’oscillation de sa ferveur » avant et après ses confessions, inspirée par les pieux exemples de Victorine Monniot, d’Eugénie de Guérin ou de Geneviève Hennet de Goutel, mentionnées dans le premier cahier, encore inédit, de son journal.

La tentation des confessions littéraires

14Si les pédagogues incitent les jeunes chrétiens à écrire leurs fautes comme sous le regard de Dieu, il n’est pas question de les encourager au mysticisme ni au rigorisme. Les éducateurs tâchent paradoxalement de réfréner les élans de ferveur trop prononcés chez les jeunes diaristes, qu’ils condamnent d’un point de vue social et stylistique à la fois. Maxime Gaucher s’en fait l’écho lorsqu’il commente la parution du Journal de la pieuse Marie-Edmée Pau en 1876 :

En haut les cœurs, soit ! mais que la jeunesse ne s’interroge pas non plus avec anxiété pour découvrir en soi les vertus des archanges, qu’elle ne se tâte pas à chaque moment pour voir s’il lui pousse des ailes. Qu’elle aille en toutes choses d’un train plus uni, d’une allure plus naturelle. Le style même de ce journal trahit le mouvement mal réglé d’une âme qui manque d’équilibre et est mal à l’aise tant que l’occasion n’est pas venue de planer dans les hauteurs. (Gaucher, 1876, p. 114)

15Les adultes relèvent une disconvenance fondamentale entre le jeune âge des diaristes et la haute spiritualité à laquelle ils prétendent. La confession écrite serait particulièrement périlleuse pour les jeunes filles, qu’on craint de transformer en « précieuses de piété », trop soucieuses de la formulation de leur vertu, dans le même temps qu’on redoute de les voir succomber à une monomanie religieuse qui les détournerait de leur futur rôle d’épouse et de mère en les poussant à prendre le voile. Marie Lenéru, amère, relève que l’éducation féminine est une injonction à la médiocrité qui contraint les enfants à renoncer à tout ce qui est grand – non seulement l’amour ou la gloire, mais aussi la ferveur : « on ne leur laisse même pas l’exaltation de la piété ». (Lenéru, [1945] 2011, p. 158). Les aspirants écrivains se montrent souvent frustrés par ces limites imposées à leurs ambitions poétiques et spirituelles, et tâchent malgré tout de s’aventurer dans le domaine de la littérature pieuse. À côté de leurs aveux calibrés, les diaristes composent librement des prières ou des sermons de leur cru, des histoires édifiantes ou des poèmes religieux, à l’image de Jeanne Sandelion, qui improvise un petit sonnet intitulé « Mon missel et mon chapelet de Première communion » dans un coin de son cahier pendant une retraite. L’enthousiasme créateur dont ils font montre dans leurs journaux, ramené à son sens étymologique, est envisagé comme une manifestation de leur dévotion, tant et si bien que certains diaristes, comme Jules Dupin, annoncent dans leurs journaux leur vocation « d’apôtre de la religion par l’art » (Dupin, 1927, p. 238), espérant ramener les hommes à Dieu grâce à la beauté de leurs journaux plutôt qu’au prêche. Les premiers cahiers tenus par le jeune Julien Green montrent qu’en ce qui le concerne, les journaux, comme les cieux, proclament la gloire de Dieu :

Une belle pensée, un dessin puissant et admirable sont autant de chants à la gloire de Celui qui permet leur conception. Qu’il le sache ou non, l’homme qui produit une œuvre de beauté loue Dieu le modèle de toutes beautés ; (Green, 2019, p. 20-21)

16À mesure que les diaristes grandissent, et que le contrôle de leurs éducateurs se relâche, ils entendent même, pour certains, transformer leurs journaux en véritables confessions littéraires. Ils se réclament qui d’Augustin, qui, surtout, de Rousseau et de Musset, lorsqu’ils rédigent leurs carnets. Ces aspirations se traduisent par un changement stylistique radical dans les journaux : les jeunes diaristes délaissent soudain l’observation quotidienne de leur âme pour envisager le Salut de l’humanité dans son ensemble, posant en enfants du siècle dont le moral refléterait celui d’une génération tout entière. Catherine Pozzi, en particulier, abandonne l’énonciation de confidence pour adopter celle de la prédication, haranguant le « vous » des fidèles à la manière d’Augustin :

La Catherine rêveuse et passionnée, celle qui voudrait pouvoir courir sur la terre en criant : « Mes frères, je vous aime ! oh pauvres humains, écoutez-moi ! Pensez que demain l’herbe sera poussée sur vos tombes ! Pensez-y ; et aimez-vous tous ! Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres ! […] Ah, c’est cette Catherine-là que j’aime en moi, c’est elle que je chéris comme mon bien le plus précieux. (Pozzi, 1995, p. 78)

17Elle en vient à distinguer deux personnages dans son journal : face à la « Catherine vive et pleine d’esprit » qu’elle est au quotidien, s’élève la « Catherine songeuse » qui médite sur l’imminence du jugement dernier, les tares de son époque et l’urgence de se réformer.

18À terme, les jeunes diaristes s’émancipent de la forme prototypique de la confession. Ils rattachent plus généralement leurs journaux juvéniles aux nombreux cahiers de jeunes filles ou de jeunes garçons dévots, morts prématurément, dont l’Église encourage la publication posthume parce que leurs courtes vies sont jugées particulièrement vertueuses, et leurs écrits journaliers remarquablement spirituels (Lejeune, 1993, p. 43). Ainsi d’Eugénie de Guérin. Il n’est plus tant question d’avouer ses fautes que de présenter son journal comme l’histoire d’une vie exemplaire : le projet confessionnel se mue en projet hagiographique. Le modèle de l’Histoire d’une âme de Thérèse de Lisieux, en particulier, s’impose aux jeunes diaristes. Les carnets rédigés par la sainte écrivaine illustrent une doctrine religieuse apparemment taillée sur mesure pour les jeunes diaristes, puisque la voie de l’enfance spirituelle invite à se faire petit pour entrer dans le Royaume de Dieu, à se détourner des extases grandioses pour chercher le divin dans les actes de dévouement insignifiants d’un quotidien anonyme. Cet humble chemin vers la notoriété est volontiers arpenté par les apprentis intimistes. Lorsque Marcel Schneider se demande comment percer en littérature, il note ainsi : « J’aurais dû imiter Thérèse de Lisieux qui écrivit dans son journal quand elle avait huit ans : “Je veux être une sainte” » (Schneider, 1989, p. 117). « Sœur Thérèse chérie » (Nin, 2010, p. 36) est aussi la sainte patronne choisie par Lenéru et Nin. L’ascendance de l’Histoire d’une âme sur les journaux de jeunesse d’Anaïs Nin se manifeste quand la diariste dresse un testament où elle reprend la mise en scène éditoriale des carnets de la carmélite, remplaçant seulement le « Chère Mère » initial par un « chers parents » :

C’est à vous, chers parents que je viens ouvrir mon cœur avec la même intention qu’a eue sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Son intention était de laisser voir son cœur tel comme il était, mais elle ouvrit son cœur à la supérieure de son couvent, tandis que moi je l’ouvre à la mère et au père supérieurs de la famille. (Nin, 2010, p. 98-99)

19Dans ce testament de fortune, qu’elle intitule « Recueil de dernières pensées », Anaïs Nin livre une dernière confession d’agonisante, recommande son entourage à Dieu, console ses proches de la mort, répartit ses jouets entre les pauvres de sa paroisse, et surtout, rédige les consignes à respecter pour garantir la survivance posthume de sa pensée à travers ses juvenilia : « Je voudrais que l’on brûle mes papiers excepté mon journal et quelques-unes de mes histoires et mes poésies si on les trouve digne d’être lues » (Nin, 2010, p. 99) – car, assez commodément, la jeune fille a recopié ses meilleurs poèmes juste avant de rédiger ses dernières volontés. Anaïs Nin, qui vient d’avoir 12 ans et de faire sa communion, n’est aucunement en danger de mort : elle se projette simplement, pour s’amuser, dans l’éventualité de son décès, nécessairement suivi d’une publication posthume qui permettrait d’éterniser ses écrits introspectifs. Il s’agit là d’une petite « folie », note-t-elle, mais on ne sait jamais : « la mort surprend toujours », donc autant s’assurer une postérité digne de la petite fleur de Lisieux.

Sécularisation de la confession : des aveux impénitents

20À la bascule du xxe siècle, le projet éducatif farouchement anticlérical de la iiie République provoque la sécularisation progressive du journal de jeunesse. L’effectif des catéchumènes diminue, si bien que les intimistes n’inaugurent plus leurs carnets dans le cadre de la préparation de leur communion. Et l’ombre du directeur penché par-dessus l’épaule des jeunes diaristes pour inspecter leurs états d’âme s’estompe, elle aussi, des cahiers. Certains enfants et adolescents s’arrogent alors la liberté de rédiger des confessions désinhibées dans le secret de leurs journaux : les communiants se transforment en renégats. Les aveux adressés à Dieu par le truchement de l’éducateur se transforment en confidences destinées à soi seul. Il n’est plus question de se juger à l’aune des valeurs chrétiennes, ni de battre sa coulpe si l’on y déroge, mais bien de confesser, plus ou moins éhontément, son incrédulité. Catherine Pozzi raconte ainsi la terrible crise spirituelle qu’elle traverse à 13 ans, moment où elle cesse brutalement de croire, et ne peut confier son inquiétude qu’à son journal, faute d’oser l’annoncer à ses parents. Curieusement, lorsque la jeune fille révèle finalement son incroyance à sa mère, Thérèse Pozzi, elle connaît une terrible désillusion : l’aveu de cette faute qu’elle pensait si grave est reçu avec une indifférence railleuse par sa famille, qu’elle découvre composée d’hypocrites. La diariste raconte ainsi la scène :

« Parce que je ne crois pas en Dieu, ou du moins, pas au vôtre. » Et soulagement : Enfin je l’avais dit ! Quel poids enlevé ! Je l’avais dit ! Et je me retournai vers Thérèse, Thérèse riait aux éclats. Ce que j’avais dit était très drôle. (Pozzi, 1995, p. 131)

21Le rire aux éclats des fausses dévotes de son entourage acte le basculement de la confession dans l’irréligion. Désormais, les examens de conscience de Pozzi consistent à ausculter sa foi moribonde, à relever la disparition de sa piété sans toujours la regretter.

22Quand Dieu ne va plus de soi, la sacralité du discours confessionnel disparaît : les formes littéraires chrétiennes perdent leur statut intouchable, et font l’objet de réécritures souvent transgressives dans les carnets. Mireille Havet, une jeune diariste lesbienne et toxicomane qui se dit athée, pousse le vice à son paroxysme encore lorsqu’elle entreprend de se « confesser par l’écriture » (Havet, 2005, p. 177). Elle livre dans son journal une exhibition impudente de tous ses « péchés », à commencer par le récit de ses baisers partagés avec d’autres adolescentes, cette « chose honteuse et inavouable » (Havet, 1914, citée par Compain, 2013, p. 355). L’intimiste refuse de s’accuser de ses fautes pour être pardonnée, et prétend au contraire les crier bien haut, les « hurler jusqu’à ce que les fragiles et nerveuses cordes de [s]on cou se rompent » (Havet, 2003, p. 77) par amour du scandale. La diariste se délecte de faire l’inventaire de ses forfaits avec une sincérité et une exhaustivité exacerbée, installant son lecteur dans la position de juge bien-pensant épouvanté par ses écarts. C’est « la dure vérité, vérité qui veut être dite et suivie purement, même quand elle porte un crime en son sein » (Havet, 2003, p. 77). Dans un geste défiant d’enfant terrible, Havet provoque tous ceux qu’elle appelle « les grandes personnes », formule qui recouvre indifféremment les parents, les professeurs et les prêtres – « Je suis même mal élevée vis-à-vis de Dieu » (Havet, 2005, p. 284), écrit-elle. Le journal de jeunesse devient alors une confession digne d’être mise à l’index, que Mireille Havet imagine comme un contre-exemple utile aux générations futures. L’intimiste a le projet réunir les notes de son journal juvénile dans un ouvrage qui serait le Grand Œuvre de sa vie, dans tous les sens de l’expression, et qu’elle intitulerait « L’Enfer Préventif » (Havet, 2005, p. 119). Il n’est plus question de montrer le perfectionnement de l’âme mal dégrossie d’un enfant mais de relater sa « déchéance choisie, consciente » (Havet, 2005, p. 58-59), sa corruption par les drogues, le sexe, l’appât du gain, et autres plaisirs dépravés faisant figures de paradis artificiels. En affichant ostentatoirement ses fautes dans le cadre d’aveux impénitents, Mireille Havet entend remettre en cause les mœurs de la bourgeoisie et la morale de la chrétienté qui condamnent sa nature. Puisque le catholicisme incarne « le culte le plus étroit, le plus anti-lesbien qu’elle connaisse » (Havet, 2005, p. 94), ses confessions iront crûment à son encontre, subvertissant jusqu’au décalogue supposé guider l’examen de conscience : « Depuis quand la religion catholique a-t-elle dit : “tu fumeras l’opium premièrement jusqu’à la béatitude, puis secondement coucheras au petit matin avec ton amie, et te laisseras baiser profondément jusqu’à puis plus, enfin troisièmement, iras à la messe religieusement avec cette même amie […]” » (Havet, 2005, p. 94).

23Pour les diaristes mécréants, l’esprit de la confession ne subsiste, finalement, que lorsqu’ils déplacent les aveux sur le plan professionnel, pour s’accuser, avec des accents volontiers doloristes, de n’avoir pas assez travaillé, et donc d’avoir gâché leur potentiel d’écrivains. « Et c’est ma Faute, c’est ma faute, c’est ma faute », écrit Catherine Pozzi (1995, p. 178), qui se reproche d’avoir manqué sa vocation d’autrice par paresse, dans l’héritage de l’acédie. Simone de Beauvoir, reprenant le vocabulaire de Barrès, parle de « péché » contre son intelligence quand elle tombe dans le marasme, tandis que Mireille Havet se couvre, elle aussi, de reproches : « Jamais je ne m’accuserai assez, et de ne pas lire, et de ne pas apprendre, et de ne pas écrire, et de ne pas m’atteler à un travail qui sauve la pensée du cauchemar » (Havet, 2005, p. 58).

24Ainsi, alors que le journal intime permet d’abord d’enseigner aux enfants à bien se confesser sous forme d’écrits calibrés, souvent commandés, dictés et corrigés par les adultes, certains écrivains en herbe subvertissent l’exercice pour composer de nouvelles confessions d’enfants du siècle, où les influences d’Augustin, de Rousseau et de Musset se mêlent à celle de Thérèse de Lisieux et autres jeunes auteurs à l’âme d’élite dont les écrits dévots sont passés à la postérité. Les carnets ne sont plus le miroir d’une âme qui cherche chaque jour à se perfectionner pour complaire au Seigneur, mais un premier essai littéraire susceptible de leur garantir une gloire d’outre-tombe. D’acte religieux, la confession devient une forme poétique à investir. À la charnière du xxsiècle, certains intimistes, à qui les éducateurs avaient inculqué un solide sentiment de culpabilité, peuvent même se ressaisir de leurs aveux humiliés pour revendiquer fièrement leurs fautes, ou tout du moins pour se défendre d’avoir commis un mal au lieu de s’en accuser.