Colloques en ligne

Alexandre Gefen

Confesser un échec : valorisation sociale de la résilience et expérience intime du trauma

Confessing failure: the social valorization of resilience and the intimate experience of trauma

1Si le christianisme est le « berceau de l’herméneutique de soi occidentale », comme le notait Michel Foucault ([1980] 2013, p. 66), c’est bien à travers le motif de l’aveu et le dispositif discursif de la confession – mais on est tenté de penser que, par-delà l’anthropologie chrétienne, l’aveu, entre explication, justification et demande d’excuse, est un des moteurs fondamentaux de toute narration. N’est-ce pas pour rendre raison d’une discordance, d’un malentendu, d’une erreur, d’un choix divergent ou seulement différent que nous prenons la parole ? Récit et sentiment de culpabilité, récit et justification ou simplement désir d’éclaircissement de soi vis-à-vis d’autrui ne sont-ils pas profondément associés ? Depuis le modèle chrétien, l’aveu a profondément changé : lorsque la sexualité n’est plus objet de honte et que l’individu est devenu l’entrepreneur d’une vie dans laquelle tous les choix se valent s’ils conduisent à l’épanouissement, lorsque la notion de faute tend à disparaître de la sphère privée, l’aveu se dit avec le vocabulaire de l’échec et de la responsabilité de l’individu face à un projet de vie qu’il a construit par lui-même pour lui-même. De fait, l’inavouable change de domaine. Dans son célèbre récit, L’Adversaire (2000), Emmanuel Carrère met en scène la tragédie que peut constituer un échec professionnel, puisque Jean-Claude Romand met à mort sa famille pour leur éviter d’apprendre qu’il n’est pas le médecin prestigieux à l’OMS qu’il prétend être, mais un candidat recalé à son examen de médecine et passant ses journées dans sa voiture et non dans un bureau à Genève. Jean-Claude Romand n’avait sans doute pas lu Jean-Jacques Rousseau dont les Confessions proposent un programme de valorisation de l’échec profondément influent pour la modernité : l’accès à la singularité vaut amplement la perfection morale et la chute morale peut être un triomphe littéraire : « j’aime mieux qu’on me connaisse avec tous mes défauts et que ce soit moi-même, qu’avec des qualités controuvées, sous un personnage qui m’est étranger » (Rousseau [1767], 1959). Jean-Claude Romand, dans la seconde partie du récit d’Emmanuel Carrère, celle dont on parle le moins, se convertit en prison dans l’espoir d’obtenir à la fois le pardon de la société et de Dieu, en épousant les discours qui se portent sur lui, suscitant la perplexité de l’écrivain.

2Comme l’échec et la culpabilité, le trauma subi lui-même est appelé à être réparé par la parole qui réinscrit positivement le sujet dans l’histoire narrée. Il n’y a pas de violence subie ou d’humiliation assez forte qu’elles ne puissent pas être apaisées par l’idée que cela va mieux en le narrant. Les blessures les plus intimes peuvent faire l’objet d’un discours, il n’y a plus d’inavouable à celui qui sait « inventer » un langage, comme disait Rousseau ([1781] 1782, p. 358), et qui sait se faire aimer par son échec même. Aveux des échecs personnels et des traumas subis se mêlent dans un programme de dévoilement intime qui transforme et rédime le sujet qui a le courage de s’emparer de ses déchirures, d’éclairer les ombres pour faire pardonner ses fautes et dépasser les violences subies - à partir du moment où l’on sait leur donner une forme.

3Il y a, 13345, Copper Bridge Road, Germantown, dans le Maryland, aux États-Unis, une boîte aux lettres qui s’emplit chaque année de 100 000 cartes postales au format 10 x 15 cm. Toutes ces cartes postales resteront à jamais sans réponse. Elles affichent des messages anonymes de quelques mots, de quelques lignes : aveu, bouteille à la mer, confession éclair, déballage familial ou érotique, secret partagé avec grâce, poésie, hargne ou terreur : « J’ai peur de finir malheureux comme mes parents » écrit quelqu’un au feutre sur une photo de mariage jaunie, « Je ne veux pas que mon mari me regarde lorsque nous faisons l’amour de peur qu’il puise deviner mon secret », dit des yeux découpés sur un beau collage, « J’ai 53 ans et il faut que j’accomplisse quelque chose de vraiment bien dans ma vie », s’inquiète une aquarelle, « J’ai si peur de la mort que cela m’interdit de vivre vraiment », confesse en quelques lignes un anonyme ? sur un dessin à la Dubuffet. Autant de mea culpa, de confidences, de dévoilements, incongrus ou ordinaires : « Je serai une meilleure mère que tu ne l’as jamais été », « J’ai si longtemps essayé d’être toi que j’en ai oublié ce que c’est que d’être moi-même », « Même si cela ruine ma vie, j’essaye de tomber enceinte pour qu’il ne me quitte pas », « Les papillons nous ont quittés », « Il y a 28 ans, un enfant m’a donné une fleur, je m’en souviens encore », « J’ai pardonné à l’homme qui m’a violé »…

4Ce qui m’intéresse, c’est que chacune de ces centaines de cartes est un aveu psychothérapeutique à 37 cents le timbre, mais d’abord une œuvre d’art construit autour d’un microrécit, aussi modeste que soit l’œuvre réalisée : dessin, photo, collage, montage, détournement de cartes commerciales portent des confessions anonymes et invérifiables d’une violence parfois insoutenable. Sur ces cartes, parfois si belles qu’elles semblent les héritières des collages de Ernst, des boîtes de mémoire de Joseph Cornell ou bien encore des dispositifs de Christian Boltanski, s’étalent, en quelques mots lapidaires, la mélancolie, les fantasmes et les terreurs sexuelles, le besoin de pardon, la quête d’aide dans l’épreuve, le doute sur soi et la haine du proche. « Parfois quand nous pensons que nous protégeons un secret, c’est en fait le secret qui nous protège », avoue Frank Warren1. Si le projet n’avait pas fait d’émules (d’abord en France, puis un peu partout ailleurs dans le monde), on pourrait dire qu’une Amérique travaillée par le ressentiment, la honte, la frustration, la mauvaise conscience, la recherche de ce mot un peu intraduisible qu’est l’acceptance, s’y dévoile.

5Toutes les semaines, Frank Warren, le rédacteur du site postsecret.com choisit certaines des cartes pour les mettre en ligne sur un blog dont l’audience et la célébrité sont depuis une décennie proprement gigantesques, avant parfois de les reproduire dans des livres qui sont à la fois des cabinets de curiosités et des archives de la détresse humaine. Quoi qu’on pense de ce troublant dispositif et de son site, tour à tour compris comme une galerie d’art moderne collective renouvelée à l’infini, un confessionnal numérique ou un centre d’aide contre le suicide, se dévoilent les troublantes accointances des dispositifs de l’art conceptuel et de la culpabilité, alliance tant de fois vérifiée dans la création contemporaine (l’artiste américain Douglas Huebler, avait déjà publié en 1973 un livre compilant 1 800 « secrets » déposés anonymement par les visiteurs d’une exposition (Huebler 1973)2, et, dans le champ artistique français, on ne peut éviter de penser au travail de Sophie Calle, dont la dernière exposition au musée Picasso s’achevait par une bouleversante galerie de projets non réalisés3). Se rejoue aussi, une fois de plus, cette idée qu’il y a inextricablement quelque chose non seulement d’une monstration, mais aussi d’un aveu au cœur de tout projet esthétique ; que le besoin de confession est, comme l’appel à laisser quelques traces de soi devant le temps qui va, à la source de la parole artistique.

6Par une sorte de loi singulière, dans la modernité, la gloire de l’écrivain devient même proportionnelle à sa capacité à mettre en scène sa honte, des « romans du moi » japonais (Osamu Dazai, Toson Shimazaki…), dont les auteurs se plongent dans la fange, aux récits contemporains d’Annie Ernaux ou d’Édouard Louis, qui ne nous épargnent rien des déshonneurs de leurs auteurs – et en ont fait le succès. En dehors du fil autobiographique, l’appétence paradoxale pour les émotions négatives et le besoin de catharsis littéraires font de la glorification de l’anti-héroïsme un motif romanesque central depuis le Satiricon de Pétrone. Si l’on en croit la vaste synthèse de Thomas Pavel, La Pensée du roman, un fil fondamental du genre est constitué par « les récits anti-idéalistes, dont les romans picaresques et dans de nombreuses nouvelles, [qui] faisaient leur miel de l’imperfection humaine » (Pavel, 2014, p. 20) – de Crime et châtiment de Dostoïevski aux romans de Houellebecq, en passant par Madame Bovary de Flaubert, c’est dans la chute que le monde se révèle vraiment. Cet art de l’échec contemporain est omniprésent dans le filon romanesque anti-idéaliste à valeur critique. « La Leçon, le podcast sur l’art d’échouer » est ainsi un confessionnal moderne dans lequel se succèdent des récits d’expériences malheureuses, défilé de ratages que l’on retrouvera à la radio dans la série « Superfail » de Guillaume Erner, par exemple4. Tandis que dans la culture populaire, le rappeur Orelsan a fait de l’échec la thématique fédératrice de ses chansons (« J’ai peur de jamais finir mon album, j’ai plus d’inspi5 »), l’écrivain et traducteur Claro théorise dans un essai intitulé L’Échec (2024) les manières d’« échouer mieux », pour reprendre une formule célèbre de Beckett à partir d’un ensemble d’expériences malheureuses ayant abouti à des livres. Tandis que les essais abondent en réflexions sur les ruptures devenues best-sellers (Marin, 2019) et les manières de les transformer en réinventions de soi, les réseaux sociaux numériques mettent en scène d’innombrables scènes de chute, de catastrophes domestiques. Les écrivains à succès, de Régis Debray (2015) à Olivier Bourdeaut (2024), en passant par un Dominique Noguez, auteur d’un hilarant Comment rater complètement sa vie en onze leçons (2002), ou une Lydie Salvayre et son Irréfutable essai de successologie (2023) surenchérissent dans l’autodérision, tandis que la comique Blanche Gardin accumule les succès en mettant en scène ses ratages6. Annie Ernaux affirme « Je crois davantage à la fécondité de l’échec qu’à celle de la réussite » (Ernaux, 2016) et Houellebecq décline les figures de loosers7 : culture comme contre-culture allument d’innombrables contre-feux à la culture de la réussite personnelle, en particulier pour évoquer la déchéance économique et l’échec sentimental, en cherchant à défaire des idéaux d’une vie réussie sur un plan personnel et professionnel, modèles dominants jugés tour à tour inatteignables ou inintéressants. Reste que, lorsqu’il est saisi par un récit social ou artistique, l’échec échappe toujours à sa négativité, imposant à chacun non pas de ne pas échouer, mais plutôt de faire montre d’une puissance de réorganisation narrative et de ressources expressives pour introduire du sens dans l’absurde et résister au tragique.

7Dans l’ordre des narrations sociales, l’idéologie du succès personnel et la vision entrepreneuriale de la vie réussie ne sont pas sans faire place à une politisation de l’imperfection comme forme d’originalité, à une valorisation paradoxale du bel échec, celui qui apprend et permet de rebondir, faisant de la formule attribuée à Nelson Mandela, « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends », un mantra des livres de développement personnel. Idem du cas de Joe Biden, bègue devenu sénateur à la manière de Démosthène, et dont le récit de vie est un récit de drames (la mort de sa femme et de ses enfants) et d’échecs surmontés avec une énergie faisant honneur à la culture américaine du rebond. De fait, il serait vain d’opposer les récits d’échec aux récits de réussite. Tout bon récit entrepreneurial dans la Silicon Valley accorde une place fondamentale aux échecs, dans une culture économique du risque, du libéralisme fataliste, où la destinée ordinaire d’une start-up est d’échouer. Les ouvrages et les conseils en recrutement abondent par exemple en méthodes pour valoriser les échecs durant un entretien d’embauche, qu’il s’agisse de définir les « exemples de plantage que vous avez intérêt à mentionner » sur cadre emploi.fr qui liste « le projet qui a tourné court », « l’objectif pro non atteint » ou « l’erreur de parcours » qui permet d’apprécier « la capacité à se remettre en cause ») ou de trouver, comme le suggère le site Welcome to the Jungle, la bonne rhétorique, le bon tempo (« Même si parler de ses échecs est de plus en plus encouragé, mieux vaut rebondir sur des sujets plus positifs ! »). L’échec devient ainsi un moyen d’échange : après avoir retourné la situation, en « sond[ant] le recruteur quant à sa philosophie vis-à-vis de l’échec », il s’agit de faire de l’échec une « belle occasion pour créer du lien avec le recruteur8 ».

8Que le monde professionnel soit attentif à ces formes américaines de l’échec (pensons à un article sur le recrutement sur le site Cadremploi de Gilles Babinet, multi-entrepreneur : « Les candidats qui se sont plantés m’intéressent9 ») s’explique par une culture de la résilience qui est désormais largement partagée entre la France et les États-Unis. Paul Claudel, décrivant l’Amérique après la crise de 1929, « à l’une des heures les plus tragiques de son histoire, quand toutes les banques avaient fermé et que la vie économique était suspendue », évoque dans un texte précisément intitulé « L’élasticité américaine » l’importance du concept de résilience en contexte de crise économique : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur » (Claudel, 1965). Issu d’une étymologie latine désignant la capacité de rebond, le terme caractérise aux États-Unis, dès la fin du xixe siècle, l’élasticité, une capacité d’adaptation économique imposée par les crises du modèle capitaliste, qualité indissociable d’un impératif d’adaptation sociale face aux défaillances des systèmes libéraux, mue par des logiques supra-politiques. Mais le terme prend une dimension nouvelle après les grands traumas historiques du xxe siècle en devenant une capacité individuelle : s’opposant à la conception freudienne du trauma qui fait de celui-ci une perte de plasticité et l’origine inéluctable de la névrose, dans l’après-guerre le psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby, observant les enfants qui avaient subi des séparations durant les bombardements, a commencé à identifier le rôle des attachements dans la manière dont le trauma a pu se transformer, en avançant une notion toute nouvelle : l’« ego-resilience » (Bowlby, 1983, p. 363). Ces analyses trouvent avec la découverte des réactions différenciées des soldats aux horreurs de la guerre du Vietnam un autre champ d’application, à un moment où une théorie moderne du trauma a fait de celui-ci une réaction normale et intelligible à une situation anormale (et non une réponse anormale à un choc normal). Revenant sur l’expérience de survivants ayant, comme Viktor Frankl, célèbre psychiatre et ancien déporté, analysé les raisons de leur survie en termes d’adaptation et de transformation de soi par les événements, la psychologie de la résilience a été rapidement parallèlement popularisée par Dave Pelzer aux États-Unis (1995) et Boris Cyrulnik (1999, 2001, 2004) en France dans le contexte des philosophies positives et des spiritualités postmodernes. La résilience n’est pas sans exposer au risque de produire un héroïsme faussement personnalisé, d’écraser la complexité de la vie psychique et de mécaniser la réponse psychique à l’événement. Derrière la résilience se trouve une version profane de culpabilité religieuse, mais aussi, et surtout un système économique, celui du capitalisme américain imputant la responsabilité du bonheur à l’individu et non aux structures et lui imposant de s’insérer par lui-même dans un marché du travail de plus en plus instable. La résilience est alors l’autre nom de la flexibilité et de la résignation notent les sociologues Edgar Cabanas et Eva Illouz :

Il n’est donc pas étonnant que les organisations se montrent si intéressées par la notion de résilience : invulnérables, responsables et autonomes, capables de s’adapter sans difficulté aux changements, les salariés résilients correspondent au portrait-robot de l’employé idéal. La résilience permet ainsi de maintenir des hiérarchies implicites, de légitimer les idéologies dominantes et les exigences des employeurs. (Cabanas et Illouz, 2018, p. 141)

9La flexibilité du résilient est la contrepartie de son impuissance politique. La résilience, contrairement à la résistance, implique une forme de flexibilité et d’adaptation plutôt qu’un combat ou une fermeté. Serge Tisseron note que la résilience peut affaiblir l’engagement dans le combat idéologique et la réflexion éthique, la rendant synonyme de capitulation face à l’Histoire vue comme une fatalité, et réduisant les événements à une perspective économique sans possibilité de changement social (Tisseron, 2017). La critique peut se poursuivre en argumentant que le concept de résilience, tel qu’il est utilisé dans les sciences de la vie et influencé par le néolibéralisme, peut conduire à un darwinisme social qui favorise l’abandon de l’action collective et l’acceptation passive de la violence systémique, tout en encourageant de nouvelles formes de contrôle social sous couvert d’adaptation, dispensant de l’impératif de care et promouvant souterrainement de nouvelles formes de contrôle social. Derrière la résilience, en mauvaise part, se trouve un « impératif d’adaptation », qui, comme l’a montré non sans insistance Barbara Stiegler (2019), renvoie à la manière dont le néolibéralisme se serait nourri du darwinisme à partir de Walter Lippmann.

10D’où aussi les critiques de la notion formulées par Didier Fassin et Richard Rechtman (2007) : si une sensibilité tragique aux vaincus où le traumatisme est venu donner un sens inédit à notre expérience du temps grâce à la légitimation du blessé, contrairement au traumatisme qui est mis au service d’une demande de justice, la résilience arrête le trauma, interdit sa politisation, va à l’encontre de toute demande de réparation : foncièrement pragmatique, idéologiquement conservatrice, elle interdit de demander raison de la blessure et participe pleinement d’une idéologie dénonçant les victimes, qui ne font sens que comme vainqueurs ou au moins comme « survivants10 ». Contre la demande de réparation, les victimes de la colonisation ou des violences masculines sont invitées, dans un mauvais nietzschéisme, à faire part de force ou du moins de résilience. De fait, les exemples de résilience proposés par un Boris Cyrulnik sont souvent ceux de souffrances individualisées dans des anecdotes particulières, sans transversalité, sans avant et sans après. Michael Fœssel s’inquiète en des termes assez proches que la résilience devienne un obstacle à la transformation sociale.

Si la désolation n’appelle aucun retour au passé, elle suscite en revanche l’invention de discours inédits, de nouvelles pratiques ou d’attachements alternatifs qui prennent leur source dans la reconnaissance de ce que quelque chose a été perdu et manque. C’est justement cette reconnaissance que l’impératif de résilience occulte. (Fœssel, 2015, introduction)

11Dans cette perspective, la résilience impose de forclore le trauma et en occulte les enjeux. De manière frappante, la capacité à la résilience est une capacité à produire un récit de résilience, comme si le travail de l’individu sur lui-même était indissociable d’une culture narrative spécifique qui instrumentalise potentiellement la culture comme atelier de réélaboration créative de soi. Jean-Claude Kaufmann avançait que « le récit est l’instrument par lequel l’individu cherche à forcer son destin » (Kaufmann, 2004, p. 153) – fonction que Boris Cyrulnik a qualifiée d’ « ambition de la résilience » (Cyrulnik, 2004, p. 115). À leur suite, feel good novels, ateliers d’écriture et de bibliothérapie se sont définis comme des instruments de résilience – ainsi, la bibliothérapeute Régine Detambel a mis en scène le rôle de la lecture comme forme de résilience « en temps de crise » à partir d’exemples de bibliothèques ambulantes, de cercles ou d’ateliers de lecture (voir Gefen, 2017). Si certains romanciers ont fait de la résilience leur gagne-pain, d’autres se sont souvent dégagés de toute instrumentalisation de la littérature – je citerai ce petit dialogue de l’écrivain avec son lecteur, de Chloé Delaume, qui résume bien la gêne des écrivains : « Je lui dis ce roman n’est pas un témoignage, une autoanalyse, c’est de la littérature. Elle : La littérature peut être une forme de résilience. Je me sens insultée » (Delaume, 2010, chap. 12). À cette méfiance tributaire d’une définition esthétique et intransitive de la littérature, s’est jointe une critique des discours et des usages de la résilience, en dénudant les soubassements idéologiques. Pensons, pour ne donner que deux exemples, à cette formule d’une impitoyable ironie de François Bégaudeau : « Parfois la résilience passe par une rupture, et le mieux-vivre par le mieux-licencier » (Bégaudeau, 2018), ou à la manière dont Sandra Lucbert, analysant le procès de France Télécom (dont les dirigeants ont été accusés d’avoir mis en place des méthodes de management ayant conduit au suicide de plusieurs salariés, met en scène la parole de ses dirigeants, vantant la « formidable résilience » de l’opérateur téléphonique (Lucbert, 2020, p. 15). Si les méthodes marketing promeuvent un rebond mécanique, la littérature explore le champ des vrais ralentissements et des aveux sans promesse immédiate de rédemption, en refusant la réversion facile de ce qui « ne te tue pas » en « ce qui te rend plus fort » et en récusant la tendance contemporaine de l’individu à se définir existentiellement par sa manière d’avoir surmonté un trauma. Faisant le portrait d’« hommes infâmes », pour reprendre une expression à Foucault, ou de traumas qui ne passent pas, refusant la gloire de l’aveu transformateur et les schémas narratifs de la résilience, promouvant une forme d’humilité devant des vulnérabilités, bien des écrivains proclament comme Philippe Forest refusant toute réparation du deuil ou comme Neige Sinno, déclarant dans Triste tigre que « même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection » (Sinno, 2023, incipit) et qu’il est vain de vouloir métamorphoser la douleur en la mettant en récit. C’est cette résistance à la réappropriation positive des peines et des erreurs et à l’affirmation des pouvoirs salvateurs de la parole qu’il incombe, non sans paradoxe, à la littérature de porter au-devant de la société de la résilience narrative.