Colloques en ligne

Claude Pérez

Etat de siège ?

1Le point de départ, ou point d’appui, de la réflexion qui va suivre est un ouvrage de John Maxwell Coetzee, paru en 2003 (l’année où Coetzee a reçu le prix Nobel) : il s’agit d’Elizabeth Costello.

2Elizabeth Costello peut être appelé un roman, bien qu’il soit sous titré Huit leçons. Si je l’ai choisi, ce n’est pas à cause de ce sous-titre, qui évoque pourtant l'acte d’enseigner dont il est question dans ce colloque ; mais parce que la question de la littérature, du roman, des humanités, et la question de leur crise, est posée tout du long. Ce livre de littérature, ce roman d’un des grands romanciers d’aujourd’hui, pose, explicitement, plusieurs des questions qui figurent dans notre appel. Il les pose au présent dans le contexte mondialisé, postcolonial, qui s'impose à nous aujourd'hui.

3Ce qu’il dit n’est pas complaisant. La protagoniste éponyme est une romancière, qui voyage à travers le monde, d’université en université, pour donner des conférences. Elle mène la vie d’un écrivain d’aujourd’hui, à qui, certes, on demande d’écrire (ou d'avoir écrit) mais à qui l’on demande aussi (ou surtout) de venir et de parler. Il y eut un temps où l’écrivain était un être lointain dont on lisait les livres (à qui quelquefois on osait écrire) sans l’entendre jamais ni le voir. C’est de moins en moins le cas désormais : l’industrie culturelle, la télévision, l’internet, dans une moindre mesure l’université, ont changé cela.

4Costello est une romancière enseignante, discourante, vieillissante. Vieillissante. Ne pas demander de la ferveur à Coetzee ni à Costello. Cette humaniste présumée est pleine de doutes sur les vertus de l’humanisme. Cette romancière est pleine de doutes quant à la valeur du roman : « Elle ne croit plus que raconter des histoires est une bonne chose en soi » (2271).

5Le chapitre cinq d’Elizabeth Costello s’intitule « Les humanités en Afrique ». Costello se trouve au Zululand (un district du KwaZulu-Natal, au nord-est de l’Afrique du sud) où elle est venue assister à la remise d’un doctorat honoris causa à sa sœur, Bridget, en religion sœur Blanche. Bridget, la sœur de la romancière Costello (on pourra s’interroger sur la signification symbolique de cet apparentement) est en effet une religieuse catholique : non pas une humaniste, mais une humanitaire, donc, directrice d’un hôpital qui soigne des malades du sida « dans une région rurale ». Elle vient de publier un livre (elle aussi) pour faire connaître son action. Le livre lui a valu la notoriété, et ce doctorat.

6Si j’en crois le sous-titre d'Elizabeth Costello, ce chapitre est une leçon, une des huit leçons qui composent l'ouvrage. Plus encore qu’une leçon, qu’une lectio, c’est une disputatio, avec opposant et répondant, ou plutôt opposante (Bridget) et répondante (Elizabeth et plusieurs autres). La quaestio disputata, c’est la question de la valeur : que valent les humanités aujourd’hui? 

7Réponse de sœur Blanche: « En des temps plus heureux que le nôtre, on pouvait encore se bercer de l’illusion que les classiques de l’antiquité nous offraient un enseignement et une façon de vivre. A l’époque où nous vivons, nous avons […] en désespoir de cause, accepté de prétendre que l’étude des classiques en soi offrait peut-être une façon de vivre, au moins un moyen de gagner sa vie, qui, si l’on ne saurait prouver qu’il fasse un bien certain, n’est du moins accusé ni par les uns ni par les autres de faire du mal à qui que ce soit » (170 ; « Ça peut pas faire de mal », cette légitimation minimale sert également de titre à une émission littéraire de France Inter, les samedis, de 18 à 19 heures.)

8 Sœur Blanche encore : « les studia humanitatis ont mis longtemps à mourir, mais aujourd’hui, à la fin du deuxième millénaire de notre ère, elles sont bel et bien sur leur lit de mort » (p. 171). Elizabeth, la romancière, prend leur défense, mais sans chaleur, car « elle n’a jamais été une aficionada des humanités » (181) ; et non sans avoir dénoncé ses admirations littéraires de jeunesse, T.S. Eliot et D.H. Lawrence, qu’elle admirait, mais qui étaient de « faux-prophètes ». « Nous avons adoré en vain, nous n’avons pas été sauvés » (175). Elle ne nomme aucun « vrai » prophète qu’elle aurait trouvé pour les remplacer.

9Bref, en dépit de leurs divergences, les deux sœurs s’accordent sur le diagnostic formulé par Bridget : les humanités, entendues comme étude des « classiques » anciens et modernes, sont, dans le monde entier, « en état de siège » (16).

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11J’imagine que ce diagnostic pourra facilement rencontrer un large accord ; mais non pas ce lexique religieux (y compris chez celle des deux sœurs qui ne croit pas au ciel), ni les attendus de Bridget et de Costello.

12Ces attendus, les citations qui précèdent ont permis de les entrevoir. La mort annoncée des humanités n’est pas due à l’hégémonie sans cesse croissante des sciences « dures » (de la mathématisation), elle n’est pas imputable à des technocrates gestionnaires, à l’utilitarisme ambiant, au triomphe du « spectaculaire » et de la « culture du divertissement », à l'activisme de démagogues espérant grappiller des voix sur le dos des Princesses de Clèves. Ces questions ne sont pas ignorées2 ; mais l’état des humanités est d’abord imputable aux humanités elles-mêmes.

13La question des humanités (du pourquoi des humanités) les deux sœurs la posent toutes deux en termes de « salut »; ou, dans un registre plus laïc, en termes d’éthique : ce qu’on attend des humanités, c’est une réponse à la question « comment vivre ? », la seule question qui tienne à l’âme, dit Coetzee dans un autre livre3.

14C’est là, depuis des siècles, la légitimation principale des humanités : les livres (certains livres) apprennent à mieux vivre, d’une vie meilleure, plus humaine. Ils sont les agents essentiels d'un « processus de civilisation ». Ouvrir un livre, disait Hugo, c'est fermer une prison.

15A-t-on assez répété (et les écrivains les premiers) que l’histoire des cent dernières années avait dissipé ces illusions ? Le savoir, la culture, qu'elle soit littéraire ou autre, ne saurait fournir une garantie contre la barbarie (l'inculture non plus, il est peut-être utile de le préciser). Mais ce constat n'empêche pas d'envoyer, malgré tout, les adolescents voir Shoah, de leur faire lire Styron, Chalamov, Primo Levi… « Ça ne peut pas faire de mal »… Et c’est le même incertain acte de foi dans une possible résonance des lectures littéraires, dans leur capacité à convaincre et à amender, qui légitime l'enseignement de la littérature dans certaines law schools américaines : à lui de compléter la formation par les « aperçus » (insights) éthiques, empruntés à peu près toujours à un genre, le roman, qui (soit dit en passant) fut en d’autres temps un objet de soupçon sinon de scandale pour ceux qui se disaient vertueux. De nos jours, au contraire, un Dickens est supposé capable de convaincre de jeunes étudiants en droit des vices du modèle économique utilitariste. C’est ce qu’avance, par exemple, Martha Nussbaum. Richard Posner, qui passe pour être son adversaire (quoiqu’elle lui ait dédié un de ses livres) estime lui aussi qu’une formation juridique est incomplète sans culture littéraire4. Le Wall Street Journal est du même avis5. « Ajoutons quelques cours d'éthique au programme des écoles d'affaires », ironise pour sa part l'économiste keynésien Joseph Stiglitz, « et nous sortirons de la crise en pleine forme »6.

16L’éthique est à la mode, ces temps-ci, dans notre discipline, comme dans d’autres. On parle d’un ethical turn, d’un tournant éthique des études littéraires, comme il y eut jadis un tournant linguistique7. Bien sûr, la ferveur (ou l’opprobre) qui a entouré des auteurs aussi différents que Rousseau, Stendhal, Rimbaud, Barrès, Gide, Breton, Malraux, Bataille … tient à ce qu’on a vu en eux des auteurs montrant « comment il faut vivre » (et ne pas vivre). Même les formalistes ont parfois souligné l’importance de la dimension morale, indispensable à la construction de la fable, puisque nécessaire à l’installation d’un rapport émotionnel entre le lecteur et le « héros »8.

17On se souvient toutefois d’une époque où la théorie invitait à tenir ces émotions pour niaises, ou du moins pour naïves : c’est qu’elle se voulait science du texte, et la science « n’a rien à dire de l’éthique, et sans doute, en tant que science, elle n’a rien à en faire9 ». La critique du soupçon, le dogme de la clôture du texte, finissaient de jeter le ridicule sur ces sympathiques manifestations de candeur et ces bouffées d’imaginaire.

18Le préjugé est inverse chez Bridget (et il est difficile de croire qu’elle n'est pas ici peu ou prou le porte-parole de Coetzee). Le mot « texte » se rencontre dans le roman, où il indique une alternative à l’éthique. Mais c’est une alternative qui est évoquée de manière acerbe: « l’université n’a accueilli les sciences humaines que sous une forme étriquée et desséchée. Cette forme étriquée consistait en l’étude des textes » (166). Et plus bas : « Ce jeune homme (…) cherchait à défendre l’idée des humanités comme un ensemble de techniques, c'est-à-dire les sciences humaines. C’est sec comme de la poussière » (183). « La lettre tue », disait saint Paul ; sœur Blanche a bien dû le lire.

19La vie et le sang d’un côté ; le texte et la poussière de l’autre. L’éthique d’un côté, la science et la technique de l’autre. L’antithèse n’est pas neuve : mais elle est si présente dans les argumentaires que je ne vois pas qu’on puisse l’ignorer. De plus, elle suggère un partage entre deux manières de concevoir notre rôle, et celui de notre discipline : ou bien pragmatique (il s’agit prioritairement d’exercer une action morale sur des personnes : enseigner la vertu, ou la transgression, ou l’esprit critique, ou la compassion…) ou bien théorique (notre rôle est de construire et de transmettre une science, ou au moins un savoir, des savoirs, touchant à la littérature).

20On connaît les objections à quoi l’une et l’autre s’exposent. Aux pragmatiques, on opposera le caractère hasardeux, douteux, non avéré de l’action qu’ils se flattent d'avoir ; aux autres, on rappellera, en citant Valéry, que le propre de la science moderne n’est pas de savoir, mais de pouvoir : que vaut une science qui n’aide pas tôt ou tard à faire ?

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22Daniel Bell, qui vient de mourir, et qui était l’un des théoriciens des sociétés postindustrielles, les caractérisait principalement par la disjonction entre la structure sociale et la culture : la première régie par la rationalité fonctionnelle et l’efficacité ; la seconde marquée au contraire par une attitude fortement anti-institutionnelle et « antinomienne » (antinomian). Sous l’influence des avant-gardes, écrit Bell « les lettres et les arts de notre temps, toute la culture sérieuse, a basculé dans le camp « antinomien »»10. Ennemie de toute loi transcendante, elle tendrait à l’affranchissement radical de l’individu.

23Jusqu’à quel point une institution –l’université– peut-elle être « antinomienne » ? On peut certes accorder que les enseignements littéraires ont, ou désirent avoir, un rapport avec ce que Bell appelle antinomian : la transgression, l’apologie du maudit, de l’outlaw et de l’outcast, depuis Sade et Baudelaire jusqu’à D.H. Lawrence, dont Costello fait l’éloge (c’est un prophète) puis le procès (mais un faux prophète)11. Un ton en-dessous on dira, on dit, tout le monde dit : la fonction des enseignements littéraires est essentiellement critique. Dans un monde rationalisé, technicisé, mécanisé, elle est de préserver une mémoire et un recours. Les lettres seraient comme ces lucioles dont parle Didi-Huberman dans un livre récent: lucioles menacées de disparaître et qui, cependant, persistent, survivent12. L’histoire, disait Cournot, va du vital au rationnel. Les humanités, c’est (ce serait) ce qui s’attache au vital (à « l’humain ») quand triomphe l’hyper-rationalité, dans le quadrillage technique de plus en plus fin de l’espace où nous vivons. Plus question de « phares », comme chez Baudelaire, ni d’ « étoile », comme chez Hugo ; restent les lucciole, les petites lueurs, pareilles à celles dont Pasolini constatait la disparition presque complète dans les années soixante-dix.

24Mais, bien sûr, ce n’est pas si simple. Nos enseignements ont aussi à voir avec la technique, ou avec des techniques. « Texte », ce mot vilipendé par sœur Blanche, textualité, textualisme, ce sont des termes dont les littéraires se sont servis, se servent encore, pour désigner des choix théoriques en rupture ouverte, parfois violente, avec l’humanisme, et pour tenter de s’approprier l’éthos de la technicité contemporaine : « Anch’io son’ ingegnere ». Ce qu’on a appelé formalisme, on peut le voir (on l’a vu) comme une tentative d’aggiornamento des études littéraires, reconfigurées selon le modèle de l’expertise technique, et conformément à ce que Bell appelait « primauté du savoir théorique », caractéristique des sociétés postindustrielles.

25L’âge du texte est passé. Cependant, le désir de promouvoir les études littéraires en faisant valoir leur technicité n’a pas disparu : persistance de la theoria (quel que soit son affaiblissement, ou sa dispersion), valorisation des méthodes, usage de jargons techniques, recours aux machines, aux banques de données, à l’ingénierie numérique...

26Et il y a autre chose. La pression que nous subissons désormais pour offrir à nos étudiants des « débouchés », d’autres débouchés que l’enseignement, pour inventer de nouvelles formations « professionnalisantes » comme on dit, les tentatives qui sont faites ici et là, avec un succès encore incertain, pour leur ouvrir des emplois dans le secteur marchand, tout ceci nous conduit à insister sur l’efficacité et l’utilité pratiques des enseignements que nous donnons, sur l’adéquation de nos procédures à des « objectifs ». Nos diplômés, pour être recrutés, auront-ils intérêt à se présenter comme « humanistes » ? Comme spécialistes du général, critiques des spécialisations (c’est la définition des humanités par Marc Fumaroli13) ou au contraire comme spécialistes de la communication orale et/ou écrite, rhétoriciens, experts dans le domaine du livre, techniciens de l’argumentation? 

27D’une part, nous sommes dans le vivant, le sang, l’éthique, l’humain, l’imaginaire, le jeu, le supplément d’âme, ou de corps. Nous sommes, nous voudrions être une réserve, ou un recours (avec d’autres, bien sûr : avec l’ensemble des sciences humaines, que nous appelons ainsi non plus, comme jadis, pour les distinguer des sciences divines, mais pour les opposer aux sciences mathématisées) contre l’asservissement technique, l’hyperrationalité contemporaine, la « cage de fer » (disait Max Weber) du monde moderne –du côté de l’invention, de la liberté, des pensées sauvages, du principe de plaisir, ou de jouissance.

28De l’autre, nous sommes conduits à mettre en avant notre compétence technique, la rationalité et la scientificité de nos procédures, notre aptitude à former des « professionnels » efficaces ou, comme on dit, « performants ». Est-ce que nous formons des professionnels de la recherche, de l’enseignement ou du monde du livre, techniquement affutés ? Ou est-ce que nous donnons un enseignement dont on peut attendre un développement personnel, propre à rendre les individus plus inventifs, plus imaginatifs, plus intelligents, plus ouverts ? D’une façon ou d’une autre : meilleurs ?

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30L’éthique de Coetzee, dans Elizabeth Costello, peut être définie une éthique de la compassion ; pour appeler un chat un chat, c’est une éthique de la charité.

31J’en veux pour preuve cette vérité vérifiable que ce mot : charité, et même sa forme latine, caritas, se lit noir sur blanc dans le livre14 . Et pour preuve encore l’épisode qui termine le chapitre dont j’ai parlé. Cet épisode (qui n’est pas, il faut bien l’avouer, le plus convaincant) est constitué par le récit d’une fellation autrefois pratiquée par Costello sur un vieillard cancéreux ; or, ce geste, qui fait conclusion, apparaît comme une variation sur le topos classique de la jeune femme donnant le sein à un vieillard affamé. C'est un déplacement de ce motif communément désigné dans la grande peinture européenne comme celui « de la charité romaine »15. Reste à décider, bien sûr, si ce geste dans ce roman demande à être compris comme éloge de la compassion, nostalgie de la charité, ou au contraire comme caricature (grinçante) de la charité, ou encore comme les deux à la fois. Le propre des textes de littérature, ou du moins de certains d’entre eux, c’est de dire plusieurs choses à la fois, éventuellement contradictoires ; en sorte que le travail du commentateur (et peut-être sa vertu) n’est pas d'énoncer le sens, le vrai sens, ou le sens unique, comme on l’en soupçonne, et comme il le fait en effet parfois, mais plutôt de montrer le feuilletage du sens, ou ce qu’on peut appeler encore son flottement ou son tremblé.

32Nussbaum et autres partisans du « tournant éthique » aux Etats-Unis, se soucient peu, d'habitude, de ce genre de phénomènes. Eux aussi, cependant, comme Coetzee, rabattent l’éthique sur la seule compassion (d'où vient que le tournant éthique semble si souvent se réduire à un tournant compassionnel? Est-ce un retour du religieux chrétien ? L’effet d’une proximité étymologique qui permet de surimposer compassion et sympathie (ou empathie) ? Est-ce parce que le mythe révolutionnaire, cher aux avant-gardes modernistes, semble désormais sorti du champ des possibles?). Chez Nussbaum, c’est Aristote qui sert de caution –mais c’est un Aristote qui marche sur une jambe : on garde la pitié, on laisse la terreur, laquelle pourtant, Dieu sait, ne manque pas d'actualité…

33Expliquer qu’il faut enseigner la littérature afin de promouvoir le care, c’est un argument qui permet d’être audible, aujourd'hui, dans le débat public. Mais d'une part, il est permis de penser que le care n'est pas la solution ; et d'autre part, il n’est pas nécessaire d’être un partisan irréductible de l’autonomie de l’art pour broncher devant l’idée qu’il faudrait enseigner le Philoctète de Sophocledans le but assurément louable de promouvoir auprès de la jeunesse la compassion à l’égard des malades et des handicapés. Dans ce meilleur des mondes pédagogiques, Baudelaire (qui préconisait d’assommer les pauvres) sera très certainement mis à l’index par les collectifs chargés de faire « une évaluation éthique» des œuvres, de déterminer lesquelles sont « politiquement utiles », et de rejeter certaines « expériences de lecture comme déformantes et pernicieuses »16. Le procureur Pinard doit se dilater d’aise, sous son marbre…

34Faut-il donc se rabattre sur des propositions de sens inverse, qui posent la dimension « sauvage », « antinomienne », « non éthique » de la littérature ? L’œuvre en tant qu’œuvre ne lie pas : elle délie, dit-on, elle rompt les liens. Elle est l’ennemie du com-. « Ecrire, c’est donner voix à l’absence de communauté », écrit tout récemment Richard Millet, prêtant à son tour la plume à une proposition maintes fois formulée, au cours des deux derniers siècles17. Flaubert était moins pathétique, mais le propos était semblable : « Je ne veux faire partie de rien […] Citoyen, jamais18 ».

35Pourtant, même Flaubert, on le sait, ne s’est pas toujours tenu à cette règle. En 1870, il est devenu patriote, il a fait l’exercice (peu de temps). Et pour nous, enseignants, universitaires, qui ne pouvons guère, quand nous le souhaiterions, nous réclamer sans mensonge de cette non-appartenance, et qui refusons d'autre part, en tant que lecteurs, d'instrumentaliser les œuvres et de les assujettir à une bien-pensance, quelle qu'elle soit, il est peut-être possible de poser la question de l’éthique d’une autre façon : ni adhésion, ni coupure, mais décentrement.

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37Je sais, nous savons tous, à quoi nous en tenir sur la subjectivité des lectures, sur les inépuisables capacités de projection du lecteur dans le texte qu’il lit ; sur son ingéniosité ; sur ses facultés d’invention. Nous connaissons la force des arguments que le constructionnisme oppose au réalisme, et qui aboutissent, en notre domaine comme en d’autres, à une fragmentation sémantique interdisant, comme l’écrit Luc Boltanski, la formation d’un « sens commun ». On connaît aussi les propositions qui se multiplient aujourd’hui en faveur de lectures appropriatives : joyeusement affranchies de la superstition du « vrai sens » (voir plus haut), elles accompliraient une sorte de révolution carnavalesque, ou en tout cas, rieuse, transférant au(x) lecteur(s) le pouvoir ou l’autorité qui passaient autrefois pour être le privilège de l’auteur. A l’heure du Web 2.0, ceci est bien dans l’air du temps.

38On peut être sensible à cette convergence, à cette joyeuse humeur, à ces vertus démocratiques, et aussi, et ce n'est pas le moindre, à la nécessité de bousculer un (néo?) positivisme universitaire qui persiste à traiter les faits de signification comme des choses. Ceci n’empêche pas d'être sensible aussi aux connotations déplaisantes qu’est susceptible de comporter le terme « appropriation » : « Pousse-toi de là que je m’y mette », ou, pour dire les choses plus nettement : « Pousse TOI de là que JE s’y mette ».

39Je ne sous-estime ni les vertus ni les plaisirs de l’erreur ou de l’anachronisme : mais il est agréable parfois, il est même parfois nécessaire, de se donner les moyens de s’y soustraire, autant que faire se peut et pour autant qu'il dépend de nous. J’admire comme un autre l’ingéniosité de l’étudiant américain qui rencontrant un « ballon de rouge » dans une page des Ruines de Paris parvint à inventer un petit poème de son crû où il était question de pots de couleurs et de révolution; cette admiration n'empêche pas de lui faire part de ce que vous, et moi, et Réda, entendons d’habitude par « un ballon de rouge », et qui n’entretient aucun rapport nécessaire ni avec le football, ni avec la critique sociale.

40Tout le pouvoir au lecteur ? Alors, tant pis pour le lecteur19. Nous avons invité à Aix il y a peu le poète Dominique Fourcade, par ailleurs spécialiste éminent de Matisse et de Simon Hantaï. On ne peut soupçonner Fourcade d’être un positiviste, ni un humaniste à l’ancienne. Voici néanmoins ce qu’il écrit, à propos de peinture, sans doute, mais les enjeux sont les mêmes :

Le devoir est de s’interdire toute manipulation. Autrement dit, de laisser à l’œuvre la chance d’être œuvre, d’être ce que l’a faite celui qui l’a créée. […] Chaque œuvre a sa loi, qui est à découvrir (…)20

41Bien sûr : nous ne croyons plus, personne ne peut plus sérieusement croire, que « le sens » serait déposé dans l’œuvre, qu’il attendrait « enseveli/ Dans les ténèbres et l’oubli/ Bien loin des pioches et des sondes », et que la tache du commentateur serait seulement de le désensevelir, et de l’amener à la lumière21. Mais cela implique-t-il qu’il n’y ait que des « lectures », comme on dit, toutes (plus ou moins) différentes et équivalentes ? que l’œuvre n’aurait pas d’autre fonction, d’autre destin –car c’est bien là, aujourd’hui, la doxa, et spécialement dans notre public étudiantque d’être une sorte de Rorschach, sinon un miroir, incapable de renvoyer à celui qui lit autre chose que sa propre image? Apothéose du narcissisme. Triomphe de l’Imaginaire, qui ne veut rien savoir de ce qui sépare, et ne veut rien savoir de ce qui résiste (que certains appellent le Réel). La rébellion –indispensable– contre la tyrannie de l’auteur et toute institution du sens nous dispense-t-elle d’attention à la nécessité qui fonde les possibles? de tous égards pour l’altérité de l’œuvre d’autrui ? Pour ce qu’un autre a fait, le cas échéant en un autre lieu et un autre temps? Le lecteur peut-il se résoudre à ne jamais franchir le stade du miroir ? La coupure, jamais ?

42Et il ne s’agit pas, encore une fois, ou pas nécessairement, « d’interpréter ». Interpréter, c’est souvent si facile : peu nécessaire, relevant de l'ingéniosité –pire : de la virtuosité. L’interprétation est une réponse, et la réponse, comme on sait, « est le malheur de la question ». On n'évite pas de « donner du sens » (comme on aime à dire désormais dans les meetings électoraux) : mais, autant que possible, pas trop tôt. Il est souvent plus urgent, et plus nécessaire, de le laisser filer, de le laisser divaguer, le sens. Se l'approprier, pourquoi pas ? Mais à la condition d’être capable aussi de se le désapproprier. Il n’y a pas à choisir, à jouer l’un contre l’autre : ce qu’il faut enseigner, c’est évidemment l’un et l’autre. Qui pourrait nier que pour bon nombre d’œuvres anciennes, et pour bon nombre d’œuvres modernes (de Sei Shōnagon à Michaux, de Sophocle à Pynchon) la tâche du lecteur est d’abord de prendre toute la mesure d’une étrangeté, d’une opacité, d'une résistance ? L’intérêt, ce n’est pas de s’y reconnaître : c’est plutôt bien sûr de ne pas s’y retrouver ; c’est d’opérer un décentrement dont la valeur intellectuelle, mais aussi éthique, ne devrait échapper à personne.

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44Je reviens à Coetzee.

45En 1997-8, il était l’invité des prestigieuses « conférences Tanner », à Princeton. On attendait de lui qu’il expose des idées (mélioratif pour : opinions) sur n’importe quel sujet en rapport avec « les valeurs humaines ». Ce qu’il a fait, en somme, mais à sa façon, qui est singulière.

46Au lieu de discourir, il a choisi de raconter. De raconter les conférences d’une romancière imaginaire, Elizabeth Costello, dans un Appleton College de fantaisie. Ces conférences, à la fois fictives et réelles22, figurent aujourd’hui dans Elizabeth Costello, dont elles constituent les chapitres 3 et 4, juste avant le chapitre dont j’ai parlé plus haut.

47Je me souviens qu’il est arrivé à Jacques Réda, interrogé par Le Débat sur la crise de la poésie, de répondre par une épître en vers. A la surprise générale, car on n’écrit plus guère d’épîtres en vers, et les bons docteurs inquiets de la mauvaise santé de la poésie ne pensaient pas que le poème pût être un medium adéquat23. Ils s’attendaient à ce que le poète parle le langage du Débat : le langage du journaliste, donc, ou celui de « l’expert ».  De même Coetzee, invité par des profs qui lui demandent des conférences, c'est-à-dire qui lui demandent, à lui romancier, de parler comme un prof (d’ailleurs, heureux hasard, Coetzee est aussi un prof) ; mais Coetzee répond par deux chapitres de « roman ».

48On peut voir dans ce choix une manière d’affirmer, sans éclats de voix, sans ébriété théorique, que le récit peut être, quelquefois, nécessaire, ou, comme on dit, incontournable. En 2007, Coetzee a récidivé avec Journal d’une année noire.

49La typographie de ce roman est inhabituelle. Chaque page est divisée en 2, ou 3 tranches superposées. La première, la plus large, dans le haut du feuillet, est constituée par le texte de divers essais sur des sujets hétéroclites (la vie d’écrivain, la musique, les universités etc.). La seconde tranche, plus étroite, donne le texte d’un récit à la première personne : on comprend que cette personne est l’auteur célèbre et vieillissant des essais imprimés à l’étage au-dessus. Il raconte sa vie pendant qu’il écrit, et les relations qu’il noue avec une jeune femme en minijupe tomate qu’il engage comme secrétaire. La dernière tranche, enfin, tout en bas, a pour auteur, à partir de la page 39, la jeune femme qui a éveillé la concupiscence de l’écrivain.

50Il suit de cette disposition que la lecture ne peut pas se faire de la façon suivie dont nous avons l’habitude, depuis le haut de la première page jusqu’en bas de la dernière ; elle doit se faire soit tranche par tranche, soit fragment de tranche par fragment de tranche.

51L’écrivain écrit ce que j’ai appelé des essais. Mais lui parle d’opinions et même (c’est le titre du livre qu’il prépare et qu’Anya dactylographie) d’Opinions tranchées. Notons que, pour le lecteur, c’est l’opinion qui vient d’abord. C’est elle qui est en haut sur la page. C’est par elle qu'on commence. Un autre dispositif était concevable : d’autres auraient commencé par installer une fiction, ils auraient prêté des théories, des opinions, à un héros fictif. Ils auraient glissé des opinions dans le roman. Ici, c’est le contraire : c’est la fiction, le roman, qui s’insinue, qui s’infiltre, dans les « miscellanées », qui s’y accroche d’une façon qui n’est pas sans rappeler des notes de bas de page.

52Or, cette disposition ne peut manquer de faire apparaître le récit comme un dévoilement. Pour une fois, ce n’est pas un discours qui dit la vérité d’un récit, comme cela se produit (est censé se produire) quand nous faisons du commentaire : c’est le récit, ici, c'est la fiction, qui dit, qui montre, les silences du discours assertif, ses insuffisances, ses lacunes, ses camouflages, ses à-peu-près et ses mensonges. Ce n’est pas le concept qui traite la narration ; c’est le récit, la fabula, qui traite (et maltraite) le déclaratif ; ce sont les événements qui bousculent l’objectivation conceptuelle. Le récit désidéalise, en même temps qu’il singularise.

53Costello, écrit Coetzee, « ne croit plus que raconter des histoires est une bonne chose en soi ». Il me semble que les deux romans dont je viens de parler invitent à penser que raconter des histoires peut être, parfois, une chose bonne. Non que le récit prophétise, ou apporte un salut : qui peut croire encore à cela ? La littérature comme religion de substitution, il est grand temps d’en finir avec ça (pour le cas où la tentation subsisterait ici ou là). Ce qu’ils suggèrent, par contre, ces romans, et de façon, je crois, convaincante, c’est que raconter des histoires, ce peut être une manière de questionner des énoncés en exposant les circonstances de leur  énonciation ; de donner à voir des vérités par la mise en scène des erreurs. Œdipe Roi, déjà –bien avant Cervantès, ou Flaubert, ou Proust...

54Ça peut être. Ça n’est pas toujours. Et il n’y a jamais aucune assurance. Pas de Credit Default Swaps, les défaillances ne sont pas couvertes, ces vérités sont incertaines, faillibles et fragiles, ce sont des vérités précaires, comme les lucciole de Pasolini.  

55D’autre part, ce n’est qu’une manière: une manière parmi plusieurs autres.

56Mais sommes-nous si savants que nous puissions en négliger aucune ? Est-ce que nous en aurions trop, par hasard ? Est-ce que nous en avons à revendre ? Est-ce que nous n’avons pas besoin de toutes ?