Détails, symptômes, lésions : les indices dans le modèle clinique holmésien
1Sherlock Holmes est un amateur d’indices1. Autour de lui, le monde grouille de signes. De son coup d’œil infaillible, il distingue l’invisible, et l’interprète en l’intégrant à une chaine de causalités souvent fantaisiste. De cette manière de voir le monde, il fait le sujet de monographies qui confirment sa posture de savant. Pourtant, la conception des indices qui se lit dans les aventures du célèbre détective n’a rien de scientifique mais provient du modèle clinique qui donne forme à sa méthode, la représente et problématise ainsi la question des moyens de l’interprétation (Meyer-Bolzinger, 2012).
2Je considère les aventures de Sherlock Holmes comme des contes épistémologiques, c’est-à-dire des textes brefs à la structure linéaire où des personnages plutôt schématiques poursuivent un but bien identifié : résoudre une énigme, comprendre et expliquer ce qui s’est passé. Ces enquêtes se déroulent dans un monde où le hasard est toujours bienveillant, il entoure la scène de crime de boue ou de neige, ou place opportunément les photos de famille bien en évidence. Que les raisonnements du détective soient toujours validés sans être forcément vérifiés constitue, selon Umberto Eco, la force de la fiction.
3La conception holmésienne des indices est liée à la formation médicale de Sir Arthur Conan Doyle, un médecin fin-de-siècle tout à fait typique, qui écrit conjointement des articles médicaux et des récits, et qui caresse, avec ses romans historiques, l’ambition de devenir l’égal de Walter Scott. Ce n’est pas un brillant praticien, mais pas non plus un mauvais médecin comme on le lit parfois. Il s’intéresse aux questions à la mode : la vaccination, dont il est un ardent défenseur, les sciences psychiques émergentes, la question de l’invisible… C’est aussi l’exact contemporain de Freud, et comme lui, il a abandonné la pratique médicale pour résoudre d’autres énigmes. Un médecin réputé pour ses diagnostics fulgurants, Joseph Bell, chef de clinique et professeur de chirurgie à Édimbourg, est le modèle bien connu du fameux détective, revendiqué par l’auteur lui-même qui explique avoir voulu écrire des histoires « où le héros résoudrait les énigmes comme le Dr Bell soignait les maladies2 ».
4En racontant la construction d’un savoir comme une aventure palpitante, ces textes, dont la forme et les modalités de publication constituent un exemple de modernité (Dubois, 2012), transposent dans la fiction la question du diagnostic, de ses moyens techniques et méthodologiques, qui traverse tout le XIXe siècle médical. « Comment savoir ? » se demande Bichat (1771‑1802) qui développe la connaissance rationnelle des maladies par la systématisation des autopsies. « Comment savoir ? » se demande Laennec (1781‑1826), qui invente l’auscultation et le stéthoscope. « Comment savoir ? » se demande Conan Doyle qui imagine, aux côtés d’un médecin ordinaire, un génie clinique, savant et perspicace. Et le quidam interroge de même l’inférence audacieuse du détective : « comment le savez-vous ? ».
5L’enjeu est aussi d’ordre narratif : l’enquête part d’un récit impossible ou inacceptable (l’énigme) pour le transformer en une version plus acceptable (la solution). L’indice qui permet de passer de l’un à l’autre correspond dans ce cas aux points de capiton de Lacan, points de contact entre le patent et le latent. Il constitue l’invariant d’un mouvement de décomposition-recomposition qui figure l’enquête simultanément comme la fabrique d’un récit et comme l’élaboration d’une connaissance fondée sur la trace et l’interprétation.
Le détail
6Pour le locataire de Baker Street, l’indice est d’abord un détail, minuscule et cependant très significatif : « Vous connaissez ma méthode : elle est fondée sur l’observation des détails3 » (Le Mystère de Val Boscombe, 1‑555). Que les indices soient invisibles aux gens ordinaires est un exemple de l’immense investissement imaginaire suscité par la découverte des microorganismes, mais leur petitesse (que raille Hercule Poirot dans Le Crime du golf et dont Simenon se moque dans Le Chien jaune) révèle aussi l’excellence du détective. Plus ils sont minuscules, plus il est génial ! En affirmant que « les petites choses sont de très loin les plus importantes » (Une affaire d’identité, 1‑495), Holmes fonde le paradigme indiciaire que décrit Ginzburg et s’inscrit dans une démarche interprétative intégrant la marge, le rebut, et articulant le global et le détail : « À l’instar de Cuvier, qui pouvait donner une description exacte d’un animal complet à partir d’un seul os… » (Les Cinq pépins d’orange, 1-589).
7L’outil qui permet de distinguer ces éléments « ténus et anodins » (Dubois, 1992) est bien évidemment la loupe, et la posture typique du détective, qui se penche vers ce qu’il observe, révèle sa position surplombante en même temps que son ambivalence axiologique. C’est la même attitude en effet, pour l’enquêteur examinant une scène de crime, le médecin qui s’incline vers son patient alité, et le criminel s’attaquant à sa victime.
8Une barbe très noire, une odeur discrète, des moutons qui boitent : ce sont en fait des détails romanesques que le coup d’œil holmésien transforme en éléments significatifs, en effet c’est l’indexation qui fait l’indice. Des branches cassées, un mégot, ou encore une tache de sang sur le rebord de la fenêtre permettent de reconstituer une succession d’actions ; un chapeau melon mal brossé ou un pantalon aux genoux salis contribuent au portrait d’un personnage ; le rhum et la blague à tabac, à l’instar du cri australien, indiquent le contexte dans lequel envisager l’affaire. Et l’absence de signe est un signe, comme le dit Holmes dans Flamme d’argent à propos du chien qui n’a pas aboyé. Mais tous les détails ne sont pas utiles à la résolution de l’énigme : ceux des incipits contribuent plutôt au portrait du client et à la certification des compétences du héros. Ceux que relèvent Watson et la police restent insignifiants, ou doivent être l’objet d’une autre lecture. Leur ambivalence est aussi liée à l’éventualité de leur manipulation.
9Ils sont perçus par contraste, comme des ajouts ou des manques, ce qui présuppose un monde cohérent, où les objets, les corps et les discours sont unifiés dans le même continuum par leur lisibilité, et où l’on reconnait la confiance positiviste dans la puissance de la raison. Toutes les catégories d’indices de l’histoire du roman policier sont présentes dans les aventures de Sherlock Holmes, et le plus efficace est de les classer selon les modalités de leur perception, comme l’a montré Annie Combes à propos d’Agatha Christie. D’une part, la grande majorité des indices holmésiens est d’ordre visuel. Ils sont perçus par un personnage (Holmes, la plupart du temps), donc intradiégétiques : le lecteur ne voit pas les traces de vélo dans la lande, l’éraflure sur le parapet ou les rognures de crayon sous la chaise. D’autre part, les incohérences, par exemple d’ordre spatiotemporel, ou les indices d’énonciation peuvent être repérés aussi bien par le détective que par le lecteur. Dans L’entrepreneur de Norwood, par exemple, l’apparition de l’empreinte digitale après le premier examen des lieux en fait la preuve d’une mise en scène.
10Il reste les indices textuels que seul peut remarquer le lecteur, comme les jeux onomastiques (un vil séducteur nommé Burnwell, un fiancé évanescent qui s’appelle Angel) ou bien la répétition de l’adjectif « redoutable » pour qualifier Peter le Noir, ce qui, en disqualifiant le faux coupable arrêté par la police, donne à Holmes l’occasion d’une leçon de vraisemblance : « Il me semble […] que c’est intrinsèquement impossible. Avez-vous essayé de transpercer un corps avec un harpon ? Croyez-vous ce jeune hommes anémié capable d’une agression aussi épouvantable ? Est-ce l’homme qui a trinqué au rhum et à l’eau avec Peter le Noir au milieu de la nuit ? » (Peter le Noir, 2-871).
Le symptôme
11Sherlock Holmes est le premier « consulting detective », et il décrit ainsi un client qu’il aperçoit à la fenêtre : « Je pense en fait qu’il vient me consulter. Je crois reconnaître les symptômes » (Le Diadème de béryls, 1‑829). De même, ce dialogue avec un autre client développe la comparaison entre le détective et le médecin : « – Vous êtes comme un médecin qui veut connaitre tous les symptômes avant d’établir son diagnostic. – Exactement. C’est tout à fait cela. Et seul un malade qui voudrait abuser son médecin dissimulerait quelques‑uns de ses symptômes. » (Le Pont de Thor, 3‑857) L’équivalence entre indices et symptômes s’observe notamment dans les principes méthodologiques que le détective profère en sentences rappelant les aphorismes hippocratiques.
12Doyle pratique la réécriture de véritables symptômes. La démarche peut révéler une maladie neurologique, et Doyle en fait un indice humoristique et sexiste quand le détective décrit ainsi une cliente arrivant à Baker Street : « J’ai déjà vu ces symptômes […]. Les hésitations sur le trottoir [oscillations upon the pavement] indiquent toujours une affaire de cœur (Une affaire d’identité, 1‑487). À deux reprises, le détective identifie le métier de sa cliente en remarquant ses doigts aplatis à leur extrémité (ce qui peut être le symptôme d’une maladie cardiaque) : « J’ai failli commettre l’erreur de croire que vous tapiez à la machine. Il est bien sûr évident que c’est la musique. Vous remarquez le bout des doigts en forme de spatule, Watson, commun aux deux professions ? » (La Cycliste solitaire, 2-747).
13La représentation de l’indice en symptôme fonde le modèle clinique holmésien : j’ai montré que la fameuse méthode du détective consistait en une minutieuse et complète transposition de la clinique, cette méthode rationnelle préconisée par Hippocrate et pratiquée au lit du malade, où le praticien s’incline vers son patient pour l’examiner4. Une telle investigation est en effet indispensable à une médecine sans techniques endoscopiques, pour laquelle l’enveloppe corporelle est un obstacle qui empêche de voir, mais aussi le support des symptômes.
14D’autres traits caractéristiques de l’enquête holmésienne constituent le modèle clinique, en particulier la triade hippocratique qui réunit les capacités indispensables au clinicien : observation, raisonnement et savoir. Ces trois démarches décrites par le médecin grec, et que l’on retrouve dans toutes les descriptions de l’investigation clinique au XIXe siècle, sont aussi les trois qualités essentielles du bon détective, selon Holmes, celles qui font sa puissance sémiologique. Il affirme : « J’ai un penchant pour l’observation comme pour la déduction » (Une Étude en rouge, 1‑27) et ajoute : « C’est mon métier de savoir les choses » (Une affaire d’identité, 1‑489). À propos d’un policier français dont il apprécie les compétences, il déclare : « Il possède deux des trois qualités qu’il faut pour faire le policier idéal. Il a la faculté d’observer, et celle de déduire. Il est seulement en mal de connaissances, et cela pourra venir avec le temps » (Le Signe des Quatre, 1‑203).
15La différence entre les indices et les symptômes tient à l’éventualité d’une manipulation des premiers, et à l’existence d’un code préalable établissant la signification de chaque signe, comme la nosographie dans la clinique. Le lien entre l’indice et ce qu’il signifie ne peut être inscrit dans un dictionnaire, pas de Vademecum clinique ni de DSM pour le détective, on est plus proche de la manière dont Freud analyse les rêves, à partir des associations du rêveur. Cependant les articles du détective, qu’il cite volontiers, peuvent être considérés comme un code de référence, une sorte de substitut nosographique (Meyer‑Bolzinger, 2012). On peut aussi prolonger l’assimilation des indices aux symptômes en les considérant, à partir des figurations de l’observation et du raisonnement, comme des lésions, c’est-à-dire des ruptures du tissu sain (comme les éraflures et les traces perçues par contraste).
La lésion
16Ce qui m’amène à considérer les indices holmésiens comme des lésions tient autant au personnage qu’à l’histoire de la médecine. La recherche et la pratique médicales européennes du XIXe siècle sont dominées par la méthode anatomoclinique, fondée par Bichat, qui définit la maladie comme une altération des tissus, et Laennec, qui cherche à rapprocher les lésions internes des signes extérieurs les révélant. Enseignée à Doyle par ses professeurs de la faculté de médecine d’Édimbourg dans les années 1876‑1882, elle présente certaines convergences intéressantes avec la méthode holmésienne, comme l’observation minutieuse des signes cliniques, la systématisation des autopsies, et la corrélation de leurs résultats, ce qui a permis d’élaborer une connaissance rationnelle et systématique des maladies.
17La confrontation des symptômes (résultant de l’examen clinique) et des lésions (résultant de l’autopsie) s’effectue en dehors de toute visée thérapeutique immédiate, dans un retournement de perspective sur lequel insiste Michel Foucault : « Avec Bichat, la connaissance de la vie trouve son origine dans la destruction de la vie […] Ne fallait-il pas que la médecine contourne son plus vieux souci pour lire, dans ce qui témoignait de son échec, ce qui devait fonder sa vérité ? » (Foucault, 1963, p. 148, p. 170). Avec la méthode anatomoclinique, une médecine sans moyens endoscopiques établit des liens entre les manifestations internes et externes de la maladie, ce qui revient à assimiler symptômes et lésions comme autant de signes révélateurs du même phénomène.
18Cependant, si Holmes apparait effectivement comme un champion de la clinique (il nait au moment même où la suprématie de la méthode anatomoclinique se trouve mise en cause par le développement de la physiologie et de la bactériologie), s’il connait les habitudes des salles de dissection (il y bat des cadavres pour étudier la formation des hématomes post mortem), il n’utilise jamais un résultat d’autopsie pour résoudre une énigme5. Alvin Rodin et Jack Key, deux médecins américains qui ont étudié les materia medicalia dans l’œuvre de Conan Doyle, remarquent ainsi que le détective ne pratique pas d’examen minutieux des blessures et que le Canon est décevant du point de vue de la médecine légale.
19Le lien entre la méthode de Sherlock Holmes et l’autopsie n’est donc pas d’ordre référentiel, mais s’inscrit dans un imaginaire façonné par la médecine et les romans de chevalerie. Le coup d’œil du praticien est un motif fréquent dans la littérature européenne du XIXe siècle, on le trouve notamment chez Stevenson ou dans La Débâcle de Zola. En décrivant un « regard pénétrant et inquisiteur » (Le Mystère de la vallée de Boscombe, 1-539), ou « deux yeux gris, clairs et tranchants comme des rapières, qui me transperçaient de leur regard scrutateur » (Le Marchand de couleur retraité, 3‑1027), Watson en fait un instrument tranchant proche du scalpel. Le détective observe le monde et le partage en fragments significatifs, comme l’anatomiste découpe et examine un cadavre : « Toujours regarder les mains en premier, Watson. Puis les manchettes de chemise, les genoux du pantalon et les chaussures » (L’Homme qui rampait, 3‑923). Par conséquent le coup d’œil est au détective ce que le glaive est au chevalier pourfendeur de dragons, c’est-à-dire son arme de héros qui lui permet de distinguer (le Bien du Mal ou les indices) et de vaincre.
20Le coup d’œil holmésien est l’outil des autopsies métaphoriques que pratique le détective, ce qu’illustre tout particulièrement L’Aventure des six Napoléons où un étrange cambrioleur, qui ne vole rien, brise violemment des bustes en plâtre à l’effigie de l’Empereur. Parmi les débris, le détective découvre la perle noire des Borgia qui a été dérobée : elle symbolise la vérité résultant de l’enquête, obtenue par la fragmentation du monde en indices. Tel est le point commun entre tous les indices holmésiens, poussières, cendres, objets personnels perdus ou dérobés comme le pince-nez en or et la canne de Mortimer : ce sont des pièces détachées d’un continuum, comme le pouce ensanglanté sur le rebord d’une fenêtre et les deux oreilles humaines déposées dans une boite en carton sur un lit de gros sel. Dans cet imaginaire de l’autopsie (Meyer‑Bolzinger, 2016), l’observation est représentée comme une mise en pièces, ce qui a des conséquences sur la figuration du raisonnement, considéré comme une sorte de suture (Meyer‑Bolzinger, 2018).
21Afin de rassembler les faits établis en un récit explicatif, le détective crée des liens d’ordre plus narratif que logique, et ne pratique pas d’interprétation terme à terme : « Il nous fallait, parmi tous les faits qui se trouvaient à notre disposition, choisir ceux que nous trouvions essentiels et les ordonner pour reconstituer cette remarquable suite d’événements » (Le Traité naval, 2‑257). Il associe les symptômes en syndromes, et constitue ce que les manuels cliniques appellent un trépied symptomatique, et les policiers un faisceau d’indices concordants. Après la loupe, la pipe en est l’outil symbolique, qui favorise la réflexion et dont les volutes de fumée tracent les figures de la piste à suivre : « C’est un problème à trois pipes et je vous prie de ne pas me parler durant cinquante minutes » (La Ligue des rouquins, 1‑459). Ainsi, le détective est à la fois celui qui découpe les pièces (observation) et recompose le puzzle (raisonnement), réunissant en un seul les personnages antagonistes de La Vie mode d’emploi.
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22L’immense popularité de Sherlock Holmes explique probablement que cette représentation de l’indice comme une pièce détachée perdure à travers les différentes variations que connait le récit d’enquête. Elle donne une forme au paradigme indiciaire en octroyant un rôle essentiel aux détails négligés. Sa dynamique est celle du renversement, empruntée à la méthode anatomoclinique, où l’enveloppe corporelle qui empêche de voir permet de comprendre et où l’autopsie constitue à la fois un échec et l’accès à la vérité.
23Dans les enquêtes contemporaines, alors qu’on s’est éloigné du modèle surplombant et triomphant de Sherlock Holmes, on assiste à une sorte de double retour des indices holmésiens, avec d’une part, le regain de faveur des traces infinitésimales liées à l’ADN (dans les romans de procédure policière et les innombrables séries), et d’autre part, dans les récits de vie contemporains qui prennent la forme d’une enquête souvent inaboutie, l’observation des objets appliquée aux reliques du passé (même si cela ne donne pas forcément de résultats). Ainsi il reste toujours, pour les amateurs, des détails à repérer d’un coup d’œil et des indices à interpréter.

