Colloques en ligne

Christian Guéry

Indices et vérité judiciaire dans La Bête humaine d’Émile Zola. Retranscription de la conférence

Clues and judicial truth in La Bête humaine by Émile Zola

1Émile Zola, lorsqu’il a conçu le plan des Rougon-Macquart, avait eu l’idée d’un roman sur les trains et d’un autre sur la justice. Finalement, il les a réunis dans la même entreprise : La Bête humaine. Ce terme est d’ailleurs souvent utilisé par Zola et dès 1866, dans son deuxième roman, Le Vœu d’une morte 1.

2La Bête humaine est d’abord parue dans La Vie populaire avant de paraître en volume, le 4 mars 1890, chez l’éditeur habituel de Zola, Charpentier.

3Zola a l’habitude de manier l’anthropomorphisme et, après la « bête mangeuse d’hommes », Le Voreux, la mine de charbon de Germinal, voici la Bête humaine, la Lison, nom de la locomotive ainsi baptisée par son mécanicien, Jacques Lantier, que Zola caractérise à plusieurs reprises avec des termes ressortissants à la physiologie humaine, jusqu’à sa mort : « Elle était morte. Et le tas de fer, d’acier et de cuivre, qu’elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l’affreuse tristesse d’un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d’où la vie venait d’être arrachée, dans la douleur » (La Bête humaine, p. 435).

4L’autre « bête humaine » c’est Jacques Lantier lui-même, qui est décrit comme luttant contre une « fêlure héréditaire » : « Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. […] Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois » (La Bête humaine, p. 99). Étienne Lantier, son frère, est décrit dans Germinal comme luttant aussi contre le même mal.

5C’est dans le docteur Lucas et son Traité de l’hérédité naturelle que Zola va principalement chercher sa vision de l’hérédité. Il a aussi lu Lombroso et son analyse du criminel-né qui a été publié en 1887.

6Nous croyons volontiers que Zola a trouvé dans l’hérédité le fatum nécessaire à la mise en place de ses tragédies. Contrairement à ce qu’il prétend, il possède une imagination que la seule référence au naturalisme ne peut contenir. Il a besoin que l’homme se batte contre sa destinée.

7Dans leurs travaux, Dominique Kalifa et Laetitia Gonon ont par exemple montré comment le XIXe siècle, s’il n’avait pas inventé l’enquête, a produit une immense inflation des savoirs et de pratiques herméneutiques et indiciaires. L’évolution de la science dans les domaines de la médecine, de l’hygiène publique, de l’économie ou les sciences sociales apportent des données qui vont s’appliquer au crime et produire de nouveaux savoirs dont l’anthropologie criminelle et les balbutiements d’une police technique et scientifique. La psychiatrie est requise aussi d’expliquer la monstruosité de certains crimes, ceux de Troppmann ou de Vacher par exemple.

8Zola lui-même, dans Le Roman expérimental, évoque son siècle comme un « âge d’enquête ». Mieux, il compare l’œuvre littéraire à celle d’un juge d’instruction : « Nous autres romanciers, nous sommes les juges d’instruction des hommes et de leurs passions ». Ailleurs, il écrit : « Mes livres seront de simples procès-verbaux »2.

9Mais ce n’est pas la description de l’enquête qui l’intéresse ; l’enquête pour l’écrivain naturaliste se fait avant l’écriture et justifie le caractère scientifique de l’ouvrage ; pour écrire La Bête humaine, Zola, comme il l’a fait pour tous ses ouvrages, a notamment parcouru la ligne qui passait devant sa propriété de Médan, ayant reçu l’autorisation de voyager sur la plateforme de la locomotive, et c’est son juriste habituel, le docteur en droit Gabriel Thyébaut, qui l’a renseigné sur l’instruction d’une affaire judiciaire.

10Il y a de nombreux crimes dans La Bête humaine. Nous nous limiterons à ceux qui vont faire l’objet d’une enquête judiciaire.

11Le premier meurtre est celui d’un magistrat, le président Grandmorin, qui a été tué dans un train par le couple Roubaud, le mari, sous-chef de la gare du Havre, ayant appris le même jour la liaison que sa femme Séverine avait entretenue avec Grandmorin. Ce dernier était devenu son tuteur et avait recueilli depuis ses treize ans la fille du jardinier mort au service de la famille. Le mobile de Roubaud est donc celui d’une jalousie rétrospective : le jour même il fait écrire par Séverine un billet demandant à Grandmorin de la rejoindre au Havre puisque tous les trois sont alors à Paris. Ils vont prendre le même train et c’est dans son compartiment que l’ancien premier président sera assassiné par le couple qui en profitera pour lui dérober 1000 francs et une montre, montre que l’on retrouvera comme indice. Il faut rappeler qu’à l’époque les compartiments de première classe n’étaient accessibles que de l’extérieur et que plusieurs crimes avaient été commis dans des trains, le préfet de l’Eure y avait été assassiné en 1886, et il y avait eu le meurtre d’un haut magistrat, Poinsot, en 1868, dans les mêmes circonstances.

12Le second meurtre survient alors que Lantier est devenu l’amant de Séverine, car le couple Roubaud n’a pas survécu à l’acte criminel, tout comme le couple criminel de Thérèse Raquin n’y survivait pas. C’est Roubaud qui est devenu le mari gênant que Séverine pense faire éliminer mais c’est elle qui deviendra la victime de Lantier, envoûté par la folie meurtrière que l’on vient d’évoquer.

13Les indices que le juge d’instruction Denizet possède pourraient être suffisants pour atteindre la vérité (I) mais sa fatuité et son manque d’indépendance envers le pouvoir le conduiront à des solutions erronées, consacrées, à la fin du roman, par la cour d’assises (II).

Les indices

14En matière judiciaire nous travaillons sur des signes, sur des traces mais une trace est l’indication que quelqu’un est passé par là, elle indique une direction, non une signification. Aucun signe n’est par lui-même un indice, ou un symbole : il n’est qualifié comme tel que par un parcours interprétatif.

15Même aujourd’hui la recherche en ADN nous donne des résultats fiables mais qu’il faut mettre en perspective par rapport aux autres éléments du dossier : nombreux sont les exemples de contamination de laboratoire et l’on a vu aussi des malfaiteurs déposer sur les lieux du crime des traces ADN de personnes n’ayant rien à voir dans l’affaire.

De quels indices dispose donc le juge dans sa première information, celle relative à la mort de Grandmorin ?

16Tout d’abord, il se trouve que Jacques Lantier a vu passer le train dans lequel le premier crime a été commis au moment même de sa commission. Mais Lantier n’est pas capable de donner une description précise des assassins.

17Ensuite, l’ouverture du testament de Grandmorin permet au juge de constater qu’il inclut un legs au bénéfice de Séverine Roubaud, celle d’une maison située au lieu-dit La Croix de Maufras. Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là, était trouvé. Mais en réalité ce mobile possible, consistant à vouloir bénéficier plus rapidement de ce legs, qui pointe vers le véritable coupable, est totalement contraire à la cause véritable du meurtre.

18Le juge Denizet sait aussi que le couple Roubaud était dans le train. Mais Roubaud prétend qu’au dernier arrêt avant le crime il a vu sur le quai un homme qu’il décrit et il donne sans le savoir une description pouvant correspondre à un nommé Cabuche, un carrier peu en capacité de se défendre (l’avocat n’entrera dans les cabinets des juges d’instruction qu’en 1897) et qui, de surcroît, était l’ami de la petite Louisette, elle-même victime des assauts de Grandmorin, et qui en était morte. Cabuche a par ailleurs été déjà emprisonné pendant cinq ans pour avoir tué un homme au cours d’une rixe. Enfin il a un physique massif et bestial. En d’autres termes, il constitue le coupable idéal et ressemble au portrait du criminel-né décrit par Lombroso – sauf qu’il n’est pour rien dans les faits criminels qui vont lui être reprochés.

Quels sont les éléments à la disposition du juge dans le second crime, celui de Séverine Roubaud ?

19Des éléments forts vont pointer encore vers Cabuche, amoureux transi de Séverine, qui la surveillait, qui l’a découverte en premier, et qui était pour cette raison couvert du sang de la jeune femme. On a aussi trouvé chez lui la montre volée à Grandmorin que le carrier avait pris chez Séverine sans le savoir puisqu’elle était cachée parmi le linge de la jeune femme qu’il y avait dérobé. On songe là encore à l’affaire Troppmann, souvent considérée comme celle qui a contribué à la médiatisation du « fait divers », contemporaine de la fin de l’Empire, et qui fut largement rapportée dans la presse puisque l’intéressé assassina toute une famille composée de huit personnes dont plusieurs enfants et fut confondu, notamment, par la découverte de la montre de la victime. Il fut de surcroît mais on dira que c’est un pur hasard, interpellé au Havre, lieu privilégié par Zola dans son roman.

20Au-delà de ces éléments Denizet va découvrir aussi que le couple Roubaud s’est fait une donation au dernier vivant huit jours après être entré en possession de la maison de la Croix-de-Maufras. « Dès lors, l’histoire entière se reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une force d’évidence, qui donna à son échafaudage d’accusation une solidité si indestructible, que la vérité elle-même aurait semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d’illogisme. Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n’osant tuer lui-même, s’était servi du bras de Cabuche, cette bête violente » (La Bête humaine, p. 501).

21Denizet est persuadé que le crime a forcément des causes explicables et cohérentes. Et il n’est pas prêt d’admettre que puissent constituer les causes d’un meurtre une jalousie rétrospective ou la pulsion irrésistible qui prend un homme à la vue d’un cou ou d’une poitrine de femme. La question de la cause, de la compréhension, de l’intelligibilité de ce qu’on appelle le passage à l’acte est toujours fondamentale dans le jugement des crimes aujourd’hui.

22À partir de ces indices, quelles sont les solutions que la justice va privilégier ?

La vérité judiciaire

23La vérité judiciaire n’est rien d’autre que la solution donnée au litige ; ici, les indices factuels auront finalement bien peu d’importance.

Le juge Denizet, un fleuron de la magistrature.

24Denizet est persuadé d’être l’un des fleurons de la magistrature : « il avait de l’ambition et […] attendait ardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes qualités de perspicacité et d’énergie qu’il s’accordait » (La Bête humaine, p. 150).

25Il fonde en grande partie son analyse sur ce qu’il croit savoir de la nature humaine.

26Malgré les indices mettant en cause Roubaud comme le meurtrier de Grandmorin, c’est vers une autre solution qu’il va se tourner :

lorsque le juge […] tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, […] ce fut pour lui le coup de foudre, d’un bloc, l’acte d’accusation classique se formula dans sa tête. Tout s’y trouvait, des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement, impossible à prouver. […] il exultait, à l’idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrir l’assassin véritable (La Bête humaine, p. 153).

27Lorsque, plus tard, il entend Roubaud sur le meurtre de Séverine, celui-ci finit par lui avouer avoir tué Grandmorin. Mais plus Roubaud s’entête à dire la vérité, plus il est convaincu de mensonge.

Le juge raffinait la psychologie de l’affaire, avec un véritable amour du métier. Jamais, disait-il, il n’était descendu si à fond de la nature humaine ; et c’était de la divination plus que de l’observation, car il se flattait d’être de l’école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d’un coup d’œil démontent un homme. Désormais, l’instruction avait une base solide, la certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil (La Bête humaine, p. 506).

Mais au-delà de cette personnalité, c’est le cadre politique qui sera déterminant.

Le juge Denizet, un juge indépendant.

28Zola nous dit que l’origine paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu l’avancement de Denizet difficile. Il ne fait donc pas partie de cette haute bourgeoisie dont témoignent bien d’autres magistrats dans l’œuvre zolienne : « Sans fortune […], il vivait dans cette dépendance de la magistrature mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les intelligents se dévoient, en attendant de se vendre » (La Bête humaine, p. 150).

29Et puis les élections approchent, les journaux de l’opposition fouillent la vie de l’ancien président de cour d’appel. Or, le magistrat doit au moins en apparence répondre à l’idéal des bonnes mœurs du XIXe siècle, et incarner la dignité et la respectabilité. Tout cela est fort mauvais pour l’Empire.

30Et c’est alors qu’apparaît l’ombre portée d’un deuxième personnage du monde judiciaire, M. Camy-Lamotte, secrétaire général du Ministère de la Justice, « personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel, chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries » (La Bête humaine, p. 206). Lors d’une visite du juge d’instruction, Camy-Lamotte lui dit, à propos du meurtre de Grandmorin, « on désire un non-lieu […]. Arrangez les choses pour que l’affaire soit classée » (La Bête humaine, p. 210). Que n’avait‑il pas dit là ? Denizet répond : 

Pardon, monsieur, […], je ne suis plus le maître de l’affaire, elle dépend de ma conscience”. Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct. […] “Sans doute. Aussi est-ce à votre conscience que je m’adresse. Je vous laisse prendre la décision qu’elle vous dictera, certain que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vue du triomphe des saines doctrines et de la morale publique […]. Personne ne songe à peser sur votre indépendance, et c’est pourquoi je répète que vous êtes le maître absolu de l’affaire, comme du reste l’a voulu la loi (La Bête humaine, p. 210).

31Cela suffira à rassurer Denizet d’autant que Camy-Lamotte lui dira ensuite que le juge était proposé « pour la Croix, au 15 août prochain » (la séduction du ruban rouge !) (La Bête humaine, p. 211) et qu’il serait appelé à Paris lors d’une prochaine vacance de poste. Et Zola de conclure :

Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cette magistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à une simple espérance, à l’engagement vague que l’administration prenait de le favoriser. La fonction judiciaire n’était plus qu’un métier comme un autre, et il traînait le boulet de l’avancement, en solliciteur affamé, toujours prêt à plier sous les ordres du pouvoir (La Bête humaine, p. 211).

32Dans la scène dont on vient de parler, il ne s’agissait pour Denizet que de préserver la haute idée qu’il se fait de son indépendance, ce que Camy-Lamotte savait pertinemment en flattant son pouvoir de juge : mais, en réalité, la magistrature du Second Empire était entièrement dépendante du gouvernement, maitre du recrutement et de l’avancement des juges qui avaient prêté serment à l’Empereur, comme tous les fonctionnaires, et à propos desquels Victor Hugo écrivait : « Des juges incertains de leur avenir, craignant les ministres cherchant des protecteurs. Des juges sans foi politique et sans courage qui se lavent les mains avec Pilate, pendant qu’on fait le mal à côté d’eux […]. Tel est l’aspect sous lequel s’offre à nous la magistrature impériale ».

33Quinze jours plus tard, le juge Denizet rendait une ordonnance de non-lieu au bénéfice de Cabuche et ce n’est que dans le cadre de l’information ouverte pour le meurtre de Séverine qu’il reviendra sur le premier dossier, convaincu de la culpabilité des deux hommes.

*

34On peut se demander si Émile Zola n’a pas eu de singulières prémonitions en décrivant un Camy-Lamotte qui fait rédiger sous sa dictée une lettre à Séverine pour la comparer à celle de la femme ayant écrit le billet demandant à Grandmorin de la rejoindre au Havre. Le magistrat va reconnaître l’écriture du billet mais il se taira préférant que les meurtriers ne comparaissent pas devant la justice pour les raisons politiques qu’on a dites.

35On remarque en effet une étrange similitude avec la fameuse scène de la dictée organisée par le chef de bataillon Du Paty de Clam, en charge de l’enquête préliminaire de l’affaire Dreyfus. Ce dernier veut tout d’abord pénétrer dans la prison de Dreyfus, « subitement, sans bruit, porteur d’une lampe à projection, pour le surprendre d’un violent flot de lumière et le “démonter” »3 et il le soumet, assis, debout, avec la main gauche, ganté, non ganté à une semblable dictée.

36Du Paty de Clam c’est Denizet et Camy-Lamotte réunis !

37La Bête humaine, 17ème opus des Rougon-Macquart, évoque la fin de l’Empire, mais le propos sur la magistrature pourrait largement être transposé à la magistrature républicaine. Zola écrivait déjà à propos des débats ayant accompagné la sortie de La Curée, deuxième roman du cycle : « Je m’habitue difficilement à cette idée que c’est un procureur de la République qui m’a averti du danger offert par cette satyre de l’Empire ».

38Il allait pouvoir encore mesurer la fidélité au pouvoir de la magistrature républicaine lorsqu’il comparaîtra devant elle, dans le cadre des poursuites intentées contre lui pour la rédaction de « J’accuse ».

39Dans son dernier livre, Vérité, il donnera une transposition de l’affaire Dreyfus dans le monde de l’éducation en pointant que l’enquête s’inscrivait à l’époque comme un rouage de l’exercice étatique du pouvoir.

40Mais il avait déjà perçu, dans La Bête humaine, les terribles exigences de la raison d’Etat.