Colloques en ligne

André Job

Giraudoux : une « rhétorique exempte de doutes et d’angoisses » (C. E. Magny) ?

Giraudoux : a « rhetoric free of doubts and fears » (C. E. Magny) ?

1Une citation sert de point d’appui à mon propos, qui justifierait à elle seule que nous soyons réunis ici, je la rétablis donc dans son intégralité. Claude-Edmonde Magny écrit : « Son œuvre est une rhétorique pleinement confiante en elle-même, exempte des doutes et des angoisses qui, des Fleurs de Tarbes aux Faux Pas de M. Blanchot, assaillent de toutes parts la littérature actuelle. » (Magny, 1945, p. 75) En réalité, ceux qui l’ont lue de près savent qu’elle se montre infiniment plus indulgente au moment de faire le bilan définitif de cette rhétorique triomphante. Soucieuse de porter la contradiction à Sartre qui faisait grief à Giraudoux d’aristotélisme, elle affirme, en se réclamant d’une interprétation immanentiste des Idées platoniciennes, que les « archétypes » de Giraudoux (le matin plus radieux qu’un matin ordinaire, la « vraie jeune fille », le cornichon parangon de cornichon) n’ont pas rompu avec le sensible et ne relèvent pas de la catégorie de l’universel abstrait, car ce sont des « essences singulières » (Magny, 1945, p. 31). Platon contre Aristote, on peut certes subodorer dans cette distinction une querelle académique d’initiés. L’enjeu est pourtant de taille, puisqu’il s’agit par ce biais de nier l’artifice du monde de Giraudoux et de pondérer le désir qu’il aurait de retrouver partout « les enfantines notions forgées par son cerveau d’homme » (Ibid., 1945, p. 33) – nous aurons à revenir sur ce soupçon insistant. Approuvant finalement Giraudoux, en matière de langage, de se tenir aussi éloigné du sens commun que du « scepticisme absolu », et de jouer sans cesse de l’ambiguïté, l’auteure conclut en convoquant Héraclite d’Éphèse, pour en appeler à un Plaidoyer pour une Rhétorique de l’Ambiguïté, projet qui n’aurait peut-être pas déplu à Paulhan. Quand on suit Héraclite (et Giraudoux), il faut reconnaître en effet la duplicité du Logos et de l’Être. Si donc on assouplit la langue quotidienne par le calembour ou la métaphore, ce n’est pas par jeu, c’est parce qu’il faut se libérer des pièges de l’illusoire univocité des mots et reconnaître qu’on a renoncé à « la possession immédiate et magique de la réalité » (Magny, 1945, p. 120). Voilà du même coup congédié le soupçon de Sartre, si méfiant à l’égard du langage « magifié » en général, et du parti qu’en tire Giraudoux en particulier. Remarquons d’ailleurs au passage que les débats de l’époque autour de la « misologie » ou haine du langage (Paulhan), avec son cortège de Terreur et d’angoisse, pèsent décidément de tout leur poids, puisqu’au moment de conclure Magny nomme à nouveau Parain et Blanchot et cite même longuement ce dernier (Magny, 1945, p. 118).

2Un écart de quelques années entre deux ouvrages critiques du même auteur suffit parfois à prouver qu’on a changé de monde. Cinq ans à peine séparent le Précieux Giraudoux (1945) du chapitre que la même philosophe consacre à Giraudoux, dans son Histoire du roman français depuis 1918 (1950), sous le titre faussement élogieux du « Nijinski du roman ». J’ai eu la curiosité de relire ce chapitre. Surprise. Tout se passe comme si les années succédant à la Libération avaient convaincu l’essayiste de prendre toutes ses distances à l’égard de la « rhétorique de l’ambiguïté » dont Giraudoux s’était fait selon elle une si brillante spécialité. Le « précieux » Giraudoux (dans les deux sens du terme) est devenu « Giraudoux-le-léger ». Claude-Edmonde Magny donne maintenant quitus à l’auteur de La Nausée : « Mais finalement, ce qu’il [Giraudoux] laisse paraître, ce sont seulement les archétypes, les cimes. Ses romans, amputés de toute la masse de réalité opaque, boueuse, qui leste les récits balzaciens, cessent à peu près d’être des romans. Il manque à son œuvre le sens du péché, du Mal, de l’irréparable, du corrompu, du défectueux. » (Magny, 1950, p. 167) Enfonçant le clou, elle conclut : « […] finalement cela ne sert de rien pour la conduite de la vie ou le train du monde. […] C’est là sans doute le reproche le plus grave qu’on puisse faire à Giraudoux : celui de légèreté, et presque de manque de courage. Il ne s’est pas accepté comme étant vraiment au monde. » (Ibid., p. 168) En somme, on constate que les thèses que Sartre venait de développer dans l’intervalle, en 1948, dans Qu’est-ce que la littérature ?, quand il invitait les prosateurs à se réconcilier dans l’urgence avec une conception utilitaire du langage, sont en passe de triompher. Est-ce d’ailleurs l’effet de l’esprit du temps ? Il arrive que l’ironie de Giraudoux ne soit plus perçue par ses lecteurs les plus avertis. Ainsi Giraudoux écrivait dans Juliette au pays des hommes à propos de Lemançon : « De sorte aussi que l’univers était recouvert pour lui plus que tout autre d’une croûte verbale qui lui cachait les gouffres du chaos et qu’il était optimiste » (Giraudoux, [1924] 1990, p. 830). Or C. E. Magny prend maintenant pour un digne faire-valoir de « l’angélisme » de son auteur (Magny, 1950, p. 146-147) ce personnage ridicule qui se plonge dans les dictionnaires de termes techniques et dispose de « soixante mille mots pour désigner son univers ». Au risque que la rhétorique de Giraudoux soit désormais confondue avec un simple répertoire de mots ou de figures.

3Puisque nous en sommes au millésime 1945, arrêtons-nous sur Jean Giraudoux ou un Essai sur les rapports entre l’écrivain et son langage de Gabriel du Genet. On aimerait en savoir plus sur cet inconnu qui a par la suite disparu de l’horizon intellectuel. Après s’être presque excusé de revenir sur le « cas » Giraudoux (c’est donc que l’éloignement à son égard est déjà avéré), il lance quelques « fusées » en faveur de son écrivain de prédilection avec la force tranquille de qui connaît son sujet et ne recule pas devant la confidence personnelle (il a imité Giraudoux). La prudence de l’approche initiale n’enlève rien au tranchant, voire à l’audace de ses conclusions. Blanchot lui fera l’honneur de lui répliquer terme à terme (« Le mythe Giraudoux ») et de le citer ou de l’adapter longuement. L’intérêt de Blanchot montre bien qu’on touche ici à l’essentiel, et d’ailleurs du Genet a médité tous les auteurs débattant de la question du langage (Sartre, C. E. Magny, Paulhan, Parain, Blanchot), et il intervient dans la même querelle philosophique (Aristote / Platon). Peu importe que ce soit pour se réclamer du « relativisme idéaliste » du kantisme – Giraudoux ne se place évidemment pas du point de vue de la raison pure –, l’essentiel est qu’il affirme, avec plus de force encore que C. E. Magny dans son Précieux Giraudoux, que c’est par défaut, et « en toute lucidité », que Giraudoux élabore un monde langagier artificiel et absurde. Argument décisif aux yeux de ceux qui considèrent Giraudoux comme un hypersensible tourmenté (Chris Marker sera de ceux-là) : quand on pose que le monde est absurde et qu’on ne peut le saisir que de biais, cet univers factice que fonde un langage fantaisiste demeure selon du Genet un moyen de « parler de l’inquiétude et de la souffrance » (du Genet, 1945, p. 51). Dans un tel dispositif, l’ironie devient la pièce maîtresse : Giraudoux traite ses illusions de « reconnaissance » comme des illusions, non comme des vérités intellectuelles. Désireux de situer à sa vraie hauteur l’humanisme de Giraudoux face aux « philosophies du désespoir » et de montrer que son œuvre demeure solidaire de l’actualité, du Genet ne craint pas de le rapprocher de Camus : sa « suite sur le bonheur » reste unie à la « suite sur le désespoir et sur l’absurde » de l’auteur du Mythe de Sisyphe (du Genet, 1945, p. 74). Invitation à sonder la présence de l’absurde dans les dernières pièces de Giraudoux.

4Revenons à la réaction de Blanchot (« Le mythe Giraudoux », Paysage Dimanche, 7 octobre 1945). Celui-ci n’est pas loin d’acquiescer à l’idée que « le bonheur de Giraudoux puisse passer pour une allusion discrète à l’absurde, pour la métaphore, souriante et d’autant plus pathétique, de l’anxiété et du désespoir » (Blanchot, [1945] 2010, p. 26). C’est sur la confiance à accorder à la rhétorique et sur l’ambiguïté qu’il affiche clairement son désaccord : Giraudoux l’humaniste ne renonce jamais à l’harmonie ou à la mesure, et il reste au seuil de l’inhumain et de l’incommunicable. À dire vrai, si l’on veut mieux comprendre l’éloignement de Blanchot et la vigueur de sa réaction face aux mots de « désespoir » et « anxiété », il suffit de lire (même si Giraudoux n’y est pas nommé), « De l’angoisse au langage », le long prologue de Faux Pas (1943). Blanchot, qui reprend à son compte la notion de pure dépense sacrificielle découverte chez Bataille, y affirme que l’écrivain doit « consumer » ses forces et atteindre le « vide » dans son effort pour répondre à l’angoisse. Comme rien ne doit empêcher le sacrifice, il faut se garder de le « remplacer par l’échange » (Blanchot, [1943] 2019, p. 13). C’est sur cette base qu’il déclare ouvertement la guerre à l’ambiguïté. « [L’écrivain] n’a que faire de cette anxiété qui veut se manifester, comme si en se manifestant elle rêvait qu’elle se délivre », écrit-il (Ibid., p. 20). Car l’ambiguïté « suppose un secret », qui, tout en se dérobant, « se laisse entrevoir comme vérité possible » (Ibid., p. 18). Au vu de ces principes, on conçoit que l’œuvre de Giraudoux, qui cultive en effet le secret (Siegfried, Intermezzo) et l’ambiguïté (Judith, Électre), s’expose au soupçon de vouloir se délivrer de l’angoisse ou du manque, en un mot de réparer, comme on dit en psychanalyse. Un titre comme Combat avec l’ange fait à cet égard figure d’emblème : quand on est cerné de toutes parts par le malheur, on peut toujours rêver de s’en libérer, comme Maléna, par la vertu d’un exorcisme, ou, pour l’auteur et le lecteur, à travers ce qui s’écrit et se lit. Ainsi le silence obstiné que Blanchot observera à partir de 1945 à l’égard de celui qu’il avait tant imité dans la première version de Thomas l’Obscur semble trouver ici son explication. Même Jérôme Bardini, l’ancêtre de Thomas, que Stéphy appelait « l’Ombre », s’arrête au bord de la dé-subjectivation et de l’exil définitif, fait retour vers l’Europe aux anciens parapets et confie son avenir à ce grand « facilitateur » qu’est Fontranges, tout en gardant inentamé le secret par excellence : « Dieu existe ? » (Giraudoux, [1930] 1993, p. 132). En définitive, l’alternative si tranchée proposée par du Genet n’avait peut-être que l’apparence d’un « dilemme » : « De deux choses l’une, avançait-il bravement : Ou bien Giraudoux ne s’est pas rendu compte que son monde est faux, artificiel et absurde […] ; ou alors Giraudoux a créé volontairement un univers gratuit, et alors […] l’important est de savoir pourquoi l’intelligence, la lucidité de Giraudoux se sont abdiquées elles-mêmes » (du Genet, 1945, p. 50). Une pièce essentielle menace en fait de ruiner cette alternative : à savoir que dans cet univers de l’ambiguïté et de l’ambivalence il n’y a justement pas de place pour le dilemme ; autrement dit on peut jouer et jouir de ses anciennes adhérences aux rêveries les plus extravagantes dans la mesure exacte où la lucidité de l’adulte les réprouve impitoyablement, puisque, chez ce surdoué adepte du « en même temps », point d’équilibre et point de tension ne s’annulent pas mais restent solidaires. En définitive Giraudoux n’affectionne rien tant, jusqu’au cœur de la déréliction, par exemple sous l’Occupation, que de caresser l’idée que les fictions émanant de ses pensées les plus enfantines conservent du moins valeur d’incitation, en tant que précieux réservoir d’imaginaire. C’est exactement cet effet qu’on observe quand les méchants s’engouffrent dans la trappe à la fin de La Folle de Chaillot.

5Dans ce parcours initié à partir de 1945, il est temps de revenir à la source, à mars 1940, je veux dire à l’article magistral de Sartre, « M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote » – on appréciera le « M. » du déférent Monsieur –, puisque cet écrit a déclenché l’avalanche de réactions croisées que nous venons de commenter. Laissons de côté le déboulonnage en règle de la statue de l’illustre aîné, d’une insolence un peu agressive (il a été commenté plaisamment par Jules Brody1). Il faut bien avouer que la critique giralducienne doit beaucoup aux analyses sartriennes, à commencer par son lexique : les stases, archétypes et autres commencements premiers servent désormais à définir les temps forts de la rêverie chez Giraudoux, ce qui prouve l’efficience de ces catégories. Nous empruntons désormais à Sartre, comme Sartre avait lui-même emprunté à Giraudoux en inventant dans La Nausée les « moments parfaits » chers à Anny, la compagne de Roquentin2.

6Temps forts, certes, mais les « stases » heureuses, qui s’apparentent à des intervalles de fuite (le jardin public, le séjour chez les Seeds, puis à Hollywood), sont loin de triompher, et, dans cette nouvelle version mondialisée du bovarysme, le déterminisme social et culturel petit ou grand bourgeois qu’a fui Edmée la rattrape inexorablement, c’est même la leçon du livre. Dans ces conditions, il est un peu partial de prétendre que « Ce monde ignore le déterminisme » (Sartre, [1940] 1947, p. 86). C’est une conscience malheureuse qu’ausculte Giraudoux, et, comme dit du Genet, « Giraudoux, lui, n’a jamais prétendu que ses contemplations, ses reconnaissances, étaient intellectuelles. Il les observe, les décrit, mais jamais il ne les laisse évader de leurs conditions d’illusions. » (du Genet, 1945, p. 32) Sartre s’est d’ailleurs bien gardé de se prononcer sur le degré de croyance que l’auteur accordait à ses « formes substantielles ». Curieusement pourtant, il prétend « avancer non dans la connaissance des hommes mais dans celle de M. Giraudoux » (Sartre, [1940] 1947, p. 83), et il remarque d’ailleurs, comme pour s’en inquiéter, qu’une telle inadaptation au réel s’observe dans la schizophrénie. En réalité Sartre décrit cliniquement, en philosophe husserlien, in vitro en quelque sorte, ce qui se présente à la conscience des personnages de Choix des Élues (Claudie, Edmée en particulier). Moyennant quoi, il tend à confondre l’auteur et ses personnages et passe sous silence l’ironie douloureuse qui a retenu l’attention de Gabriel du Genet. « J’ai tout pris pour argent comptant », confie-t-il (Sartre, [1940] 1947, p. 83), ce qui peut s’entendre comme une façon de justifier l’ignorance des effets stylistiques au bénéfice de la méthode philosophique. Au point que, commentant une des phrases les plus féroces s’appliquant au malheureux polytechnicien qu’Edmée a pour époux : « Pierre avait ceci de fâcheux qu’à force de se vouloir représentant de l’humanité, il l’était vraiment devenu. » (Giraudoux, [1939] 1993, p. 503), il n’y voit rien d’autre qu’un passage de plus de la puissance à l’acte et ne paraît pas soupçonner que l’auteur se gausse à travers lui et du positivisme et d’une tendance à sublimer la culture. S’il avait lu les Premiers écrits de Giraudoux, Sartre se serait convaincu que le premier univers provincial peint par l’auteur est dépourvu d’angélisme, et que les déterminismes de tous ordres qui s’y exercent alimentent une forme d’humour noir3. Comme si le déterminisme était le premier terreau de l’œuvre, et comme si la rêverie éveillée ou la féerie conquérante n’étaient destinées qu’à lui faire pièce, avec le fragile succès, pour ne pas dire l’échec, qu’on lui connaît. Que la rêverie et la féerie portent la marque d’une complaisance appuyée, c’est indéniable, mais se placer du point de vue de la raison pure ou d’un « rationalisme de politesse » (Sartre, [1940] 1947, p. 98) pour l’apprécier, c’est en fausser aussi sûrement la perspective que de faire de L’Embarquement pour Cythère une destination proposée par une agence de voyages.

7Dans son étude Sartre ne souffle mot du style de Giraudoux4, alors qu’il l’avait apprécié au plus haut point dans sa jeunesse. Il préfère ignorer la polyphonie énonciative, la prolifération des voix intérieures et des monologues croisés qui recueille jusqu’au délire la douleur des protagonistes – on n’est parfois pas si loin de Duras dans la dépossession de soi au féminin –, parce qu’il a choisi de durcir sous forme de concepts ce qui relève de l’épanchement sensible ou sentimental. Est-il pour autant si imperméable à cet effort pour transformer en chant, en légende (comme on lira dans La Menteuse) – osons le mot : en Beauté – la déréliction d’Edmée ? On peut en douter quand on constate qu’au détour d’une page de Saint Genet, comédien et martyr – je suis reconnaissant à Gilles Philippe d’avoir ouvert cette piste – il associe de façon inattendue Giraudoux à Joyce et à Genet au moment de célébrer dans Notre-Dame des Fleurs l’art éminemment rhétorique de peindre en « Légende Dorée » la « plus épaisse et vulgaire densité du monde » (Sartre, [1952] 2021, p. 420), celle du « milieu » des voyous et des forçats : « Notre XXe siècle industriel, déclare-t-il plus loin, a vu naître trois édifices médiévaux, d’inégale valeur : l’œuvre de Giraudoux, Ulysse et Notre-Dame des Fleurs. » (Ibid., p. 529) Dont acte. Il y a en effet chez Genet, Sartre l’a suffisamment démontré, un « esthétisme verbal » triomphant. Or celui-ci participe du même goût pour l’archétype qui caractérise Giraudoux. Et on peut vérifier que la portée du procédé est de même nature puisque la Beauté, en tant qu’archétype, assure « la transformation de l’être en apparence » (Ibid., p. 420). Quand on prend en effet la place de Dieu (Giraudoux le « Sourcier de l’Éden » n’est pas en reste à cet égard), les « trucages » de la rhétorique sont seuls à même de convertir en « essences » (chez l’auteur de Notre-Dame des Fleurs en substances florales) la réalité des êtres et des choses, toujours susceptible de se couler dans le moule des classifications et des nomenclatures. Plus encore que chez Giraudoux, le monde se métamorphose en Livre, et « la Nature et l’Écriture Sainte ne font qu’un » (Ibid., p. 527).

8Il va sans dire que le degré de souffrance à la source de cette conversion littéraire n’est guère comparable chez Giraudoux et chez Genet – il serait indécent de comparer l’esseulement du boursier au lycée de Châteauroux à l’expérience du pénitencier –, et que l’efflorescence baroque du second nous submerge jusqu’au malaise. Giraudoux, lui, n’a pas « volé » la belle langue littéraire, il l’a trouvée une fois pour toutes, à l’économat, dans son trousseau de bon élève. Aussi ne convertira-t-il pas la Rhétorique en nouvelle Terreur : il se contentera de la subvertir, en en respectant ironiquement les formes, par la pratique de l’ambiguïté. Toutefois, en lieu et place du vol, on peut déceler chez ce fils de paysan qui ne s’est jamais senti bourgeois de plein droit un obscur sentiment de trahison – le fait qu’il ait vécu en grand bourgeois ne change rien à l’affaire. L’exemple de Péguy, cet aîné dont Giraudoux fait souvent l’éloge, n’est jamais perdu de vue : le natif de Bellac a connu de près les « petites gens ». Et ce n’est pas un hasard s’il voue à Charles-Louis Philippe, le fils de sabotier, l’auteur de La Mère et l’enfant et de Bubu de Montparnasse, qui l’a initié à la littérature contemporaine, une admiration sans bornes. Celui-ci, fidèle à ses origines, est le seul d’après lui à ne pas avoir trahi « le peuple ». Il faut croire d’ailleurs que ce sentiment de trahison est assez répandu à l’époque, puisque Sartre lui-même en établit le diagnostic chez le « paysan » Brice Parain, le philosophe auteur des Recherches sur la nature et les fonctions du langage, à qui il a consacré un long texte empathique, « Aller et retour » (Sartre, [1944], 1947, p. 189-244). On apprend ainsi comment Parain s’initia rue d’Ulm au « langage brillant et sans poids de la polémique », et comment il ne put jamais le traverser qu’à travers « une épaisseur de mutisme » (Ibid., p. 196) : ce sentiment de malaise explique ses premiers engagements (il rejoignit le Parti communiste) et sa décision de vouer ses recherches au langage. Comme quoi la rhétorique reste bien la pierre de touche des choix existentiels, et recoupe les déterminations de classes.

9Puisque toute la critique s’accorde sur la confiance de Giraudoux en la rhétorique, on ne saurait ignorer ce qu’en dit l’intéressé. Or ce qu’en pense Giraudoux est à mille lieues de sa pratique supposée. Il faut s’arrêter ici sur un texte fondateur qui a de quoi laisser perplexe : le « Charles-Louis Philippe » de Littérature (Giraudoux, [1937] 2022). Il semble brûler ce que l’auteur est censé adorer, avec une violence qui anticipe sur l’esprit du Front Populaire (il a été augmenté en 1937, mais pour l’essentiel il est de 1931). Si l’on excepte Charles-Louis Philippe, toute notre littérature, affirme Giraudoux, n’est qu’un gigantesque concours d’éloquence, où « la considération » remplace « l’expression » (Ibid., p. 291). Il n’y a pas de place chez elle pour les émotions primitives, en particulier pour l’expression de la misère. La responsable en est la classe bourgeoise, qui a entièrement accaparé sa production, et qui à travers un enseignement réservé à une élite réduit la fonction de la littérature à un dressage de « l’âme bourgeoise », en multipliant les exercices « scholastiques » retirés de la vie réelle. Je résume l’argumentation, mais tous ces mots sont de Giraudoux, et quand il en vient aux exemples, des pages entières résonnent d’invectives et de jugements à l’emporte-pièce, qui n’épargnent ni Victor Hugo, ni Vallès, ni Zola, ni Céline. On se demande quelle mouche a piqué le lauréat du concours général. Il est vrai que la réforme de Lanson, de 1902, qui devait débaptiser la classe de rhétorique et imposer l’explication de textes, ne l’a atteint que par ricochet. Mais les anciennes « humanités » fondées sur les morceaux choisis et sur des exercices de composition pratiquant l’imitation étaient depuis longtemps critiquées, si bien qu’on pourrait presque soupçonner l’auteur de poursuivre un combat d’arrière-garde. Nous allons voir que la vérité est plus complexe et paradoxale, et que la véhémence de la diatribe idéologique n’est pas feinte.

10Quand on arrive à l’éloge contrastif de Charles-Louis Philippe, on s’aperçoit que celui-ci épingle une qualité, l’innocence – c’est d’abord la fameuse innocence des simples –, dont Giraudoux propose une définition singulière. Est « innocent » celui qui, au lieu de récriminer – Giraudoux déteste la littérature du malheur, de l’emphase, et se méfie de celle qui annoncerait un « grand soir » –, se sent responsable de toutes les formes d’injustice. Il s’en explique : se sentir responsable, c’est prendre sa part au lieu d’accuser les autres. On peut s’interroger sur ce que vaut politiquement cette forme d’engagement. Disons qu’à défaut d’une application concrète elle s’apparente à une position éthique.

11Mais le paradoxe ne s’arrête pas là, et Giraudoux va maintenant fournir des gages à la tradition. Après avoir vilipendé l’institution des lettrés tombée aux mains de la bourgeoisie depuis la Révolution française, l’auteur tourne ses regards vers l’Ancien Régime, et il se prend à regretter l’époque où, en somme, la situation était moins hypocrite et où l’aristocratie et la bourgeoisie, renonçant à s’appesantir sur les vicissitudes du présent et à prédire l’avenir, pouvaient se consacrer à « ce modèle d’homme perfectionné, aéré, ami du luxe matériel et spirituel [qui se meut] dans l’élévation et la perfection de sa logique morale et intellectuelle » (Giraudoux, [1937] 2022, p. 296). Ce modèle pour « l’éternité », qui va pour lui de la Princesse de Clèves à Proust en passant par Julien Sorel, Giraudoux ne l’identifie pas stricto sensu à celui de « l’honnête homme » (même si Méré est nommé), mais il le désigne à la fois comme « le vrai homme », et, poussant aussi loin que possible la coincidentia oppositorum, « l’homme inexistant » (Ibid., p. 296). C’est dire qu’il a bien conscience que cette spécialité, car c’en est une, nous ferme la porte de bien des connaissances (elle nous rend « aveugle pour l’invisible », dit-il, songeant sans doute à l’Allemagne) et surtout qu’elle prédispose à trahir le peuple. Contempteur du présent, laudator temporis acti, Giraudoux admire cette perfection limitée, mais il déplore cette amputation, cette « règle » que confirme la seule exception de Philippe… En tout cas l’éloge de ce dernier, vibrant d’empathie sociale, est sans partage.

12En matière de rhétorique, au cœur du Grand Siècle justement, l’essai antérieur sur Racine, en 1929, avait fourni les bases d’un bon usage. On sait que Giraudoux y expurge la création racinienne de tout substrat intime, voire de tout déterminisme idéologique ou religieux, pour nous peindre la réussite exceptionnelle d’un bon élève « soumis à la mode et aux lois du genre » (Giraudoux, [1929] 2022, p. 244). « Il n’est pas un sentiment en Racine qui ne soit un sentiment littéraire » (Ibid., p. 238), affirme-t-il, et « ses réponses au monde, ses appels dans l’angoisse n’ont pas été des professions de foi, mais des épigrammes et des distiques » (Ibid., p. 239). C’est dire que dans cette vie en quelque sorte « théorique » qui ne cessa que quand commença sa vraie carrière (celle d’historiographe du Roi), tout reposait sur l’éducation et sur l’exercice de la rhétorique bien comprise. Encore faut-il distinguer une rhétorique d’apparat, cette « plèvre joyeuse et redondante », ce « bavardage », cette « emphase » qui porte la marque de « l’euphorie créatrice », même parfois chez Corneille (Ibid., p. 255-256), et la vraie rhétorique, cette « modulation » dans la retenue qui signale qu’on se donne « corps et âme » à la syntaxe, et qui exprime la plus grande tension intérieure. De là chez Racine la cruauté exemplaire de la frappe poétique, et « cette impression de vérité et de vie nouvelle » (Ibid., p. 257). Relisons cette formule célèbre : « Jamais génitifs n’exprimèrent plus délicatement et plus impérieusement la dépendance, possessifs la possession, relatifs la relation. » (Ibid., p. 257) Quand la rhétorique est à ce point intériorisée, la question ne se pose même plus de savoir si elle est apprise, d’autant que l’art racinien de la métaphore, comme le rappelle en note Pierre d’Almeida (Ibid., p. 256), « consiste surtout à restituer une valeur concrète à des formules toutes faites » (telle : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »…) Paulhan, qui partait dans Les Fleurs de Tarbes de la critique des lieux communs mais qui soutenait que les règles bien assimilées libèrent, ne disait pas autre chose : « Ainsi, d’un texte "bien écrit", je puis supposer que l’auteur n’avait en tête que grammaire et que règles. Mais je puis supposer que la nature, l’exercice lui ont rendu ces règles si habituelles qu’il est enfin le plus libre qui soit de les oublier. » (Paulhan, [1941], 1990, p. 85). Comme par hasard, le même Paulhan éprouve, comme Giraudoux, un malin plaisir à opposer sous cet aspect Racine et Hugo : « Racine use des princesses aussi volontiers que Victor Hugo des prostituées : or, la princesse est des deux la plus rare. […] Et la prostituée de Victor Hugo tient de la déclaration de principes : elle porte message. Mais la princesse chez Racine n’est qu’un lieu pur, où les passions jouent libres de gênes. » (Ibid., p. 158-159)

13L’exemple de Racine le bon élève valant à l’évidence pour un portrait oblique de l’écrivain Giraudoux, on ne s’étonnera pas que Gabriel du Genet proteste en faveur de Giraudoux contre ce que Benda appelait son « byzantinisme »5 : il juge sa rhétorique « naturelle ». Le premier jet sur la page blanche éternellement recommencée, une forme d’écriture fébrile et presque « automatique » charriant excursus fantaisistes, tous ces traits bien connus, auxquels il faudrait ajouter l’essor grandissant dans les romans d’une « vocalité » faisant sa part à une forme d’oralité littéraire, confirment le bien-fondé du diagnostic. Mais du Genet ajoute un autre adjectif qui mérite examen : la rhétorique de Giraudoux serait « ironique » (du Genet, 1945, p. 63). Simple effet de « mention », ou bien défiance à l’égard de son instrument ?

14Songeant sans doute à Sodome et Gomorrhe, Claude-Edmonde Magny parlait d’un doute qui lui serait venu « à la onzième heure » sur sa propre « force d’affirmation » (Magny, 1945, p. 78). La prise de conscience fut-elle si tardive ? Quand un diplomate fait la satire des diplomates, dénonçant peu avant Munich dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu le jeu de dupes des conférences internationales et affirmant que « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » (Giraudoux, [1935] 1982, p. 522), c’est qu’il n’entretient pas avec la capacité à convaincre par le langage une relation de tout repos. Quand un haut fonctionnaire retourne comme un gant le traditionnel « discours aux morts » en « discours aux vivants », cela signifie qu’il sait que l’éloge officiel des morts instrumentalise le passé en confisquant l’émotion. De même, il nous invite à nous méfier de l’éloquence d’Ulysse, dont la hauteur de vue est presque plus suspecte que l’expression de la force brutale chez Oiax. Séduit par l’idée d’une langue primitive, Giraudoux serait en fait assez enclin, comme Rousseau, à penser que l’écriture a provoqué une dénaturation de la langue, et à fonder ses espoirs sur la langue littéraire, poétique, pour l’enrichir à nouveau6. En ce sens, sa posture serait à situer autant sur le versant de la Terreur que de la Maintenance.

15L’école a appris de longue date à Giraudoux à considérer avec le même sérieux des arguments de signe contraire : il a pu reproduire par jeu (dans Elpénor) un exercice qu’il sait stérile. Plus sérieusement, il préfère plonger le spectateur dans la sidération quand dans Électre Égisthe se « métamorphose » sans crier gare en homme d’État : car la « déclaration », ce moment où chacun se révèle à soi-même, obéit à un cheminement obscur qui ne doit rien à la capacité rationnelle de convaincre de l’adversaire. A-t-on assez remarqué combien l’œuvre dramatique répète pour la dévaloriser la forme scénarisée du procès (Intermezzo, Ondine, La Folle de Chaillot, Pour Lucrèce), et combien les Juges et autres Procureurs se répandent en pitoyables rodomontades ? Si Giraudoux se montre si critique à l’égard des formes du droit, c’est qu’il sait que les politiques, redoutables sophistes, les tournent à leur avantage. La découverte de la propagande, du « bourrage de crâne », pendant la Grande Guerre, et plus encore sous l’hitlérisme, n’a fait qu’accentuer jusqu’à l’horreur cette prise de conscience. Et c’est peut-être pourquoi le Commissaire à l’Information préféra adopter pour ses Messages du Continental, face aux tonitruances de Goebbels, le ton, insupportable pour beaucoup d’observateurs, de causeries au coin du feu. Un minimalisme qui, à certains égards, rejoint celui, plus poétique, de la « Prière sur la Tour Eiffel » : « Une certaine manière neuve d’approcher les enfants, les petits animaux et de parler d’eux en leur présence. » (Giraudoux, [1924] 1990, p. 852) … Un contre-emploi, n’en doutons pas, en temps de guerre. En deçà ou au-delà de ce minimalisme, Giraudoux le sait bien, il n’y a que la butée du silence pour suggérer un point d’origine perdu à jamais, ou, mieux encore, dans l’amour partagé, un point d’arrivée. D’un côté la dernière réplique de Sodome et Gomorrhe, scellant le désaccord éternel des couples : « Vont-ils enfin se taire ! » (Giraudoux, [1943] 1982, p. 915) ; de l’autre le « silence de Dieu », qu’on fait « entendre » jusque dans son effectuation dramatique à travers le Lamento du Jardinier d’Électre.

16On peut raisonnablement déceler dans les dernières œuvres de Giraudoux un point de tension pathétique entre l’exacerbation du modèle rhétorique et la nécessité de le mettre à mal. Or un tel point de tension engage dans des voies qui frôlent l’absurde. Dans Sodome et Gomorrhe, que de tirades, que d’arguties, que de retournements dans le signe contraire – même les traits distinctifs genrés sont près de s’échanger –, et surtout que d’affrontements autour du sens des mots : « Le monde s’est dédoublé, constate Lia, et nous avons chacun le nôtre. Seuls les noms sont restés communs. » (Giraudoux, [1943] 1982, p. 863) ! De façon inattendue, il arrive que l’Ange, approuvant la révolte de Lia, l’encourage à maintenir coûte que coûte le lien avec Jean au besoin en trompant Dieu, mais cet héroïsme de l’absurde qui aurait sauvegardé l’humain (et qui n’aurait peut-être pas déplu à Camus) est finalement abandonné, et les récriminations reprennent de plus belle. Dans La Folle de Chaillot, le fait de confier la défense des riches au Chiffonnier, au cours d’un procès fictif, donne lieu à une sorte de « distanciation » brechtienne hilarante : en fait d’excuses, le Chiffonnier parlant pour le riche se glorifie en toute obscénité de ses exploits de prévaricateur, si bien que le changement de voix fait jaillir la vérité, un peu comme l’ivresse de Puntila, dans Maître Puntila et son valet Matti, révèle les contradictions du « méchant » capitaliste. Dans La Menteuse enfin, qu’on peut lire comme l’autoportrait ironique de l’écrivain, Giraudoux s’accuse à travers Réginald d’avoir idolâtré l’amour et favorisé le mensonge du passé et du présent somptueux que s’invente l’héroïne. Maigre consolation que de transformer le mensonge des « formes substantielles » en malentendu métaphysique : « Oh, mon Dieu, allait-il trouver le vrai mot : que le mensonge est tout ce qu’a créé l’homme contre une création implacable pour la vérité ! » (Giraudoux, [1969] 1993, p. 788). Dans ce roman posthume nourri de l’expérience intime, Giraudoux renie sa tendance à l’idéalisation, et on sent décidément vaciller la confiance faite au langage7.

17Dans la sphère politique qui tend à tout absorber sous l’Occupation, quelque chose cependant résiste en lui, qui l’empêche de s’amender. Une des dernières protestations de Giraudoux contre l’abus des mots concerne la débâcle de 1940. Le mot biblique « exode » s’est imposé, constate-t-il, pour désigner ce transfert massif de populations. Lui, il ne supporte pas qu’on ait peint en piteux effondrement ce que pour sa part il décrit ainsi dans Écrit dans l’ombre (Giraudoux, [1944] 2020, p. 762-763) :

18« C’était un accès de religion auquel ce nom biblique s’était aussitôt accolé. Toute la France, ce mois-là, décida de partir pour la France. Tout un peuple […] renonça à son sol, à sa demeure, à sa vie matérielle, pour rejoindre un lieu sacré […] qui était la patrie libre. […] Une confiance passionnée à la fois et raisonnée poussait Ardennes vers Limousin, Vosges vers Rhône, poussait une masse attaquée et harcelée, dans l’espérance et l’énergie des chercheurs d’or et de pôle vers l’or et le pôle de la France. C’est ce que nos interprètes ont traduit en faillite et en panique. »

19Refuser contre toute évidence l’effondrement réel pour repeindre le chaos en épopée, voilà qui relève du déni : il faut beaucoup d’inconséquence pour revivre à travers l’exode de 1940 la Fête de la Fédération de 1790 contée par Michelet (c’est ce souvenir qui inspire la vision irénique de Giraudoux). Pourtant, il est vrai que se posait à l’époque la question de savoir si la France, cette Idée incarnée de notre « récit national », demeurait une entité indestructible. De Gaulle, pas tout à fait dupe, voyait en elle la « princesse des contes »8. Comme on sait, la nation se relèvera, et le vieil « archétype » de la nation rebelle reprendra du service. Après tout, le mythe de l’unité nationale et de l’honneur retrouvé ressuscitera peu de temps plus tard : lorsque de Gaulle, après avoir fédéré la Résistance, sera en capacité, à la Libération, de réécrire l’Histoire. Les « visions enfantines » de Giraudoux, somme toute, anticipaient la réécriture gaullienne.