Colloques en ligne

Hugues Marchal

Physiologie et théorie littéraire

1On connaît souvent chez Valéry le passionné de physique et de mathématiques, auteur d’une célèbre définition du poème comme « machine à produire l’état poétique » (Œ, I, 1337). Pourtant Valéry n’admire pas moins, en Léonard de Vinci, l’anatomiste que l’ingénieur, et en 1937, dans l’ouverture de sa Première leçon du cours de poétique au Collège de France, il a soin de signaler qu’avant d’opter pour ce terme, il a hésité à employer le mot de Poïétique « dont, précise-t-il, la physiologie se sert quand elle parle des fonctions hématopoïétiques ou galactopoïétiques1 ». Or cette remarque n’a pas une simple fonction lexicologique, et elle ne peut davantage se réduire à un hommage aux savants que réunit l’institution que Valéry intègre. La référence liminaire à la physiologie vient signaler une liaison fondamentale entre ce domaine scientifique et la théorie valéryenne du texte. De nombreuses déclarations y insistent : pour Valéry, il ne saurait y avoir de saisie du phénomène littéraire, et singulièrement poétique, sans une prise en compte de l’organisme. Dans les Cahiers, une note de 1944 indique ainsi :

Tout ce qui fait concevoir l’activité et les produits de ce qu’on nomme « esprit » comme activité et produits d’un système organique – c’est-à-dire comparable à une fonction physiologique et soumis à des conditions analogues – est d’importance capitale. (CP, I, 1110)

2Or, pour comprendre les motifs d’une telle prise de position et mesurer le rôle imparti à la physiologie dans la réflexion que Valéry a menée sur le concept de littérature, il faut d’abord replacer cette dernière dans son contexte historique2.

3Valéry affirme en 1941 que, depuis la fin du 18e siècle, « [l’événement] peut-être le plus important qui soit jamais arrivé [est] la conquête du monde vivant tout entier par le savoir scientifique3 ». La fréquence de ses références à la physiologie4 traduit donc d’abord une conscience aiguë des progrès récents de cette discipline, mais aussi la conviction, exprimée en 1927 dans son discours de réception à l’Académie française, que « ce qui se passe un certain jour dans un coin de laboratoire retentit presque aussitôt et agit sur toute l’économie humaine » (Œ, I, 718-719). Ce constat pourrait conduire à soupçonner une certaine forme d’opportunisme dans la liaison établie entre théorie du texte et savoirs du corps. En effet, l’une des principales fonctions des références scientifiques empruntées par d’autres champs intellectuels, et notamment par les écrivains, consiste à fournir un double gage de contemporanéité et de rationalité. Dans son analyse de la circulation des métaphores biologiques au XIXe siècle, Judith Schlanger a montré que, « par rapport à la complexité d’un champ scientifique global à un moment donné », cette stratégie implique une valorisation de « la discipline qui se trouve en position de réussite ; et de ce fait de toutes les notions qui peuvent se rattacher à l’élaboration conceptuelle de cette discipline5 ». Chez Valéry, le recours à la physiologie, dont il souligne l’essor, pourrait donc n’obéir qu’à cette structure, d’autant que sa réflexion fait suite à d’autres tentatives critiques relevant sans ambages d’un tel jeu d’emprunt. En 1898, Brunetière avait entrepris de transposer le modèle de l’évolutionnisme darwinien à l’histoire des genres littéraires6, et il arrive fréquemment à Valéry de s’emparer de références physiologiques pour les appliquer à la création littéraire, de manière métaphorique : dans une lettre à Alain, par exemple, il qualifie d’« embryologiquement juste7 » l’idée que Charmes est issu de La Jeune Parque. Cependant, le lien qu’il établit entre organisme et production de l’esprit répond à une logique qui dépasse ce niveau d’emprunt. Valéry assista à l’émergence de connaissances inédites sur les fondations organiques de la sensation, des émotions et de la pensée, favorisées par des avancées comme les travaux sur la structure du système nerveux que l’Espagnol Santiago Ramón y Cajal réalisa à partir de 1890, grâce aux techniques de traçage inventées par Camillo Golgi8, ou encore, par la découverte des premiers neurotransmetteurs, isolés à partir de 1921. Quand Valéry affirme, en 1925 :

Comprendre la poésie, c’est avoir surmonté ce préjugé, qui ne doit pas être excessivement ancien, qui se rattache à l’opposition naïve et non immémoriale entre l’âme et le corps, et à l’exaltation de la « pensée » même niaise aux dépens de l’existence et de l’action corporelles même admirables de justesse et d’élégance (CP, II, 1107)

4il s’exprime en contemporain de ce processus d’« incarnation de l’âme9 ». Ce faisant, Valéry s’inscrit également dans un matérialisme marqué notamment, en littérature et en philosophie, par l’influence de Whitman, Rimbaud ou Nietzsche, qui écrivait déjà : « Partir du corps et de la physiologie : Pourquoi ? – Nous gagnons ainsi la représentation exacte de notre unité subjective »10. Pour ne développer que ce point11, Valéry, dont la dette envers le philosophe allemand est bien connue, adopte à la fois son rejet des « contempteurs du corps », et une anthropologie qui replace l’activité intellectuelle parmi les autres fonctions organiques. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche écrit :

celui qui est éveillé, celui qui sait, dit : « Je suis corps de part en part, et rien hors cela ; et l’âme ce n’est qu’un mot pour quelque chose qui appartient au corps. »

5Le corps est raison, une grande raison […]. Ta petite raison, elle aussi, mon frère, que tu appelles « esprit » est un outil de ton corps, un petit outil, un petit jouet de ta grande raison12

6Or, dès les années 1902-1903, Valéry note pour sa part que « la subdivision Âme-Corps a été une tentative de simplification – et [que] cette tentative a parfaitement échoué13 ». Selon un renversement semblable à celui que propose Nietzsche, son propre arbitrage entre ces concepts se fait au profit exclusif du corps. « L’esprit est un moment de la réponse du corps au monde » (CP, I, 1125 [1921]), et « l’âme n’est que le corps en tant qu’il fabrique de la tristesse ou de la joie, de l’amour ou de la haine, de l’orgueil ou de la pauvreté en ressources et en pouvoirs » (C, XXII, 556 [1939] ; nous soulignons). Ces formules ont très proches de celles qu’Artaud développera un peu plus tard, lorsqu’il déclarera que « le mental ne fait pas le corps, mais le corps dégage le mental14 ». Chez Valéry comme chez l’auteur du Pèse-Nerfs et nombre de poètes ultérieurs, l’intériorité subjective associée notamment au lyrisme ne peut que s’enraciner dans l’organique, comme le montre assez un bref fragment publié en 1939 dans Mélanges :

Le plus grand poète possible – c’est le système nerveux.

L’inventeur du tout – mais plutôt le seul poète. (Œ, I, 335).

7Cet aphorisme peut encore se lire comme un hommage à Nietzsche, en qui les Cahiers saluent précisément, dans une note de 1929, un « "poète" du système nerveux », soit un auteur qui « articul[e] et combin[e] les "notions" » du langage et la « mécanique […] du système nerveux15 ». Valéry trouve donc décidément chez Nietzsche un philosophe selon son cœur, et une autre remarque de 1935 indique clairement quelle suprématie il pouvait accorder sur cette base à l’œuvre de l’Allemand : « Celui qui saura nouer le langage à la physiologie – saura beaucoup, et nulle philosophie ne prévaudra contre lui » (CP, I, 446). Or, en matière d’esthétique, ce nœud, que Valéry reproduit, ne peut s’appliquer qu’aux deux pôles de la production et de la réception des textes, pôles qui constituent dès lors également les seules instances d’existence des œuvres. Valéry le souligne dans la Première leçon du cours de poétique, et présente cette idée comme le point de départ de ses analyses à venir, « une œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte », formule aussitôt suivie de la glose : « Un poème est un discours qui exige et qui entraîne une liaison continuée entre la voix qui est et la voix qui vient et qui doit venir. […] C’est l’exécution du poème qui est le poème » (Œ, I, 1349-50). En d’autres termes, il n’est d’œuvre en dehors de la présence d’un corps exécutant.

8On comprend dès lors que Valéry pose à la même époque, dans son Discours sur l’Esthétique, que la Poïétique, étude de la production des œuvres, autant que l’Esthésique, étude des sensations, doivent se pencher sur les « racines psychiques et physiologiques » de ces deux activités (Œ, I, 1311). C’est la condition pour que l’art, « considéré comme problème de physiologie », s’analyse en tant que « combinaison sensitivo-motice » (C, XX, 721). En défendant cette approche, Valéry ne propose pas de réduire le littéraire au physiologique – on verra d’ailleurs qu’une telle réduction serait irréalisable. En revanche, il exige qu’une dimension physiologique soit reconnue à la relation littéraire, et ce mouvement est fondamental, car il va distinguer son approche de celles de ses principales influences en matière de théorie littéraire, soit Mallarmé et Poe. Comme Remy de Gourmont, Valéry est sensible à l’apparition d’« une génération qui n’ignore plus […] le mécanisme physiologique de la pensée16 » et, comme lui, il cherche à tirer les conséquences de cette évolution dans son champ propre : l’impact conjugué de la philosophie nietzschéenne et de la physiologie reconfigure le territoire disciplinaire au sein duquel s’élabore sa poétique.

9En matière de genèse des textes, l’anthropologie adoptée par Valéry ne peut que l’amener à faire de l’organisme la racine de tout discours. Les célèbres remarques sur l’élaboration de certains de ses poèmes à partir de constructions rythmiques apparues, sans contenu lexical, alors que Valéry marchait, offrent un exemple de cette production ayant pour siège notre « machine à vivre », que Valéry reçoit comme un don étranger, et qui témoigne, selon lui, d’« une modification réciproque possible entre un régime d’action qui est purement musculaire et une production variée d’images, de jugements et de raisonnements » (Œ, I, 1322-23). On peut lire dans le même sens l’incipit de nombreux poèmes, privilégiant des états de passage entre conscience et inconscience. La Jeune Parque s’édifie ainsi comme la parole d’un sujet qui ne se constitue que d’être l’auditeur, en soi-même, d’une altérité présubjective désignée par la célèbre interrogation « Mais qui pleure, / Si proche de moi-même au moment de pleurer ? » ou par l’allusion au « frémissement d’une feuille effacée » dont la sensation persiste parmi les « îles de [s]on sein nu » (Œ, I, 96). Quant au premier poème de Charmes, « Aurore », cette autre scène d’éveil est l’occasion pour le locuteur de rompre son dialogue avec les idées, dont il affirme briser la « toile spirituelle », afin d’aller « cherchant / Dans [s]a forêt sensuelle / Les oracles de [s]on chant » (Œ, I, 112). Ces derniers vers, à rapprocher, là encore, de la description de l’éveillé que donne Nietzsche, dans le passage déjà cité, pourraient se lire comme un programme pour la poétique de Valéry. Et ce programme, il l’a réalisé au moins une fois, lorsqu’il fut conduit à présider la section dévolue aux « Manifestations de la pensée », au sein de l’Exposition universelle de 1937.

10En effet, à cette occasion, Valéry se heurte à un problème d’apparence insoluble. Là où, selon lui, l’activité de recherche propre aux diverses sciences peut aisément se représenter par leurs appareils, il en va tout autrement des créations textuelles, qui nécessiteraient la « grande et paradoxale nouveauté […] de faire apparaître aux yeux des visiteurs, l’invention elle-même, auprès des choses inventées » (Œ, II, 1145), soit, dit-il encore, « le travail intérieur dont l’ouvrage est le terme » (Œ, II, 1146). On connaît la solution proposée par Valéry : l’exposition inclut, sous le nom de « Musée de la littérature », une présentation de manuscrits autographes d’écrivains, réservés jusque là aux visiteurs de la Bibliothèque nationale. Mais Valéry décrit ces manuscrits d’une manière qui doit retenir l’attention. « Premier acte de [l’]effort intellectuel » de l’écrivain, le manuscrit s’offre, dit-il, « comme le graphique de ses impulsions, de ses variations, de ses reprises, en même temps que l’enregistrement immédiat de ses rythmes personnels, qui sont la forme de son régime d’énergie vivante » (ibid.). Or une telle description établit une parenté entre la graphie individuelle et les enregistrements de la locomotion ou des phénomènes internes qui s’étaient développés en physiologie, depuis le milieu du XIXe siècle, sous l’impulsion d’Etienne-Jules Marey, inventeur des premiers cardiogrammes et plus généralement, d’une méthode graphique reposant sur « l’auto-inscription » des mouvements organiques17. Ce postulat de parenté n’a rien d’original : la graphologie s’est bâtie, à partir des années 1870, sur l’hypothèse d’une telle homologie, et Valéry, tout comme d’autres poètes, connaissait ces différentes théories, comme l’attestent notamment ses contributions à la luxueuse revue lancée par Royère en 1926, Le Manuscrit autographe18. Je ne développerai pas ce point, car ce qui m’intéresse ici, c’est que le rapprochement qu’impliquent les termes de Valéry semble avoir été suggéré dans la scénographie même de l’exposition. Pour présenter, au titre de la biologie, « les diverses méthodes qui étudient l’homme et les mouvements de l’homme, ainsi que l’étude des manifestations électriques des fonctions nerveuses », l’exposition dirigée par Valéry offre aux visiteurs de mesurer leurs propres « caractéristiques physiologiques, pression artérielle, capacité respiratoire, métabolisme, vision, audition, tact, attention, mémoire, réactions, etc. » (Œ, II, 1154). Selon Valéry, ce dispositif doit souligner que, depuis « la fin du XIXe siècle », « nos pouvoirs d’action et d’investigation ont été prodigieusement accrus » : grâce à des appareils capteurs, « les visiteurs entendront très amplifiés les bruits du cœur du sujet et verront en même temps, en rayons lumineux passant sur un écran, le graphique des phénomènes » internes (Œ, II, 1152-54). L’agencement vaut démonstration : si la physiologie se donne à voir sous forme de courbes visuelles, la courbe graphique des manuscrits exposés dans le même espace pourrait renvoyer à la physiologie. Il semble donc que ce qui s’esquisse ici, sans se dire pour autant, c’est sans doute le rêve d’un enregistrement de la « machine à vivre » de l’écrivain, au moment de la création.

11Toutefois, Valéry a bien conscience de ne pas disposer, avec le manuscrit, de ce qu’il nomme ailleurs une physico-chimie « de l’avenir » (CP, II, 728), capable de rendre compte des phénomènes de la sensibilité et de la conscience. Lui-même jugea que le dispositif de 1937 n’offrait qu’un pis-aller. Dans l’un des textes consacrés à cette entreprise, il conclut ses remarques sur les manuscrits en notant : « nous ne disposons d’aucun moyen de mettre en spectacle les diverses formes de l’activité de la pensée » (Œ, II, 1156). Cette réserve signale qu’une limite infranchissable demeure entre la physiologie de l’esprit qui pourrait être reconstruite à partir des graphies d’écrivains et la réalité des processus physiologiques internes. En tant que transcription d’une gestuelle, la graphie fournit, au mieux, une indication partielle, dont l’incomplétude est typique de la connaissance de ce que Valéry nommera en 1943 le troisième corps, soit notre « machine » en tant que nous en saisissons des pièces sans en comprendre le « fonctionnement » global, ni ce qui relie les « cryptogrammes histologiques » ainsi obtenus à « la sensation et la pensée » (« Réflexions simples sur le corps », Œ, I, 929). La contemplation des brouillons constitue donc un terme extrême dans ce que Valéry nomme la préhistoire de la création (Œ, I, 1146). La présence du corps de l’écrivain ne peut y être récusée, et elle s’y rend manifeste, mais ce stade ne peut être dépassé vers l’amont, car, pour Valéry, si la pensée est un produit du corps, elle ne peut saisir entièrement le « système organique » dont elle relève. Il l’explique encore dans les Cahiers, en 1943 : « La pensée est anti-fonctionnelle. Je veux dire qu’elle a pour condition la dissimulation de sa machine organique = l’ignorance de ce qu’elle est » (CP, I, 1202).

12Pour rendre compte de cette situation, Valéry utilise l’image d’un théâtre intérieur, qui apparaît notamment, en 1919, dans la « Note et digression » ajoutée à l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Dans ce texte, ardu, le modèle théâtral intervient pour donner à saisir ce que Valéry nomme « conscience accomplie » ou « point de présence pure » (Œ, I, 1223-24). Or cette conscience est proche de la description nietzschéenne du corps comme « Soi » et « grande raison », car Valéry met en scène une sorte d’auditoire organique, traversé par des tensions et conflits que Nietzsche assignait également au corps, sur la base des thèses du biologiste allemand Wilhem Roux, auteur d’un ouvrage sur La Lutte des parties dans l’organisme. Voici le texte de Valéry sur cette « conscience accomplie » :

Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète, nuit très avide, nuit secrètement organisée, toute construite d’organismes qui se limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres bourrées d’organes, qui battent, qui soufflent, qui s’échauffent et qui défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et leur fonction. En regard de l’immense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre formé, et s’agitent, tout le Sensible, l’Intelligible, le Possible (Œ, I, 1224).

13Si on doutait de la nature corporelle de l’assistance que décrit ici Valéry, une note marginale de 1930 ne laisse aucun doute : « Cette image du théâtre sert à joindre et à opposer la vie organique profonde à la vie superficielle que nous nommons esprit » (ibid.). L’addendum construit, par transitivité, une équivalence entre « conscience accomplie » et « vie organique », puisque toutes deux sont formées par l’assemblée des spectateurs. Ce que tente de penser Valéry sous cette notion abstraite, c’est donc, comme souvent chez lui, une conscience au second degré : il essaye de se rendre conscient de ce qu’est l’activité de la conscience. Mais il faut aussitôt corriger cette formule, car il ne s’agit pas ici pour le sujet de se saisir. Averti de soi-même, le moi n’accède qu’à un fragment de soi, car de son côté la salle, ce cirque de chair, n’est jamais éclairée. Il y a toujours retrait du physiologique en tant que condition première de la pensée : le corps pense mais il n’est pas pensable. Quand Valéry essaye d’imaginer cette organisation globale, il condamne ainsi d’avance son projet. Il faudrait une scène qui ne soit autre que le tout du théâtre, clarté et obscurité mises ensemble. En devenant objet de notre conscience, cette part d’ombre perd aussitôt son statut invisible et définitoire, et par là se dérobe. Un extrait de L’Idée fixe, dialogue entre Teste et un médecin, montre nettement ce changement de statut. Le thérapeute vient d’évoquer les processus physiques et chimiques à l’œuvre dans le corps, et conclut :

– Et tout ceci obéit à la cellule nerveuse… Le Neurone entre en scène.

– Oui. Et la nuit se fait sur le théâtre… Et le rideau se relève sur un décor tout différent. L’Esprit, la Volonté… (Œ, II, 268)

14La physiologie n’« entre en scène » comme discours qu’autant que la chose s’en retire pour regagner la nuit. Si organisme et conscience communiquent, il y a entre eux solution de continuité et, au mieux, « traduction » partielle entre deux codes différents et deux formes d’existence distinctes19. Valéry suit donc ici encore un courant de pensée qui le rattache au Nietzsche de la « grande raison », motrice insoupçonnée. L’auteur de Variété se sera astreint à lier physiologie et langage tout en démontrant l’impossibilité d’établir une représentation du corps pensant. Si celui-ci reste le seul point de départ valide, Valéry insistera par de multiples formules sur l’inadéquation de nos images et de nos discours, au point de noter dans L’Âme et la danse, en 1921, que « la raison, quelquefois, me semble être la faculté de notre âme de ne rien comprendre à notre corps ! » (Œ, II, 162), ou encore, dans L’Idée fixe, qu’« il n’y a pas de raison pour qu’un être vivant puisse parvenir à se représenter la vie » (Œ, II, 243).

15La physiologie s’impose ainsi comme l’horizon nécessaire et inatteignable, de ce qui se nommera plus tard la génétique des textes. Cependant, sa fonction dans la théorie littéraire valéryenne ne saurait se limiter à ce pôle. Si elle reste convoquée avec insistance, c’est qu’elle joue un rôle tout aussi important à l’autre borne de la relation littéraire, lors de la réception des textes. Elle fonde la distinction que Valéry établit entre prose et poésie.

16En 1927, dans Propos sur la poésie, Valéry assigne à la prose narrative et au poème un effet inverse sur le corps récepteur. Il adopte pour cela une argumentation mimant la structure d’un protocole expérimental, en nous invitant à considérer « les attitudes comparées du lecteur de romans et du lecteur de poèmes » (Œ, I, 1374). Ici, l’investigation organique est inutile, car selon Valéry, chaque type de textes suscite des « marques physiques qui s’observent aisément » (ibid.) :

Voyez le lecteur de roman quand il se plonge dans la vie imaginaire que lui intime sa lecture. Son corps n’existe plus. Il soutient son front de ses deux mains. Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l’esprit seul. Il est absorbé par ce qu’il dévore ; il ne peut se retenir, car je ne sais quel démon le presse d’avancer. Il veut la suite, et la fin, il est en proie à une sorte d’aliénation : il prend partie, il triomphe, il s’attriste, il n’est plus lui-même, il n’est plus qu’un cerveau séparé de ses forces extérieures, c’est-à-dire livré à ses images, traversant une sorte de crise de crédulité.

Tout autre est le lecteur de poèmes.

Si la poésie agit véritablement sur quelqu’un, ce n’est point en le divisant dans sa nature, en lui communiquant les illusions d’une vie feinte et purement mentale. Elle ne lui impose pas une fausse réalité qui exige la docilité de l’âme, et donc l’abstention du corps. La poésie doit s’étendre à tout l’être ; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l’ordonne en profondeur, car elle vise à provoquer ou à reproduire l’unité et l’harmonie de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l’homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l’écart.

En somme, entre l’action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est d’ordre physiologique. Le poème se déploie dans un domaine plus riche de nos fonctions de mouvement, il exige de nous une participation qui est plus proche de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous transforment plutôt en sujets du rêve et de notre faculté d’être hallucinés. (Œ, I, 1374-1375)

17Productrice d’un oubli du corps propre, la prose fictionnelle opère selon Valéry une division du récepteur, séparé de ses sensations, et par là, de son ancrage hic et nunc dans une réalité que cette occultation permet de remplacer par des suggestions virtuelles, qui font de l’expérience romanesque une hallucination. Démon, aliénation, crédulité : le vocabulaire suggère la possession et de la folie, et fait du romancier le responsable d’une manipulation dont l’efficace sur le public dépend précisément de la capacité du texte à éviter toute sensation organique. L’« abstention du corps » équivaut à une ablation des canaux qui garantissent un retour du lecteur à sa situation de lecture. Par contraste, la description de la réception des poèmes inverse chacun de ces termes. La poésie ne sépare pas mais elle réunit ; elle « excite » les sensations organiques en sollicitant « organisation musculaire » et « fonctions de mouvements », et elle les élève à un « sentiment intense » tout en impliquant la totalité de « la personne vivante. » Le fait que le poète mobilise l’ensemble de nos facultés ne renforce donc pas ses possibilités de manipuler le lecteur : au contraire, son jeu sur notre conscience proprioceptive nous préserve de tout assujettissement au pouvoir de l’écrivain, car il nous renvoie à la réalité.

18On comprend dès lors pourquoi ce passage entretient d’étroites relations, non seulement avec la physiologie, mais avec les théories de l’hallucination élaborées depuis le milieu du XIXe siècle. Démoniaques, les hystériques de Charcot l’étaient aussi, et, selon Jules de Gaultier, Emma Bovary, cette figure par excellence de la réception romanesque. Il faudrait donc ouvrir une vaste enquête pour comparer le tableau clinique que Valéry offre de la lecture de récits fictionnels et un corpus aliéniste qu’il connaissait assez pour s’être lui-même peint en « hystérique mâle » dans une lettre à Gide de 189420. L’usage de substances comme l’éther, à la Salpêtrière, et les soupçons de suggestion dont Charcot fut l’objet, militent pour reconnaître dans ses pratiques le comparant implicite mobilisé par Valéry dans sa critique de la prose fictionnelle21. Quant au rôle d’ancrage dévolu à la sollicitation des sens, il s’inscrit dans la lignée des réflexions célèbres de Taine, qui, dans De l’intelligence, a associé la détermination du caractère fictif de nos images à la mise en jeu d’une « sensation correctrice » dont la suppression, voire la diminution, « facilitent ou provoquent l’hallucination22 ». C’est dans cet esprit que Valéry écrit, au même moment, dans ses Cahiers, une formule à rattacher aux vers déjà cités d’« Aurore » : « L’homme corporel reparaît, rompt le monde des idées – comme un bruit brise le monde des sons. La pensée est un “monde” fermé, soustrait à la sensation, où la sensation initiale se change en questions-réponses, perd son origine » (CP, I, 1174). La physiologie de la lecture de Valéry s’appuie donc sur l’évolution du discours philosophique et médical, et elle tire de ces échos une partie de sa force polémique.

19En effet, si Valéry déplace de la poésie vers la prose narrative le thème platonicien de la possession, il engage surtout une controverse sur l’éthique de la production littéraire, car ce passage très dense ne consacre pas seulement l’importation de la physiologie au rang des critères associés à la théorie des genres ou à l’esthétique de la réception ; il en fait un argument pour servir à l’élaboration d’une morale comparée des écritures. Alors que dans Science et conscience, en 1905, le biologiste Félix Le Dantec pouvait présenter indifféremment romanciers et poètes comme des « entrepreneurs d’illusion23 », Valéry entend ici disculper la poésie d’un tel reproche et le limiter à la prose narrative, motivant ainsi ses propres réserves face à ce genre. Avec Propos sur la poésie, la question de l’authenticité, voire de l’honnêteté du texte lu, se déplace de l’origine à la fin de l’écriture, ou de son contenu à ses modalités de réception. Cette authenticité ne se mesure pas en termes de sincérité auctoriale ou de fidélité à un référent externe. Ce que doit prouver le détour par la physiologie, c’est que la poésie, au moment de sa réception, c’est-à-dire au moment de sa socialisation, est régie par un impératif antirhétorique, en tant qu’elle rend le lecteur conscient du fait qu’il est informé par la forme même du texte. Le pacte littéraire propre à la poésie, tel qu’il est décrit ici, illustre donc combien, selon Marianne Massin, « les options esthétiques de Valéry relèvent […] d’une position éthique », fondée sur une lutte « contre les abandons comblés et crédules24 ». Même si, dans Propos sur la poésie, Valéry prend soin d’atténuer le caractère tranché de cette opposition entre prose et poésie en ajoutant, in fine, que « des degrés, des formes de passage innombrables existent entre ces termes extrêmes de l’expression littéraire » (Œ, I, 1375), il ne remettra pas en cause cette analyse. En 1943, dans une lettre à Jean Prévost sur les Problèmes du roman, il concède : « j’ai parlé de toxique, ce qui a beaucoup choqué », mais n’en maintient pas moins que les romans « exigent [notre] passivité » (Œ, I, 1835). Ainsi, alors qu’Emil Staiger écrira, en 1946, dans ses Concepts fondamentaux de la poétique : « Il n’y a rien à retirer d’un lied. […] Les lieder n’engagent à rien. Ils ne résolvent aucun problème. Nous ne pouvons faire appel à eux25 », Valéry permet au contraire de penser une morale de la musicalité poétique, voire de penser cette musicalité comme une morale et une forme d’engagement. Si, conformément à la pensée grecque, une habitude ou disposition permanente s’enseigne et s’acquiert par la répétition des attitudes conformes à un tel caractère, alors on pourrait définir avec Valéry la lecture de poésie comme une école de la conscience de soi tout entier à soi-même, et inversement, la lecture romanesque comme la fabrication d’une hexis de l’oubli de soi, condition d’une manipulation de la réalité.

20Mais la convocation de la physiologie va servir à préciser encore la spécificité de la poésie. Pour Valéry, l’auditeur d’un concert offre le modèle le plus poussé d’une situation esthétique dans laquelle le récepteur est rendu sensible à la mise en mouvement de son corps entier. À l’expérience sonore s’ajoute l’impact physique direct des notes et les réactions musculaires qui y répondent. Le poète l’explique en 1926 dans Analecta :

La musique montre qu’en attaquant un sens […] on me fait produire des mouvements, on me fait développer l’espace à trois ou quatre dimensions […]. Elle est le type de la commande par l’extérieur. […] La musique est un massage […]. Substitution d’un excitant à l’excitant normal. Comme on électrise tels muscles et telle combinaison de muscles dont la contraction simultanée ne correspond à aucune émotion connue. Physionomies inédites sur l’album de Duchenne de Boulogne. (Œ, II, 704-705, nous soulignons)

21Ce rapprochement, qui offre un brusque saut disciplinaire typique de l’écriture valéryenne, n’est pas isolé26. La figure de Duchenne, auteur de célèbres clichés de patients produisant des grimaces sous l’impact d’impulsions électriques, fournit un modèle simplifié de la relation musicale, et plus largement esthétique, dans lequel l’œuvre apparaît comme un simple outil destiné à composer à même le corps du récepteur. C’est lui que l’œuvre travaille, si bien que, corrélativement, le récepteur reçoit ainsi au titre de l’œuvre la sensation de sa propre réception : Wagner, écrit encore Valéry en 1940-1941, « fait jouer l’organisme nerveux tout entier – C’est là son véritable orchestre », il « met en jeu le C E M » – le complexe Corps, Esprit, Monde (CP, II, 979). On comprend dès lors qu’en 1943, Valéry ait souhaité consacrer une leçon du Cours de Poétique à Duchenne (CP, I, 1106). Le médecin pouvait devenir l’emblème d’une conception de la poésie dans laquelle le lieu effectif de la création n’est pas la page, mais le corps du public.

22Toutefois, la comparaison entre musique et poésie conduit à établir une dernière distinction : contrairement à l’auditeur d’un concert ou aux patients de Duchenne, le lecteur doit assumer le double rôle du récepteur et de l’instrumentiste. Comme l’explique Valéry dans son Avant-propos à la connaissance de la déesse, « la musique emporte avec elle une sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent, au contraire, de la leur prêter » (Œ, I, 1271). En d’autres termes, les mots tracés sur une page sont à la fois des signes linguistiques et un programme gestuel tel que le lecteur donne lui-même corps à l’acte créateur qui va se rejouer en lui. Or ce point était acquis, pour Valéry, dès 1911, date à laquelle il note dans ses Cahiers que les mots « sont, par leur nature productible au moyen de muscles, des actes réversibles, excitateurs et excités27 ». C’est en ce sens que le poème peut se définir comme une liaison continuée entre la voix qui est et la voix qui vient, et c’est bien la raison pour laquelle la relation esthétique dans son entier doit se penser, selon Valéry, avec la physiologie.

23Il y aurait beaucoup à dire de cette approche et de ses conséquences théoriques. Quand Valéry revient, dans Propos sur la poésie, sur cette fonction d’excitateurs assignée aux mots – en posant que le poème « excite [l’]organisation musculaire » du lecteur – il éclaire les motifs de sa comparaison entre danse et poésie : l’attention à la physiologie est l’un des motifs essentiels d’un rapprochement qui assimile le texte poétique à une chorégraphie. Si diction, sensations et idées sont des processus corporels interdépendants, alors le lecteur du poème rejoue dans son temps propre une activité corporelle et intime qui fut codifiée et éprouvée par l’auteur. Or, si, s’une part,  « Comprendre c’est faire organe. / C’est refaire en dedans » (CI, VIII, 77 [1905-1906]), et si, d’autre part, la difficulté polysémique du texte poétique invite à le reprendre indéfiniment, cette opacité même devient le moyen pour que le lecteur prête indéfiniment sa matière à cette commémoration en actes28. Une note des Cahiers ne laisse aucun doute sur ce point. À côté d’une flèche décrivant un cercle complet entre les mots Ρ et RE (c’est-à-dire la fonction re, la répétition), Valéry note « forma = moule.  », et il ajoute :

La Forme est l’ordre qui engendre une action, et qui engendre une action identique.

Ce qui a été fait régénère le faire.

[…] Passage de la bosse au creux et regain d’une bosse au moyen du creux. (C, XXIV [1940-1941], 637).

24La réflexion de Valéry débouche ainsi sur une mise en relation de la physiologie, de l’acte de lecture et du topos de l’immortalité poétique qui présentent de profondes analogies, parmi ses contemporains, chez des auteurs comme Claudel, Jousse et Spire, et, dans le champ contemporain, chez un poète comme Bernard Noël.

25Toutefois, ce colloque invitant à souligner l’impact des théories de Valéry, j’ai choisi de clore cette étude par une brève analyse d’un passage célèbre de Qu’est-ce que la littérature ?, car il me semble qu’avec cet essai de 1948, Sartre tente de répondre directement à Propos sur la poésie.

26On sait que Sartre explique que, dans la prose, « nous sommes dans le langage comme dans notre corps ; nous le sentons spontanément en le dépassant vers d’autres fins, comme nous sentons nos mains et nos pieds29. » Nommant le prosateur « parleur », comme si seul il exerçait la parole, le philosophe explique :

Le parleur est en situation dans le langage, investi par les mots ; ce sont les prolongements de ses sens, ses pinces, ses antennes, ses lunettes ; il les manœuvre du dedans, il les sent comme son corps, il est entouré d’un corps verbal dont il prend à peine conscience et qui étend son action dans le monde30.

27Or ce rapport « à peine conscien[t] » décrit pour Sartre la relation normale que nous entretenons avec notre corps. Dans L’Être et le néant, suivant étroitement les réflexions de Valéry sur le corps, il venait de définir, notre corps vécu comme le « passé sous silence31 », parce qu’en tant que site de la perception, ce corps constitue l’unique point de vue sur lequel le sujet ne peut avoir de point de vue. L’inattention à notre corps fait donc partie de notre condition incarnée, et dans ce contexte, écrire que le prosateur « sent [les mots] comme son corps » revient à dire qu’il ne les sent pas. Son oubli du corps du langage est donc homologue à notre oubli usuel de notre propre corps, et cette homologie débouche, chez Sartre, sur une assimilation : c’est parce que sa sensation ne s’y arrête pas que le langage du prosateur peut être présenté comme une extension de son corps même, et que la parole prosaïque équivaut à une action physique. Inversement, le poète ne peut agir verbalement sur le monde et refuse « d’utiliser le langage », parce qu’il adopte une relation anormale au corps du langage, fondée sur une trop grande attention. Il est prisonnier des frontières de la langue comme un homme trop sensible à son corps serait rendu incapable de percevoir le monde : « L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà32 ». Sartre poursuit alors en expliquant :

Faute de savoir s’en servir comme signe d’un aspect du monde, [le poète] voit dans le mot l’image d’un de ses aspects. [Du coup, sa] sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu’il ne l’exprime. Inversement, comme la signification est réalisée, l’aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal33.

28Sartre semble dénoncer une confusion entre signe et signifié, cependant il y mêle avec insistance des métaphores corporelles qui projettent sur le langage lui-même cette corporéité que Valéry attribue de manière privilégiée à la poésie. Or cette corporéité est source de trouble. En employant le terme d’image, le philosophe mobilise les mêmes connotations psychologiques négatives que Valéry. Il suggère que la superposition qui s’établit entre signe et référent relève d’une de ces situations décrites par Taine, dans lesquelles « les images [mentales], n’étant plus distinguées des sensations, deviennent des hallucinations complètes34 ». Sartre reprend donc bien la prémisse majeure de Valéry : la prose repose sur une inattention au corps propre du locuteur et à celui de la langue, tandis que la poésie suscite un « sentiment intense » de ces mêmes realia. Mais le théoricien de l’engagement renverse terme à terme toute la suite du raisonnement. Ce que Valéry nomme « abstention du corps », loin de mettre en péril la situation hic et nunc du sujet dans le monde, donne cet ancrage au prosateur. L’oubli de cette situation devient en revanche la faute du poète, parce que sa fascination pour les mots les transforme en un écran perceptif, qui permet à ces derniers de substituer leur image aux sensations, le condamnant à un rapport halluciné au dehors. Enfin, l’attention excessive aux mots suscite une condamnation éthique : puisque langue et corps propre sont homologues, la fascination du poète pour la première est assimilée à une fascination pour le second. Le poète pris à ses propres images est à la fois un halluciné et un Narcisse : pour Sartre, l’exemple de Leiris prouve que « le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image35 ».

29Cependant, la symétrie inversée qui s’établit entre Propos sur la poésie et Qu’est-ce que la littérature ? n’est évidemment que partielle. Sartre déplace les conditions de l’observation valéryenne du moment de la réception à celui de la création. Si les deux auteurs comparent des « attitudes », le mot ne désigne donc pas les mêmes phénomènes, de sorte que Sartre construit une structure argumentative retorse : il ne démonte le système de Valéry qu’au prix de ce déplacement, sans indiquer nettement si sa description de « l’attitude poétique » est généralisable à la lecture des poèmes. Incidemment, la conjugaison possible des deux édifices théoriques construit un espace littéraire paradoxal, où l’activité du prosateur serait, pour Sartre, la création active et engagée d’une réception analysée par Valéry comme hallucinatoire et passive, tandis que la poésie serait, pour Sartre, une forme d’hallucination qui produirait, pour Valéry, une réception opposée à toute forme d’illusion ou de manipulation. Enfin, la référence au corps, chez Sartre, ne convoque pas les sciences du vivant. Elle reste d’ordre analogique, alors que chez Valéry l’organique ou le musculaire sont cités à comparaître en tant que tels. Or cette prise en compte de la physiologie contemporaine, que Valéry fut sans doute l’un des premiers à explorer à des fins esthétiques, continue à donner une extraordinaire actualité à sa réflexion : elle annonçait les approches cognitivistes de la littérature36.