Colloques en ligne

Myriam Boucharenc, Université Paris-Ouest Nanterre

La figure de l’écrivain dans Les Nouvelles littéraires des années vingt

1Quel plus bel observatoire que Les Nouvelles littéraires, qui tirent alors à une centaine de mille1, serait susceptible de nous permettre de prendre la mesure du décalage, si frappant, entre les écrivains qui comptaient dans les années 1920 et ceux dont l’œuvre reste en activité aujourd’hui, en 2010 ? Si l’importance qu’accorde cet hebdomadaire à certains auteurs de référence du temps, – identifiés comme tels par l’histoire littéraire –, comme Barrès ou Anatole France, n’a guère de quoi surprendre, il paraît plus étonnant qu’en termes de « couverture médiatique », comme on dit à présent, la mort de Proust ne suscite pas autant de bruit que de celle de Loti, à peine à égalité avec l’anniversaire de la disparition de René Boylesve (académicien, il est vrai !) ; que l’occultation de l’œuvre de Péguy s’annonce dès cette époque ; que le naturalisme tombait en défaveur quand le centenaire du romantisme occupait toutes les plumes ; que l’avant-garde avait nom Crevel et Delteil plutôt que Breton et Aragon. Rappelons enfin qu’il est des auteurs, devenus parfois presque des fantômes, en l’absence desquels la première décennie des Nouvelles littéraires ne serait pas ce qu’elle fut : Francis de Miomandre, André Beucler, Jean Prévost ; que des écrivains, aujourd’hui bien mal aimés, comme Montherlant ou Giraudoux romancier… s’y trouvaient alors à la une. Caprices de la Renommée, dit-on, cette déesse fantasque dont nous n’écouterons pas les trompettes2, ayant choisi de lancer notre propos sur une autre piste.

2Ce n’est pas tant, en effet, la disparition des écrivains dans l’oubli que leur apparition – ou plutôt leurs apparitions –, qui retiendra notre attention. Comment, à feuilleter Les Nouvelles littéraires en leur première décennie, ne pas être aussitôt convaincu de la place centrale qu’y occupe la personne – pour ne pas dire le personnage – de l’écrivain dont on s’efforce, par tous les moyens, à faire valoir l’image ?

3Le premier numéro du 21 octobre 1922 s’ouvre sur une belle photographie de Colette par Mireille Havet. Jean Oberlé, Sem, Bernard Becan, Louis Touchagues, Maximilien Vox, Pierre Payen, Andrée Sikoska, Rouquayrol… mais aussi Cocteau, Marie Laurencin, Man Ray… et bien d’autres dessinateurs encore ont contribué à composer cet album de famille, tandis qu’Henry Guillac et Carlo Rim se sont chargés d’illustrer quelques-unes des scènes de la vie quotidienne des « Bonshommes de lettres », ainsi qu’ils les nomment volontiers dans la « semaine humoristique » qu’ils ont tour à tour assurée au cours de la période. « La critique des livres » assortit régulièrement les ouvrages de la semaine de la photographie de leurs auteurs, dont les clichés se répandent également dans l’espace publicitaire où ils se multiplient quand ils ne s’étalent pas tout à l’envi, jusqu’à occuper une pleine page. Pendant que Frédéric Lefèvre interroge l’invité du jour, Jean Texcier le croque : et revoilà Colette, au téléphone, cette fois3. Bref, comme le Persan de Montesquieu, chaque écrivain peut s’écrier : « Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ». (Lettre XXX).

4Pour fameuse qu’elle soit, la série des « Une heure avec… » ne saurait faire oublier l’abondance des interviews, entretiens, portraits, souvenirs, visites et enquêtes de toutes sortes qui se succèdent et souvent se coudoient dans un même numéro. Si les « Opinions et portraits » de Maurice Martin du Gard et les « Heures » de Lefèvre se partagent régulièrement les honneurs de la une, celle-ci s’augmente, à l’occasion, d’un troisième avatar du genre. Le 5 mai 1923, un « Abel Hermant par François Mauriac » vint ainsi former trio avec Tristan Derème (auquel se consacre Martin du Gard) et Maurras (qui s’entretient avec Lefèvre). Juste retour des choses, Hermant se retrouve dans le numéro suivant en victime de Lefèvre, tandis qu’en date du 26 mai, c’est au tour de Mauriac de venir « unheureavequer », comme il se disait alors4, avec notre Bernard Pivot Art Déco.

5Citons enfin, pour mémoire, quelques-unes de ces rubriques organisées en séries plus ou moins durables qui ont contribué à promouvoir l’écrivain en figure-vedette du journal. « Nos médaillons » qui préludèrent aux « Opinions et portraits », les « Visites à… », un temps assurées par Simone Téry, les « Entretiens dramatiques de Kessel », les « Portraits d’Hommes » de Rachilde, « Malles et voyages » et, pour la symétrie, « chez eux » de Nino Franck (en 1928), etc.

6Une fièvre de portraits, comme aurait écrit Michaux, dont la disparité illustre bien le désordre de la « période », cette unité de temps hétérogène qui voit se chevaucher les générations, se télescoper l’actualité et l’Histoire littéraire, se côtoyer maîtres du passé et jeunes espoirs, génies officiels et écrivains en marge, se bousculer les « dont-on-parle », selon la formule de Thibaudet, tout l’éventail – ou l’éventaire – des couronnés, des centenarisés, des ressuscités et des immortels. Dans ce pêle-mêle de visages, il semble bien difficile de voir se dégager une figure unique d’écrivain. Une seule, sans doute pas. Mais deux, peut-être. Car le portrait de l’homme de lettres que nous offrent à regarder Les Nouvelles littéraires est résolument double : contrasté assurément, ambivalent parfois et paradoxal souvent.

7Est-ce hasard ou coïncidence objective ? Il se trouve que dans les années vingt, l’écrivain se distingue de plus en plus mal de son double et, comme les maîtresses de Stendhal, ne fut jamais si bien aimé qu’« en deux volumes ». L’écrivain voyageur, à la folie ; l’écrivain journaliste, passionnément ; l’écrivain sportif, beaucoup ; l’écrivain-publicitaire, un peu…, au masculin comme au féminin, car une place est ménagée, désormais dans l’actualité littéraire pour celles qui ne s’appelaient pas encore « écrivaines ». Romancier et reporter, comme Dorgelès ou Carco, conteur et enquêteur, tel Gaston Picard, « poète et dessinateur5 », ainsi de Cocteau, essayiste politique et romancier, à l’instar de Fabre-Luce alias Jacques Sindral, qui se scinde pour la circonstance… : innombrables sont ces doubles plumes dont le nom figure dans la distribution, je veux dire au sommaire, tantôt dans un rôle, tantôt dans l’autre. On découvrira ainsi un « Albert Londres. Prince des reporters » par Andrée Viollis6 auquel fait pendant une « Andrée Viollis, seule en Russie » par Albert Londres7 : symétrie parfaite. La fréquence de ces portraits réciproques souligne, la réversibilité de la figure de l’écrivain tour à tour interviewer ou interviewé, moyen ou fin de l’enquête. Une mobilité de posture qui, si elle ne date pas des années vingt, présente cependant cette nouveauté de se systématiser dans Les Nouvelles littéraires. En exploitant l’image de l’auteur sous toutes ses formes et dans ses diverses poses, cet hebdomadaire favorise le développement d’une nouvelle image, moins circonscrite, plus mobile et plus vivante, en un mot, de l’écrivain.

8Celui-ci n’est plus seulement considéré comme l’auteur d’une œuvre mais aussi comme un acteur de la vie publique qu’il convient d’être capable de saisir au vol, entre deux départs, à moins que le journal ne le « suive » : comme Gide au Congo, ou Duhamel à Moscou, photographiés, en la circonstance, in situ. Les voyageurs ont le vent en poupe qu’il est de mode d’interviewer à leurs retours, selon un rituel que ne manque jamais d’épingler Henry Guillac. Comme ici : « Nous avons perdu Rabindranath Tagore, parti (annonce un communiqué) en costume national, pour l’Amérique du Sud, mais… nous avons récupéré Pierre Benoît, retour de son voyage en orient et c’est une appréciable compensation ». Et les journalistes venus accueillir l’auteur de La Châtelaine du Liban de lui demander en chœur : « Auriez-vous l’obligeance de nous faire connaître la date de votre prochain enlèvement8 ? ». Ou encore, trois semaines plus tard : « Les “Académisards” de Paris-Soir ayant très justement fait remarquer que les Dix donnent habituellement leur suffrage à un auteur éloigné de Paris, les gares sont assiégées9 ». Quant aux mots croisés de Tristan Bernard – l’écrivain cruciverbiste, voilà si je ne m’abuse, une première –, ils comptent assurément parmi les manifestations les plus éclatantes de « cette nouvelle forme de journalisme » qui, selon Georges Charensol, « mettait en contact le grand public avec les plus grands écrivains pour le prix d’un quotidien10 ». « Mettre en contact » : tel est bien, en effet, l’un des ressorts de cette dynamique moderne de l’écrivain appelé à jouer un rôle dans la cité, qui s’ouvre au monde et à l’ordre pratique.

9Rien de ce qui touche à la condition juridique, économique et sociale de l’Homme de Lettres n’est dès lors demeuré étranger aux Nouvelles littéraires qui ont contribué à la prise de conscience du « métier » d’écrivain. On y défend avec âpreté la « propriété littéraire », alors limitée à cinquante ans seulement au-delà de la mort de l’auteur. Scandalisé que la progéniture des grands auteurs puisse se retrouver ainsi, de son vivant, dépossédée de son héritage, Henry Bordeaux souhaiterait que l’œuvre soit « considérée comme un capital et non comme un revenu11 ». Léon Pierre-Quint s’insurge en revanche contre le pouvoir excessif dont disposent les héritiers en ce qui concerne le sort des correspondances ou des manuscrits d’écrivains12. Autre thème récurrent : l’imposition, jugée excessive, des droits d’auteur, qui inspire à Pierre Bonardi d’éloquents calculs13 sur « Les finances des grands hommes14 », tandis que Maurice Martin du Gard accueille avec pondération le projet de loi Herriot visant à créer une caisse nationale des lettres alimentée par une taxe sur les œuvres entrant dans le domaine public15. « L’aventure de M. Henri Pourrat », accusé de diffamation par une femme qui s’est reconnue comme modèle de l’un de ses personnages, inspire à J. Ernest-Charles cette amère réflexion : « Prenons garde […] que de tels procès portent atteinte directe aux droits de l’écrivain ! […] il est bien regrettable qu’à tous les ennuis que les écrivains ont communément, s’ajoute le désagrément d’être déféré aux tribunaux correctionnels16 ! » Dans un article du 18 août 1923, intitulé « Les duretés de la vie littéraire », André Fontanas énumère longuement toutes les vicissitudes de la vie des « artisans du verbe » : image sociale dévaluée, précarité financière, droits bafoués et reconnaissance incertaine. « Écrivain, métier de chien », conclut Guillac17 !

10Quand ce n’est pas la condition de l’écrivain qui fait tableau, c’est sa vie privée qui fournit la peinture du détail. De l’obligation où il se trouve, par une nécessité esthétique, de puiser pour alimenter son œuvre, dans sa vie intime, résulte selon Francis de Miomandre, la « curiosité grandissante » que cette dernière inspire au lecteur. Sainte-Beuve triomphe dès lors, accommodé au goût médiatique. Au prétexte, maintes fois proclamé selon lequel « la vie explique les œuvres18 », le journal n’hésite pas à brosser des scènes de genre, nous servant un « Huysmans à table19 », quand ce n’est pas une brochette tout entière d’écrivains en footballeurs. Difficile d’y résister :

Marcel Berger, l’œil rivé au ballon, démarrait comme un félin. Vladimir Pozner, au maillot et à la culotte noirs, éclatait de rire en voyant le panier demeurer inviolé en dépit de ses efforts […] Yvan Goll, André Berge, l’auteur dramatique André Le Bret, caracolaient en se faisant réprimander pour leurs fautes, roulaient par terre pleins d’enthousiasme. / On a vu Alexandre Arnoux charger à toute allure, sans cesser d’arborer son sourire aux yeux clignotants. Philippe Soupault se faufilait partout, les mains pleines de nervosité… / L’homme de la rue qui se fut égaré dans ces parages aurait eu tout loisir d’émettre quelques considérations admiratives d’où la littérature eût été bien absente20.

11Toutes les occasions sont bonnes pour s’approcher de la personne, du corps même de l’écrivain que l’on ne veut plus saisir qu’en mouvement, au plus près de ses humeurs, comme pour mieux dépayser la figure abstraite et convenue de l’auteur à sa table de travail. On le montre chez lui, aux prises avec ses tracas journaliers. Son genre de vie, son cadre et jusqu’à son ameublement21, sont de précieux indices quand il s’agit de révéler « l’intime accord existant entre la Vie et l’œuvre22 ». On s’enquiert de sa manière d’écrire, qu’il cherche l’inspiration debout en sirotant du vin blanc ou prenant un thé assis à sa table, qu’il compose dans le métro ou en flânant dans les rues23. Quand on ne l’aperçoit pas en « en tête-à-tête avec les romans de la vie », on le retrouve « au comptoir24 », face à ses lecteurs, payant de sa personne pour encourager la vente de ses livres. Et Jean-Jacques Brousson de revendiquer la méthode en ces termes :

Il y a ceux qui ne veulent pas connaître les petitesses, ou les souffrances des grands hommes. Seules, les statues leurs plaisent. La chair et le sang leur donnent la nausée. Sur un exemplaire d’Anatole France en pantoufles, offert à un critique… j’ai déchiffré cette exclamation : “Pourquoi peindre les grands hommes à poil ? ”… J’ai écrit en dessous : “Pourquoi flamber les grands hommes comme la volaille ? C’est à poil que l’on peint les dieux, les héros et les déesses25.

12Voilà, serait-on tenté de croire, la désacralisation médiatique de l’écrivain consommée, dans cette descente du Panthéon au… poulailler !

13Il n’en est rien, pourtant, car ce n’est là qu’une vue de façade. Que Les Nouvelles littéraires abordent l’écrivain au plus près de sa réalité quotidienne, de son emploi du temps, qu’elles s’emploient à le « dévisager » dans le menu, n’excluent pas qu’elles puissent conjointement l’« envisager » dans la durée, selon une distinction chère à Cocteau. Qu’elles se préoccupent, comme il va de soi pour un journal, des modes, de la circulation des valeurs et des représentions dans l’air du temps, ne signifie pas pour autant qu’elles renoncent à la pérennité qui sublime l’image de l’écrivain et en dégage la valeur. Le portrait qu’elles nous livrent oscille ainsi entre deux esthétiques, selon qu’elles optent pour la peinture de l’actualité dans sa fraicheur ou dans la perspective de l’Histoire, qu’elles cultivent un art du détail ou de la fresque.

14En dépit de son goût prononcé pour l’anecdote pittoresque, l’hebdomadaire de Jacques Guenne et de Maurice Martin du Gard n’a de cesse qu’il n’ait classé les auteurs, que ce soit par générations, par sexe ou par familles… Conformément à la profession de foi parue dans le deuxième numéro, il convient d’offrir « des points de repères au lecteur effrayé par l’abondance de la production contemporaine26 ». Ainsi se trouvent réunis par les soins de Carlo Rim dans un même « Carnaval » : « le romancier qui “tire” bien » (en cow-boy), le « critique » (en armure) et « l’échotier anonyme » (en fantôme)27. Plus sérieusement, telle série de Georges Charensol s’intitule « Les vingt à trente ans » (1926), telle autre recense « La littérature féminine en France », une autre encore fait le tour des « Lettres au pays d’oc », etc. Sous l’apparent désordre des faits-divers dont est ponctuée l’actualité littéraire, on se soucie de remonter des généalogies, d’identifier des types, de retremper, en somme, le singulier dans le collectif, de penser l’accident de parcours, la spécificité d’une personnalité, dans la perspective d’une essence de l’écrivain. Quoi qu’il puisse parfois y paraître, Les Nouvelles littéraires ne ressortissent pas tant au cabinet de curiosités qui accumule les objets insolites, qu’à la collection qui opère des tris, ordonne des séries. Cette dialectique du particulier et du général, de la couleur locale et de la perspective cavalière, dote le portrait d’un arrière-plan et lui confère une profondeur de champ. Elle nous rappelle qu’en ses prémices la médiatisation de l’écrivain se déploie sur fond de croyance en la stabilité de l’échelle des valeurs littéraires. En témoignent ces réflexions de Maurice Martin du Gard :

Après la guerre, le public des lecteurs s’était développé et transformé. Adhérant sans le savoir au mouvement dada il ne voulut plus « manger dans la vaisselle commune » sinon des mots du moins des livres que l’on avait découverts en 1914. Une grande confusion en résultat, qui dure encore. On se jeta sur des écrivains qui n’étaient pas encore en possession de tous leurs moyens, les confondant ou les préférant parfois à ceux qui leur avaient servi de modèles. Les vraies valeurs, elles, n’ont pas changé28.

15Telle est l’ambiguïté, qui tient au fait que Les Nouvelles littéraires se trouvent partagées entre le nouveau régime du succès qui se fonde sur la surexposition médiatique de l’écrivain et l’ancien régime du « génie », qui suppose une distinction, voire une antinomie, entre la notoriété qui fait connaître l’écrivain et la gloire qui le fait reconnaître.

16En témoigne ce faux doublet que forment les « Opinions et portraits » et les « Une heure avec ». En exploitant la présence de l’écrivain, en thésaurisant une collection d’« instants », comme les nommerait André Beucler, Lefèvre confère à ses interviews une double fonction de portrait sur le vif et de panorama de la « période » : en s’accumulant au fil des semaines, ces moments choisis finissent, ainsi que le remarque Charensol, par composer un « tableau quasi complet de toute la vie littéraire de l’entre-deux-guerres29 ». Le maître de l’heure a, au demeurant, ses habitués qui viennent régulièrement renouveler la pose et la rafraîchir (comme Fargue), pour la remettre à l’ordre du jour. C’est toute la différence entre l’historicité de l’actuel dont relève l’entreprise de Lefèvre et la plus classique histoire littéraire que vise Martin du Gard n’ayant de cesse qu’il n’ait aperçu l’écrivain de demain dans l’homme du moment, parfois avec brio, comme lorsqu’il porte sur Philippe Soupault ce jugement prémonitoire : « […] on se rappellera plus tard qu’il a été président du mouvement Dada, ces choses qui paraissent inavouables aujourd’hui, lui confèreront dans quelques années, une sorte de pureté dont il n’aura pas à se défendre30 ». Outre les articles, il serait passionnant d’analyser l’iconographie des écrivains – et notamment la manière dont celle-ci, tend tantôt à construire une image fixe de l’écrivain, tel qu’en Lui-même l’éternité le changera (Valéry ou Giraudoux, par exemple sont des idoles invariables), tantôt à disperser celle-ci en une constellation de poses et de visages.

17Cette orientation contradictoire du portrait de l’écrivain, qui vise à le peindre tantôt en gloire, tantôt en chair, donne souvent lieu – qui s’en étonnerait ? – à de plaisants contrastes. Ainsi cette page consacrée à Courteline qui vient de mourir31. D’un côté Dorgelès souligne « l’immortalité » de celui qu’il qualifie d’« expression du génie français », de l’autre le journal évoque un « Courteline intime » usant encore de « papa » pour appeler son père, à 70 ans passés, mais refusant, en haine de la vieillesse, que ses petits-enfants l’appelassent « grand-papa »… Du ridicule auquel expose les confidences des Grands Hommes. À vouloir ainsi « à tout prix, découvrir l’homme32 », selon la formule de Lefèvre, ne risque-t-on pas d’obtenir l’effet inverse ? Henri Duvernois en est, pour sa part, convaincu : « Cette singulière publicité qui s’attache à nos confrères pour des incidents étrangers à la littérature, comme elle s’attache aux étoile de Music-Hall, quand ces dames ont perdu leur collier, ont contribué à propager de regrettables légendes33. » Ce ne sont pas les portraits-souvenir de Rachilde en infirmière de Verlaine, l’abreuvant de chocolat chaud en guise d’absinthe, qui le démentiraient. Quant aux titres choisis par la romancière – « Paul Verlaine, le tendre maudit » ; « Jean de Tinan, le beau ténébreux », « Laurent Tailhade, le poète à la cravate rouge » – les voilà fin prêts à venir grossir le flot de l’une des ces innombrables collections de Vies romancées dont l’époque était si friande. « Biophagie34 », s’exclame, à raison, Carlo Rim.

18Le paradoxe n’est pas loin. Celui-ci, par exemple. En 1925, l’hebdomadaire lance une « Collection de portraits des Nouvelles littéraires ». Sera ainsi procurée au lecteur, selon ses goûts, une photographie 27 x 35 sur carton de François Mauriac, de la Comtesse de Noailles ou de Georges de Porto-Riche par Henri Martinie, pour la somme modique de 20 F (port et emballage en sus)35. Un an plus tard, Francis de Miomandre dénonce cette même pratique dans un article intitulé « Têtes de vitrine » :

Je sais bien que ce n’est pas de notre faute si nos têtes célèbres (plus ou moins célèbres) fleurissent les vitrines des libraires, au sommet de la pile de nos œuvres (comme un bouquet sur un socle). Nos éditeurs aiment ça. Ils prétendent que c’est nécessaire à la publicité. « Puisque les députés, les actrices et les grues le font, disent-ils, pourquoi pas vous ? ». / Argument irrésistible. En effet, pourquoi pas nous ? N’avons-nous pas de nombreuses analogies avec ces trois sortes d’êtres ? Toujours à bavarder, toujours en coquetterie, et, somme toute, vivant d’une prostitution quotidienne, la plus grave (et la plus mystérieuse), celle de notre cerveau ! Ah ! oui, il faut bien le reconnaître. Nous sommes faits pour la place publique, et nos têtes, (comme ce qu’il y a dedans) appartiennent à tout le monde36.

19Et l’auteur de conclure, quitte à paraître « vieux jeu » : « Je regrette le temps où le lecteur ignorait la façon dont nous étions faits. » A fortiori, peut-on imaginer la façon dont les auteurs s’habillaient ! Ce qui n’empêche pas la direction de confier à Georges Ribadeau-Dumas une série sur ce sujet37. En contrepoint, la « semaine humoristique » s’emploie régulièrement, quant à elle, à ironiser sur les tendances dont ce « journal culturel de référence38 » – que L’Humanité taxait de « feuille de publicité des grandes maisons d’édition39 » –, contribue par ailleurs à diffuser la mode. Ici, Guillac épingle la dépendance des écrivains à l’égard des enquêtes40, là, les excès de la publicité littéraire41. Il serait loisible de multiplier à l’envi ces exemples contradictoires qui mettent en évidence le double jeu – ou le double enjeu – qui se trame dans le portrait de l’écrivain selon Les Nouvelles littéraires. Il suffira pour en fixer la règle de placer en vis-à-vis deux dessins de Guillac. L’un s’intitule « Le Goncourt 1927 ou la célébrité en 1h42 », l’autre, sans titre, parle par sa seule légende, éloquente : « Il y eut grande affluence au départ de la ligne « “Institut-Immortalité” ». Malheureusement le règlement est formel : “pas de surcharge !43” ».

20Ne croirait-on pas reconnaître dans cette représentation balançant entre l’anecdotique et l’essentiel, l’éclat et la trace, le transitoire et l’éternel, comme le dernier portrait classique et le premier portrait moderne de l’écrivain, l’un chassant l’autre ?