La tentation de l’expérience-limite ou l’art du deuil impossible
1Il y a quelques années, j’écrivais un article sur la présence de Giraudoux dans le premier roman de Blanchot, Thomas l’Obscur (1942) (Brancourt, 2020). Présence remarquée et soulignée dès sa réception, que ce soit par Jean Paulhan, Thierry Maulnier1 ou Claude Edmond-Magny2. Les contemporains étaient plus ou moins unanimes pour la reconnaître d’abord au niveau stylistique, en particulier dans l’usage de la métaphore et de l’hyperbole, aboutissant à un jeu de diffraction d’un réel transfiguré. Il suffira de citer quelques lignes de Thierry Maulnier qu’on sait proche de Blanchot à l’époque :
[…] beaucoup de pages de M. Maurice Blanchot ressemblent d’une ressemblance parfois trop grande, à des pages de Giraudoux, par la décomposition de la réalité à travers le prisme exact et scintillant de métamorphoses significatives et l’aptitude à faire sortir du plus humble des objets et des gestes une sorte de halot divin, la puissance et le rayonnement même du mythe. (Maulnier, L’Action française, 28 janvier 1942)
2Pour ma part, j’essayais d’aborder les choses sous un angle un peu différent, proposant de voir cette présence dans la reprise d’un motif narratif récurrent des romans giralduciens, poussée chez Blanchot à une radicalité ignorée par Giraudoux. Que ce soit dans Suzanne ou le Pacifique (1921), Aventures de Jérôme Bardini (1930) ou Choix des élues (1939), le récit mène le protagoniste jusqu’à la limite de soi, le confrontant à une expérience où son identité est sur le point de se dissoudre. Mais, alors que le roman giralducien conduit son personnage jusqu’au bord d’un infini où il risque de se perdre pour ensuite le ramener – pour le meilleur ou pour le pire – à bon port, c’est-à-dire dans les eaux paisibles d’une certaine normalité, Blanchot, comme l’avait noté il y a longtemps déjà Jean Starobinski, l’embarque dans un mouvement sans fin, « continuel surpassement interne » qui « définit […] l’élan narratif. » (Starobinski, 1966, p.509) Sensible dès le premier essai romanesque de Blanchot, cette divergence explique d’ailleurs pour partie la distance qu’il prend à l’égard de Giraudoux dès la mort de celui-ci. Le dernier article qu’il lui consacre, « Le mythe Giraudoux », daté d’octobre 1945, sonne comme un adieu définitif à une œuvre qui l’avait pourtant fortement influencé en tant que romancier et retenu en tant que critique.
3La lecture de l’ouvrage récent de Stéphane Madélrieux, spécialiste du pragmatisme américain, Philosophie des expériences radicales, m’a donné envie de reprendre la question, parce qu’il me semblait permettre de revenir au motif narratif giralducien que je viens d’évoquer et d’en mieux définir la situation au cœur de son imaginaire. L’auteur y parcourt la philosophie française du XXe siècle pour y trouver à l’œuvre comme tendance de fond un programme commun, l’« empirisme métaphysique ». Il résume ce programme en une « triple thèse selon laquelle [les] expériences exceptionnelles ont une valeur ontologique, épistémique et morale supérieure. [Elles] nous feraient toucher du doigt une réalité plus profonde que la réalité ordinaire. Elles constitueraient d’ailleurs un mode de connaissance supérieure aux modes établis de la science et de l’intelligence commune. Elles devraient de ce fait jouir d’une autorité morale supérieure sur notre conduite et constituer la fin ultime à rechercher et réaliser dans nos vies, alors que nos actions habituelles ne sont que des moyens pour survivre, se conserver et continuer le mouvement engagé. » (Maldérieux, 2022, p.12) Au sein de ce vaste ensemble, il distingue deux approches : d’une part, l’expérience pure sur laquelle nous ne nous attarderons pas qu’il considère comme centrale dans la pensée de Bergson, Wahl et Deleuze ; de l’autre, on trouve l’expérience-limite qui nous retiendra ici, dont la formulation est reprise au titre de l’une des parties de l’Entretien infini. Cette notion est à l’œuvre chez Bataille, Blanchot et Foucault. Voici la définition qu’il en propose, déclinant le terme de « limite » selon trois significations successives : « Tel qu’il est mobilisé dans l’empirisme métaphysique, [ce concept] désigne une expérience qui transgresse les limites ordinaires (sens 1), parce qu’elle se développe jusqu’au bout de ses limites (sens 2) du fait de tendre vers une limite absolue (sens 3). » (Maldérieux, 2022, p.224) Chez les penseurs retenus par Maldérieux, c’est la mort, l’expérience érotique ou la littérature qui par exemple en seront les lieux privilégiés.
4Il va de soi que Giraudoux n’est pas philosophe. L’expérience-limite semble pourtant être chez lui un élément essentiel dont il importe de reprendre les caractéristiques et de déterminer la place au sein de l’œuvre. L’examen de différentes « expériences-limites » au sein des intrigues nous conduira à mieux cerner la place de l’humain dans le monde et ainsi à retrouver trace d’un certain « humanisme » giralducien pour reprendre le terme employé par André Job (Job, 2019). Cette mise en situation de l’humain au sein du réel permettra aussi de dessiner une poétique et ainsi de nous interroger sur la prétendue confiance dans le langage dont Blanchot créditait Giraudoux
Expérience-limite
5Comme je viens de l’indiquer, je me suis déjà essayé à appliquer cette notion à trois romans de Giraudoux. Aujourd’hui, je me tournerai vers quelques pièces de théâtre, jouées entre 1931 et 1953 : Judith (1931), Intermezzo (1933), Électre (1937), Ondine (1939) et Pour Lucrèce (représentée à titre posthume en1953). D’autres œuvres auraient pu être retenues, Siegfried, par exemple. Dans chaque de ces pièces, les héroïnes – auxquelles il faudra ajouter un homme : le chevalier Hans dans Ondine – se trouvent engagées dans une aventure exceptionnelle qui les met en porte-à-faux par rapport aux valeurs du monde quotidien.
6S’engager dans une expérience-limite, c’est d’abord refuser une certaine vision du monde humain, du rapport qui s’établit entre ce monde et la totalité dans laquelle il s’inscrit. Dans Intermezzo, une bourgade du Limousin voit son quotidien troublé par les apparitions d’un spectre. Ici, Giraudoux confronte l’univers rassurant de la France provinciale de la IIIe République au monde inquiétant des Märchen allemands d’où semble surgir l’ombre qui hante la ville. Pour l’héroïne Isabelle, rencontrer ce spectre, c’est d’abord refuser un monde centré sur l’humain qui se suffirait à lui-même et serait conçu comme une entité close, isolé de la totalité. Face à elle, l’Inspecteur, envoyé par une administration républicaine étroitement positiviste pour lutter contre ce phénomène surnaturel, défend cette vision étriquée de l’humain. La première scène de l’acte III donne à celui-ci l’occasion de professer la foi laïque dont il est le représentant en mission : « L’humanité est une entreprise surhumaine qui a pour objet d’isoler l’homme de cette tourbe qu’est le Cosmos grâce à deux forces invisibles qu’on nomme l’Administration et l’Instruction publique. » (Giraudoux, 1982, désormais TC, p.335) Et Isabelle elle-même condamne ce divorce qui tend à s’établir entre l’homme et l’univers. Discutant avec le contrôleur des poids et mesures, elle reproche à « la religion humaine » d’avoir pour « dogme » « de rendre impossible ou stérile toute liaison avec d’autres que les humains. » (II, 3 ; TC, p.317) Et, en réponse au contrôleur des poids et mesures qui lui demande sa main, tout en la mettant en garde contre les dangers d’une nouvelle rencontre avec le spectre, elle exprimera son refus d’un mariage qui conduirait à « reformer le misérable blocus humain. » (II, 4 ; TC, p.320)
7À première vue, l’entreprise panthéiste d’Isabelle ne se donne pas à proprement parler comme une transgression, une expérience-limite, mais plutôt comme une tentative d’élargir un monde humain qui a perdu le contact avec la totalité qui l’englobe, comme le suggère la dimension océanique de son évocation du monde des morts : « Souvent, je sens que de l’océan des ombres se forment des courants, s’orientent des houles vers cette jeune femme qui croit en elles. » (II, 4 ; TC, p.319) Il serait donc plus question de refonder et d’enrichir l’existence humaine que de s’engager dans une expérience qui couperait les ponts avec l’humanité ordinaire.
8Cependant, la mettant en contact avec le monde des morts, l’entreprise d’Isabelle la confronte à un péril mortel et seule l’ingéniosité du droguiste est capable de l’y faire échapper en orchestrant autour d’elle la vie quotidienne du bourg provincial, c’est-à-dire en opposant à la puissance dissolvante de l’espace illimité des morts le pouvoir d’endiguement inhérent à l’existence ordinaire d’une communauté ancrée en un lieu défini. C’était d’ailleurs contre un tel danger que le contrôleur des poids et mesures, le prétendant d’Isabelle, la mettait en garde dans la scène que nous évoquions. Selon ses paroles, l’infini du dehors n’est plus une promesse, mais la menace d’une dislocation et d’un triomphe du néant : « Isabelle ! Ne touchez pas aux bornes de la vie humaine, à ses limites. Sa grandeur est d’être brève et pleine entre deux abîmes […]. Introduisez en elle une goutte, une seule goutte du sang des ombres, et votre geste est aussi plein de conséquences que le sera celui de cet habitant de notre système solaire qui, un beau jour, par une malencontreuse expérience, […] faussera notre gravitation. » (TC, p.320) Cette entreprise de refondation d’un humanisme ouvert à l’altérité représenté par le monde des ombres se double d’une menace de dissolution du sujet et au-delà de mise en péril de l’existence humaine elle-même. L’expérience d’Isabelle est d’emblée exemplaire car elle nous montre ce mouvement interrompu vers une perte de soi dont l’auteur sauve finalement son héroïne.
Expérience-limite et absolu
9Une autre caractéristique de l’expérience-limite apparaît avec Électre et Lucile. Dans les deux cas, nous sommes en présence de personnages dont les exigences s’érigent en absolu et n’admettent aucun compromis, au point de nier toute autre valeur. Cela est particulièrement évident dans le dialogue où s’opposent Électre et Égisthe. Électre parle au nom de la justice et de la vérité, exigeant que la mort de son père Agamemnon soit éclaircie, les coupables châtiés, alors qu’Égisthe se pose en garant de la sécurité du peuple – la ville est alors assiégée par une armée ennemie. La question est de savoir ce dont a besoin un peuple. Pour Égisthe, le peuple est d’abord « un immense corps à régir, à nourrir. » Au contraire, Électre le définit comme « un regard étincelant, à filtrer, à dorer », ajoutant qu’« il n’a qu’un phosphore, la vérité ». À Égisthe qui la met en garde contre le danger d’une exigence trop exclusive, faisant fi des circonstances, Électre répond : « Il est des regards de peuple mort qui pour toujours étincellent. » Égisthe poursuit en soulignant l’immense sacrifice qu’entraînera la vérité : « Cela coûtera des milliers d’yeux glacés, de prunelles éteintes. » L’argument est repoussé sans hésitation par Électre : « C’est le prix courant. Ce n’est pas trop cher. » (TC, p.674)
10Pour Lucrèce, dernière pièce de Giraudoux, met en scène et interroge le douteux désir de pureté qui anime Lucile. Au début de la pièce, son amie Eugénie condamne le climat d’ordre moral qu’a introduit son intransigeance dans la ville d’Aix-en-Provence où son mari vient d’être nommé procureur – il ne faut pas oublier que l’intrigue se situe sous le Second Empire et que la pièce est écrite à l’époque où le régime de Vichy prône le redressement moral de la nation après la défaite de 40, imputée à l’« esprit de jouissance » fustigé par Pétain. Aix, « ville de l’amour », est devenue avec l’arrivée de Lucile et de son mari, « impossible ». Selon Eugénie, la jeune femme « redonne à la ville le péché originel. » Ainsi, par la seule présence de Lucile, s’instaure dans Aix une atmosphère de jugement dernier qui rappelle la fin d’Électre, les deux pièces partageant une même attitude ambivalente entre fascination et scepticisme face au désir d’absolu qui anime les héroïnes : « Le goût de l’enfer, voilà ce que tu as remis dans l’inconscience et l’innocence. […]. Ne te crois pas Lucrèce. Tu es l’ange du mal. » (TC, p.1042)
11Il y a un principe d’incompatibilité entre l’absolu et le monde tel qu’il va. C’est ce dont témoignent en particulier deux épisodes assez différents : la vision de la beauté lors du dénouement de l’Apollon de Bellac et le meurtre d’Holopherne par Judith. Ayant connu une ascension sociale fulgurante en usant de la flatterie et du mensonge, la jeune Agnès exprime finalement le souhait de contempler la beauté. La vision a lieu mais bien vite, la jeune femme la repousse car elle lui rendrait son quotidien intolérable : « Ne compte pas trop sur moi, beauté suprême. Tu sais, j’ai une petite vie. Ma journée est médiocre, et chaque fois que je gagne ma chambre, j’ai cinq étages à monter dans la pénombre et le graillon. […] Voilà ma conscience : une cage d’escalier. Alors que j’hésite à t’imaginer tel que tu es, c’est pour ma défense. » (TC, p.904) De même, l’explication que Judith tente de donner de son meurtre révèle une même impossibilité à intégrer l’expérience de l’absolu dans la continuité du quotidien. C’est par fidélité à l’intensité de la nuit d’amour avec Holopherne que Judith choisit de le tuer : « Oui, pour la première fois je me suis éveillée à l’aube près d’un autre humain… Quelle chose épouvantable ! Tout était déjà le passé, tout était hier. Tout un avenir douteux et jaloux préparait l’assaut contre une mémoire merveilleuse. Il allait falloir se lever, reprendre la vie debout, après cette éternité de vie étendue ! […] la vue d’un corps endormi peut-elle appeler autre chose que le meurtre comme suprême tendresse ! » (TC, p.261) On aura compris, le sens secret du meurtre d’Holopherne aux yeux de Judith à cet instant de la pièce, c’est sa volonté de préserver la dimension absolue de l’expérience amoureuse vécue durant la nuit et son refus de l’installer dans une durée qui serait nécessairement synonyme de déchéance.
Absolu et temporalité
12Cette façon de pousser l’exigence de justice ou de pureté à son absolu, cette intransigeance affecte aussi le cours du temps, brisant sa linéarité par l’intrusion d’un instant d’éternité. Dans la scène précédemment évoquée où Égisthe et Électre s’affrontent pour savoir ce qui importe le plus pour le peuple d’Argos, Électre insiste sur la nécessité de ne pas laisser passer le moment de la vérité : « C’est là ce qui est si beau et si dur dans la vérité, elle est éternelle mais ce n’est qu’un éclair. » (TC, p.674) À la fin de Pour Lucrèce l’expérience de la pureté est aussi pour Lucile déchirement du tissu temporel. Ici encore, la question est encore celle du triomphe de l’absolu et de son inscription dans la durée. Face à Lucile qui, sur le point de mourir, affirme que « le monde est pur », que « le monde est beauté et lumière », et qui demande son approbation à Paola, laquelle a été son adversaire déclarée durant la pièce, celle-ci acquiesce : « Il l’est. Pour une seconde. » Il ne faut pas comprendre la précision ajoutée ici par Paola seulement comme une simple restriction ou une réticence. Lucile d’ailleurs ne s’y trompe pas : « Cela suffit. C’est plus qu’il ne faut… » (TC, p.1113) C’est là affirmer la double nature du réel, à la fois profane, impur, imparfait, mais aussi lieu même de la rédemption, lieu où la rédemption s’est déjà accomplie.
13Ce brouillage temporel qu’instaure l’avènement d’une valeur absolue, primant sur toutes les autres au point de les dévaloriser radicalement, on le rencontre encore dans Ondine. Ici la situation est différente. Le dispositif choisi par Giraudoux consiste à confronter autour de la question de l’amour comme valeur absolue monde humain et monde surnaturel. Le monde des ondins sert de contre-modèle au monde humain. Alors que l’univers humain est le lieu de la relativité, où chaque réalité est susceptible d’une intensité variable et s’inscrit dans une durée conçue comme processus d’altération, le monde des ondins est un univers quasi-parménidien où les êtres coïncident avec eux-mêmes. L’amour y est pure présence, ce qui empêche Ondine de pouvoir imaginer la séparation des amants ou l’infidélité.
14Ce triomphe de la permanence implique une négation de la temporalité, l’instant présent coïncidant avec l’éternité. À la reine Iseult qui lui demande son âge, Ondine répond : « Quinze ans. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais. » (TC, p.813) Précisons que dans cette pièce, le sujet de l’expérience-limite n’est pas Ondine qui est hors du monde humain – autrement dit, installée d’emblée dans le monde de l’absolu. Si Ondine est confrontée à une tentation, c’est bien plutôt à celle d’intégrer un monde marqué par la relativité. C’est ici Hans, qui se définit lui-même comme un « misérable humain moyen » (TC, p.847), qui est confronté à l’exigence de l’amour absolu.
Signification de l’expérience absolue et statut du sujet
15Autre aspect de ces expériences-limites dans lesquelles sont engagés certains personnages giralduciens, le statut du sujet de l’expérience et la signification à lui accorder.
16Commençons par ce dernier point. Cette question se pose de façon aiguë en particulier dans Judith et Pour Lucrèce. Dans cette dernière pièce, le ressort de la vengeance que Paola trame contre Lucile porte pour l’essentiel sur la question du sens que l’héroïne donnera au viol dont elle se croit victime. Paola avec la complicité de son ancien amant Marcellus et de l’entremetteuse Barbette commence par échafauder une mise en scène destinée à convaincre Lucile qu’elle a été violée durant son sommeil par Marcellus, avant de lui révéler qu’il ne s’agissait là que d’un simulacre. L’idée qui sous-tend ce stratagème, c’est de révéler à Lucile, qui se faisait fort de distinguer le vice de la vertu par son seul regard et d’ainsi incarner la pureté, qu’elle a finalement été aveugle à son propre cas. Paola, instigatrice de ce complot, en tire la leçon pour tous et en particulier pour sa victime et pour Armand, le mari de Paola, qui s’était érigé en chevalier servant de Lucile : « Elle n’est plus pureté, puisqu’elle n’a rien deviné à sa pureté. [Parmi les autres], elle n’a pas deviné qu’elle n’avait pas embrassé, pas aimé. La pureté se serait moquée de notre farce. » (TC, p.1107) Ce n’est pas seulement l’expérience dont le sens devient obscur et s’inverse, mais plus encore c’est le sujet de l’expérience-limite qui devient obscur à lui-même, à qui l’expérience relève une vérité sur soi impensable et intolérable. Cela est dit avec une ironie cruelle par Paola évoquant Marcellus, le prétendu agresseur qu’Armand vient de tuer en duel : « Il vous laisse étendue, […], maintenue sur le dos par un démon que vous n’avez pas reconnu dans la nuit, et qui vous répète sans relâche, depuis ce matin, tous les gestes et les mots de l’amour, toutes ses voluptés et ses hontes, et qui n’est que vous-même. » (TC, p.1108) Révélation de soi à soi, découverte de soi comme pure altérité, à travers une exploration forcée de l’univers des pulsions qui dévoile sans ménagement le travail de refoulement au cœur même de l’aspiration à la pureté. Révélation suscitant une tension interne qui ne saurait avoir d’issue que dans la mort. Lucile se suicidera deux scènes plus tard.
17Courte pièce donnée en 1938, Cantique des cantiques, offre une situation similaire dans laquelle l’héroïne découvre que l’expérience de l’amour est celle d’une altérité irréductible qui la rend étrangère à elle-même. La situation est ici paradoxale, puisque l’expérience-limite qu’est l’amour conduit Florence, la jeune femme qui est l’héroïne de la pièce, à passer de son ancien amant, figure politique influente et reconnue, homme cultivé et d’une grande sensibilité, à un être médiocre, sans goût et sans relief. Lors du dialogue avec son ancien amant à qui elle annonce leur séparation, la nature de l’amour qu’on pourrait définir comme aliénation apparaît avec clarté : « Vous aimez Jérôme avec l’amour d’un autre », dit l’ancien amant. « Singulière personne dont j’avais pris l’amour ! Je demande à ne pas la connaître. Comme je suis loin d’elle ! » (TC, p.740-741), lui répond Florence, reconnaissant que l’expérience amoureuse passe par une humiliation radicale du moi narcissique.
18C’est sans doute dans Judith que le processus par lequel l’expérience-limite voit sa signification se modifier le plus radicalement au fur et à mesure qu’elle se déroule. D’abord dépouillée de son statut d’héroïne du peuple juif par l’humiliation subie à son arrivée au camp d’Holopherne quand un de ses lieutenants se fait passer pour lui, Judith choisit de s’abandonner à Holopherne. Or, cette nuit lui offre la plénitude de la jouissance et c’est par fidélité à cette jouissance, expérience de l’absolu, qu’elle choisit de tuer Holopherne. Au matin qui suit cette nuit, la scène où les prêtres négocient avec Judith son ralliement à leur projet politique de faire d’elle l’héroïne du peuple juif est brutalement interrompue par une autre scène comme située hors du temps dont le statut reste ambigu pour le spectateur : accès pour Judith à la signification véritable de ce qu’elle a vécu ou simple hallucination. Un garde ivre qui sommeillait se métamorphose sous ses yeux en ange et lui révèle que la version officielle élaborée par les prêtres qui apparaissait à Judith comme la négation même de ce qu’avait été son expérience coïncide finalement avec la vérité de Dieu, faisant de Judith, qui se croyait symbole d’amour, « le symbole du meurtre et de la haine. » (TC, p.273) Qu’on considère la scène comme accès à une signification ultime ou comme simple projection mentale, il reste qu’ici encore le personnage dans son expérience de l’absolu devient obscur à lui-même et que le sens qu’il accordait à son expérience, fondateur de son identité, est nié.
Humanisme
19Une fois constatée l’importance de l’expérience-limite chez Giraudoux, la question pourrait être de savoir quelle place lui réserver à l’intérieur de l’œuvre. Celle-ci s’écrit dans cette tension entre un idéal rationnel de mesure, un art du compromis et de l’accommodation qui se déploie avec le plus d’évidence dans des pièces comme La Guerre de Troie ou Amphitryon 38, et d’autre part, cette tentation de l’expérience-limite qui se répète dans toute l’œuvre, avec insistance, telle l’angoisse qui fait retour en ouverture de Choix des élues (Giraudoux, 1994, p.479). Cette tension conduit Giraudoux à définir le destin humain comme condamné à un mouvement de va-et-vient entre deux pôles opposés et contraires, comme l’exprime avec dépit le spectre lorsqu’il fait ses adieux à Isabelle : « Ce qu’aiment les hommes, ce que tu aimes, ce n’est pas connaître, ce n’est pas savoir, c’est osciller entre deux vérités ou deux mensonges, […]. Je te laisse sur l’escarpolette où la main de ton fiancé te balancera pour le plaisir de ses yeux entre tes deux idées de la mort […]. » (TC, p.350) Une version optimiste, sans doute celle que Giraudoux cherche à imposer quand il se tourne vers les questions de la cité et tente de proposer ses solutions sous la forme d’essais, une version optimiste, donc, de cette oscillation aboutirait à une harmonie des contraires évitant à la fois les deux tentations contraires d’une humanité étriquée – celle que voudrait faire triompher l’Inspecteur dans Intermezzo – et d’un appel de l’inconnu incarné par le spectre dont la dimension mortifère ne peut être ignorée. L’oscillation ici peut devenir voyage : « Quel beau voyage que votre vie ! » (TC, p.345), s’écrit Isabelle devant le contrôleur. Certes, il est difficile de ne pas sourire lorsqu’on écoute l’éloge tendrement ironique – l’ironie est celle de Giraudoux – que le contrôleur des poids et mesures fait de son existence de fonctionnaire sous les signes de l’imprévu et de l’imagination. Sourire et ironie qu’on pourrait nommer légèreté ou fantaisie.
20De là aussi l’importance des transitions, de l’art des passages. On sait le rôle central joué par le droguiste dans Intermezzo – c’est grâce à lui qu’Isabelle passera de la mort à la vie. Or il se définit justement comme celui que le destin « utilise pour les transitions. » (TC, p.302) Le titre de la pièce dès lors se justifie et s’éclaire. L’intermède dont le droguiste proclame la fin dans la réplique finale, c’est ce moment où l’absolu s’invite dans notre monde – n’oublions pas que l’aventure ne concerne pas seulement Isabelle, mais aussi la bourgade tout entière et que ce sont toutes les habitudes de la bourgade qui ont été troublées, et en particulier le principe d’injustice qui règle la vie humaine (TC, p.285).
21Cette présence tangentielle de l’absolu – qui se donnerait à la fois comme rétablissement de l’Éden et comme triomphe du néant ou fusion dissolvante dans la totalité – est donc fondamentalement dans l’univers giralducien un moment. On voit ici tout ce qui le sépare de Blanchot où l’entrée dans une telle expérience débouche sur un enchaînement sans fin, jamais épuisé. Tout comme l’hypothèse de la folie et de l’amnésie pour Suzanne sur son île n’avait été qu’un moment, finalement surmonté et au-delà duquel c’était le retour au pays qui devenait possible. Cette brisure du temps qui menace toujours de se transformer en gouffre abyssal peut aussi donc être un simple moment à la fois craint et attendu. C’est ce qu’à la fin de Pour Lucrèce, Barbette proclame, seule avec le cadavre de Lucile, face au public : « La pureté n’est pas de ce monde, mais tous les dix ans, il y a sa lueur, son éclair. Sous l’éclair de pureté, elles vont toutes se voir dans leur manège et leur turpitude. Elles vont rester immobiles et surprises comme si le photographe les prenait, et aussi l’éclair de pureté coulera son lait sur tout leur corps, elles le verront soudain dans son honneur, elles le verront en dépôt de Dieu et il leur fera ses reproches. » (TC, p.1115) Difficile ici de parler de dialectique, puisque nous sommes dans une temporalité cyclique marquée par l’oscillation.
Poétique
22Pour finir, nous aimerions nous interroger sur la poétique qui peut accompagner une telle pratique existentielle. Pour commencer, donc, le constat de cette oscillation entre deux vérités ou deux mensonges qui définit notre nature et notre présence au monde. Nous avions noté que le monde d’Ondine était celui de la coïncidence de soi avec soi. La querelle entre Eugénie et Lucile au début de Pour Lucrèce met en évidence les conséquences qu’un tel clivage entraîne au niveau du langage. Si pour Eugénie, l’amour peut accueillir une pluralité de synonymes et se prêter aux variations conformément à la loi d’impermanence qui régit le monde humain, Lucile n’admet pour définition que la coïncidence à soi de ce sentiment. À Eugénie qui affirme « On appelle amour le désir, la poursuite, le don, la jalousie, la béatitude et le désespoir. », Lucile répond : « Moi pas. J’appelle amour ce qui n’a pas d’autre nom. » (TC, p.1040) Le monde humain, dans son usage du langage, est condamné ou destiné à l’ambigüité, à la contradiction ou tout au moins à un éternel jeu de variations dans la mesure où les réalités humaines sont mouvantes et changeantes. On pourra mettre d’ailleurs en rapport cette querelle entre Eugénie et Lucile avec la remarque tirée d’une version primitive de Choix des élues, dans laquelle le narrateur s’interroge sur le nom à donner aux actes de son héroïne, Edmée, ayant abandonné le domicile conjugal : « Les mots vous mettent entre des brancards. Il faudrait un mot pour chaque acte de chaque homme excepté pour le pas de l’oie ou le salut fasciste, car il n’y a pas d’autre nom. – Elle n’avait pas fui Pierre, ni trompé. » (Giraudoux, 1994, p.1314) La remarque du narrateur ici le place du côté d’Eugénie, mais radicalise sa position : il ne s’agit plus seulement de varier les façons de nommer une réalité, mais de s’engager une entreprise infinie et désespérante où chaque nouvelle configuration du réel appellera une nouvelle nomination afin que justice soit rendue à sa singularité – seul l’ordre totalitaire semble susceptible de supporter la généralisation propre au langage. Giraudoux le rhétoricien prend ici soudain une allure de terroriste. Du moins, il apparaît clair que les problèmes que Paulhan diagnostique au cœur de la littérature depuis les romantiques ne lui sont pas étrangers.
23La méfiance vis-à-vis du langage ou de son usage va parfois plus loin. À la limite, envisagé du point de vue de l’absolu, le monde humain apparaît comme le lieu du mensonge, c’est-à-dire de la disjonction absolue entre le mot et sa définition. Ondine ne s’y était pas trompée, dès sa rencontre avec Hans : « Je sais déjà qu’ils [les hommes] mentent, que ceux qui sont beaux sont laids, ceux qui sont courageux sont lâches… » (TC, p.770). Mentir devient vite un art et un moyen de parvenir. Art que le chambellan essaie d’apprendre à Ondine quand il lui inculque les règles de langage nécessaires pour survivre à la cour ; rhétorique que le monsieur de Bellac enseigne à Agnès, quand il lui révèle le plus sûr moyen de parvenir, l’art de dire qu’ils sont beaux à ceux qui sont laids.
24Chez Giraudoux, la poésie d’ailleurs peut bien souvent avoir affaire au mensonge ou s’apparenter à un art de travestir le réel. Art culinaire comme la rhétorique dans le Gorgias, art d’accommoder le réel au goût du public, la mauvaise poésie triomphe avec Démokos, poète patriotique pour qui la beauté devient l’étendard du bellicisme, et connaît sa déroute avec Grenadin, le poète-fonctionnaire de La Menteuse que le bas corporel bakhtinien vient rattraper au pire moment quand il tire une chasse d’eau, cruelle métaphore d’une impossible sublimation. Ce n’est pas du côté de la maîtrise ou de l’oubli du réel qu’il faut chercher le juste rapport au langage. Pour commencer, un deuil semble nécessaire. Tout comme la « beauté suprême » ne peut être contemplée qu’en imagination – c’est seulement les yeux fermés qu’Agnès peut voir l’Apollon de Bellac qui lui a servi de référence dans ses exercices de flatterie –, de même, le poète d’Ondine a bien conçu le plus beau des vers, c’est-à-dire réalisé l’absolu de la poésie, mais c’était en rêve et c’est en rêve qu’il l’a noté (TC, p.804). L’absolu existe bien mais il ne nous en reste que le souvenir ou la trace. Tout se jouera donc sur un autre plan, le plan imaginaire, celui de la littérature.
25Comme souvent, ce sont des figures modestes mais privilégiées qui indiqueront chez Giraudoux l’attitude juste, cet abandon confiant dans le langage et sa part irréductible d’altérité – l’inverse exact de l’idéal de maîtrise dont Giraudoux avait fait la satire avec Lemançon, l’écrivain de Juliette au pays des hommes (1924), si fier de l’étendue de son lexique. Nous songeons à deux personnages qui ne sont pas des poètes. D’abord, le contrôleur des poids et mesures, le jeune fonctionnaire destiné à épouser Isabelle au terme d’Intermezzo. Lors de la première scène où ils se retrouvent seuls tous les deux, il répond à Isabelle qui vient de le complimenter sur son langage : « Oui. Je parle bien quand j’ai quelque chose à dire. Non pas que j’arrive précisément à dire ce que je veux dire. Malgré moi, je dis tout autre chose. Mais cela, je le dis bien… » (TC, p.315-316) Comme si la réussite verbale reposait sur un abandon de l’idéal de maîtrise, d’une vision instrumentaliste de la parole comme un outil dont son usager ferait ce qu’il veut. On serait du côté de l’aise, cette aisance suprême faite de désinvolture, et cette aise, autre nom de la grâce, reposerait sur un abandon au hasard qui traverse la langue. C’est peut-être là d’ailleurs ce qu’il faut entendre quand on parle de fantaisie ou de légèreté au sujet du style de Giraudoux. Un autre personnage marginal nous confirme dans notre hypothèse. C’est le jardinier d’Électre. Si son rôle dans l’intrigue est franchement mineur, Giraudoux lui confie cependant un très long « lamento » qui occupe l’entracte, dans lequel le jardinier vient « [nous] dire ce que la pièce ne pourra [nous] dire ». Or, figure à peine voilée de l’auteur, il nous précise que « l’inconvénient est qu’[il] dit toujours un peu le contraire de ce qu’[il] veut dire. » (TC, p.640-641) Éloge de la maladresse, accueil de la présence du hasard dans l’exercice de la parole, confiance dans la langue telle qu’elle est et reconnaissance de l’altérité irréductible qui travaille en elle. Devenir écrivain, c’est peut-être prendre le pari de la présence de cet autre dans la langue et par là échapper au dilemme posé par Paulhan entre Terreur et Rhétorique.
26De là, une réconciliation avec les lieux communs, ou tout au moins avec la tradition ; la littérature conçue comme héritage d’une tradition qu’il est loisible d’habiter à sa façon puisqu’elle nous est léguée comme notre bien commun. C’est d’ailleurs à une telle réappropriation qui est aussi invention que se livrera Suzanne sur son île, alors que l’amnésie et la fusion dans le présent insulaire menaçaient son identité. À partir de souvenirs scolaires fragmentaires, de vagues connaissances, Suzanne réintègre la communauté symbolique qui est la sienne (Giraudoux, 1990, p.554-559).
27Edmée, l’héroïne de Choix des élues (1939), pourrait finalement nous offrir un dernier avatar de l’auteur en tant que figure de la réconciliation entre le sujet et sa langue. Affirmation paradoxale puisque, si durant son séjour à Hollywood, elle y est embauchée au « conseil des vraisemblances », ce n’est pas comme autrice, ni même pour créer des œuvres cinématographiques. Sa tâche y est plutôt de leur imprimer une atmosphère, ou pour le dire autrement un style. Ainsi, lance-t-elle « la mode d’un univers infiniment moins voyant et moins insistant que l’univers admis jusqu’à ce jour. » (Giraudoux, 1994, p.571) Or, cet univers est le lieu d’un jeu heureux entre idiosyncrasie et communauté, l’œuvre devenant par son style le lieu de réconciliation entre l’individu et le collectif : « Chaque spectateur goûtait ce qu’il y avait de profond et de plus particulier dans sa joie au milieu de ce monde où tous étaient semblables. » (Giraudoux, 1994, p.572) L’œuvre en tant que nouvel éden permet à l’individualité dans sa spécificité de coïncider avec l’appartenance à la communauté. On peut penser que c’est là la tâche idéale de la langue, pensée comme lieu de réconciliation entre le sujet et la communauté.