Colloques en ligne

Michel Jarrety

L’idée de littérature chez Valéry

1Puisque j’ouvre cette journée d’études consacrée à l’idée de littérature, il m’a semblé qu’il pouvait être de bonne méthode de prendre en compte ce sujet pour lui-même, et de l’affronter directement à titre d’introduction, en somme, ou de propédeutique aux communications qui pourront suivre — quitte à ne préciser que quelques lignes de force assez schématiques, et dont nous pourrons ensuite discuter. Les difficultés sont alors innombrables — car ce que je voudrais essayer de montrer, c’est que l’idée de littérature est semblable à un minéral qui présente, selon qu’on l’oriente en un sens plutôt qu’en un autre, des facettes différentes et que ces différences, si l’on envisage chaque facette pour elle-même et indépendamment des autres, peuvent paraître des contradictions que vient lever ensuite une plus précise analyse. À ces difficultés s’en ajoute pour moi une autre, toute personnelle : c’est que j’avais déjà pour une part traité autrefois cette question dans ma thèse, que j’avais intitulée précisément Valéry devant la littérature, et que d’autre part j’avais développé assez longuement il y a quinze ans, au colloque de San Francisco, l’idée de « La littérature comme écart », qui continue de rester pour moi un des aspects fondamentaux de la théorie valéryenne. J’essaierai donc de prendre ici un autre angle d’attaque — et qui sera d’abord historique. Je ne dirai rien de nouveau, mais selon le mot de Pascal, j’essaierai de faire en sorte que « la disposition des matières [soit] nouvelle ».

2Historiquement, en effet, c’est-à-dire si l’on suit le parcours de l’écrivain Valéry, il me semble que ce qui n’a cessé d’être un des traits définitoires de la littérature, de l’idée, justement, que Valéry s’en faisait, c’est une certaine sacralisation, mais une sacralisation assez complexe parce que sa signification a évolué, et que, d’autre part, elle ne va pas de soi si on la rapporte à d’autres éléments de définition. Cette sacralisation fut, dans un premier temps, naturellement liée au symbolisme et à cette espèce de religiosité qui, avec lui, s’est introduite dans l’art vers la fin du siècle. Je hasarderai même l’idée que l’interruption à peu près totale de l’activité poétique autour de 1892 a été due, pour une part, à la conscience tout à coup plus forte d’une certaine dimension sacrée qui ne pouvait entraîner que le refus provisoire, et le suspens, plus relatif qu’on ne l’a parfois dit, de l’écriture : tout à coup se révélait plus crûment l’idée qu’il existait une haute littérature où le jeune Valéry n’avait pas encore le pouvoir de se faire sa place, et une basse littérature qui ne méritait pas un instant de labeur. C’est le sens de la phrase lancée à Pierre Louÿs le 20 mars 1892 : « Le monde n’a pas besoin d’un… Dierx, d’un Leconte de Lisle, même, de plus1. » Or, la difficulté est ici de savoir précisément ce qu’a été pour lui cette religiosité qu’il a évoquée à plusieurs reprises dans ses années de maturité, mais qu’il a toujours définie à peu près dans les mêmes termes que les autres écrivains — sans préciser où se resserrait vraiment sa différence. À Frédéric Lefèvre, durant les années vingt, il confie par exemple ceci : « Il y avait quelque chose de religieux dans l’atmosphère intellectuelle de ce temps-là. Il y avait une sorte de mysticisme dans la profondeur et la pureté des convictions poétiques et artistiques. » Puis il ajoute : « Mais il est hors de doute que l’objet de la littérature, les symbolistes l’ont relevé à un point où on ne le trouve pas toujours placé2. » Dans leur apparente évidence, ces quelques formules ne vont pas sans difficulté — mais je voudrais faire surtout deux remarques : le mysticisme semble faire signe du côté d’un engagement total de l’être dans la littérature, c’est-à-dire, d’une certaine manière, dans le tout autre qu’elle représente par rapport au réel, et ce qui s’affirme ici, c’est l’annulation de ce qui n’est pas la littérature, quelque chose comme l’exigence, chez les mystiques, d’obtenir le nada, le rien, afin d’accéder au todo, c’est-à-dire au tout. La lecture que je propose ici de cette phrase peut sembler à coup sûr excessive, et cependant elle cesse de l’être si on la rapporte à ce que dit par exemple Valéry dans le petit « Stéphane Mallarmé » de 1923 : « Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre » (Œ, I, 621). C’est le renoncement qui permet ici d’accéder au Sens.

3Pour dire les choses ici très vite, l’ambition si l’on veut ontologique du symbolisme a été, en effet, de découvrir l’Idée à travers sa représentation dans le monde, idéalisme que l’on retrouve bien sûr chez Mallarmé, même s’il s’agit chez lui d’un idéalisme sans transcendance. Or il me paraît important — je crois qu’on ne l’a guère souligné — que cette « explication orphique de la Terre », pour reprendre ici les termes fameux de la lettre autobiographique à Verlaine, cette explication, Valéry l’a faite sienne durant un temps très court, un an ou deux sans doute, mais il l’a en tout cas lui-même formulée dans la lettre qu’il adresse à Mallarmé, justement, le 18 avril 1891, et pour une part peut-être parce que c’est à lui qu’il s’adresse : « La poésie m’apparaît comme une explication du Monde délicate et belle, contenue dans une musique singulière et continuelle3. » Les mots de Mallarmé, Valéry certes a pu les lire dans la notice des Hommes d’aujourd’hui parue en février 1887 et où Verlaine reprend la lettre de Mallarmé, mais cette relation spirituelle de la littérature au monde va devenir très vite, comme on sait, une très radicale déliaison puisque, songeant à cette même année 91, il dira très précisément le contraire en 1935 : « Vers 91, le but de la poésie me parut devoir être de produire l’enchantement  — c’est-à-dire un état de faux équilibre et de ravissement  sans référence au réel » (C, XVIII, 281). Et cette déliaison constamment filée et largement fondée sur des considérations linguistiques sera en particulier une de ses réserves à l’égard du roman, et de la prétendue représentation du monde qu’il ne peut offrir. Il n’empêche que cette hauteur assignée à la littérature, cette haute idée si l’on veut, Valéry toujours la préservera, et ce sont les mots que je disais, adressés à Lefèvre : « L’objet de la littérature, les symbolistes l’ont relevé à un point où on ne le trouve pas toujours placé. »

4Dans cette sorte d’idée supérieure de la littérature, je crois qu’il convient de dissocier radicalement deux éléments. Le premier relève de ce que Valéry appelle mysticisme, renoncement sacrificiel au monde dans une sorte d’oblation à la Littérature. Cette idée que la Littérature puisse être le Tout d’une existence, il ne me semble pas que Valéry, dans ses toutes jeunes années, l’ait jamais faite sienne ; mais il ne me semble pas non plus qu’il en ait pris véritablement conscience avant son installation à Paris, et c’est sans doute là ce qu’il aurait voulu oser dire à Mallarmé lors de la fameuse conversation du quai d’Orsay en novembre 1894. Une phrase troublante s’écrira d’ailleurs bien plus tard dans un Cahier de 1914 : « Si j’ai adoré Mallarmé, c’est précisément haine de la littérature, et signe de cette haine qui s’ignorait encore » (C, V, 181). Cette haine qui s’ignorait encore : dans ces mots, il n’est pas impossible de déchiffrer l’idée que la détestation d’une certaine sacralité se fait jour en même temps que son entière révélation. Mais cette phrase parfaitement outrancière jusque dans le psychodrame rétrospectif qui s’y joue n’a pas de sens qui s’impose de manière totalement convaincante — et ce qui saute aux yeux, c’est bien sûr, avant tout, la contradiction majeure, si l’on y songe, qu’elle vient ouvrir avec le sentiment que les symbolistes aient pu relever  l’objet de la littérature. Pourquoi donc détester un objet si haut ? La haine, ici, ne peut être autre chose que le refus d’un sacrifice total de l’être à la Littérature : la haine est celle de la littérature comme dévotion totale — c’est-à-dire l’exigence, tout à coup, d’une distance. Distance critique par rapport à l’acte d’écrire, distance par rapport à l’idée même de littérature. C’est ce que j’avais voulu dire par le titre de mon livre : Valéry devant la littérature.

5Cette haine, si vraiment elle advint comme telle, ce dont je serais porté à douter, ne pouvait être que le symptôme d’une crise, c’est-à-dire d’un changement de régime dans l’idée de littérature car, jusqu’aux derniers jours, c’est pourtant cette haute idée que Valéry défend bec et ongles face à tout ce qui la peut menacer en un siècle de moindre culture. Or, précisément, l’un des éléments importants de ce qui se joue autour de 1892 et qu’on désigne abusivement comme la Crise de Gênes est une réorientation de ce qu’il appelle devant Lefèvre « l’objet de la littérature » : l’objet, c’est-à-dire à la fois ce que la littérature produit et la fin qu’elle s’assigne. Cet objet désormais n’est pas placé moins haut, mais il revêt maintenant une dimension très strictement intellectuelle — celle d’un faire qui opère selon des lois propres et savantes, des lois dont le prix n’est pas moins important que la fin qu’elles permettent d’atteindre. Et, dans le travail de Mallarmé lui-même, cet aspect se découvre bientôt : en 1927, dans la lettre qui sert de préface au livre de Jean Royère sur le poète, il se rappellera avoir dit à l’auteur d’Hérodiade — qui, pour sa part, se faisait de la poésie et de la science l’idée de pratiques adverses — il se rappellera, donc, lui avoir dit qu’il était « de la nature d’un grand savant » (Œ, I, 635). Il y revient l’année suivante dans une note des Cahiers qui vient offrir une sorte de filiation : « Poe le premier a songé à donner un fondement théorique pur aux ouvrages — Mallarmé et moi-même. Je pense avoir été le premier à essayer de ne pas recourir du tout aux notions anciennes — mais à tout reprendre sur des bases purement analytiques » (C, XII, 703). Grâce à Poe tellement lu et relu autour de 1892, grâce à Mallarmé pour lequel, si j’ose dire, la séduction se refonde sur d’autres bases, l’idée de la littérature prend sa valeur définitive. Après 92, à quelques mois d’écart, Mallarmé  a été tour à tour l’objet de la haine que je disais, liée au sacrifice total consenti à l’acte d’écrire,  et de l’admiration pour la maîtrise intellectuelle de cet acte d’écrire.

6Mais je hasarderai l’idée que cette haine a été une manière de fiction, au même titre que le doute méthodique pouvait l’être chez Descartes. Il s’agissait d’abord d’une stratégie de dégagement provisoire, après quoi un nouvel équilibre s’est fait jour, et dans les textes de la maturité que Valéry consacre à Mallarmé, sa maîtrise de l’écriture et son sacrifice à la poésie sont les deux pôles d’une même admiration. Autour de 1892, la littérature, néanmoins, s’intellectualise, mais dans le même temps elle n’est plus qu’une activité de l’esprit parmi d’autres, et à ce titre elle se trouve désacralisée, déchue de l’idéal religieux symboliste, et disjointe, si l’on veut, de l’engagement total d’une vie. Elle se trouve aussi dévalorisée en ceci qu’elle ne peut pas être uniquement, Valéry le sait bien, une activité de l’esprit aussi pure qu’une science qui progresse et découvre. D’un côté, donc, ainsi réorientée, la littérature demeure une valeur essentielle ; de l’autre, elle ne peut que s’avilir dans la mesure où s’attache à elle, justement, ce que Valéry, dans la préface de 1925 à La Soirée, appelle le « sacrifice de l’intellect » (Œ, II, 11). Je ne suis pas sûr, d’ailleurs, que cette formule que l’on a si souvent glosée touche vraiment ici le cœur de la cible. On voit bien sûr ce qui se glisse derrière ces mots : le refus de l’inspiration en tant que dépossession de soi, l’insuffisante pureté des moyens langagiers mis en œuvre, le fait que la littérature, à la différence de la science, n’ouvre à aucun enrichissement de savoir, etc. Mais « sacrifice de l’intellect » est sans doute une formule excessive, et mieux vaudrait peut-être dire plus prudemment que Valéry a réorienté la littérature vers le moins de sacrifice possible de cet intellect. La littérature qu’il fait sienne devient un pis-aller — ou si l’on veut un entre-deux qui tantôt penche vers plus d’intellect, et tantôt consent à ce qu’il y en ait moins.

7Une certaine pente, en effet, existe chez lui, qui l’aurait aisément conduit, s’il avait été possible de suivre longtemps cette pente, à se faire une idée de la littérature conçue comme pur système de lois de fonctionnement formel. Le meilleur exemple en serait certainement l’autre prose qu’il a cru un moment découvrir autour du mois de juin 1917, horizon vers lequel il revient en janvier 1940 lorsqu’il resonge à l’idéal d’une prose qui serait « à la fois musique, algèbre, et architecture » (C, XXII, 870) ; et un autre exemple serait aussi bien le type de conte ou de roman qu’il envisage au début de 1923 et qui aurait reposé, selon ce qu’il écrit alors à Gaston Gallimard, « sur un système de composition très étrange4 » — et système pour nous mystérieux puisqu’il n’en dit pas plus. Il y a sans doute eu des époques, difficiles à préciser clairement tant les choses furent souterraines, où c’est cette idée-là qui a prévalu, ainsi que le montre une note de 1930 : « Je me rappelle un temps où je ne voulais écrire que par opérations » (C, XIV, 603). En dépit de l’imparfait — je ne voulais —, ce temps ne s’est jamais vraiment achevé : le démon secret de Valéry aura toujours été d’écrire par opérations, c’est-à-dire en fonction d’une manière de combinatoire langagière et formelle, et les allusions qu’y peuvent faire certaines notes des Cahiers sont le plus souvent assez obscures. Mais ce serait — ç’aurait été — une combinatoire qui pourrait jouer — qui aurait pu jouer — tout à la fois au plan de la macrostructure de l’œuvre et de la microstructure de la phrase — une combinatoire dont l’intérêt toujours porté à la composition de l’œuvre est l’ersatz, si l’on veut, ou la forme dégradée, et cependant seule réalisable. Lorsque, par exemple, dans le petit discours sur la diction des vers, il affirme placer l’inventeur du sonnet au-dessus de tous les poètes, c’est de ce côté, bien sûr, que la phrase fait signe5 — et cet intérêt porté à l’opération toute mentale de la création, nous en trouvons, semble-t-il, un exemple dans la définition qu’il donne de l’art de Racine qui consiste, dit-il, « dans la finesse chargée de volonté de l’action de traduction en vers (c’est-à-dire en forme complexe — soutenue) de l’expression immédiate en forme linéaire — à partir d’un objet mental déterminé loin du vers » (C, XX, 736). Mais cette définition, avouons-le, reste bien obscure, faute pour Valéry de pouvoir, justement, formuler des lois de fonctionnement littéraire général, et dont l’œuvre de Racine ne serait pas la seule justiciable. Il me semble que nous avons peut-être sous-estimé, chez Valéry, cette tentation que je dirais, faute de mieux, algébrique, ou bien systémique — et qui n’a rien à voir, dois-je préciser, avec ce que sera plus tard la mécanicité de certains procédés oulipiens — et nous l’avons sous-estimée d’autant plus aisément que rien ne permet de l’approcher précisément, et qu’elle ne dessina rien d’autre qu’une sorte d’horizon chimérique puisque cette idée de la littérature s’établissait finalement au-delà de toute littérature possible. Mais la fameuse phrase que l’on trouve dans l’essai inachevé sur Mallarmé de 1897, et qui reviendra presque à l’identique, quarante ans plus tard, dans le programme du cours de poétique : « Je prends la littérature pour une extension des propriétés du langage6 » — cette phrase si souvent glosée va dans le sens d’une telle idée, et excède largement le pur souci formel qui l’a fait particulièrement prendre en compte par le formalisme des années soixante. Ce qui comptait pour lui, je cois, ce n’était pas tant la forme que les opérations qui pouvaient conduire à cette forme.

8Du même coup, un autre aspect de l’évolution historique que je disais se fait jour en même temps quant à l’idée de littérature. Dans l’héritage de la théorie des effets d’Edgar Poe, le tout jeune Valéry considère — la phrase est de 1891 — que  « la littérature est l’art de se jouer de l’âme des autres » (Œ, I, 1830), et l’idée de littérature se resserre ici sur la domination d’autrui. Cette composante se maintiendra toujours, en particulier dans sa théorie de la lecture où l’auteur doit toujours savoir se montrer supérieur au lecteur — et c’est ainsi que, le 9 octobre 1906, relisant Rimbaud et « toujours épaté », il confie à Gide que « vraiment ce bougre-là a deviné et créé la littérature qui reste toujours au-dessus du lecteur ». Mais quand l’idée de littérature s’intellectualise quelques mois plus tard, cette première composante se redouble d’une autre, tout opposée puisque c’est la domination de soi-même qui importe — et une note de 1915 fait de ces deux pôles « deux principes ennemis dans les Lettres » (C, V, 692). Une dissociation fondamentale s’opère donc entre le résultat que permet le travail sur soi, et le résultat que permet le travail sur autrui. Du coup, une œuvre extérieurement jugée comme excellente peut à l’inverse être intérieurement décevante — et c’est ce qu’affirme sans détours Valéry en 1910 : « Un livre manqué peut-être un chef-d’œuvre intérieur » (C, IV, 607). Et, de la même manière, un livre qui paraît réussi peut-être une défaite intérieure. Lorsqu’il évoque ces deux principes ennemis durant ce qu’on appelle sa période de silence, il est clair que Valéry inscrit son propre travail du côté de cet exercice intérieur dont l’œuvre achevée n’est que le sous-produit — et nous savons le nombre d’analyses fameuses qui continueront toujours d’aller en ce sens. Mais une dizaine d’années plus tard, dans Rhumbs, les principes ennemis deviendront simplement « deux écueils », c’est-à-dire deux excès dont l’œuvre doit se garder : « l’adaptation trop exacte au public », d’une part, et d’autre part « la fidélité trop étroite à son propre système » (Œ, II, 626). Valéry, alors, aura mis de l’eau dans son vin, après avoir fait l’expérience de cette nouvelle écriture — préfaces, conférences — qui suppose qu’on traduise son propre idiolecte, sauf à affronter le péril de l’illisible. Il n’empêche : qu’il les nomme écueils ou principes ennemis, ces deux pôles ne cessent pas de gouverner son idée de la littérature, et en particulier parce qu’ils correspondent aussi à deux versants de son œuvre : d’un côté, ce qu’il désire écrire, de l’autre ce qu’il lui faut écrire — et c’est ce qu’atteste par exemple une note du 3 septembre 1942 où, sur deux colonnes séparées, il dresse son programme de travail pour les mois à venir (C, XXVI, 346).

9On n’en finirait pas de citer les pages où s’inscrivent, et d’ailleurs se modulent, ces deux pôles — et je mettrais volontiers en regard encore ces deux formules abruptes : « Écrire — pour se connaître — et voilà tout » (C, IV, 199) ; et d’autre part : « Écrire c’est avoir besoin des autres » (C, XI, 855). Or, cette fois encore, il n’est évidemment pas indifférent que la première phrase soit écrite en 1910, à l’époque du repli et des spéculations toutes personnelles.  Ce qui s’est joué autour de 1892 a trouvé là l’une de ses conséquences majeures, et la limite extrême de cette position, écrire pour se connaître — mais aussi pour mieux renforcer ses pouvoirs —, la limite serait une littérature dont la réalisation resterait virtuelle, idée secrètement liée à l’exigeante figure de Monsieur Teste à qui, « s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit », rien n’aurait résisté (Œ, II, 19). Et deux ans avant La Soirée, déjà, c’était la confidence de Valéry à Mallarmé, au cours de cette conversation du quai d’Orsay que j’évoquais tout à l’heure, confidence où il mentionnait son rêve « d’un être qui eût les plus grands dons — pour n’en rien faire — s’étant assuré de les avoir » (C, XII, 600). D’une certaine manière, l’idée de la littérature, c’est toujours également pour lui l’idée d’une littérature pure entendue seulement comme la projection tacite, secrète, du pouvoir de l’écrire sans avoir à jamais en avancer les preuves devant quiconque. Dans l’idée valéryenne de littérature, deux éléments doivent donc être strictement appariés : d’un côté, toutes les formes de mise à distance du public qui seraient ici un tout autre chapitre ; et de l’autre, la dimension intellectuelle que je disais en ce qu’elle suppose une manière d’autarcie ou, pour parler comme Valéry, de robinsonnisme.

10Il n’est donc pas indifférent que la seconde formule que je citais — « écrire c’est avoir besoin des autres » — s’écrive en 1926, à l’époque, donc, où les commandes s’intensifient, et où l’œuvre privée est en train, peu à peu, de céder le pas à l’écriture publique. 1926 est d’ailleurs l’année où il intègre à la seconde édition de Charmes les « fragments du Narcisse » qu’il n’a pu achever — et l’œuvre poétique se clôt cette année-là. Avoir besoin des autres, c’est ce dont Valéry, désormais, va toujours davantage éprouver l’exigence. Il n’empêche que toujours quelque chose s’est maintenu de l’horizon secrètement privé qu’il assigne à la littérature, et je n’en donnerai ici qu’un exemple. En 1922, à la recherche d’un emploi après la mort d’Édouard Lebey, il confie à Renée de Brimont sa réticence à monnayer son talent d’écrivain, et confie qu’il « répugne en principe à tout ce qui, pour vivre, demande que l’on touche aux parties supérieures de l’esprit7 ». Phrase étonnante en particulier par ce verbe toucher qui fait songer à je ne sais quel noli me tangere : ne pas toucher aux parties supérieures de l’esprit, c’est donc y rattacher une idée de la littérature encore sacralisée ; mais c’est maintenir aussi l’idée que ces parties supérieures de l’esprit n’ont pas à s’ouvrir au dehors, et doivent rester le domaine d’une activité strictement privée qui ne devient publique que dans une sorte d’après coup — un après coup qui peut advenir aussi bien que ne pas advenir : sollicité à la fois par Breton et Adrienne Monnier, au début de l’après-guerre, de publier Agathe, une de ses œuvres les plus expérimentales et privées, il oppose à l’un et à l’autre un identique refus.

11Toute l’œuvre de Valéry doit donc se lire, me semble-t-il, selon la clé, comme disent les musiciens, dont il a décidé d’user — c’est-à-dire en fonction de la manière dont l’œuvre s’adresse plus ou moins au lecteur, selon l’exigence qu’elle requiert d’une lecture plus ou moins facile. La part intellectuelle plus ou moins grande qui a prévalu au moment de l’écriture, ici, n’est pas seule en cause, car ce qui entre en jeu, c’est le péril lié à ce besoin littéraire des autres qui traverse en particulier les Cahiers de part en part, et il n’est pas utile ici de rappeler combien sont nombreuses les formules qui font de la littérature un spectacle où l’auteur joue son rôle et s’avance sur scène dans le désir de plaire. Ce désir, peut-être, est mal évitable, mais plus grave est sans doute à ses yeux le besoin de plaire. Et il ne serait peut-être pas excessif d’associer bien plutôt l’idée de littérature que cultive Valéry au besoin de se plaire. Narcissisme, si l’on veut, mais dont on trouverait néanmoins la preuve, par exemple, dans une note de 1912 où il remarque que « le but de l’œuvre est d’étonner l’ouvrier » (C, IV, 826). De manière plus large, lorsqu’il écrit dans une autre note — plus connue, celle-là, et qui date de 1905 — que « la littérature ne peut pas être acceptée comme fin d’une existence noble », Valéry reconduit bien sûr le refus de toute dimension sacrificielle, à quoi s’ajoute le refus non moins important de marquer un lien de continuité entre la vie et l’écriture, le refus, si l’on veut, de faire d’un devenir-écrivain — tel que Sartre par exemple l’analyse chez Baudelaire — l’accomplissement possible d’une vie, ou son échec. Mais cette formule assez rude trouve son explication dans ce qui la suit : « Noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose » (C, III, 635). Or écrire, c’est moins accepter de se construire que d’être construit par les autres : le lecteur seul, par le crédit qu’il consent ou ne consent pas à l’œuvre,  donne sa valeur, ou non, à l’écrivain. Et c’est ici, sans doute, que vient se projeter le plus vivement sur l’idée de littérature l’idée même du Sujet, l’idée de ce Moi qui ne doit rien devoir qu’à soi, et que Valéry, deux ans avant sa mort, résume d’une formule étrange : « Sum qui sum, et il faut tâcher de ne pas se laisser être quem me faciunt » (C, XXVII, 375). Sum qui sum, c’est ce que Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui Est. Mais il s’agit ici d’être seulement celui que je suis, et de ne pas me laisser être ce que les autres me font, ce qu’ils font croire que je suis et qu’en réalité je ne suis pas. Écrire, ou plutôt faire paraître ses livres, c’est ainsi courir constamment le risque d’une sorte d’adultération de son être propre, s’engager sur la voie, justement, du paraître, s’avancer masqué, mais d’un masque dont les autres vous ont affublé, un masque tout différent, par conséquent, de celui que revêtent les écrivains qui cherchent à plaire. Et cependant, dans un cas comme dans l’autre, écrire, c’est jouer un rôle : soit le rôle qu’on choisit pour séduire son public, soit le rôle que ce public vous fait jouer dans l’ignorance de ce que vous êtes vraiment. Du sacrifice mallarméen à l’adultération de soi, l’idée de littérature, en tout cas, reste nouée, d’une manière ou d’une autre, à l’idée du Sujet qui s’y livre — et la littérature, ainsi, se trouve lestée toujours d’une gravité qui reste bien le signe, quoi qu’en dise Valéry, d’une fidélité à ce point où les symbolistes avaient su élever son objet.