Par la porte du roman : irruption des personnages secondaires et accroissement démographique dans l’œuvre de Fiodor Dostoïevski
1Les études sur le personnage dostoïevskien se concentrent souvent sur les grands héros charismatiques dont l’œuvre est prodigue. Plus que les études littéraires ou la narratologie, on retient d’ailleurs surtout le travail de la philosophie, de la psychanalyse ou de l’anthropologie qui s’emparent de ces figures pour faire de Kirillov un penseur du suicide, des fils Karamazov une projection de l’auteur parricide ou de l’homme du sous-sol le paradigme de l’orgueil et du désir de l’homme moderne1. La profondeur qui nous est familière du personnage principal des romans de Dostoïevski ne doit cependant pas cacher la puissance de ses personnages considérés en tant que groupe et que population fictionnelle. Il nous semble en effet que la profusion des personnages secondaires, voire de troisième plan, dans le texte dostoïevskien, revêt un enjeu politique qu’une lecture littéraire et narratologique peut révéler. Nous nous proposons ainsi de nous livrer à une étude serrée du texte russe qui nous permettra d’envisager les modalités de l’irruption de la masse des personnages secondaires dans un extrait emblématique de L’Idiot (1868), avant de considérer le style et les causes de cet accroissement démographique dans les textes du second Dostoïevski.
Étude de cas : la bande de Rogojine ou l’irruption des personnages secondaires (L’Idiot)
2Le début du chapitre x de L’Idiot est emblématique de ces scènes de surgissement collectif des personnages secondaires. En ce début du roman, le prince Mychkine vient d’arriver à Pétersbourg : il s’est rendu chez les Epantchine, dont le chef de famille lui a conseillé de loger pour son séjour dans l’appartement des Ivolguine. La mère et la sœur de Gania, secrétaire du général Epantchine, y louent en effet quelques chambres. Lorsque débute le chapitre x, toute la famille Ivolguine est dans le salon en compagnie de ses locataires (qui font connaissance avec Mychkine), mais aussi de Nastassia Filipovna, qui a fait la surprise de sa présence au chapitre précédent. Cela avait déjà constitué pour le groupe un premier heurt en forme de surgissement. Or, à la fin du chapitre ix, les personnages entendent à nouveau retentir la sonnette. Nous donnons ici à lire la première page du chapitre x :
Le vestibule s’emplit soudain de gens et de fracas [šumno] ; du salon, il sembla que plusieurs personnes venaient d’arriver de la cour, et que d’autres continuaient d’entrer. Plusieurs voix [golosy] parlaient et criaient en même temps ; on parlait et on criait aussi dans l’escalier – visiblement, la porte du vestibule [dverʹ iz prihožej] n’arrivait pas à se refermer. La visite s’avérait des plus étranges. Tout le monde se regarda ; Gania se précipita dans la salle, mais plusieurs personnes venaient déjà d’y pénétrer. […] Gania restait comme hébété à la porte du salon et regardait sans rien dire, sans s’opposer à ce que ces dix ou douze personnes pénètrent dans la salle à la suite de Parfione Rogojine. La compagnie [kompanija] était on ne peut plus hétéroclite et se distinguait non seulement par sa diversité mais par son allure scandaleuse. Certains entraient vêtus comme ils l’étaient au dehors, en manteau ou en pelisse. Aucun, du reste, n’était complètement soûl ; mais tous, en revanche, semblaient très gais. Tous, semblait-il, avaient besoin les uns des autres pour entrer ; aucun, pris individuellement, n’aurait eu assez de cran pour le faire, mais ils se poussaient tous, en quelque sorte, les uns les autres. Même Rogojine marchait avec circonspection à la tête de cette foule [tolpa], mais lui, il paraissait poussé par une idée, il avait l’air lugubre, soucieux, et sur les nerfs. Les autres ne composaient qu’un chœur [hor], ou, pour mieux dire, une bande [šajka] pour le soutenir. En dehors de Lebedev, on voyait aussi Zaliojev, frisotté, qui avait jeté sa pelisse dans le vestibule et venait d’entrer, l’air chic et détaché, avec deux ou trois messieurs de son genre, sans doute de jeunes marchands. Un homme en capote à moitié militaire ; un bonhomme minuscule à la bedaine énorme, qui n’arrêtait pas de rire ; un monsieur gigantesque, d’au moins six pieds, à la bedaine tout aussi imposante, extrêmement sombre et silencieux, et qui mettait une confiance aveugle, c’était visible, dans ces deux poings. Il y avait aussi un étudiant en médecine ; un petit Polak fouineur. Deux dames regardaient dans le vestibule depuis l’escalier, mais n’osaient pas rentrer ; Kolia leur claqua la porte au nez et remit le loquet. [В прихожей стало вдруг чрезвычайно шумно и людно ; из гостиной казалось, что со двора вошло несколько человек и всё еще продолжают входить. Несколько голосов говорило и вскрикивало разом ; говорили и вскрикивали и на лестнице, на которую дверь из прихожей, как слышно было, не затворялась. Визит оказывался чрезвычайно странный. Все переглянулись ; Ганя бросился в залу, но и в залу уже вошло несколько человек. […] Ганя стоял как бы в отупении на пороге гостиной и глядел молча, не препятствуя ввходу в залу одного за другим человек десяти или двенадцати вслед за Парфеном Рогожиным. Компания была чрезвычайно разнообразная и отличалась не только разнообразием, но и безобразием. Некоторые входили так, как были на улице, в пальто и в шубах. Совсем пьяных, впрочем, не было ; зато все казались сильно навеселе. Все, казалось, нуждались друг в друге, чтобы войти ; ни у одного недостало бы отдельно смелости, но все друг друга как бы подталкивали. Даже и Рогожин ступал осторожно во главе толпы, но у него было какое-то намерение, и он казался мрачно и раздраженно озабоченным. Остальные же составляли только хор или, лучше сказать, шайку для поддержки. Кроме Лебедева, тут был и завитой Залёжев, сбросивший свою шубу в передней и вошедший развязно и щеголем, и подобные ему два-три господина, очевидно из купчиков. Какой-то в полувоенном пальто ; какой-то маленький и чрезвычайно толстый человек, беспрестанно смеявшийся ; какой-то огромный вершков двенадцати господин, тоже необычайно толстый, чрезвычайно мрачный и молчаливый и, очевидно, сильно надеявшийся на свои кулаки. Был один медицинский студент ; был один увивавшийся полячок. С лестницы заглядывали в прихожую, но не решаясь войти, две какие-то дамы ; Коля захлопнул дверь перед их носом и заложил крючком.] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 95, trad. 1993, p. 193-194)
3La troupe qui fait irruption dans l’appartement des Ivolguine est d’abord une troupe bruyante, pleine de « fracas » dit la traduction d’André Markowicz (1993), qui insiste plus que le « brouhaha » de Victor Derély (1887, p. 146) sur le caractère violent et soudain de l’événement, tout en étant moins neutre que l’adjectif « bruyant » utilisé par Albert Mousset (1953, p. 137). C’est même grâce au volume du bruit produit par les visiteurs que les personnages qui sont à l’intérieur de l’appartement parviennent à évaluer le nombre de ceux qui arrivent. Le son est d’ailleurs premier dans le texte russe : Markowicz dans sa traduction intervertit en fait les termes de la première phrase, alors que Dostoïevski écrit, littéralement, que « le vestibule s’emplit soudain de fracas et de gens ». Dans le texte original, le son arrive donc avant les corps.
4Mais ces bruits ne sont pas n’importe lesquels : les « voix [golosy] » sont le sujet grammatical de la deuxième phrase, presque comme si elles étaient des voix sans corps. Le chapitre x se donne donc en son début comme un concert de voix cacophoniques, dans lequel aucune ne semble se distinguer. Cette cacophonie envahit l’entrée, puis le vestibule, et paraît comme poussée dans cet espace du seuil par d’autres voix qui la suivent, dans les escaliers, et venant de la cour. L’écriture donne ici la sensation d’un flot, d’une marée vocale que rien ne peut retenir, pendant qu’elle se déverse dans l’appartement sous-loué de la famille Ivolguine. Alors que Bakhtine a théorisé une polyphonie dostoïevskienne au sein de laquelle chaque voix se fait audible, le lecteur fait ici plutôt face à une cacophonie où coexistent plusieurs voix sans qu’aucune ne soit distinguable. Plus loin, la bande de Rogojine sera cependant désignée par le terme de « chœur [hor] », qui renvoie à la voix et au concert, d’une façon il est vrai devenue plus harmonieuse qu’au début du texte : au fur et à mesure de l’extrait traduit par Markowicz, la cacophonie devient chœur, dans une acception par ailleurs dramatique, qui fait du groupe un soutien scénique de Rogojine en tant que protagoniste tragique. Toujours est-il que pour lors, ce qui arrive ici est une masse, un groupe dans lequel il est impossible de distinguer des personnages. Cette masse est une sorte de flot ininterrompu, qui semble déborder une porte d’entrée ne parvenant plus à endiguer.
5La porte est l’un des six technèmes architecturaux principaux proposés par Philippe Hamon dans Expositions : littérature et architecture au xixe siècle (1989, p. 41). Porte, mur, fenêtre, vitrine, vitrail et miroir y sont classés par le critique selon deux axes : la mobilité d’une part (le technème est-il transportable ou articulé ?) et la transitivité d’autre part (que laisse passer le technème ?). Ainsi comme le mur, la porte est opaque, mais elle est aussi une cloison mobile, pivotante, et dont le propriétaire est censé contrôler le mécanisme et le passage. Chez Dostoïevski, au contraire, l’entrée se fait par surgissement et par effraction : « la porte du vestibule n’arrivait pas à se refermer », traduit Markowicz, personnifiant la porte en la rendant sujet grammatical d’un verbe de volonté2.
6Dans son bel article sur ce qu’elle nomme « la banlieue du roman » comme espace du personnage secondaire, Tiphaine Samoyault définit ce dernier comme étant « celui qui reste à la porte » ([2008] 2013, § 4), faisant ainsi très justement du technème architectural de la porte la frontière que le personnage secondaire ne franchit pas. Or, dans ce passage de L’Idiot – et dans de nombreux passages, en fait, de l’œuvre de Dostoïevski –, les personnages secondaires, de façon groupée, franchissent cette limite. Ceux qui étaient repoussés, contenus dehors, surgissent, par la porte, comme le diable sort de sa boîte aussitôt qu’on ouvre le couvercle3. Se faisant, ils rendent ainsi caduc le rôle d’un autre type de personnage secondaire : celui du portier, dont on trouve précisément un représentant intéressant dans le début de L’Idiot. Tant bien que mal, le valet des Epantchine, au chapitre ii, avait tenté de contenir Mychkine dans une salle d’attente, avant qu’il n’entre dans le bureau du général. Brisant tous les codes, c’est à ce moment que le prince avait fait parler le portier qui aurait dû rester muet, à la manière d’un figurant. Dans le texte qui nous intéresse, c’est Kolia, le plus jeune fils de la famille Ivolguine, qui a été ouvrir la porte, au coup de sonnette de la fin du chapitre précédent. Significativement, son nom ne réapparaît qu’après le déversement de personnages secondaires, à la fin de l’extrait que nous avons isolé. Il ne parvient, en fait, qu’à refouler deux individus, à cause de leur indécision – ce qui met enfin un point final au déversement : « Kolia leur claqua la porte au nez et remit le loquet ». Le portier reprend enfin possession de la porte, et la prive de son caractère mobile, la transformant en mur.
7Le vocabulaire utilisé par Dostoïevski pour désigner le groupe surgissant est pluriel : il va de la « foule [tolpa] », dans le sens d’un attroupement et d’une multitude grouillante, à la « bande [šajka] », qui connote toujours le brigandage dans les dictionnaires russes. Par ces termes le groupe de personnage secondaire apparait d’abord comme homogène, et ses différents membres se soutiennent les uns les autres : « Tous, semblait-il, avaient besoin les uns des autres pour entrer ; aucun, pris individuellement, n’aurait eu assez de cran pour le faire, mais ils se poussaient tous, en quelque sorte, les uns les autres. » Tout se passe comme si seul, le personnage secondaire ne pouvait pas exister, ni oser même se montrer4.
8Mais l’homogénéité du groupe n’est qu’apparente, car ce qui caractérise ce type de bande désorganisée, chez le romancier russe, et qui fait tout son sel, c’est son aspect hétéroclite. Dans ce type de texte, Dostoïevski laisse libre cours à une écriture jubilatoire qui, bien qu’elle ne ménage pas de passage à la ligne à chaque nouvelle mention, prend la forme de la liste énumérant la diversité de tous les énergumènes surgissant. Son déploiement infernal ne peut se finir que lorsque le jeune Kolia parvient enfin à fermer la porte.
9Sans parler en détail de chacun des membres de la troupe qui se déploie ici, on peut remarquer que certains ont le visage et la silhouette de types, de personnages de comédie. Bon nombre d’entre eux sont d’ailleurs des types dostoïevskiens, migrants d’un roman à l’autre, et que le lecteur attentif peut retrouver de façon régulière : c’est le cas par exemple du personnage polonais, toujours satirisé – et ici nommé, de façon xénophobe « petit Polak [poljačok] » – ou du bouffon au grand cœur comme Lebedev et Ferdychtchenko. Mais la plupart des membres de la troupe n’ont pas ou pas encore de nom5, et sont surtout intéressants pris dans leur ensemble, en tant qu’ils font partie de cette liste d’extravagants grotesques, tout à fait hétéroclite, et donnée en vrac. Or, écrit Philippe Hamon, « toute liste s’efforce de conjurer le vrac du monde » (2013, p. 25) : l’écriture de Dostoïevski tente en fait d’ordonner ce qui ne l’est pas, ce qui a surgi de façon soudaine et provoque l’angoisse des habitants du salon des Ivolguine.
10Dans L’Idiot, mais aussi dans Les Démons (1871), qui forme avec lui une sorte de diptyque sur ce point, ce type de liste hétéroclite de personnages secondaires s’auto-génère : elle est elle-même la condition de sa croissance. Un autre extrait de la première partie de L’Idiot peut le montrer. Il est issu du chapitre xv, qui se déroule le soir de la matinée décrite dans le chapitre x. Cette fois, la scène se passe chez Nastassia Filipovna, pour sa soirée d’anniversaire. Tout comme le matin chez les Ivolguine, les convives entendent la sonnette, et lorsque la porte s’ouvre, c’est encore la bande de Rogojine qui surgit avec fracas :
La compagnie de Rogojine [kompanija Rogožina] était presque entièrement la même que le matin ; s’y était juste ajouté une espèce de petit vieux débauché qui, en son temps, avait été le rédacteur d’on ne savait trop quelle feuille de chou dénonciatrice, et sur lequel on racontait qu’il avait mis en gage, puis bu dans une taverne, ses dents en or, et un sous-lieutenant à la retraite, rival et concurrent indiscutable, par son métier et sa destination, du monsieur aux gros poings, et que personne des gens de Rogojine ne connaissait, un homme ramassé dans la rue, sur le côté ensoleillé de la perspective Nevski, où il arrêtait les passants, et, dans le style de Marlinski6, demandait du secours, sous le prétexte pervers que lui-même, en son temps, « il donnait des quinze roubles à ceux qui le demandaient ». [Компания Рогожина была почти в том же самом составе, как и давеча утром ; прибавился только какой-то беспутный старичишка, в свое время бывший редактором какой-то забулдыжной обличительной газетки и про которого шел анекдот, что он заложил и пропил свои вставные на золоте зубы, и один отставной подпоручик, решительный соперник и конкурент, по ремеслу и по назначению, утрешнему господину с кулаками и совершенно никому из рогожинцев не известный, но подобранный на улице, на солнечной стороне Невского проспекта, где он останавливал прохожих и слогом Марлинского просил вспоможения, под коварным предлогом, что он сам “по пятнадцати целковых давал в свое время просителям”.] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 133, trad. 1993, p. 267)
11Comme on peut le constater, la totalité de la bande n’est pas décrite à nouveau, mais deux individus s’y ajoutant bénéficient d’un traitement satirique assez savoureux qui, au niveau de la masse textuelle, leur fait occuper plus de place que la simple mention à laquelle avaient eu droit les premiers membres de la bande énumérés le matin. Au fur et à mesure que s’accroît la liste des affiliés à la brigade de Rogojine, leur caractère bouffon, ridicule et opportuniste semble de plus en plus marqué. Le dernier a même été « ramassé dans la rue », et on ne le sait pas encore, mais il s’agit en fait du dénommé Keller, qui bénéficiera bientôt d’un nom propre, et deviendra même membre d’une autre compagnie, cette fois plus réduite et plus clairement délimitée : la « compagnie de Bourdovski », qui vient tenter d’extorquer de l’argent à Mychkine à la fin de la deuxième partie du roman.
12La liste du personnel romanesque secondaire chez Dostoïevski nous semble ainsi par essence presque étoffable à l’envi, comme s’il existait une génération spontanée des bouffons inquiétants. Car ils ne sont en effet pas que drôles, notamment aux yeux de la bonne de Nastassia Filipovna qui leur ouvre la porte à ce moment-là : ce sont « des vrais monstres [covsem vedʹ bezobraznye] » (p. 132, trad. p. 264).
13Le terme que Markowicz traduit ici par « monstre » est l’adjectif « bezobraznyj », qui signifie laid, difforme, horrible, et plus littéralement, si l’on se penche sur la morphologie du mot, ce qui n’a pas d’image7. Le matin aussi, la scène d’effraction chez les Ivolguine avait été qualifiée par le narrateur de « scène monstrueuse [scena bezobraznaja] » (p. 98, trad. p. 198), avec le même adjectif. En effet, ces scènes d’effraction, en faisant céder une porte dont le rôle était de refouler, sont du domaine de l’inconcevable, au-delà même du scandaleux. Elles sont quasiment irreprésentables parce qu’elles font se côtoyer l’hétéroclite : la mère de Gania, par exemple, sainte et innocente, extérieure aux manigances autour de Nastassia, et l’affreuse bande de Rogojine, vénale et décidée au scandale. L’horreur et le malaise ne se situent d’ailleurs pas exclusivement du côté du clan Ivolguine qui subit l’effraction, mais aussi de celui de la bande, surprise de la présence de la famille de Gania. La scène est bien monstrueuse pour tous ses protagonistes.
14En faisant le geste dʼouvrir la porte, il nous semble en effet que cette population fictionnelle re-partage le sensible – au sens où l’entend Jacques Rancière –, c’est-à-dire qu’elle redistribue les espaces, les places et les identités, la parole et le bruit, le visible et l’invisible (Rancière, 2007, p. 12 ; 2000, p. 12-15). En ouvrant la porte par effraction, les personnages secondaires, solidaires car groupés, re-découpent un monde commun, en rendant visible ce qui ne l’était pas, en donnant la parole – et même ici le cri – à ceux qui étaient muets, invisibles. En d’autres termes, le partage du sensible très concret que sont les appartements de la bonne société pétersbourgeoise se configure autrement que par la police (Rancière, 1995, p. 15), l’ordre établi où les bouffons mythomanes restent à mendier sur la perspective Nevski ou dans les bas-fonds de Pétersbourg. Or, cette nouvelle répartition est « bezobraznaja », sans image, difficilement représentable, car elle tient à la fois de l’horreur la plus profonde en même temps que du comique le plus grotesque, que Dostoïevski parvient à faire tenir dans la même pièce. De la même manière, ces groupes sont monstrueux, « bezobraznye » parce qu’ils sont un conglomérat totalement incongru.
15Bien que monstrueuse et intenable pour chacun, l’irruption de ces groupes semble la condition du romanesque dans L’Idiot, roman construit sur le motif de la crise. André Markowicz le souligne dans l’avant-propos à sa traduction, en isolant, pour chacune des quatre parties du roman, une crise finale, longuement préparée en sourdine (préface à Dostoïevski, [1868] 1993, p. 14). Alors qu’un critique comme Jacques Catteau employait une métaphore musicale pour évoquer l’intensité de la première partie de L’Idiot comme un « crescendo beethovénien » (1978, p. 436), le traducteur insiste sur le modèle de la crise épileptique. Toujours est-il que la fameuse scène finale des billets jetés dans le feu de cheminée, acmé de la lente montée en pression de ce premier quart du roman, est « bezobraznaja » entre toutes, et conséquence directe du surgissement de la bande de Rogojine chez Nastassia, lui-même préparé par l’irruption chez les Ivolguine le même matin. Ces premières crises connaissent des répliques, comme un tremblement de terre : l’apogée du scandale de la deuxième partie consiste bien, là encore, en un surgissement d’une nouvelle bande, celle de la compagnie de Bourdovski (le faux fils de Pavlichtchev) dans le jardin policé des aristocrates Epantchine.
16Ainsi, dans les deux premières parties de L’Idiot, les épisodes de crise finaux nous semblent liés aux surgissements groupés de personnages secondaires. Au milieu de l’œuvre, le sensible a donc connu un nouveau partage : les bannis du salon, les bannis du roman y ont pénétré avec fracas. En s’ouvrant, la porte du roman a occasionné le grand mélange monstrueux du brassage social de la population fictionnelle.
Style démographique d’une population fictionnelle en expansion : le roman comme une arche de Noé
17Svetlana Geier, traductrice de Dostoïevski en langue allemande, parle d’ « éléphant » pour qualifier les cinq plus gros romans de l’auteur russe – Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Démons, L’Adolescent et Les Frères Karamazov. Significativement, ces textes, imposants par leur épaisseur et par la masse de personnel romanesque qu’ils charrient et rassemblent, ont tous été écrits et publiés dans la deuxième période d’activité littéraire de Dostoïevski, c’est-à-dire après le bagne, et au retour d’années d’exil, dès les années 1860. Schématiquement, les formes littéraires dostoïevskiennes mutent donc, en passant de récits très courts aux petits héros uniques inspirés de Gogol8 à de grands romans polyphoniques aux personnages secondaires fourmillants. En même temps que ces formes romanesques, c’est en fait ce que Françoise Lavocat se propose d’appeler le « style démographique » (2020) qui change, d’une période à l’autre.
18L’œuvre du romancier russe connaît en fait un accroissement démographique auquel l’expérience du bagne, ressaisie dans Les Carnets de la maison morte (1860-1862), n’est pas étrangère. Par une introduction reprenant les codes du manuscrit trouvé du roman-mémoires9, le texte des souvenirs de bagne de Dostoïevski est paradoxalement présenté comme fictionnel. S’il fait état d’une expérience carcérale collective, bel et bien vécue par l’auteur, s’y forge aussi une écriture du groupe de personnages et de la population fictionnelle, et donc un style démographique tout à fait spécifique. Pour comprendre ce qui surgit par la porte dans un roman comme L’Idiot à la lettre duquel nous venons d’être attentive, il faut en effet prendre de la hauteur, et porter le regard sur l’ensemble de l’œuvre de Dostoïevski, en considérant l’irruption du groupe de personnages secondaires à partir de l’expérience du bagne.
19Or, que trouve-t-on dans Les Carnets de la maison morte ? La description du quotidien carcéral s’accompagne de la mention des trois types de torture que sont la privation de liberté, le travail forcé et ce que le narrateur nomme en soulignant la « cohabitation générale obligatoire [vynuždennoe obŝee sožitelʹstvo] » (Dostoevskij, [1860-1862] 1972, p. 22, trad. 1999, p. 47). La torture ici est bien celle d’une expérience, de l’expérience non choisie d’une promiscuité radicale qui est aussi expérience démographique de l’éclectisme de l’Empire russe. Car le bagne apparaît en effet au narrateur comme une Russie en miniature : « Je pense que chaque province, chaque région de Russie y avait ses représentants [Я думаю, каждая губерния, каждая полоса России имела тут своих представителей] » (p. 10, trad. p. 23) écrit-il un peu plus loin. On peut repenser ici aux analyses du biographe Otto Kaus (1923), qui souligne qu’à l’installation tardive et rapide du capitalisme en Russie, le système socio-économique y rencontre « une grande variété, encore intacte, de mondes, et de groupes dont l’individualité autarcique ne s’était jamais affaiblie, comme cela s’était produit en Occident, lors de l’avènement progressif du capitalisme » (cité dans Bakhtine, [1929] 1998, p. 53). Ainsi, au bagne d’Omsk, Dostoïevski rencontre une foule anonyme et hétéroclite, représentative d’une Russie en transition particulièrement composite. Dans Les Carnets de la maison morte, le style démographique s’en ressent. En voici un exemple, extrait d’une prise de parole du personnage d’Akim Akimytch, camarade de bagne du narrateur :
Et puis, regardez la troupe [sbrod] que c’est ! Le premier est un conscrit de l’infanterie, l’autre est un Tcherkesse, le troisième un vieux-croyant, le quatrième un petit paysan orthodoxe, il a laissé sa femme, ses enfants au pays, le cinquième est juif, le sixième est tsigane, le septième on ne sait pas qui c’est, et, tous, ils doivent trouver le moyen de vivre ensemble, coûte que coûte, trouver un accord, manger dans la même écuelle, dormir sur le même bat-flanc. [Да и посмотрите, сброд-то какой-с ! Иной из кантонистов, другой из черкесов, третий из раскольников, четвертый православный мужичок, семью, детей милых оставил на родине, пятый жид, шестой цыган, седьмой неизвестно кто, и все-то они должны ужиться вместе во что бы ни стало, согласиться друг с другом, есть из одной чашки, спать на одних нарах.] (Dostoevskij, [1860-1862] 1972, p. 28, trad. 1999, p. 62)
20Cette manière de liste, qui revient à intervalles très réguliers dans les souvenirs de bagne romancés de Dostoïevski, nous semble la matrice des pages énumératives des membres des groupes de personnages secondaires dans L’Idiot et les autres éléphants. Comme « šajka » dans L’Idiot, le terme qui désigne la « troupe », ici, « sbrod », est très connoté, et peut être traduit par « fripouilles » ou « crapules ». La liste des personnages secondaires se déploie grâce à une numérotation ordinale et se caractérise par son éclectisme, tenant entre autres aux origines ethno-religieuses de ses membres10 – là où dans LʼIdiot, la différence entre les groupes entrant en collision était surtout sociale. Il s’agit, pour les membres de cette troupe telle qu’elle est problématisée par Akim Akimytch, de pouvoir tenir ensemble en dépit de la cohabitation générale obligatoire, qui resserre dans le petit espace carcéral la diversité d’une gigantesque Russie impériale composite.
21Le style démographique ainsi pratiqué par Dostoïevski à son retour du bagne se rapproche en fait d’une esthétique de l’arche de Noé, dans laquelle un représentant – en lieu et place des paires du texte biblique – de chaque origine, de chaque religion ou de chaque classe doit pouvoir trouver sa place. Ce style se manifeste principalement par l’écriture de la liste exposant son caractère hétéroclite, et faisant du texte une sorte de laboratoire pour la vie ensemble, comme l’est le bagne.
22Au sein des cinq éléphants, c’est l’appartement partagé qui se fait arche. Dès son premier roman Les Pauvres Gens (1846), Dostoïevski fait qualifier à son narrateur Makar l’appartement communautaire dont il occupe un coin de la cuisine d’ « arche de Noé [Noev kovčeg] »11. Dans la foulée, le personnage épistolier se lance justement dans la rédaction d’une liste satirique des animaux bruyants avec qui il cohabite, et dont il promet une fin qui ne parviendra jamais à sa correspondante Varvara. Vingt ans plus tard, dans Crime et Châtiment (1866), le premier des éléphants, un secrétaire du commissariat compare lui aussi l’immeuble de la vieille usurière assassinée à une « arche de Noé »12. Cette fois, ce n’est pas la cacophonie du groupe qui est visée mais l’impossibilité, au vu de la densité de population de l’immeuble, d’y distinguer l’assassin en fuite.
23La rencontre de la population des bagnards et son écriture revendiquée comme fictionnelle entraîne ainsi un accroissement démographique dans les textes massifs du second Dostoïevski. Par la porte du roman et de l’appartement, c’est la grande Russie dans tout son caractère hétéroclite qui fait irruption par surprise. Le roman comme forme et le travail de la fiction transforment la cacophonie en polyphonie et redistribuent le partage du sensible, « ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (Rancière, 2000, p. 12). Le style démographique accroît la masse textuelle par une esthétique de la liste qui tient de l’arche de Noé, afin de faire de la place à la grande population des personnages secondaires, et tente de donner une image au monstrueux sans image, au scandale du grand mélange de la démographie fictionnelle.