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L'étude des populations fictives comme objet et le « style démographique » comme nouveau concept narratologique

par Françoise Lavocat
(Université de la Sorbonne nouvelle)



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur.


Dossiers Fiction, Personnage.





L'étude des populations fictives comme objet et le « style démographique » comme nouveau concept narratologique


Le comptage[1] est généralement considéré comme une activité modeste. En quoi compter les personnages (ceux des œuvres littéraires, des séries télévisées, des mondes fantastiques) pourrait-il constituer une nouvelle voie dans le domaine de la théorie littéraire, voire renouveler les perspectives sur le personnage ? Divers chercheurs (principalement des sociologues des médias audiovisuels[2]) partagent actuellement l'approche démographique appliquée aux objets culturels. Je plaide pour que ce tournant, bien que modeste, soit pris en compte.


Dans cet article, je me propose de clarifier ce que j'entends par « style démographique » (littéralement, la façon dont un auteur peuple l'univers fictif de son œuvre) et de développer une théorisation de ce concept, appliquée au récit fictionnel. Le style démographique se fonde notamment sur le nombre et la répartition des occurrences des noms propres, la proportion et la nature des personnages (avec ou sans nom) et le taux d'exhaustivité des informations données sur un personnage. Ses caractéristiques et ses variations sont-elles spécifiques à un auteur, au genre auquel il appartient (masculin ou féminin), au genre littéraire de l'œuvre et à son époque, voire à son titre ?


Je montrerai ce que le style démographique emprunte aux outils classiques de la narratologie et indiquerai les nouvelles directions qu'il ouvre à l'histoire littéraire, les questions de genre (dans les deux sens du terme), la nature du personnage. Il apporte également une perspective totalement nouvelle sur la relation entre le monde et la littérature, lorsqu'existe l'occasion de comparer les données démographiques des œuvres littéraires avec celles du monde réel.


Enfin, cette recherche incite à plaider en faveur d'une lecture « à moyenne distance », ni « distante » (telle que la prône Franco Moretti) ni « proche ». Une telle méthodologie ne peut éviter la lecture des œuvres, mais utilise également des outils informatiques et des statistiques.


Tout d'abord, je propose de revenir brièvement sur l'histoire occidentale de la théorie des personnages, afin de situer mon travail par rapport à ces grandes traditions théoriques, mais aussi par rapport aux tendances et pratiques contemporaines où je crois déceler un nouvel intérêt pour les populations fictives. Enfin, après avoir explicité ce que j'entends par « style démographique », et je donnerai un exemple de la manière dont ce concept et ma méthode peuvent être appliqués.


I. Théories du personnage : les hiérarchies au service du héros


I-1. Les personnages comme personnes


L'histoire de la théorie des personnages en Occident peut être décrite de plusieurs façons. L'une d'entre elles est certainement de retracer les controverses qui ont accompagné l'histoire mouvementée des personnages dans la critique. Cette histoire, parallèle à celle de l'auteur, a souvent été décrite comme une mort suivie d'une renaissance[3]. Il est en effet indéniable que le personnage, après son acte de décès, « après cinquante ans de maladie », rédigé en 1957 par Alain Robbe-Grillet, se porte mieux que jamais : le nombre de livres et de manifestations scientifiques qui lui sont consacrés ne s'épuise pas. De plus, la renaissance du personnage se fait sous les auspices de la narratologie, souvent à la faveur d'une association féconde avec la psychologie ou les sciences cognitives[4]. Pourtant, dans les années 1970, la bataille contre ce qu'on appelait alors le « psychologisme », c'est-à-dire la propension à considérer les personnages de fiction comme des personnes, faisait rage : elle semble aujourd'hui définitivement perdue, alors que qu'elle paraissait dans ces années là déjà gagnée ! Dans un numéro des New literary Studies (hiver 1974), le traducteur d'un article de Roman Ingarden, écrit en 1937 et intitulé : «Psychologism and Psychology in Literary Scholarship », considère qu'il s'agit d'une lutte d'arrière-garde. Selon lui, les adeptes d'une approche psychologique des personnages ont complètement disparu et les attaques d'Ingarden à leur encontre, prononcées au nom de la science, sont désormais sans objet. Philippe Hamon dans un article intitulé « Pour un statut sémiologique du personnage » (1972), partage le même constat. Il se moque du cliché du « personnage qui prend vie », du personnage « profond » ; il considère que la voie est ouverte pour une approche totalement différente du personnage, libre de toute considération psychologique.

Pourtant, à peine quinze ans plus tard, le développement simultané de la théorie du « reader response », des théories de la fiction, des sciences cognitives et même des sciences de l'évolution appliquées à la littérature, a totalement inversé la situation.


Au début de Fictional Worlds (1986), Thomas Pavel a constaté que les lecteurs ne pouvaient s'empêcher de donner à M. Picwick une forme d'existence, ce qui a ouvert une réflexion sur la nature logique et ontologique des personnages de fiction. Plus récemment, plusieurs théoriciens ont soutenu que le goût pour les histoires de personnages de fiction est le même que celui que nous avons pour les ragots, les histoires de nos voisins (B. Vermeule, 2010). Nous prenons des personnages pour les gens, et la lecture de romans, affirme Lisa Zunshine (2011), entraîne nos facultés cognitives pour nous permettre de vivre en société. L'intérêt récent pour l'empathie et l'identification aux personnages implique l'utilisation d'une perspective psychologique et cognitive.


I-2. Classer les personnages


Il existe une autre façon d'aborder l'histoire de la théorie des personnages, qui est celle de leurs classifications. Presque toute théorie littéraire qui se concentre sur les personnages de fiction les classifie, ce qui conduit, d'une part, à des hiérarchies et, d'autre part, à la réduction drastique des exemples considérés, au profit du héros.


Aristote, le premier, propose une distinction éthique entre les personnages qui conviennent le mieux à la comédie ou à la tragédie : les bons, les mauvais, et ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre (mais un peu meilleurs que mauvais). Cela conduit à la désignation d'une poignée de personnages possibles pour la tragédie, tirés des histoires de quelques familles.


En 1928, Vladimir Propp a classé les personnages de contes de fées en sept catégories, toutes ordonnées selon la trajectoire du héros. Parallèlement, E. M. Forster, dans une théorie longtemps influente, notamment dans le domaine anglo-saxons, distingue les personnages « ronds", c'est-à-dire complexes, et les personnages « plats » qui ne sont pas susceptibles d'évoluer, ce qui revient bien sûr à favoriser les premiers. Northrop Frye, pour sa part, s'appuyant sur l'Esthétique de Hegel, a dessiné une typologie et une évolution historique, du dieu au demi-dieu, au héros, à l'homme moyen et à l'anti-héros (1957). C'est bien « le héros » qui intéresse Hans Robert Jauss lorsqu'il propose une classification des types de relations du lecteur au personnage (1974). Hormis Philippe Hamon qui, en 1974, dans l'article déjà cité, a tenté de jeter les bases d'une classification des « personnages types », basée sur les informations données à leur sujet (par exemple, s'ils ont un nom ou non, leur physique, leur origine sociale, leur fortune), la plupart des études sur les personnages ne portent que sur les personnages principaux, et même généralement sur un seul d'entre eux.


Le renouveau des études de personnages, dans le cadre des études littéraires, cognitives ou logiques sur la fiction, depuis les années 1990, n'a pas modifié cette focalisation sur le personnage en tant qu'individu singulier, même lorsque le choix est un peu inattendu, comme le personnage de jeu vidéo Lara Croft utilisé par Jean-Marie Schaeffer au début de Pourquoi la fiction (1999). Mme Bovary, Lady Macbeth, M. Pickwick et Sherlock Holmes fournissent la plupart de leurs exemples aux théoriciens de la fiction et aux logiciens.

Cependant, une approche différente et holistique a récemment émergé, mais elle apparaît jusqu'à présent davantage dans les pratiques, et dans l'expansion des médias audiovisuels, que dans les œuvres critiques, à quelques exceptions près.


II. Vers une approche des personnages en tant que population


Aucune de ces théories ne considère les personnages d'une œuvre dans leur ensemble, même si l'on peut considérer que Philippe Hamon va dans ce sens quand il parle de « personnel du roman » et jette les bases d'une typologie globale. Cependant, à partir des années 2000, un intérêt, voire une prédilection pour les personnages secondaires sont apparus. Cela se reflète dans le livre d'Alex Woloch (The one and the Many, Minor characters and the Space in the Novel, 2003), qui imagine le roman comme un espace, dans lequel tous les personnages seraient en conflit pour être au premier rang. Woloch montre que cette rivalité est thématisée dans plusieurs romans du XIXe siècle.


En fait, la prise en compte de tous les personnages existe depuis longtemps sous forme de dictionnaires et de listes. Des dictionnaires de personnages littéraires ou cinématographiques (qui se limitent aux héros), mais aussi des dictionnaires exhaustifs des personnages de Proust, Dickens, Balzac, Flaubert, Dumas, Jules Verne et bien d'autres ont été produits depuis les années 1950, et surtout depuis les années 1970.


Avec l'Internet, ce phénomène s'est intensifié de manière incontrôlée. Le site Wikipédia, par exemple, propose une « liste de personnages littéraires » très hétérogène, où l'on peut trouver, outre la liste des personnages des Mille et une nuits, ceux des alliés et ennemis de James Bond, ceux des héros de romans policiers, ou encore ceux des personnages de Tolkien. Il existe également des listes de personnages par ordre alphabétique (on peut chercher tous les personnages dont le nom commence par A, par exemple). Les personnages concernés appartiennent presque tous à la culture contemporaine, à la science-fiction, aux films, aux jeux vidéo, aux séries télévisées. Le recensement sauvage semble être une tendance de la culture contemporaine sur Internet. Il est possible que le monde de la fantaisie et des jeux vidéo, avec leurs variétés d'espèces humaines et animales, leurs cartes et leurs propres univers, favorise une perspective démographique.


Ce sont en tout cas les livres pour enfants et les séries télévisées qui se sont jusqu'ici prêtés à une telle approche, strictement démographique, adoptée par les sociologues ou les scientifiques spécialisés en démographie. La première, à ma connaissance, a été réalisée par Carole Brugeilles et Sylvie Cromer, deux démographes, sur les manuels scolaires français pour enfants (2009). Leur objectif est d'analyser la distribution et la représentation des personnages selon leur sexe, afin de dénoncer les préjugés sexistes dans l'éducation des enfants. La seconde a également été réalisée par deux jeunes démographes, Romane Beaufort et Lucas Melissent, qui ont mené une étude passionnante sur la série Game of Thrones, disponible en ligne. Leurs travaux se sont notamment concentrés sur l'analyse de la mortalité, montrant que, contrairement à l'opinion du public de la série, la mort des personnages n'était pas arbitraire et correspondait à certaines lois. Cette remarque enthousiaste des deux jeunes chercheurs mérite un commentaire :


Seules les statistiques peuvent nous libérer du joug des images qui polluent notre perception par leur force. La recherche de la vérité commence !

https://www.demographie-got.com/r_femme.html.


Cet enthousiasme, que l'on peut juger naïf, repose que le fait que les études démographiques et statistiques révèlent des faits objectifs qui ne peuvent être perçus en lisant ou en regardant la série. Il est en effet frappant de constater que personne, après avoir lu un livre ou regardé un film, n'est capable de dire combien de personnages ils contenaient. De plus, les phénomènes révélés par ce type de recherche ne sont pas toujours intentionnels de la part des auteurs : il est probable que les auteurs de la série Game of Thrones n'avaient pas conscience, lorsqu'ils ont tué leurs personnages, qu'ils tuaient beaucoup plus d'hommes que de femmes, ou que les personnages présents dans trente épisodes de la série avait deux cent cinquante fois moins de chances de mourir que ceux apparaissant dans les trois premiers épisodes de la saison 1 (en d'autres termes, la longévité dans la série est protectrice) ; ils n'ont probablement pas non plus réalisé que dans GoT, les hommes gros avaient trois fois plus de chances de mourir que les hommes minces ! Une interprétation assez simple est que les faits démographiques d'une fiction révèlent à la fois des préjugés inconscients et des réflexes de discrimination propres à une période et à une logique narrative, conçus pour maintenir la surprise, la curiosité et l'attente. Dans ce cas, ces effets reposent sur un jeu serré de frustration (les personnages auxquels nous sommes attachés meurent rapidement) et de récompense (les personnages qui restent le plus longtemps meurent moins).


Il y a aussi des faits démographiques difficiles à expliquer, comme celui de la parfaite identité de deux romans de Stendhal, Le Rouge et le Noir, et La Chartreuse de Parme : l'auteur n'a probablement pas réalisé que la densité de population (c'est-à-dire le nombre de personnages par rapport au nombre de mots) était identique dans les deux romans. Dans le détail, la composition de la population fictive (nombre d'occurrences des noms propres, nombre de personnages non nommés) est également très similaire entre les deux romans. À cet égard, on peut certainement parler d'un style démographique de Stendhal, qui ne correspond de sa part à aucun dessein.


On peut donc conclure que les éléments que ce type d'analyse révèle sont objectifs, contre-intuitifs et en partie involontaires. Ils servent à définir ce que j'ai appelé le « style démographique » d'une œuvre, d'un genre ou d'une période, une notion que les chercheurs en démographie n'utilisent pas, mais dont je vais maintenant essayer de montrer l'opérabilité pour les études littéraires[5].


III. Le peuplement d'un univers fictionnel relève-t-il d'un style ?


Si l'on en croit Laurent Jenny (2011), le style serait « la manière caractéristique d'une forme », « une forme singulière qui marque une individualité », en précisant que cette individualité peut-être singulière ou collective ; le style est constitué d'éléments qui sont répétables et imitables; ses caractéristiques sont intentionnelles ou partiellement intentionnelles; enfin le style a caractère organique et structurel (ses composantes ont une cohérence et créent une « physionomie d'ensemble ». Enfin, les caractéristiques du style peuvent être interprétées et révéler ou refléter l'esprit d'une époque.


Si l'on n'insiste pas trop sur une conception du style comme « opérateur d'individualité », ou la notion d'esthétisation de l'existence, comme le font aussi Laurent Jenny et surtout Marielle Macé (2010), tous les éléments définitoires énoncés plus haut s'appliquent au style démographique.


Dans un certain nombre de cas, en effet, nous pouvons affirmer que la structuration de la population (nombre, proportion de personnages nommés et non nommés, répartitions des occurrences entre personnages nommés, proportion de nobles, diversité ethnique, proportion de morts et de naissances, répartition et mobilité sociale, nombres de groupes, nombrés et non nombrés, présence de foules) est un choix individuel, imité et imitable, consubstantiel à la vision du monde d'un auteur. Cela est particulièrement vrai quand le nombre des personnages est très inférieur ou très supérieur à la moyenne, et quand est opéré une rupture par rapport aux romans en vogue à une époque.


C'est le cas avec Victor Hugo, qui, a deux reprises, avec Notre Dame de Paris (1831 ; 114 personnages nommés) et Les Misérables (1862 ; 660 personnages nommés), produit des romans hors norme, beaucoup plus peuplés que les romans de son époque. L'imitation de Walter Scott, et en particulier de Waverley (1814 ; 125 personnages nommés) est évidente. La caractéristique du peuplement de Victor Hugo, en particulier dans Notre Dame de Paris, est le très grand nombre de personnages nommés qui n'apparaissent qu'une fois. Hugo nomme les passants, les gens du peuple : il cherche à individualiser les membres de la foule populaire. Sur les 114 personnages du roman, seuls 7 sont véritablement utiles à l'action, et nommés à de nombreuses reprises. Dans son cas, le mode de peuplement et l'usage de la nomination sont inséparables d'un projet politique. Une analyse très comparable, avec des modes de peuplement assez différents, peut être fait avec les romans d'Étienne Cabet et Eugène Sue.


IV. « Le style démographique » comme outil d'analyse


L'analyse démographique permet d'éclairer l'évolution d'un genre, de faire des hypothèses générales sur la fiction, mais aussi d'analyser les œuvres de manière comparative.


Je voudrais pour terminer donner un exemple, en proposant une étude de cas, celui de deux romans français très proches, du point de vue de l'intrigue, mais non de leur population. Le premier roman, de Sophie Cottin, publié dans la dernière année du XVIIIe siècle, très célèbre dans les premières décennies du XIXe siècle, s'appelle Claire d'Albe. Aujourd'hui totalement oublié, c'était alors un best-seller. Le deuxième roman, aujourd'hui beaucoup plus connu, mais qui n'était pas un best-seller lorsqu'il est paru en 1836, est Le Lys dans la Vallée de Balzac. L'histoire est la même ; Balzac s'est d'ailleurs sans doute inspiré du roman de Sophie Cottin, qui était très connu. Une femme noble, mariée à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, dont elle a deux enfants, est l'objet de l'amour passionné d'un jeune homme. Ces amours contrariées se déroulent dans le château isolé où elle vit avec sa famille. Les deux romans situent ce château dans la région de Tours, en France. La jeune femme rejette cet amour mais le partage et finit par mourir. Dans les deux romans, une rivale vient jeter le trouble et suscite la jalousie de l'héroïne. Formellement, l'un et l'autre sont des romans par lettres (pour le roman de Sophie Cottin, c'est Claire d'Albe, l'héroïne, qui écrit presque toutes les lettres ; pour celui de Balzac, c'est le héros, Félix de Vandenesse).


Pour raconter cette histoire, Sophie Cottin a besoin de 8 personnages, 27, si l'on compte les personnages sans nom et ceux qui ne sont que mentionnés. Dans le roman d'Honoré de Balzac, 38 personnages nommés participent à l'action principale, 71 si m'on prend en compte les non nommés et ceux qui sont seulement mentionnés ; 1139, si l'on compte aussi les groupes dont le nombre de personnes est indiqué. Il n'y a pas de groupes ni de foule dans Claire d'Albe. Ainsi, la même histoire peut se dérouler dans des mondes dont la population est très différente.


Le roman épistolaire de Sophie Cottin se déroule dans un périmètre étroitement défini, qui comprend le château de M. d'Albe et la campagne environnante (habitée par des paysans qui peuvent faire l'objet de certains actes de charité). Le vide a été soigneusement fait autour des personnages : Claire d'Albe est orpheline, tout comme son jeune amant Frédéric, dont il est indiqué qu'il n'a pas de parents. La société est absente. Claire d'Albe fait allusion à deux bals, où elle ne va pas parce qu'elle est malade ; ils ne sont donc pas décrits. L'univers mondain et culturel des protagonistes du roman est inexistant. L'héroïne explique même son manque d'intérêt pour la politique et les affaires publiques, et le justifie par le fait qu'elle est une femme.


Avec ses 38 personnages appartenant à la diégèse, Le Lys dans la vallée est loin d'appartenir aux romans les plus peuplés de Balzac. Le Lys dans la vallée (1836) se situe dans la moyenne des romans écrits par Balzac entre 1830 et 1840. En revanche, dans les romans de Balzac écrits dans la décennie suivante, le nombre de personnages est beaucoup plus élevé (jusqu'à 158 dans Splendeurs et misères des courtisanes, en 1847).


Dans Lys dans la vallée, le fait que la perspective, cette fois, soit celle d'un homme, d'ailleurs issu d'une famille aristocratique, est essentiel. Félix de Vandenesse évoque ses années scolaires, tristes et solitaires, mais qui font encore apparaitre une bonne douzaine de personnages. Le jeune Félix a peut-être souffert de l'isolement, mais il en a connu, dit-il, « mille » écoliers ! Cette expérience est impossible pour une héroïne féminine.


C'est dans l'intimité la plus stricte (dans le château du couple) que Frédéric rencontre Claire d'Albe. C'est le contraire dans Lys dans la vallée, où la rencontre a lieu lors d'un bal donné pour une occasion politique liée à la restauration des Bourbons.


La fixation du héros de Balzac sur les habitants de Clochegourde (nom du château où vivent M. et Mme de Mortsauf et leurs deux enfants), réduit considérablement les possibilités de peupler l'univers du roman. Mais Félix de


Vandenesse ne limite pas son existence à ce château. Ses séjours à Paris lui ont donné une maîtresse anglaise et lui ont permis de côtoyer les membres de la société parisienne qui figurent dans la plupart des romans de Balzac : la duchesse de Langeais, la marquise d'Espard, la duchesse de Maufrigneuse, la comtesse de Bauséant. Il fait une carrière diplomatique grâce à la protection de Louis XVIII, puis de Charles X (qui apparaît dans le roman).


D'un point de vue démographique, ce roman repose donc sur une forte dichotomie : celle de la société très privée du château de Morsauf et de « la scène du monde », c'est-à-dire Paris. La politique et la condition aristocratique influencent à la fois la petite société de Clochegourde (car la condition d'émigration de M. de Morsauf la détermine), et le milieu parisien de haut vol qui est responsable de l'ascension de Félix de Vandenesse.


Tout aussi aristocratiques, les personnages de Claire d'Albe, privés de famille et loin de Paris, limités par un regard féminin qui se veut apolitique, restent confinés dans un monde très restreint. De plus, ils s'isolent par goût et par choix, et non pour des raisons liées à l'histoire politique du moment. Ce petit monde a ravi ses lecteurs au tout début du siècle, mais ne pourra probablement plus satisfaire les générations suivantes après 1830. La postérité a préféré le monde de Balzac, plus historique, plus animé et plus complexe.


Ce parallèle montre également combien le statut des femmes (de l'auteur et du personnage) influence les choix faits au cours de l'intrigue : éducation dans un cadre collectif ou non ; séjours à Paris ou non ; carrière politique ou non ont une influence directe sur la taille de la population fictive.


Ce bref aperçu avait pour but de situer et d'expliquer ma démarche, ainsi que de promouvoir les recherches dans ce champs encore neuf de la démographie des personnages fictionnels. En considérant les personnages comme une population, je ne les considère pas seulement comme des êtres de papier, ou une « superstition littéraire », comme l'a dit Paul Valéry (et beaucoup de gens après lui). Mais cette même perspective m'éloigne complètement de la psychologie ancienne, et même de la recherche contemporaine sur le personnage basée sur l'empathie et l'identification. Cette approche ne s'inspire pas non plus des théories de la réception.

Elle est basée sur une méthodologie robuste (que je n'ai pas eu le temps de détailler ici) et vise l'objectivité ; sa technicité requiert une collaboration interdisciplinaire, en particulier avec des informaticiens et des démographes.


Il convient également de noter que la recherche pourrait être beaucoup plus étendue si l'extraction des personnages et des informations les concernant pouvait se faire automatiquement. Mais jusqu'à présent, aucun logiciel de reconnaissance des entités nommées, expérimenté dans le cadre de cette recherche[6], n'a donné satisfaction. Cependant, je suis associé à une équipe informatique qui cherche à améliorer ces outils.


La création d'une base de données n'est pas le seul objectif du projet. Elle sert de base à l'interprétation. Même si l'étude démographique d'un seul ouvrage peut fournir des résultats intéressants (comme le montrent les travaux sur GoT), l'interprétation est plus ambitieuse lorsqu'elle s'appuie sur un corpus plus important. Plus le corpus sera large, plus il permettra de formuler des hypothèses pertinentes concernant un genre, une époque, l'histoire littéraire, la fiction elle-même.



Françoise Lavocat (Université de la Sorbonne nouvelle), 2020


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en septembre 2020.



Bibliographie


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Balzac, Le Lys de la Vallée, dans La Condition humaine, t. VIII, éd de Marcel Bouteron, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1937.

Burke, Sean: The Death and Return of the Author: Criticism and Subjectivity in Barthes, Foucault and Derrida, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1992.

Brugeilles, Carole, Cromer, Sylvie : Analysing gender representations in school textbooks, Les collections du CEPD, Centre population et développement, 2009.

Chalvon-Demersey, Sabine, « Enquête sur l'étrange nature du héros de série télévisée », Réseaux, n° 165, 2011, pp. 183-214.

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Laurent, Jenny, « Du style comme pratique ». In: Littérature, n°118, 2000. Nathalie Sarraute. pp. 98-117; doi : https://doi.org/10.3406/litt.2000.1679 Consulté le 02/05/2018.

Macé, Marielle, « Extension du domaine du style », Critique 2010/1-2 (n° 752-753), p. 3-5.

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Catégorie:Liste_de_personnages_littéraires






[1] Cet article résulte de la fusion de deux conférences, la première, non publiée, présentée au congrès de la ISSN (International society for the study of narrative) le 31 mai 2019, non publiée, et la seconde, à la septième conférence internationale de narratologie, à Nanchang, le 26 octobre 2019, qui a été publiée en chinois (« A New Object and a New method of Narratology; Fictional Population and Demographic Style », traduit en chinois par Sun Ying, Journal of Jiangxi Normal University 1/2020 vol. 53, pp. 80-77). Par ailleurs, le contenu de cet article repose sur des recherches en cours (financé par l'Institut Universitaire de France), une base de données en cours de finalsiation, et en ouvrage en cours d'écriture, réalisé par Meredith Reiches et moi-même.

[2] Je fais principalement allusion à S. Chalvon-Demersey, qui a effectué une recherche comparable, de très grande ampleur, sur les personnages de série télévisée français entre 1960 et 2000. Cette recherche n'a pas encore été rendue publique, même si S. Chalvon-Demersey a publié plusieurs articles sur les personnages de séries télévisée (dont 2011). On peut aussi mentionner l'ouvrage de C. Brugeilles et S. Cromer (2009), ainsi que le site réalisé par R. Beaufort et L. Mellisant, à propos de Game of Thrones.

[3] Par exemple par Sean Burke, The Death and Return of the Author: Criticism and Subjectivity in Barthes, Foucault and Derrida (1992).

[4] On peut citer à cet égard les travaux de L. Zunshine (2006) V et de B. Vermeuleu (2010).

[5] La notion de style « démographique » est le résultat d'un projet que je mène depuis 2015, et d'une collaboration avec une anthropologue de l'Université de Boston, Meredith Reiches. Nous avons établi une base de données basée sur un corpus de 264 romans français et anglais de 1800 à 1860, en sélectionnant les best-sellers, c'est-à-dire les livres qui appartiennent au canon littéraire actuel. La base de données comprend environ 15 000 personnages nommés et de 354 000 personnages non nommés. Nous avons également comparé ces données avec celles des recensements effectués sur la population réelle, française et anglaise, au milieu du XIXe siècle.

[6] Stanford NER, SEM, Named Entity Fishing of Dariah.




Françoise Lavocat

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Septembre 2020 à 17h32.